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Il oublia les prudentes recommandations de M. de Brévan, et d'une voix troublée:

– Sans doute, M. le comte, fit-il, vous connaissez la famille de miss Brandon?..

– Certes!.. Me croyez-vous donc homme à prendre chat en poche… Son digne père était l'honneur même…

– Et… son passé?..

Le comte bondit sur son fauteuil, et enveloppant Daniel d'un regard méchant:

– Oh! oh!.. fit-il; est-ce que déjà quelque vil gredin se serait fait l'écho des calomnies infâmes dont on a essayé de ternir l'honneur de la plus noble et de la plus chaste des créatures!.. Ah! nommez-moi le misérable…

Involontairement Daniel se tourna vers la porte derrière laquelle écoutait M. de Brévan… Peut-être s'attendait-il à le voir apparaître… Mais M. de Brévan ne bougea pas.

– Le passé de Sarah! continuait le comte, je le connais heure par heure, et j'en réponds comme du mien… Chère adorée! Avant que de consentir à devenir ma femme, elle a voulu tout me dire, oui, tout, sans forfanterie ni fausse pudeur, et je sais ce qu'elle a souffert. N'a-t-on pas prétendu qu'elle avait été la complice d'un lâche coquin, d'un caissier qui avait volé sa caisse! N'a-t-on pas dit qu'elle avait poussé au suicide un jeune sot, un joueur, et qu'elle avait assisté impassible aux tortures de son agonie… Ah! il ne faut que voir Sarah pour être sûr que ce sont là d'indignes et stupides inventions de la haine… Et tenez, Daniel, croyez-moi: dès que vous verrez la calomnie s'acharner après un homme ou après une femme, dites-vous que cet homme ou cette femme ont blessé, humilié le vulgaire, la tourbe des lâches, des envieux et des sots, par une supériorité quelconque, de situation ou de fortune, de talent ou de beauté…

Pour défendre miss Brandon, il avait véritablement retrouvé l'énergie de la jeunesse. Son œil s'emplissait d'éclairs, sa voix vibrait, son geste menaçait…

– Mais laissons ce sujet pénible, fit-il, et causons sérieusement.

Il se leva et alla s'adosser à la cheminée, bien en face de Daniel.

– Je vous ai dit, mon cher, commença-t-il, que sir Tom et mistress Brian ont mis à mon mariage certaines conditions… La première est que miss Brandon sera accueillie par ma famille comme elle mérite de l'être, non seulement honorablement, mais affectueusement, tendrement même…

De ma famille, je m'en moque… Il ne me reste que des arrière-cousins qui, n'ayant rien à prétendre à ma succession, se soucient de moi aussi peu que je me soucie d'eux…

Mais j'ai une fille, et là est le danger.

La certitude que je vais me remarier la désole, je l'ai vu… Elle se révolte à la seule idée qu'une autre femme va prendre la place de sa mère, porter mon nom et régner dans ma maison…

Daniel, maintenant, commençait à comprendre ce qu'il devait penser du rendez-vous manqué qui lui avait valu la visite de M. de la Ville-Handry.

– Or, disait le comte, je connais mon Henriette, c'est sa mère elle-même, faible, mais entêtée jusqu'à la démence… Si elle s'est mise en tête de mal recevoir miss Sarah, elle la recevra mal, quoi qu'elle m'ait promis, et trouvera le moyen de lui faire quelque abominable avanie… Et si néanmoins Sarah consent à passer outre, ma maison deviendra un enfer, et ma femme sera malheureuse… Ai-je sur Henriette assez d'empire pour la ramener à la raison? Je ne le crois pas… Mais cette influence que je n'ai pas, je sais un charmant garçon qui l'a, et c'est vous…

Daniel était devenu pourpre.

C'était la première fois que le comte s'exprimait si clairement.

– Je n'ai jamais désapprouvé, continuait-il, les projets de ma pauvre femme, et la preuve c'est que j'autorisais vos assiduités… Aujourd'hui, voici mes conditions: Que ma fille soit pour Sarah ce que je veux qu'elle soit, une sœur tendre et dévouée, et six mois après mon mariage, il y aura une autre noce à l'hôtel de la Ville-Handry…

Daniel voulait parler, il l'arrêta.

– Non, rien, fit-il. Je vous ai démontré la sagesse du parti que je prends, agissez en conséquence…

Il avait remis son chapeau, et déjà il avait ouvert la porte:

– Ah! encore un mot, ajouta-t-il. Je suis chargé par miss Brandon de vous conduire chez elle ce soir; elle veut vous parler… Venez me demander à dîner, nous irons après rue du Cirque… Sur quoi, songez à ce que je vous ai dit et… au revoir.

VII

M. de la Ville-Handry n'avait pas refermé la porte que déjà M. de Brévan s'élançait hors de la chambre où il s'était caché.

– Avais-je raison? s'écria-t-il.

Mais Daniel ne l'entendit pas… Daniel avait oublié jusqu'à sa présence.

Brisé par les efforts extraordinaires qu'il avait faits pour garder le secret de ses impressions, il s'était laissé tomber sur un fauteuil, le visage caché entre ses mains, et d'une voix morne, comme pour se convaincre lui-même de la désolante réalité:

– Le comte est devenu fou, répétait-il, absolument fou, et nous sommes perdus…

La douleur de cet homme de cœur avait quelque chose de si poignant que M. de Brévan parut ému…

Il le considéra un moment d'un air de commisération, puis tout à coup et comme s'il eût cédé à un bon mouvement, il lui toucha l'épaule en disant:

– Daniel!..

Le malheureux se dressa en sursaut, pareil au dormeur brusquement éveillé, et le sentiment de la situation revenant:

– Vous avez entendu, Maxime!.. prononça-t-il.

– Tout!.. Je n'ai perdu ni un mot ni un geste… Mais ne me reprochez pas mon indiscrétion; elle me permet de vous donner un conseil… d'un ami sincère qui a payé cher l'expérience qui vous manque.

Il s'arrêta, cherchant l'expression de sa pensée; puis, d'un ton âpre et bref:

– Vous aimez Mlle de la Ville-Handry? demanda-t-il.

– Plus que la vie, ne le savez-vous pas!..

– Eh bien! s'il en est ainsi, renoncez à une résistance inutile… Décidez Mlle Henriette à ce que désire son père et obtenez de miss Sarah que votre mariage ait lieu un mois après le sien… et exigez des garanties surtout!.. Mlle de la Ville-Handry souffrira peut-être un peu pendant ce mois, mais le lendemain du jour où elle sera votre femme, vous l'emmènerez où bon vous semblera, abandonnant le bonhomme à sa folie amoureuse…

La contraction des traits de Daniel disait l'effort de son esprit:

– Cette idée m'était venue, murmura-t-il.

– C'est le seul parti raisonnable.

– Oui, peut-être est-ce celui que conseille la prudence… mais est-ce bien celui que commande le devoir?..

– Oh! le devoir, le devoir…

– Ne serait-ce pas une lâcheté que d'abandonner ce vieillard à miss Brandon et à ses complices…

– Vous ne le tirerez pas de leurs griffes, mon cher…

– Du moins dois-je l'essayer… C'était votre avis hier soir, et ce matin encore, il n'y a pas deux heures…

M. de Brévan dissimula mal un geste d'impatience.

– Je ne savais pas ce que je sais, fit-il.

Daniel s'était levé, et il arpentait son petit salon, répondant aux objections de son esprit bien plus qu'à celles de M. de Brévan.

– Si j'étais le seul maître, disait-il, je me résignerais peut-être à une capitulation. Mais Henriette l'accepterait-elle?.. Non, jamais!.. Son père la connaît bien… Sa faiblesse est celle d'un enfant, mais à un moment donné elle est capable d'une énergie virile et d'une volonté de fer…

– Qui vous force à lui dire ce qu'est miss Brandon?

– Je lui ai promis l'entière vérité… sur mon honneur.

Il n'y avait pas à se méprendre au haussement d'épaules de M. de Brévan: c'était aussi clair que s'il se fût écrié: «On n'est pas naïf à ce point!»

– Renoncez donc à votre Henriette, mon pauvre ami, dit-il.

Mais l'accès de découragement de Daniel était passé.

– Oh! pas encore, fit-il, les dents serrées par la colère, pas encore… Un honnête homme qui défend son bonheur et sa vie est bien fort… L'expérience me manque, il est vrai, mais vous êtes là, Maxime, et je sais que je puis toujours compter sur vous…

Ce que ne remarquait pas assez Daniel, c'est que M. de Brévan, si ardent à la lutte d'abord, se refroidissait peu à peu, tel qu'un homme qui, s'étant beaucoup avancé, juge qu'il a eu tort et, prudemment, se retire.

– Certes, je suis tout à vous, répondit-il; mais que faire?..

– Eh! ce que vous disiez… Je verrai miss Brandon et j'observerai… je dissimulerai, je gagnerai du temps… j'emploierai des espions s'il le faut, pour fouiller son passé… Je tâcherai d'intéresser à ma cause quelque personnage influent, mon ministre, par exemple, qui me veut du bien… Enfin, j'ai une idée…

– Ah!

– Ce malheureux caissier, dont vous m'avez conté l'histoire, et qui n'est pas mort, croyez-vous… si on le retrouvait!.. Comment l'appelez-vous? Malgat. Un avis inséré dans tous les journaux de l'Europe lui parviendrait sans doute, et l'espoir de se venger le déciderait…

Une rougeur furtive montait aux joues de M. de Brévan…

– Quelle folie!.. interrompit-il avec une étrange vivacité.

Puis, plus posément:

– Vous oubliez, ajouta-t-il, que Malgat a été condamné à je ne sais combien d'années de réclusion, qu'il prendrait votre avis pour un piége de la police, et que loin de se découvrir il se cacherait plus soigneusement que jamais…

Mais Daniel ne semblait pas ébranlé.

– Je réfléchirai, dit-il, je verrai, je chercherai… Peut-être y aurait-il quelque parti à tirer de ce jeune homme dont le comte nous parlait, M. Wilkie de Gordon-Chalusse. Si je pouvais croire que véritablement il a demandé la main de miss Sarah…

– Je l'ai entendu dire, et je l'affirmerais. Ce garçon est un de ces idiots que la vanité rend fou, et qui ne savent qu'imaginer pour faire parler d'eux… Miss Brandon étant très en vue, il l'épouserait comme il achèterait un cheval de courses cent mille francs…

– Et comment expliquez-vous le refus de miss Sarah?..

– Par la connaissance qu'elle a du caractère du particulier… Elle n'ignore pas que trois mois après la noce il la camperait là, et qu'au bout d'un an il lui faudrait plaider en séparation… Puis il y a autre chose: Wilkie n'a que vingt-cinq ans, et dame, un gaillard de cet âge a la vie plus dure qu'un galant qui a passé la soixantaine…

 

Son accent donnait à ses paroles une si terrible signification que Daniel pâlit:

– Grand Dieu! balbutia-t-il, croyez-vous donc miss Brandon capable…

– De tout, oui, très-positivement… sauf pourtant de s'exposer à des démêlés avec la justice… Je lui ai entendu dire que le fer et le poison sont les armes des imbéciles…

Un étrange sourire glissa sur ses lèvres, et d'un ton d'effrayante ironie:

– Il est vrai, ajouta-t-il, qu'elle a d'autres moyens, moins expéditifs, peut-être, mais plus sûrs, pour supprimer les gens qui la gênent…

Quels moyens?.. Les mêmes sans doute qu'elle avait employés pour se débarrasser du malheureux Kergrist et de ce pauvre Malgat, le caissier de la Société d'escompte mutuel… Moyens purement moraux, basés sur une connaissance exacte du caractère de ses victimes et sur son infernale influence…

Mais c'est vainement que Daniel essaya d'obtenir des éclaircissements. M. de Brévan n'eut plus que des réponses évasives, soit qu'il n'osât découvrir toute sa pensée et dire ses soupçons, soit qu'il suffît pour ses projets ultérieurs de l'affreuse appréhension qu'il venait d'ajouter aux angoisses de son ami.

Son embarras, si visible un instant, avait totalement disparu, comme si, après avoir hésité sur une détermination à prendre, il eût enfin arrêté une résolution…

Après avoir conseillé des concessions, peu à peu il en était revenu au parti d'une résistance à outrance, et ne semblait plus désespérer du succès.

Et lorsqu'enfin il quitta Daniel, ce ne fut pas sans lui avoir fait promettre de le tenir heure par heure au courant des événements; ce ne fut pas surtout sans lui jurer de tenter l'impossible pour arriver à démasquer miss Sarah.

– Comme il la haït!.. se dit Daniel, lorsqu'il se trouva seul, comme il la haït!..

Mais cette haine, précisément, qui la veille déjà avait inquiété Daniel, le troublait de plus en plus et suspendait ses résolutions.

Réfléchissant, il lui paraissait que M. de Brévan se laissait emporter au-delà du vraisemblable et même du possible.

La dernière accusation surtout, n'était-elle pas toute chimérique!..

Qu'une femme jeune et belle, dévorée d'ambitions et de convoitises, joue, le dégoût au cœur, la comédie de l'amour, qu'elle prenne à ses intrigues un vieillard vaniteux et se fasse épouser, faisant ainsi métier et marchandise de sa jeunesse et de sa beauté, c'est une ignominie consacrée par les mœurs et qui se voit tous les jours…

Que cette même femme spécule sur un veuvage prochain qui lui rendrait la liberté avec la fortune, qu'elle l'appelle de tous ses vœux… cela est fréquent encore, bien que déjà plus fort.

Mais de là à épouser un pauvre vieux fou, avec le projet froidement conçu et irrévocablement arrêté de hâter sa fin par un crime, il y a un abîme qui effrayait l'imagination de Daniel.

Enfoncé dans son fauteuil, il se perdait en conjectures, oubliant le temps qui passait, le travail pressé qui restait là, sur son bureau, l'invitation à dîner de M. de la Ville-Handry, et aussi qu'il devait le soir même être admis chez miss Brandon.

La nuit venait, lorsque l'entrée de son concierge, inquiet de ne l'avoir pas vu de la journée, le tira de cette torpeur…

– Ah! je deviens fou! s'écria-t-il en se levant brusquement… Et Henriette qui m'attendait!.. Que doit-elle penser!..

Mlle de la Ville-Handry, à cette heure-là même, en arrivait à ce point où l'incertitude devient un supplice intolérable.

Après avoir espéré Daniel toute la soirée, la veille, après une nuit sans sommeil, elle l'avait attendu tout le jour, comptant les secondes aux battements de ses tempes, tressaillant au roulement de toutes les voitures dans la rue…

Désespérée, sentant sa raison s'égarer, elle délibérait si elle ne devait pas courir rue de l'Université, chez Daniel, quand la porte s'ouvrit.

De cette même voix indifférente dont il prononçait le nom des amis et des ennemis, un domestique annonça:

– M. Daniel Champcey.

D'un bond, Mlle Henriette fut debout.

«Qui vous a retenu? allait-elle s'écrier; qu'arrive-t-il…» Mais les mots expirèrent sur ses lèvres.

Il lui avait suffi de voir le visage morne de Daniel pour être sûre que c'était un grand malheur qui arrivait.

– Ah! vous ne vous étiez pas trompé!.. murmura-t-elle, en s'affaissant sur sa chaise.

– Hélas!..

– Parlez, je veux tout savoir!

– Votre père est venu m'offrir votre main, Henriette, à la condition d'obtenir votre assentiment à son mariage… Maintenant, écoutez et jugez.

Et fidèle à sa parole, il répéta tout ce que lui avaient dit M. de Brévan et le comte, ne passant que les détails qui eussent fait monter le rouge au front de la jeune fille, et aussi la sinistre accusation à laquelle il ne pouvait ajouter foi.

Lorsqu'il eut achevé:

– Et moi! s'écria Mlle Henriette; moi, je souffrirais que mon père épousât une telle femme!.. Je sourierais au déshonneur et à la ruine entrant dans cette maison, qui fut celle de ma mère!.. Non, loin de moi l'idée d'un si lâche égoïsme… De toutes mes forces et de toute mon énergie, je m'opposerai aux desseins de miss Brandon…

– Il se peut qu'elle triomphe…

– Elle ne triomphera ni de ma résistance ni de mes mépris… Jamais, entendez-vous, Daniel, jamais je ne m'inclinerai devant elle… Jamais ma main ne touchera la sienne… Et si mon père s'obstine, la veille de son mariage je lui demanderai la permission de me retirer dans un couvent.

– Il vous la refusera.

– Alors, je me renfermerai chez moi et je n'en sortirai plus… On ne m'en arrachera pas de force, j'imagine…

Il n'y avait pas à s'y méprendre, son accent était bien celui des déterminations irrévocables, que rien n'ébranle ni ne brise.

Et cependant les plus tristes pressentiments serraient le cœur de Daniel.

– C'est que miss Brandon ne s'installera sans doute pas seule ici, reprit-il.

– Qui donc y amènerait-elle?

– Ses parents… Sir Thomas Elgin et mistress Brian. Oh! Henriette, mon Henriette, penser que vous serez exposée à la colère et aux rancunes de ces misérables!..

Elle redressa la tête, et fièrement:

– Je ne les crains pas!.. s'écria-t-elle…

Et plus doucement:

– D'ailleurs, ne serez-vous pas toujours là, pour me conseiller, pour me protéger en cas de péril.

– Moi!.. Espérez-vous donc qu'on ne nous séparera pas?..

– Non, Daniel, je sais bien que l'hôtel vous sera rigoureusement fermé.

– Eh bien!..

Un flot de pourpre monta au front de Mlle de la Ville-Handry, et détournant les yeux pour éviter le regard de Daniel:

– Puisqu'on nous y contraint, répondit-t-elle, je franchirai ces bornes sacrées qu'une jeune fille ne doit pas franchir… Nous nous cacherons… Je descendrai jusqu'à cette humiliation de payer la complaisance et la discrétion d'une de mes femmes de chambre, et par elle je pourrai vous écrire et recevoir vos lettres…

Mais ces perspectives ne dissipaient pas l'affreuse tristesse de Daniel. Une question lui montait aux lèvres, qu'il n'osait prononcer… A la fin, faisant un effort:

– Et ensuite? demanda-t-il.

Ce qu'il voulait dire, Mlle Henriette le comprit:

Je pensais, répondit-elle, que vous sauriez attendre jusqu'au jour où la loi me donnera le droit de me marier selon mon cœur…

– Henriette!..

Elle étendit la main, et d'une voix solennelle:

– Et ce jour-là, Daniel, poursuivit-elle, je vous le jure, si mon père me refuse encore son consentement, je vous demanderai votre bras, et en plein midi, le front haut, je quitterai cet hôtel pour n'y plus rentrer…

D'un geste plus prompt que la pensée, Daniel avait saisi la main de Mlle de la Ville-Handry, et la portant à ses lèvres:

– Merci, prononça-t-il, merci! C'est l'espoir que vous me rendez…

Cependant, avant de se résigner, il voulait tenter au moins un effort, et pour cela, il était nécessaire que Mlle Henriette évitât le plus longtemps possible de se prononcer.

Non sans peine, il la décida.

– Je ferez ce que vous voulez, dit-elle enfin, mais croyez-moi, toutes vos combinaisons ne serviront de rien…

Elle fut interrompue par l'entrée du comte de la Ville-Handry.

Il embrassa sa fille sur le front, causa un moment de la pluie et du beau temps; puis, attirant Daniel dans l'embrasure d'une croisée:

– Vous lui avez parlé? interrogea-t-il.

– Oui.

– Eh bien?

– Mlle Henriette demande quelques jours de réflexion…

Le comte eut un geste de dépit.

– C'est absurde, fit-il, et on ne peut plus ridicule… Mais enfin, c'est votre affaire, mon cher Daniel… Et s'il vous faut un stimulant, je vous dirai que ma fille est fort riche et que sa dot sera de plus d'un million…

– Monsieur le comte!.. protesta Daniel indigné, monsieur…

Mais déjà M. de la Ville-Handry avait tourné les talons, et le maître d'hôtel venait annoncer que «mademoiselle était servie.»

Le dîner, bien que fort recherché, devait être triste et durer peu. Le comte semblait sur des charbons ardents, et à tout moment consultait sa montre.

Le café était à peine sur la table, que s'adressant à Daniel:

– Hâtez-vous, dit-il. Sarah nous attend.

A l'instant, Daniel eut fini, et aussitôt le comte, sans lui laisser le loisir de saluer Mlle Henriette, l'entraîna jusqu'à sa voiture, l'y poussa et s'y précipita lui-même en criant au valet de pied:

– Rue du Cirque… chez miss Brandon. Et qu'on pousse les chevaux.

VIII

Ce que M. de la Ville-Handry entendait par «pousser les chevaux,» ses gens le savaient. Le cocher, en ces occasions, lançait son attelage à fond de train, et ma foi! les pauvres piétons eussent couru de grands risques, s'il n'eût été d'une merveilleuse adresse.

Ce qui n'empêche que ce soir-là, M. de la Ville-Handry, à deux reprises, abaissait les glaces pour crier:

– Nous ne marchons pas!..

C'est qu'il avait, encore qu'il s'efforçât de garder sa gravité d'homme politique, toutes les impatiences et les expansives vanités d'un lycéen courant à ses premiers rendez-vous d'amour.

Maussade tant qu'avait duré le dîner, il babillait maintenant avec une joyeuse volubilité, sans s'inquiéter de ce que son compagnon pouvait penser ou lui répondre.

Il est vrai que Daniel ne l'entendait même pas.

Pelotonné dans un des angles de la voiture, il avait assez à faire à dominer son émotion, car il était ému, comme jamais en sa vie, au moment d'aborder cette redoutable aventurière, miss Brandon.

Et pareil au lutteur qui se ramasse sur lui-même au moment d'un assaut décisif, il rassemblait tout son sang-froid, tout ce qu'il avait d'énergie.

De la rue de Varennes à la rue du Cirque, la course ne dura guère plus de dix minutes.

– Nous voici arrivés! s'écria le comte.

Et sans attendre l'arrêt complet de la voiture, il sauta sur le trottoir et, devançant ses gens, courut frapper à la porte de l'hôtel de miss Sarah Brandon.

Ce n'était pas, il s'en faut, une de ces habitations modernes dont le luxe ridicule et criard tire l'œil des passants.

De la rue on eût dit la modeste maison de quelque boutiquier retiré, mangeant là sans faste ni soucis mondains ses douze ou quinze mille livres de rentes. Il est vrai de dire que de la rue on n'apercevait ni le jardin, ni les remises, ni les écuries.

Cependant, un domestique était venu ouvrir, qui débarrassa de leur pardessus M. de la Ville-Handry et Daniel, et qui les guida le long de l'escalier.

Arrivé au palier du premier étage, le comte s'arrêta, comme si la respiration tout à coup lui eût manqué.

– C'est là, balbutia-t-il, là!

Là!.. Quoi?.. Daniel ne comprenait pas. Le comte voulait simplement lui dire que c'était là, à cette même place, qu'il avait tenu entre ses bras miss Brandon évanouie…

Mais Daniel n'eut pas le temps d'interroger. Un second domestique sortit de l'appartement et s'inclinant devant M. de la Ville-Handry:

– Ces dames, dit-il, sortent à peine de table, et sont encore à leur toilette.

– Ah!..

– Si ces Messieurs veulent prendre la peine de s'asseoir dans le salon, je vais aller prévenir sir Thomas Elgin.

– Bien, bien!.. fit le comte, de ce ton de l'homme qui dans une maison amie se sent aussi à l'aise que dans sa propre maison.

Et il entra dans le salon, toujours suivi de Daniel.

 

C'était une vaste pièce, où du tapis au lustre se trahissait l'austérité puritaine de mistress Brian. Ce luxe y éclatait, mais froid, gauche, triste. Tous les meubles avaient des formes anguleuses qui éloignaient jusqu'à l'idée de repos; le sujet de la pendule avait été pris dans la Bible, les candélabres et les bronzes réalisaient le type du laid.

Et pas un objet d'art, pas une statuette, pas un tableau.

Si, cependant… En face de la cheminée, à la place d'honneur, s'étalait dans un cadre splendide, une méchante toile, vrai barbouillage de sauvage, représentant un homme d'une cinquantaine d'années, portant un uniforme de fantaisie, d'énormes épaulettes, un grand sabre, un chapeau emplumé, et une ceinture bleue d'où sortaient les crosses de deux revolvers.

– Le général Brandon… le père de miss Sarah, prononça M. de la Ville-Handry, d'un ton de vénération qui fit bondir Daniel… Comme exécution, ce portrait laisse sans doute beaucoup à désirer, mais il est, paraît-il, frappant…

Ce qui est sûr, c'est qu'entre la figure tannée de ce général américain et le frais visage de miss Brandon, la ressemblance était saisissante…

Il y a mieux: en examinant de près et avec plus d'attention cette peinture, Daniel s'imagina y reconnaître une inhabileté calculée, voulue, cherchée… Il lui semblait voir quelque chose comme l'œuvre d'un artiste qui se serait exercé à imiter ces bonshommes informes et naïfs que crayonnent les enfants… A côté de maladresses grossières, il croyait distinguer certaines touches trahissant une main habile, et enfin une oreille à demi-cachée par les cheveux lui paraissait révéler un faire supérieur…

Mais avant qu'il songeât à tirer de son étrange découverte les déductions naturelles, sir Thomas Elgin parut.

Il était en habit et en cravate blanche, plus long et plus roide que jamais, et il s'avançait en boitant un peu, s'appuyant sur une grosse canne.

– Eh quoi!.. cher sir Tom, s'écria le comte, votre jambe vous fait encore souffrir?..

– Oh! beaucoup, répondit l'honorable gentleman, avec un accent britannique des plus prononcés, beaucoup depuis ce matin… le docteur craint quelque chose du côté de l'os…

Et en même temps, obéissant à ce besoin instinctif de montrer le mal qu'on a, il retroussa légèrement son pantalon, et on put voir qu'il avait la jambe fortement serrée par une longue bande de toile…

M. de la Ville-Handry eut un geste de compassion, puis, oubliant qu'il avait présenté Daniel la veille à l'Opéra, il le présenta de nouveau, et, les salutations finies, revenant à sir Tom:

– En vérité, reprit-il, je suis presque honteux d'arriver si tôt, mais je sais que vous attendez du monde ce soir.

– Quelques personnes oh! oui…

– Et je tenais à me trouver seul quelques instants avec vous…

Une grimace contracta les lèvres minces de l'honorable gentleman: c'était sa façon de sourire; et tout en caressant du bout des doigts ses favoris en nageoires:

– On a prévenu Sarah de votre arrivée, mon cher comte, dit-il, et je l'ai entendue crier à mistress Brian qu'elle allait être prête… C'est incroyable, véritablement, le temps qu'elle dépense à sa toilette.

Ils causaient ainsi amicalement devant la cheminée, sir Tom allongé sur un fauteuil, M. de la Ville-Handry debout adossé à la tablette.

Machinalement, Daniel s'était reculé jusqu'à l'embrasure d'une des fenêtres qui donnait sur la cour et sur le jardin de l'hôtel. Là, le front appuyé contre une vitre, il réfléchissait.

Ce qui bouleversait toutes ses idées, c'était cette blessure de sir Thomas Elgin…

– Sa chute n'aurait-elle donc pas été volontaire, pensait-il, se serait-il véritablement cassé la jambe?.. En ce cas, l'évanouissement de miss Sarah n'aurait pas été concerté d'avance…

Lancé sur cette pente, son esprit pouvait aller loin, et il se sentait encore une fois tiraillé par d'étranges incertitudes, quand le roulement d'une voiture sur le sable de la cour l'arracha à ses méditations…

Il regarda… Devant le perron de la façade intérieure de l'hôtel s'arrêtait un coupé, une femme en descendit, et il faillit laisser échapper un cri de surprise, car dans cette femme il lui semblait reconnaître miss Sarah… Mais était-ce possible!..

Il ne pouvait le croire, lorsque cette femme, ayant quelques mots à dire au cocher, leva la tête, et la lumière des lanternes tomba en plein sur son visage…

Plus de doutes possibles… C'était bien miss Sarah…

D'un bond elle franchit le perron et entra dans l'hôtel, et même on entendit le bruit sourd de la porte se refermant…

A l'Opéra, la veille, un mot de miss Brandon, un seul, avait suffi pour ouvrir à la lumière de la vérité l'esprit de Daniel.

Mais ici, c'était bien autre chose, vraiment… C'était un fait brutal, matériel, irrécusable, qui venait à l'appui de soupçons, fort probables sans doute, mais non prouvés.

Pour amuser l'amoureuse impatience de M. de la Ville-Handry, on lui affirmait que miss Brandon achevait de s'habiller, qu'elle se hâtait pour venir le rejoindre, et pas du tout, elle était dehors et rentrait seulement.

D'où venait-elle?.. Quelles intrigues nouvelles l'avaient forcée de sortir?.. Il avait évidemment fallu de pressants intérêts pour la retenir jusqu'à cette heure, lorsqu'elle se savait attendue par le comte.

Cette circonstance éclairait définitivement la politique savante de la maison et l'utile et habile complicité de mistress Brian et de sir Thomas Elgin.

Quel jeu avait été joué, et comment M. de la Ville-Handry s'y était laissé prendre, Daniel le comprit… Il y eût été pris lui-même.

Quels acteurs, quelle perfection de mise en scène, quelle science des détails!

Pouvait-on imaginer un cadre d'intrigues plus merveilleux que ce salon!.. Ces apparences sévères ne devaient-elles pas bannir toute défiance!.. Et cet horrible portrait d'un soi-disant général Brandon, quel trait de génie!..

Pour ce qui est de la blessure de sir Tom, Daniel n'y croyait plus.

– Il ne s'est pas plus cassé la jambe que moi! pensait-il.

Mais, en même temps, il s'étonnait de la constance de cet honorable gentleman, qui, pour affirmer un mensonge, se résignait à demeurer des mois entiers la jambe bandée, comme si réellement il y eût eu mal.

– Et ce soir, pensait Daniel, la représentation doit être plus soignée que de coutume, puisque on m'attendait.

Cependant, pareil au duelliste qui après une nuit de faiblesses retrouve son sang-froid sur le terrain, Daniel désormais se possédait pleinement.

Même, craignant que son attitude et sa préoccupation ne trahissent quelque chose de ses pensées, il se rapprocha de la cheminée.

La conversation de M. de la Ville-Handry et de sir Thomas Elgin était devenue de plus en plus intime, et le comte détaillait les projets que lui mettait en tête son prochain mariage.

Il habiterait, disait-il, avec sa jeune épouse, le second étage de son hôtel; le premier serait divisé en deux appartements: l'un pour mistress Brian, l'autre pour sir Thomas Elgin; car il savait bien que jamais son adorée Sarah ne consentirait à se séparer de parents qui lui avaient tenu lieu de père et de mère…

Le reste expira dans son gosier, et il demeura comme pétrifié, la pupille dilatée, la bouche ouverte…

Mistress Brian entrait, suivie de miss Sarah…

Plus encore qu'au théâtre Daniel fut saisi de la beauté de cette fille étrange; littéralement elle éblouissait.

Elle portait, ce soir-là, une robe fleur de thé, toute parsemée de petites fleurettes brodées sur un fond de grosse soie chinoise et garnie dans le bas d'un grand volant de mousseline plissée.

Dans ses cheveux, plus négligemment relevés encore que de coutume, s'épanouissait une branche de fuchsia, dont les clochettes d'un rouge vif retombaient sur sa nuque, mêlées à ses tresses fauves.

Elle s'avança souriante jusqu'au comte de la Ville-Handry, et, lui tendant le front:

– Me trouvez-vous bien ainsi, cher comte? demanda-t-elle.

Lui, de la tête aux pieds tressaillit, et tout ce qu'il put faire, ce fut d'avancer ses lèvres, en bégayant du ton de l'extase:

– Oh! oui, belle, trop belle.

– Aussi, la toilette a été longue, objecta gravement Thomas Elgin, trop longue…

Il devait bien savoir, au contraire, que miss Sarah venait d'accomplir un miracle de promptitude: il n'y avait pas un quart d'heure qu'elle était rentrée…

– Vous êtes un vilain impertinent, Tom, dit-elle, en riant du rire frais et sonore de l'enfant, et il est bien heureux que M. de la Ville-Handry m'arrache à vos éternelles remontrances…