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La dégringolade

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«D'un autre côté, comment admettre que la malheureuse que j'avais laissée sans ressources eût pu s'établir dans le plus riche quartier de Paris?

«N'importe! Je sortis comme un fou et, sautant dans un fiacre, je me fis conduire à l'adresse indiquée.

«La course était longue, heureusement; j'eus le temps de me remettre en route, et c'est fort prudemment que j'interrogeai la concierge.

«Ses réponses ne me laissèrent aucun doute.

«C'était bien ma femme, ma chère, ma bien-aimée femme qui était la propriétaire de ce riche établissement de la rue de la Chaussée-d'Antin.

«En trois bonds je franchis l'escalier. Je sonnai à la porte.

«Une petite bonne vint m'ouvrir, qui me dit:

« – C'est bien ici que demeure Mme Cornevin, mais madame est sortie avec ses demoiselles.

«Puis, comme j'insistais pour parler sur-le-champ à Mme Cornevin, protestant que c'était pour une affaire urgente et de la plus haute gravité:

« – Eh bien! me dit la bonne, allez la demander rue Blanche, chez son amie, Mme Delorge, c'est là qu'elle passe la journée et qu'elle dîne tous les dimanches.

«Et, un peu effrayée sans doute de mon air égaré et de la véhémence de mes questions, elle me ferma la porte au nez.

«Mais je n'étais plus le même homme.

«Toutes mes prévisions, tous mes calculs se trouvaient renversés par ces quelques mots de la bonne qui m'avait ouvert: Mme Cornevin est chez son amie Mme Delorge.

«Ma femme, la femme du pauvre palefrenier Cornevin, amie de la veuve du général Delorge!.. Était-ce possible? Était-ce vraisemblable?..

«Julie, je ne l'ignorais pas, m'était supérieure par l'intelligence, c'était elle qui était la tête de notre ménage, mais elle était, de même que moi, sans éducation, sans instruction; comment donc une dame distinguée pouvait-elle l'admettre dans son intimité à ce point de passer avec elle des journées entières?..

«Puis où ma femme avait-elle pris assez d'argent pour s'établir dans un quartier où les moindres appartements coûtaient trois ou quatre mille francs par an?

«Ces réflexions, et bien d'autres encore, me décidèrent à me renseigner avant de me montrer.

«Ami Pécheira, j'avais été un ingrat de douter de la justice et de la bonté de Dieu. Pour sauver ma femme et mes enfants, il fallait un miracle, n'est-ce pas? Eh bien! le miracle avait eu lieu.

«Le jour où je manquais à ma famille, elle trouvait pour me remplacer la plus noble, la meilleure, la plus généreuse des femmes, la veuve du général Delorge assassiné sous mes yeux.

«Mme Delorge avait recueilli ma femme, l'avait consolée, encouragée, lui avait donné de quoi vivre d'abord, et lui avait fourni ensuite les moyens de s'établir.

«Elle avait pris à sa charge mon fils aîné Léon, et le faisait élever avec son fils et exactement comme son fils.

«Et elle avait découvert pour se charger de l'éducation de mon second fils, Jean, un brave et digne bourgeois, M. Ducoudray.

«De telle sorte que, si la destinée avait épuisé sur moi ses rigueurs, elle avait en quelque sorte comblé les miens, et que de mes misères résultaient pour ma famille des avantages que jamais je n'aurais pu lui donner.

«Ce n'est pas en un jour, ami Pécheira, que je me procurai ces détails.

«M'étant fait une loi de ne pas donner signe de vie, je ne pouvais procéder qu'avec la plus extrême circonspection, domptant les ardeurs de ma curiosité, mettant la plus prudente réserve à interroger les gens, les domestiques, les portiers, les fournisseurs…

«Assurément je souffrais de cette situation étrange, et pourtant elle était parfois la source d'intimes et profondes jouissances.

«Tout le monde me croyait mort, j'étais comme un homme à qui il eût été donné de sortir du tombeau pour venir observer les siens et se rendre compte de leurs sentiments.

«Je saisissais avidement toutes les occasions de me trouver sur le passage de ma femme et de mes enfants, et j'éprouvais à les contempler les plus étonnantes sensations.

«Ah! elles étaient douces, les larmes que j'ai versées, lorsque je vis qu'après quatre ans ma femme, ma Julie bien-aimée, portait encore des vêtements de veuve. Je me disais:

« – Quelle stupeur immense serait la sienne si quelqu'un lui apprenait que cet homme qui vient de la coudoyer, c'est moi, son mari, Laurent Cornevin.

«Mais qu'ils étaient changés tous!

«Guidée, conseillée, instruite par Mme Delorge, ma femme avait su se hausser au niveau de sa position nouvelle et était devenue une vraie dame.

«Lorsque je la voyais marcher, calme et digne, si imposante avec ses toilettes d'une richesse sévère, c'est à peine si je pouvais me persuader que c'était bien là ma pauvre ménagère, celle que tant de fois jadis j'avais vue revenir du lavoir, les manches retroussées jusqu'au coude, portant bravement son linge mouillé sur l'épaule.

«Mes filles, avec leur petite mine éveillée et modeste tout à la fois, et leurs robes gentilles et leurs frais chapeaux, avaient l'air de véritables demoiselles.

«Cependant, mes deux fils, Léon et Jean, m'étonnaient plus encore.

«Je ne pouvais me lasser de les suivre de loin, et de les admirer, quand ils revenaient du collège, leurs livres sous le bras, gais, bien portants, bien vêtus, conduits par un vieux domestique, ni plus ni moins que les fils d'un gros bourgeois.

«J'étais allé aux informations, et j'avais appris que Jean était un démon, et qu'il faisait endiabler tous ses professeurs.

«Léon, au contraire, était un travailleur obstiné, toujours le premier de sa classe, toujours remportant tous les prix dans les concours.

«Même tout ce changement me bouleversait extraordinairement.

«J'étais resté le même, moi.

«J'avais beau avoir une quinzaine de mille francs dans ma ceinture, je n'en étais pas moins le même palefrenier qu'autrefois, honnête homme, certes, et fier de son honnêteté, mais sans éducation ni instruction, brutal en ses façons et grossier en ses propos.

«Et je me demandais si, la première joie de me revoir passée, ma pauvre femme ne souffrirait pas de me retrouver tel, si mes enfants ne seraient pas honteux de l'infériorité de leur père, et si moi-même, enfin, je ne serais pas humilié et irrité de leur supériorité à tous.

«Ces réflexions, injustes peut-être, mais humaines, ne contribuèrent pas peu à modérer l'ardent désir que j'avais de reprendre ma place au milieu de ma famille.

«Puis, d'autres considérations encore me retenaient:

«Grâce à un de ces amis politiques que m'avait donnés mon séjour à l'île du Diable, et qui servait, pour la trahir, la police impériale, j'avais été informé des circonstances qui avaient suivi la mort du général Delorge et ma disparition.

«Je savais que Mme Delorge, altérée de vengeance ou plutôt de justice, avait remué ciel et terre pour atteindre les assassins de son mari.

«Je savais qu'on avait fait tout au monde pour retrouver mes traces.

«Et tous ses efforts avaient échoué, encore bien qu'elle eût pour appui et pour conseil un avocat renommé, un député de l'opposition, Me Roberjot.

«Une enquête avait bien été commencée, mais elle avait abouti à une ordonnance de non-lieu, qui renvoyait les meurtriers, lavés de l'accusation et blancs comme neige.

«Mais j'avais appris aussi, et de source certaine, que Mme Delorge ne renonçait pas à l'espoir de venger son mari.

«Voyant ses ennemis hors de sa portée, et pour le moment assurés de l'impunité, elle attendait, toujours sur le qui-vive et armée pour la lutte, l'occasion ou les événements politiques qui devaient les lui livrer.

«Et tout cela était si parfaitement connu de la police impériale que la maison de Mme Delorge était surveillée, qu'on épiait ses démarches et sa correspondance et qu'on tenait une liste de toutes les personnes qu'elle recevait.

«En de telles circonstances, quelle conduite tenir?

«Évidemment, ce n'était pas en ce moment, où nos ennemis étaient à l'apogée de leur puissance, que je devais songer à me servir contre eux de l'arme que je possédais.

«Devais-je donc, sans parler de la lettre, me montrer simplement? Et après?

«Vivrais-je ouvertement aux crochets de ma femme? Cette idée me faisait horreur. L'homme doit être le maître dans la maison, et pour qu'il ait le droit d'y être le maître, il doit gagner la vie de la famille.

«Me placerais-je donc? Quels ne seraient pas alors le chagrin et l'humiliation de ma femme!..

«A la fin, ces sombres réflexions m'inspirèrent une résolution héroïque.

«Je me dis que puisque Mme Delorge avait su attendre, j'attendrais aussi l'heure propice. Je devais bien cela à celle qui nous avait tous sauvés.

«Je me jurai que j'attendrais, et que j'emploierais les années d'attente à gagner une grosse fortune, et à me faire une éducation.

«En effet, je maîtrisai les élans de mon cœur qui me poussaient vers ma femme et vers mes enfants. Je m'assurai les moyens d'avoir jour par jour de leurs nouvelles, et je quittai Paris comme j'y étais venu, furtivement.

«Et maintenant, ami Pécheira, me voici, te demandant conseil et assistance.

«Il faut qu'avant six ans je sois riche et digne de ma femme.»

VIII

M. de Boursonne s'arrêta.

Un voile se déchirait, en quelque sorte, découvrant le passé de Laurent Cornevin et laissant entrevoir l'avenir.

– Maintenant je comprends, murmurait Raymond confondu.

Et, en effet, ce qu'il y avait d'inexplicable dans la conduite de Laurent s'expliquait.

Le parti qu'il avait pris n'était peut-être ni le meilleur ni le plus sage, ni celui qui devait le conduire plus sûrement à la revanche qu'il rêvait, mais on concevait qu'il l'eût adopté.

On s'expliquait ses précautions, ses défiances, ses craintes, la conscience de son impuissance momentanée, son ardent désir de servir Mme Delorge, et, par-dessus tout, la fierté de l'époux, du père, qui, apercevant tout à coup sa famille bien au-dessus de lui, se résignait à rester caché jusqu'à ce qu'il se fût élevé jusqu'à elle…

 

Cependant, après une pause de quelques minutes:

– Voyons la suite, fit le vieil ingénieur.

Et il reprit la volumineuse relation de Jean Cornevin.

«D'après vos émotions, mes chers amis, continuait le digne garçon, vous pouvez vous faire une idée des sensations dont j'étais remué en écoutant le récit de M. Pécheira.

«Pauvre père!.. Déjà, depuis longtemps, je savais son inflexible honnêteté, et que dans son humble situation il avait un grand cœur et les plus nobles sentiments.

«Mais voici que tout à coup il m'apparaissait sous un jour nouveau et avec des proportions héroïques.

«Je ne pus m'empêcher de l'exprimer à M. Pécheira.

« – Oh! attendez, interrompit-il avec un bon et amical sourire, attendez…

«Et d'un flegme imperturbable il poursuivit:

« – Je fus d'abord saisi de la déclaration de votre père.

«Qu'il comptât s'enricher très vite, cela ne m'étonnait nullement. Jeune ou vieux, intelligent ou stupide, un homme peut toujours s'enrichir. Il ne faut pour cela souvent qu'un heureux hasard.

«Mais qu'il eût la prétention de se faire une éducation, de se métamorphoser, de devenir, selon son expression, un parfait gentleman, cela me paraissait fort.

«Ce n'est pas par un simple effort de volonté qu'on change de peau à quarante ans. Et, pour dire la vérité, votre père avait fort à faire, étant, certes, le plus probe des hommes, le meilleur, le plus dévoué, mais commun en diable, passablement brutal et sans la plus élémentaire instruction.

«J'étais assez son ami pour ne lui point cacher mon opinion.

« – Cela sera, pourtant, me dit-il froidement, il le faut, je le veux.

«Il n'y avait pas à discuter. Je ne songeai plus qu'à le seconder.

«Le plus pressé était de lui trouver un instrument de fortune, les moyens de faire valoir avantageusement les dix mille francs qui lui restaient encore.

«Il ne fallait plus songer à reprendre l'existence qui nous avait donné nos quarante premiers mille francs.

«Tout va vite, dans les pays nouveaux.

«Déjà l'Australie entrait dans une nouvelle phase de son histoire.

«Ce qui était extravagance pure, encore, et fureur, lors du départ de Laurent, rentrait peu à peu dans l'ordre, et prenait un cours régulier.

«Le temps était fini de la fièvre chaude de l'or, des émotions délirantes et des coups de pioche merveilleux.

«Passés et repassés au tamis, grattés, fouillés, lavés, les sables de la surface avaient donné toutes leurs richesses.

«C'était aux entrailles même de la terre, à des centaines de pieds de profondeur qu'il fallait aller arracher l'or.

«La civilisation s'était emparée des mines.

«Des compagnies s'étaient formées, des associations établies, qui, disposant de capitaux importants, de machines, d'outils, avaient stérilisé les efforts individuels.

«Chercher de l'or était devenu un métier comme un autre, plus pénible et moins lucratif qu'un autre, même; car tandis qu'à Melbourne un charpentier ou un forgeron gagnait couramment ses vingt ou vingt-cinq francs par jour, un mineur n'était plus payé que onze francs trente centimes pour un travail de huit heures.

«C'était à la Bourse que s'était réfugié le jeu avec ses émotions, ses fièvres, ses faveurs soudaines et ses retours inattendus.

«C'est à la Bourse que du jour au lendemain on pouvait s'enrichir ou se ruiner, à acheter et à vendre des actions des deux cents compagnies qui exploitaient les mines et qui, selon que la compagnie avait creusé des puits inutiles ou rencontré un bon filon, haussaient ou baissaient de mille à deux mille dollars en cinq minutes.

«C'est même à ces spéculations que j'avais en moins d'un mois quintuplé le capital qui m'était échu lors de mon partage avec Laurent.

«Ensuite de quoi, effrayé de ma chance, et craignant de reperdre en un jour ce que j'avais gagné en trente, je m'étais mis à acheter de l'or pour l'exportation.

«Voilà ce que j'expliquai à Laurent, et grande fut sa déception.

– Serait-ce donc en vain que je suis revenu! me dit-il.

«Mais à côté de ses mines, l'Australie possède une autre source de richesses, aussi féconde et intarissable, celle-là: ses prairies immenses, sans bornes, sans fin…

«Déjà les plus intelligents parmi les émigrants avaient abandonné la recherche de l'or pour l'élevage des bestiaux, pressentant peut-être qu'en moins de dix années l'exportation des laines et des cuirs de l'Australie dépasserait deux cents millions de francs par an.

« – Voilà ton lot, dis-je à Laurent Cornevin. Il me crut.

«Joignant aux dix mille francs qu'il possédait vingt mille francs que je lui prêtai, il obtint du gouvernement la concession d'un «run», c'est-à-dire d'une immense étendue de prairies, sur les bords du Murray, il acheta des moutons et se mit à l'œuvre.

«Œuvre difficile, assurément, et qui exige de celui qui l'entreprend une santé de fer, une invincible énergie, une patience sans bornes, et de rares qualités de prévoyance et d'observation.

«Laurent avait tout cela, et de plus une solide expérience des animaux, qu'il devait à son premier métier.

«Son «run» prospéra. Des spéculations qu'il fit, pour fournir de viande sur pied les grands centres de mines, réussirent à souhait.

«Bref, dès la fin de la première année, il m'avait rendu mes vingt mille francs, et, quatre ans plus tard, il possédait, à ma connaissance, un demi-million.

«Il était donc évident qu'il réaliserait la première partie de son programme, qui était: faire fortune.

«Pour réaliser la seconde, pour acquérir l'instruction qui lui manquait, et devenir un gentleman, voilà ce qu'il avait imaginé.

«Parmi tous les déclassés, attirés en Australie par la découverte de l'or, il s'était mis à chercher un homme appartenant à une grande famille, et instruit.

«Et l'ayant trouvé, il en avait fait son inséparable compagnon.

«C'était un Français d'une quarantaine d'années, que l'inconduite de sa femme avait chassé de son pays, et qui mourait littéralement de misère et de faim quand Laurent le rencontra, et lui offrit, outre la table et le logement, cinquante dollars par mois.

«Jamais ils ne se quittaient, et plus d'une fois j'ai ri devoir Laurent escorté de cet inévitable précepteur, qui toujours et en toute occasion professait, disant: On ne fait pas ceci, on ne dit pas cela… on fait ceci, on dit cela… Prenez garde! vous venez encore de jurer.

«C'était singulier, en effet, presque ridicule.

«Mais insensiblement Laurent se pénétrait des façons, des habitudes, du savoir de l'autre. Son ignorance se dissipait, sa cervelle se meublait, ses mœurs s'adoucissaient. Il apprenait à se tenir, à raisonner, à s'exprimer.

«Séparé de Laurent qui vivait sur son «run», à plus de cent lieues dans l'intérieur, pendant que mes affaires me retenaient à Melbourne, j'étais bien plus frappé de sa transformation que si nous eussions demeuré porte à porte.

«A chacune de ses visites, je constatais un progrès positif.

«Deux ou trois jours après qu'on avait signalé la malle d'Europe, régulièrement, je le voyais arriver suivi de Mentor, ainsi que nous avions surnommé le précepteur.

«Il courait à la poste et ne tardait pas à me revenir chargé des journaux de France, et des lettres et des paquets qui lui étaient adressés.

«Je ne sais qui il avait chargé, à Paris, d'avoir l'œil et l'oreille pour lui, mais je dois constater qu'il était admirablement renseigné.

«Pas une des actions ne lui échappait, de Mme Delorge, de Me Roberjot, de sa femme ni de ses enfants.

«Et non seulement il recevait des nouvelles, mais on lui envoyait jusqu'à des photographies de ceux qu'il aimait.

«Le temps passait cependant, et à mon estime pour Laurent succédait, à mon insu, une admiration réelle, encore bien que nous ne soyons guère disposés à admirer, nous à qui la vieille Europe envoie chaque année ce qu'elle a de meilleur et ce qu'elle a de pire.

«Je me demandais jusqu'où il n'arriverait pas, lorsqu'un matin il entra brusquement chez moi, plus pâle que la mort et la face convulsée.

«Épouvanté:

« – Que t'arrive-t-il? m'écriai-je.

«Un horrible malheur!

«Je crus à une de ces catastrophes qui frappent parfois les propriétaires de «run», à une peste, à une inondation, que sais-je!..

« – Tu es ruiné! dis-je…

« – Si ce n'était que cela!.. fit-il d'une voix rauque.

«Étalant une lettre sur la table, d'un mouvement si furieux que la table en craqua.

« – J'ai des nouvelles de France, me dit-il, mon fils Jean vient d'être arrêté.

« – Arrêté, ton fils!..

« – Oui. Ils l'ont jeté en prison, puis conduit à Brest, puis embarqué pour la Guyane, pour Cayenne…

« – Ils?.. Qui?

« – Qui? Les misérables qui, après avoir lâchement assassiné le général Delorge, pensent s'être débarrassés de moi, le témoin de leur crime!..

«Si jamais je voyais à un ennemi à moi des regards pareils à ceux de Laurent, je ne me croirais plus en sûreté de ma vie.

« – Mais, par le saint nom de Dieu! clama-t-il, me voici debout, et les misérables vont apprendre ce qu'il en coûte de s'attaquer à mes fils!..

«J'essayais de le calmer, de le raisonner.

« – Que vas-tu faire? lui demandai-je.

« – Partir.

« – Je ne vois pas de navire en partance.

«Laurent sourit de pitié.

« – Il y a dans le port, me dit-il, un grand vapeur anglais, le Duncan

« – Oui, mais il ne reprendra pas la mer avant quinze jours.

– Tu te trompes, ami Pécheira; il achève en ce moment de prendre son charbon, et à six heures il sera sous pression; à minuit, il sera en mer…

«Je le regardais stupéfié.

« – Tu as affrété ce steamer? dis-je.

« – Oui, et si le capitaine eût refusé de le louer, je l'achetais. Et si celui-là n'eût pas été à vendre, je m'en serais procuré un autre; il n'en manque pas en rade.

« – Il va t'en coûter une somme énorme.

«Dédaigneusement, il haussait les épaules.

« – Qu'importe! répondit-il. Je sais ce qu'on souffre à l'île du Diable, je ne veux pas que Jean meure… Ne suis-je pas riche?

«Il était très riche, en effet, trois ou quatre fois plus que moi, je le savais.

«Au commencement de cette dernière année, il avait reçu en payement un tiers au moins des actions du puits de la Misère, qui ne rapportait rien alors, qu'on avait presque abandonné, et qui tout à coup s'est mis à donner un produit net de deux cent mille francs par jour.

« – Et ton «run», lui dis-je, tu l'abandonnes donc! Tu sacrifies donc ton immense matériel, les troupeaux, plus d'un million…

«Je l'impatientais.

« – Eh! qu'est-ce tout cela me fait? s'écria-t-il.

«Puis, me montrant le précepteur qui l'avait accompagné comme toujours:

« – Monsieur que voici connaît mon exploitation, il la surveillera, et, pour l'indemniser, je lui abandonne la moitié du revenu, qui dépassera, cette année, cinquante mille dollars. Vite du papier, des plumes, nous allons rédiger un contrat…

«Sa colère m'épouvantait.

« – A tout le moins, lui dis-je, confie-moi tes projets.

« – Je n'en ai pas, me répondit-il. Je réfléchirai en route. Je prendrai conseil des circonstances.

«Rien ne put le retenir.

«Le moment de nous séparer venu, il me remit un pli cacheté.

« – Il faut tout prévoir, me dit-il. Si tu étais un an sans recevoir de mes nouvelles, ouvre ce pli, tu y trouveras mon testament et mes dernières instructions.

«Un canot l'attendait le long du quai. Il y descendit. Je lui criai: Bonne chance! et quelques instants plus tard, son steamer se mettait en mouvement.

«C'était un samedi soir, neuf heures sonnaient…»

Raymond se frappait le front.

– Voilà donc, disait-il, l'explication de l'intervention mystérieuse qui a arraché Jean aux souffrances de l'île du Diable!..

– C'est précisément la réflexion que fait le digne garçon, dit M. de Boursonne.

Et mécontent d'être interrompu:

– Laissez-moi donc continuer, ajouta-t-il.

«Et moi, écrivait Jean, moi naïf, qui attribuais à mon seul mérite l'accueil si bienveillant de ce digne négociant de Cayenne, qui m'ouvrait sa maison et sa bourse.

«C'est à mon père que j'avais dû ces protecteurs empressés, ces amateurs qui achetaient si cher mes moindres croquis. Sous la main de ces braves gens qui serraient et secouaient si amicalement la mienne, était la main de mon père.

«Mais comment ne s'était-il pas révélé à moi?

 

«Comment avait-il eu cet étonnant courage, me voyant si malheureux et si abandonné, désespéré en dépit des vaillantises des lettres que je vous écrivais, comment avait-il eu cette terrible puissance sur soi de ne me pas ouvrir les bras, de ne pas me crier: Je suis ton père, je t'aime et je viens à ton aide!

« – Expliquez-moi cela, disais-je à M. Pécheira.

«Baste!.. Rien n'était capable d'émouvoir le flegme de ce diable d'Espagnol cousu dans l'enveloppe glacée d'un Américain.

« – Vos questions me troublent beaucoup, me dit-il gravement, laissez-moi suivre l'ordre chronologique des faits…

«Voilà donc Laurent parti et votre serviteur très inquiet.

«Je le voyais dans une de ces crises de rage froide, où l'homme, dépossédé de son libre arbitre, ne raisonne plus.

«Puis, ce maudit testament qu'il m'avait confié me tourmentait.

«Je tremblais qu'en dépit de ses dénégations, il ne roulât dans sa tête quelque projet de vengeance insensée.

«Il ne fallait rien moins qu'une lettre pour me tranquilliser.

«Elle m'arriva cinq mois après le départ de Laurent.

«Il m'écrivait que ses ennemis, bien que déjà déchus, étaient encore tellement puissants, que les attaquer ouvertement serait, à coup sûr, renouveler le combat du pot de terre et du pot de fer. Ne voulant pas être brisé, il se résignait à attendre. Il différait sa vengeance pour la rendre plus certaine et plus terrible, ne demandant rien à Dieu que de lui conserver ses ennemis vivants.

«Il allait donc, pour le moment, se borner à vous secourir, mon cher monsieur Jean, disait-il, et assez secrètement pour ne vous point laisser soupçonner, si vaguement que ce pût être, son existence.

«Il ajoutait que déjà depuis longtemps il aurait quitté la France lorsque je recevrais ces nouvelles, et que je ne tarderais pas à le revoir…

«Quelques semaines plus tard, en effet, dans une seconde lettre, datée de Cayenne, il me disait seulement:

« – Fin courant, je serai à Melbourne…

«Et il arriva, ma foi! exact comme une lettre de change, et j'eus un bon moment de joyeuse émotion en lui donnant une rude poignée de main.

«Nous n'étions pas ensemble depuis un quart d'heure que déjà il avait lu la curiosité qui me tourmentait. Alors il me dit:

« – Ne m'interroge pas, ami Pécheira, je n'oserais peut-être pas ne point te répondre et je mentirais, ce qui serait honteux pour toi et pour moi. Fie-toi à moi pour te dire tout ce que je puis dire.

«Je dois, en toute humilité, confesser que ce ne fut pas grand'chose.

«Pourtant, il me donna quelques détails de son voyage.

«A son arrivée à Paris, il avait été extrêmement frappé et effrayé d'un fait que lui racontèrent ses amis politiques.

«Un homme, possesseur comme lui de secrets compromettants, poursuivi comme lui par une inimitié puissante, avait été, lui assura-t-on, empoigné un beau soir et séquestré dans une maison de santé.

« – Et certainement, me disait Laurent, il finira par perdre la raison, et tant que j'ai été en France, j'ai craint une aventure pareille. Je suis persuadé que mes ennemis me croient mort, mais je me trompe peut-être… Peut-être ne m'ont-ils jamais perdu de vue, et n'attendent-ils qu'une occasion de prendre leur revanche de mon évasion.

«Si invraisemblable que cela parût, c'était possible, après tout…

«Laurent m'apprit encore ce qu'il avait fait pour vous, monsieur Jean, et comment, après vous avoir tiré de l'île du Diable, il avait pu vous placer à Cayenne dans une famille qui devait vous traiter comme un fils.

«C'était tout ce qu'il avait pu faire secrètement. Mais il était rassuré, ayant constaté que votre santé n'avait pas souffert du climat.

« – Et maintenant, me déclarait-il, la première partie de ma tâche est achevée. Je me suis fait une éducation et j'ai conquis une grande fortune. J'ai mes armes, je puis commencer la lutte. Malheur aux assassins du général Delorge! Dieu, qui m'a si visiblement protégé, m'assistera encore. Ce n'est pas une vengeance vulgaire que je veux. Il faut que justice soit faite. Les misérables verseront des larmes de sang sur leur crime avant de mourir. Je vais donc réaliser ma fortune et aller m'établir en France. L'heure est propice. Le gouvernement impérial n'est plus ce qu'il paraît être. A n'examiner que la surface, rien ne s'est modifié. Au fond tout est changé. L'édifice est toujours debout, imposant, superbe, mais il a été sourdement ébranlé, ruiné. Vienne une secousse, et il s'écroule, et il dégringole, et je veux y aider de mon coup d'épaule. Non que je haïsse le régime. Celui-là ou un autre, que m'importe! Mais ce régime protège mes ennemis, et je le jette bas, sûr qu'ils seront écrasés sous les décombres!..

«…A dater de ce jour, Laurent Cornevin n'eut plus qu'un souci:

«Réaliser sa fortune.

«Toujours délicate partout, cette opération est particulièrement difficile dans les pays nouveaux, où il n'y a que très peu de capitaux inactifs.

«Elle se compliquait encore, pour Laurent, de cette circonstance, qu'il s'était lancé dans un certain nombre d'entreprises aléatoires, toutes excellentes en elles-mêmes, toutes prospères, mais dont les résultats devaient se faire attendre un an ou dix-huit mois.

«Et lui, ne voulait pas attendre.

«Et il exigeait des valeurs liquides, presque de l'argent comptant.

« – Il faut pour mes projets, me disait-il, que tout ce que je possède puisse tenir dans mon portefeuille et soit toujours et entièrement à ma disposition.

«Dans de telles conditions, il devait s'attendre à des sacrifices importants. Il les fit sans sourciller.

«Il avait sur son «run» environ huit mille bêtes à cornes, lui revenant en moyenne à cinquante francs, c'est-à-dire à quatre cent mille francs.

«Il eût pu, en prenant son temps, s'en défaire aisément à raison de cent soixante-quinze francs l'une, et en obtenant ainsi un million quatre cent mille francs.

«Il les céda en bloc moyennant neuf cent mille francs.

«Ses moutons, qui valaient quinze francs la pièce comme un sou, ne furent vendus que huit francs et ne lui rapportèrent que trois cent cinquante mille francs.

«Enfin, pour ses droits à son «run», pour les bâtiments, les barrières, pour la monture, se composant de mille vaches et de cent chevaux, il ne trouva que cent soixante-quinze mille francs, et encore avec beaucoup de peine.

«Total: quatorze cent vingt-cinq mille francs pour ce qui valait au bas mot deux millions.

«J'enrageais positivement de voir s'en aller ainsi une fortune si laborieusement gagnée, et qui, avec le temps, entre les mains d'un homme de la trempe de Laurent, fût devenue une des plus importantes de l'Australie.

«Mais il se moquait de ce qu'il appelait mes jérémiades.

« – Est-ce que ce n'est pas vingt fois plus encore que je n'avais jamais rêvé! disait-il.

«Et là-dessus, il consentait de nouvelles concessions.

«Il vendait à perte tout ce qu'il possédait d'actions et de valeurs industrielles.

«Il donnait pour un morceau de pain, huit cent mille francs, son tiers dans la propriété du puits de la «Misère», dont le rendement avait terriblement diminué, c'est vrai, depuis quelques mois, mais où on pouvait, où on devait même trouver un nouveau filon aussi abondant que le premier.

« – Et malgré tout, me répétait Laurent, que de temps perdu!..

«Il y avait, en effet, près de dix mois qu'il était de retour, quand, un soir, après la Bourse, venant me demander à dîner:

« – C'est fini, me dit-il avec un grand soupir de soulagement: tout est vendu, je ne possède plus rien en Australie.

«Et brandissant un portefeuille volumineux, mais qu'à la rigueur on pouvait porter sur soi:

« – Là, poursuivit-il, est toute ma fortune, en bonnes traites qui valent de l'or en barres sur les principaux banquiers de Vienne, de Londres et de Paris.

« – Et tu pars?

« – Lundi prochain, dans quatre jours.

«Cette séparation que je sentais devoir être éternelle, cette fois, m'attristait étrangement, et sa joie, car il était joyeux, ajoutait à l'amertume de mon chagrin.

«Je le voyais courir au-devant de toutes sortes de dangers inconnus, et je tremblais qu'il n'en sortît pas vainqueur.

«Il devina ce qui se passait en moi, car il me prit la main, et vibrant de cette résolution qui inspire le courage aux plus craintifs:

« – Rassure-toi, mon vieil ami, me dit-il. Voici bientôt un an que tout ce que j'ai d'intelligence, je l'applique à prévoir, pour les éviter, les périls que je puis courir. J'ai évalué toutes les probabilités fâcheuses, et je sais comment parer à toutes…