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Histoires extraordinaires

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Edgar Poe choisit pour sujet de son discours un thème qui est toujours intéressant, et qui a été fort débattu chez nous. Il annonça qu'il parlerait du principe de la poésie. Il y a, depuis longtemps déjà aux États-Unis, un mouvement utilitaire qui veut entraîner la poésie comme le reste. Il y a là des poëtes humanitaires, des poëtes du suffrage universel, des poëtes abolitionnistes des lois sur les céréales, et des poëtes qui veulent faire bâtir des work-houses. Je jure que je ne fais aucune allusion à des gens de ce pays-ci. Ce n'est pas ma faute si les mêmes disputes et les mêmes théories agitent différentes nations. Dans ses lectures, Poe leur déclara la guerre. Il ne soutenait pas, comme certains sectaires fanatiques insensés de Goethe et autres poëtes marmoréens et anti-humains, que toute chose belle est essentiellement inutile; mais il se proposait surtout pour objet la réfutation de ce qu'il appelait spirituellement la grande hérésie poétique des temps modernes. Cette hérésie, c'est l'idée d'utilité directe. On voit qu'à un certain point de vue, Edgar Poe donnait raison au mouvement romantique français. Il disait: notre esprit possède des facultés élémentaires dont le but est différent. Les unes s'appliquent à satisfaire la rationalité, les autres perçoivent les couleurs et les formes, les autres remplissent un but de construction. La logique, la peinture, la mécanique sont les produits de ces facultés. Et comme nous avons des nerfs pour aspirer les bonnes odeurs, des nerfs pour sentir les belles couleurs, et pour nous délecter au contact des corps polis, nous avons une faculté élémentaire pour percevoir le beau; elle a son but à elle et ses moyens à elle. La poésie est le produit de cette faculté; elle s'adresse au sens du beau et non à un autre. C'est lui faire injure que de la soumettre au critérium des autres facultés, et elle ne s'applique jamais à d'autres matières qu'à celles qui sont nécessairement la pâture de l'organe intellectuel auquel elle doit sa naissance. Que la poésie soit subséquemment et conséquemment utile, cela est hors de doute, mais ce n'est pas son but; cela vient par-dessus le marché! Personne ne s'étonne qu'une halle, un embarcadère ou toute autre construction industrielle, satisfasse aux conditions du beau, bien que ce ne fût pas là le but principal et l'ambition première de l'ingénieur ou de l'architecte. Poe illustra sa thèse par différents morceaux de critique appliqués aux poëtes, ses compatriotes, et par des récitations de poëtes anglais. On lui demanda la lecture de son Corbeau. C'est un poëme dont les critiques américains font grand cas. Ils en parlent comme d'une très-remarquable pièce de versification, au rhythme vaste et compliqué, un savant entrelacement de rimes chatouillant leur orgueil national un peu jaloux des tours de force européens. Mais il paraît que l'auditoire fut désappointé par la déclamation de son auteur, qui ne savait pas faire briller son œuvre. Une diction pure, mais une voix sourde, une mélopée monotone, une assez grande insouciance des effets musicaux que sa plume savante avait pour ainsi dire indiqués, satisfirent médiocrement ceux qui s'étaient promis comme une fête de comparer le lecteur avec l'auteur. Je ne m'en étonne pas du tout. J'ai remarqué souvent que des poëtes admirables étaient d'exécrables comédiens. Cela arrive souvent aux esprits sérieux et concentrés. Les écrivains profonds ne sont pas orateurs, et c'est bien heureux.

Un très vaste auditoire encombrait la salle. Tous ceux qui n'avaient pas vu Edgar Poe depuis les jours de son obscurité accouraient en foule pour contempler leur compatriote devenu illustre. Cette belle réception inonda son pauvre cœur de joie. Il s'enfla d'un orgueil bien légitime et bien excusable. Il se montrait tellement enchanté qu'il parlait de s'établir définitivement à Richmond. Le bruit courait qu'il allait se remarier. Tous les yeux se tournaient vers une dame veuve, aussi riche que belle, qui était une ancienne passion de Poe et que l'on soupçonne d'être le modèle original de sa Lénore. Cependant il fallait qu'il allât quelque temps à New-York pour publier une nouvelle édition de ses Contes. De plus, le mari d'une dame fort riche de cette ville l'appelait pour mettre en ordre les poésies de sa femme, écrire des notes, une préface, etc.

Poe quitta donc Richmond, mais lorsqu'il se mit en route, il se plaignit de frissons et de faiblesses. Se sentant toujours assez mal en arrivant à Baltimore, il prit une petite quantité d'alcool pour se remonter. C'était la première fois que cet alcool maudit effleurait ses lèvres depuis plusieurs mois; mais cela suffit pour réveiller le Diable qui dormait en lui. Une journée de débauche amena une nouvelle attaque de delirium tremens, sa vieille connaissance. Le matin, des hommes de police le ramassèrent par terre, dans un état de stupeur. Comme il était sans argent, sans amis et sans domicile, ils le portèrent à l'hôpital, et c'est dans un de ces lits que mourut l'auteur du Chat noir et d'Eureka, le 7 octobre 1849, à l'âge de 37 ans.

Edgar Poe ne laissait aucun parent, excepté une sœur qui demeure à Richmond. Sa femme était morte quelque temps avant lui, et ils n'avaient pas d'enfants. C'était une demoiselle Clemm, et elle était un peu cousine de son mari. Sa mère était profondément attachée à Poe. Elle l'accompagna à travers toutes ses misères, et elle fut effroyablement frappée par sa fin prématurée. Le lien qui unissait leurs âmes ne fut point relâché par la mort de sa fille. Un si grand dévouement, une affection si noble, si inébranlable, fait le plus grand honneur à Edgar Poe. Certes, celui qui a pu inspirer une si immense amitié avait des vertus, et sa personne spirituelle devait être bien séduisante.

M. Willis a publié une petite notice sur Poe; j'en tire le morceau suivant:

«La première connaissance que nous eûmes de la retraite de M. Poe dans cette ville nous vint d'un appel qui nous fut fait par une dame qui se présenta à nous comme la mère de sa femme. Elle était à la recherche d'un emploi pour lui. Elle motiva sa conduite en nous expliquant qu'il était malade, que sa fille était tout à fait infirme, et que leur situation était telle, qu'elle avait cru devoir prendre sur elle-même de faire cette démarche. La contenance de cette dame, que son dévouement, que le complet abandon de sa vie chétive à une tendresse pleine de chagrins rendait belle et sainte, la voix douce et triste avec laquelle elle pressait son plaidoyer, ses manières d'un autre âge, mais habituellement et involontairement grandes et distinguées, l'éloge et l'appréciation qu'elle faisait des droits et des talents de son fils, tout nous révéla la présence d'un de ces Anges qui se font femmes dans les adversités humaines. C'était une rude destinée que celle qu'elle surveillait et protégeait. M. Poe écrivait avec une fastidieuse difficulté et dans un style trop au-dessus du niveau intellectuel commun pour qu'on pût le payer cher. Il était toujours plongé dans des embarras d'argent, et souvent, avec sa femme malade, manquant des premières nécessités de la vie. Chaque hiver, pendant des années, le spectacle le plus touchant que nous ayons vu dans cette ville a été cet infatigable serviteur du génie, pauvrement et insuffisamment vêtu, et allant de journal en journal avec un poëme à vendre ou un article sur un sujet littéraire; quelquefois expliquant souvent d'une voix entrecoupée qu'il était malade, et demandant pour lui, ne disant pas autre chose que cela: il est malade, quelles que fussent les raisons qu'il avait de ne rien écrire, et jamais, à travers ses larmes et ses récits de détresse, ne permettant à ses lèvres de lâcher une syllabe qui pût être interprétée comme un doute, une accusation, ou un amoindrissement de confiance dans le génie et les bonnes intentions de son fils. Elle ne l'abandonna pas après la mort de sa fille. Elle continua son ministère d'Ange, vivant avec lui, prenant soin de lui, le surveillant, le protégeant, et quand il était emporté au-dehors par les tentations, à travers son chagrin et la solitude de ses sentiments refoulés, et son abnégation se réveillant dans l'abandon, les privations et les souffrances, elle demandait encore pour lui. Si le dévouement de la femme né avec un premier amour, et entretenu par la pensée humaine, glorifie et consacre son objet, comme cela est généralement reconnu et avoué, que ne dit pas en faveur de celui qui l'inspira un dévouement comme celui-ci; pur, désintéressé et sain comme la garde d'un esprit.

«Nous avons sous les yeux une lettre, écrite par cette dame, Mistress Clemm, le matin où elle apprit la mort de l'objet de cet amour infatigable. Ce serait la meilleure requête que nous pourrions faire pour elle, mais nous n'en copierons que quelques mots, – cette lettre est sacrée comme la solitude – pour garantir l'exactitude du tableau que nous venons de tracer, et pour ajouter de la force à l'appel que nous désirons faire en sa faveur:

«J'ai appris ce matin la mort de mon bien-aimé Eddie53…Pouvez-vous me transmettre quelques détails, quelques circonstances?.. Oh! n'abandonnez pas votre pauvre amie dans cette amère affliction… Dites à M*** de venir; j'ai à m'acquitter d'une commission envers lui de la part de mon pauvre Eddie… Je n'ai pas besoin de vous prier d'annoncer sa mort et de bien parler de lui. Je sais que vous le ferez. Mais dites bien quel affectueux fils il était pour moi, sa pauvre mère désolée!..»

Comme cette pauvre femme se préoccupe de la réputation de son fils! Que c'est beau! que c'est grand! Admirable créature, autant ce qui est libre domine ce qui est fatal, autant l'esprit est au-dessus de la chair, autant son affection plane sur toute les affections humaines! Puissent nos larmes traverser l'Océan, les larmes de tous ceux qui, comme ton pauvre Eddie, sont malheureux, inquiets, et que la misère et la douleur ont souvent traînés à la débauche, puissent-elles aller rejoindre ton cœur! Puissent ces lignes, empreintes de la plus sincère et de la plus respectueuse admiration, plaire à tes yeux maternels! Ton image quasi divine voltigera incessamment au-dessus du martyrologe de la littérature!

 

La mort de M. Poe causa en Amérique une réelle émotion De différentes parties de l'Union s'élevèrent de véritables témoignages de douleur. La mort fait quelquefois pardonner bien des choses. Nous sommes heureux de mentionner une lettre de M Longfellow qui lui fait d'autant plus d'honneur qu'Edgar Poe l'avait fort maltraité. «Quelle mélancolique fin, que celle de M. Poe, un homme si richement doué de génie! Je ne l'ai jamais connu personnellement, mais j'ai toujours eu une haute estime pour sa puissance de prosateur et de poëte. Sa prose est remarquablement vigoureuse, directe, et néanmoins abondante, et son vers exhale un charme particulier de mélodie, une atmosphère de vraie poésie qui est tout à fait envahissante. L'âpreté de sa critique, je ne l'ai jamais attribuée qu'à l'irritabilité d'une nature ultra-sensible, exaspérée par toute manifestation du faux.»

Il est plaisant, avec son abondance, le prolixe auteur d'Évangéline. Prend-il donc Edgar Poe pour un miroir?

II

C'est un plaisir très-grand et très-utile que de comparer les traits d'un grand homme avec ses œuvres. Les biographies, les notes sur les mœurs, les habitudes, le physique des artistes et des écrivains ont toujours excité une curiosité bien légitime. Qui n'a cherché quelquefois l'acuité du style et la netteté des idées d'Érasme dans le coupant de son profil, la chaleur et le tapage de leurs œuvres dans la tête de Diderot et dans celle de Mercier, où un peu de fanfaronnade se mêle à la bonhomie, l'ironie opiniâtre dans le sourire persistant de Voltaire, sa grimace de combat, la puissance de commandement et de prophétie dans l'œil jeté à l'horizon, et la solide figure de Joseph de Maistre, aigle et bœuf tout à la fois? Qui ne s'est ingénié à déchiffrer la Comédie humaine dans le front et le visage puissants et compliqués de Balzac?

M. Edgar Poe était d'une taille un peu au-dessous de la moyenne, mais toute sa personne solidement bâtie; ses pieds et ses mains petits. Avant que sa constitution fût attaquée, il était capable de merveilleux traits de force. On dirait que la Nature, et je crois qu'on l'a souvent remarqué, fait à ceux dont elle veut tirer de grandes choses la vie très-dure. Avec des apparences quelquefois chétives, ils sont taillés en athlètes, ils sont bons pour le plaisir comme pour la souffrance. Balzac, en assistant aux répétitions des Ressources de Quinola, les dirigeant et jouant lui-même tous les rôles, corrigeait des épreuves de ses livres; il soupait avec les acteurs, et quand tout le monde fatigué allait au sommeil, il retournait légèrement au travail. Chacun sait qu'il a fait de grands excès d'insomnie et de sobriété. Edgar Poe, dans sa jeunesse, s'était fort distingué à tous les exercices d'adresse et de force; cela rentrait un peu dans son talent: calculs et problèmes. Un jour il paria qu'il partirait d'un des quais de Richmond, qu'il remonterait à la nage jusqu'à sept milles dans la rivière James, et qu'il reviendrait à pied dans le même jour. Et il le fit. C'était une journée brûlante d'été, et il ne s'en porta pas plus mal. Contenance, gestes, démarche, airs de tête, tout le désignait, quand il était dans ses bons jours, comme un homme de haute distinction. Il était marqué par la Nature, comme ces gens qui, dans un cercle, au café, dans la rue, tirent l'œil de l'observateur et le préoccupent. Si jamais le mot: étrange, dont on a tant abusé dans les descriptions modernes, s'est bien appliqué à quelque chose, c'est certainement au genre de beauté de M. Poe. Ses traits n'étaient pas grands, mais assez réguliers, le teint brun clair, la physionomie triste et distraite, et quoiqu'elle ne portât ni le caractère de la colère, ni de l'insolence, elle avait quelque chose de pénible. Ses yeux, singulièrement beaux, semblaient être au premier aspect d'un gris sombre, mais à un meilleur examen ils apparaissaient glacés d'une légère teinte violette indéfinissable. Quant au front, il était superbe, non qu'il rappelât les proportions ridicules qu'inventent les mauvais artistes, quand, pour flatter le génie, ils le transforment en hydrocéphale, mais on eût dit qu'une force intérieure débordante poussait en avant les organes de la perfection et de la construction. Les parties auxquelles les craniologistes attribuent le sens du pittoresque n'étaient cependant pas absentes, mais elles semblaient dérangées, opprimées, coudoyées par la tyrannie hautaine et usurpatrice de la comparaison, de la construction et de la causalité. Sur ce front trônait aussi, dans un orgueil calme, le sens de l'idéalité et du beau absolu, le sens esthétique par excellence. Malgré toutes ces qualités, cette tête n'offrait pas un ensemble agréable et harmonieux. Vue de face, elle frappait et commandait l'attention par l'expression dominatrice et inquisitoriale du front, mais le profil dévoilait certaines absences; il y avait une immense masse de cervelle devant et derrière, et une quantité médiocre au milieu; enfin une énorme puissance animale et intellectuelle, et un manque à l'endroit de la vénérabilité et des qualités affectives. Les échos désespérés de la mélancolie qui traversent les ouvrages de Poe ont un accent pénétrant, il est vrai, mais il faut dire aussi que c'est une mélancolie bien solitaire et peu sympathique au commun des hommes. Je ne puis m'empêcher de rire en pensant aux quelques lignes qu'un écrivain fort estimé aux États-Unis, et dont j'ai oublié le nom, a écrites sur Poe, quelque temps après sa mort. Je cite de mémoire, mais je réponds du sens: «Je viens de relire les ouvrages du regrettable Poe. Quel poëte admirable! Quel conteur surprenant! Quel esprit prodigieux et surnaturel! C'est bien la tête forte de notre pays! Eh bien! je donnerais ses soixante-dix contes mystiques, analytiques et grotesques, tous si brillants et pleins d'idées, pour un bon petit livre du foyer, un livre de famille, qu'il aurait pu écrire avec ce style merveilleusement pur qui lui donnait une si grande supériorité sur nous. Combien M. Poe serait plus grand»! Demander un livre de famille à Edgar Poe! Il est donc vrai que la sottise humaine sera la même sous tous les climats, et que le critique voudra toujours arracher de lourds légumes à des arbustes de délectation.

Poe avait des cheveux noirs, traversés de quelques fils blancs, une grosse moustache hérissée, et qu'il oubliait de mettre en ordre et de lisser proprement. Il s'habillait avec bon goût mais négligemment, comme un gentleman qui a bien autre chose à faire. Ses manières étaient excellentes, très-polies et pleines de certitude. Mais sa conversation mérite une mention particulière. La première fois que je questionnai un Américain là-dessus, il me répondit en riant beaucoup: «Oh! oh! il avait une conversation qui n'était pas du tout consécutive!». Après quelques explications, je compris que M. Poe faisait de vastes enjambées dans le monde des idées, comme un mathématicien qui démontrerait devant des élèves déjà très-forts, et qu'il monologuait beaucoup. De fait, c'était une conversation essentiellement nourrissante. Il n'était pas beau parleur, et d'ailleurs saparole, comme ses écrits, avait horreur de la convention; mais un vaste savoir, la connaissance de plusieurs langues, de fortes études, des idées ramassées dans plusieurs pays faisaient de cette parole un excellent enseignement. Enfin, c'était un homme à fréquenter pour les gens qui mesurent leur amitié d'après le gain spirituel qu'ils peuvent retirer d'une fréquentation. Mais il paraît que Poe était fort peu difficile sur le choix de son auditoire. Que ses auditeurs fussent capables de comprendre ses abstractions ténues, ou d'admirer les glorieuses conceptions qui coupaient incessamment de leurs lueurs le ciel sombre de son cerveau, il ne s'en inquiétait guère. Il s'asseyait dans une taverne, à côté d'un sordide polisson, et lui développait gravement les grandes lignes de son terrible livre, Eureka, avec un sang-froid implacable, comme s'il eût dicté à un secrétaire, ou disputé avec Kepler, Bacon ou Swedenborg. C'est là un trait particulier de son caractère. Jamais homme ne s'affranchit plus complètement des règles de la société, s'inquiéta moins des passants, et pourquoi, certains jours, on le recevait dans les cafés de bas-étage, et pourquoi on lui refusait l'entrée des endroits où boivent les honnêtes gens. Jamais aucune société n'a absous ces choses-là, encore moins une société anglaise ou américaine. Poe avait déjà son génie à se faire pardonner; il avait fait dans le Messager une chasse terrible à la médiocrité; sa critique avait été disciplinaire et dure, comme celle d'un homme supérieur et solitaire qui ne s'intéresse qu'aux idées. Il vint un moment où il prit toutes les choses humaines en dégoût, et où la métaphysique seule lui était de quelque chose. Poe, éblouissant par son esprit son pays jeune et informe, choquant par ses mœurs des hommes qui se croyaient ses égaux, devenait fatalement l'un des plus malheureux écrivains. Les rancunes s'ameutèrent, la solitude se fit autour de lui. À Paris, en Allemagne, il eût trouvé facilement des amis qui l'auraient compris et soulagé; en Amérique, il fallait qu'il arrachât son pain. Ainsi s'expliquent parfaitement l'ivrognerie et le changement perpétuel de résidence. Il traversait la vie comme un Saharah, et changeait de place comme un Arabe.

Mais il y a encore d'autres raisons: les douleurs profondes du ménage, par exemple. Nous avons vu que sa jeunesse précoce avait été tout d'un coup jetée dans les hasards de la vie. Poe fut presque toujours seul; de plus, l'effroyable contention de son cerveau et l'âpreté de son travail devaient lui faire trouver une volupté d'oubli dans le vin et les liqueurs. Il tirait un soulagement de ce qui fait une fatigue pour les autres. Enfin, rancunes littéraires, vertiges de l'infini, douleurs de ménage, insultes de la misère, Poe fuyait tout dans le noir de l'ivresse, comme dans le noir de la tombe; car il ne buvait pas en gourmand, mais en barbare; à peine l'alcool avait-il touché ses lèvres, qu'il allait se planter au comptoir, et il buvait coup sur coup, jusqu'à ce que son bon Ange fût noyé, et ses facultés anéanties. Il est un fait prodigieux, mais qui est attesté par toutes les personnes qui l'ont connu, c'est que ni la pureté, ni le fini de son style ni la netteté de sa pensée, ni son ardeur au travail et à des recherches difficiles ne furent altérés par sa terrible habitude. La confection de la plupart de ses bons morceaux a précédé ou suivi une de ses crises. Après l'apparition d'Eureka, il s'adonna à la boisson avec fureur. À New York, le matin même où la Revue Whig publiait le Corbeau, pendant que le nom de Poe était dans toutes les bouches et que tout le monde se disputait son poëme, il traversait Broadway54 en battant les maisons et en trébuchant.

L'ivrognerie littéraire est un des phénomènes les plus communs et les plus lamentables de la vie moderne; mais peut-être y a-t-il bien des circonstances atténuantes. Du temps de Saint-Amant, de Chapelle et de Colletet, la littérature se soûlait aussi, mais joyeusement, en compagnie de nobles et de grands qui étaient fort lettrés, et qui ne craignaient pas le cabaret. Certaines dames ou demoiselles elles-mêmes ne rougissaient pas d'aimer un peu le vin, comme le prouve l'aventure de celle que sa servante trouva en compagnie de Chapelle, tous deux pleurant à chaudes larmes, après souper, sur ce pauvre Pindare, mort par la faute des médecins ignorants. Au XVIIIe siècle, la tradition continue, mais s'altère un peu. L'école de Rétif boit, mais c'est déjà une école de parias, un monde souterrain. Mercier, très-vieux, est rencontré rue du Coq-Honoré; Napoléon est monté sur le XVIIIe siècle, Mercier est un peu ivre, et il dit qu'il ne vit plus que par curiosité55. Aujourd'hui, l'ivrognerie littéraire a pris un caractère sombre et sinistre. Il n'y a plus de classe spécialement lettrée qui se fasse honneur de frayer avec des hommes de lettres. Leurs travaux absorbants et les haines d'école les empêchent de se réunir entre eux. Quant aux femmes, leur éducation informe, leur incompétence politique et littéraire empêchent beaucoup d'auteurs de voir en elles autre chose que des ustensiles de ménage ou des objets de luxure. Le dîner absorbé et l'animal satisfait, le poëte entre dans la vaste solitude de sa pensée; quelquefois il est très-fatigué par le métier. Que devenir alors? Puis son esprit s'accoutume à l'idée de sa force invincible, et il ne peut plus résister à l'espérance de retrouver dans la boisson les visions calmes ou effrayantes qui sont déjà ses vieilles connaissances. C'est sans doute à la même transformation de mœurs, qui a fait du monde lettré une classe à part, qu'il faut attribuer l'immense consommation de tabac que fait la nouvelle littérature.

 
53Transformation familière d'Edgar. (C. B.)
54Boulevard de New-York. C'est justement là qu'est la boutique d'un des libraires de Poe. – (C. B.)
55Victor Hugo connaissait-il ce mot? – (C. B.)