Buch lesen: «Le Suicide: Etude de Sociologie»
PRÉFACE
Depuis quelque temps, la sociologie est à la mode. Le mot, peu connu et presque décrié il y a une dizaine d'années, est aujourd'hui d'un usage courant. Les vocations se multiplient et il y a dans le public comme un préjugé favorable à la nouvelle science. On en attend beaucoup. Il faut pourtant bien avouer que les résultats obtenus ne sont pas tout à fait en rapport avec le nombre des travaux publiés ni avec l'intérêt qu'on met à les suivre. Les progrès d'une science se reconnaissent à ce signe que les questions dont elle traite ne restent pas stationnaires. On dit qu'elle avance quand des lois sont découvertes qui, jusque-là, étaient ignorées, ou, tout au moins, quand des faits nouveaux, sans imposer encore une solution qui puisse être regardée comme définitive, viennent modifier la manière dont se posaient les problèmes. Or, il y a malheureusement une bonne raison pour que la sociologie ne nous donne pas ce spectacle; c'est que, le plus souvent, elle ne se pose pas de problèmes déterminés. Elle n'a pas encore dépassé l'ère des constructions et des synthèses philosophiques. Au lieu de se donner pour tâche de porter la lumière sur une portion restreinte du champ social, elle recherche de préférence les brillantes généralités où toutes les questions sont passées en revue, sans qu'aucune soit expressément traitée. Cette méthode permet bien de tromper un peu la curiosité du public en lui donnant, comme on dit, des clartés sur toutes sortes de sujets; elle ne saurait aboutir à rien d'objectif. Ce n'est pas avec des examens sommaires et à coup d'intuitions rapides qu'on peut arriver à découvrir les lois d'une réalité aussi complexe. Surtout, des généralisations, à la fois aussi vastes et aussi hâtives, ne sont susceptibles d'aucune sorte de preuve. Tout ce qu'on peut faire, c'est de citer, à l'occasion, quelques exemples favorables qui illustrent l'hypothèse proposée; mais une illustration ne constitue pas une démonstration. D'ailleurs, quand on touche à tant de choses diverses, on n'est compétent pour aucune et l'on ne peut guère employer que des renseignements de rencontre, sans qu'on ait même les moyens d'en faire la critique. Aussi les livres de pure sociologie ne sont-ils guère utilisables pour quiconque s'est fait une règle de n'aborder que des questions définies; car la plupart d'entre eux ne rentrent dans aucun cadre particulier de recherches et, de plus, ils sont trop pauvres en documents de quelque autorité.
Ceux qui croient à l'avenir de notre science doivent avoir à cœur de mettre fin à cet état de choses. S'il durait, la sociologie retomberait vite dans son ancien discrédit et, seuls, les ennemis de la raison pourraient s'en réjouir. Car ce serait pour l'esprit humain un déplorable échec si cette partie du réel, la seule qui lui ait jusqu'à présent résisté, la seule aussi qu'on lui dispute avec passion, venait à lui échapper, ne fût-ce que pour un temps. L'indécision des résultats obtenus n'a rien qui doive décourager. C'est une raison pour faire de nouveaux efforts, non pour abdiquer. Une science, née d'hier, a le droit d'errer et de tâtonner, pourvu qu'elle prenne conscience de ses erreurs et de ses tâtonnements de manière à en prévenir le retour. La sociologie ne doit donc renoncer à aucune de ses ambitions; mais, d'un autre côté, si elle veut répondre aux espérances qu'on a mises en elle, il faut qu'elle aspire à devenir autre chose qu'une forme originale de la littérature philosophique. Que le sociologue, au lieu de se complaire en méditations métaphysiques à propos des choses sociales, prenne pour objets de ses recherches des groupes de faits nettement circonscrits, qui puissent être, en quelque sorte, montrés du doigt, dont on puisse dire où ils commencent et où ils finissent, et qu'il s'y attache fermement! Qu'il interroge avec soin les disciplines auxiliaires, histoire, ethnographie, statistique, sans lesquelles la sociologie ne peut rien! S'il a quelque chose à craindre, c'est que, malgré tout, ses informations ne soient jamais en rapport avec la matière qu'il essaie d'embrasser; car, quelque soin qu'il mette à la délimiter, elle est si riche et si diverse qu'elle contient comme des réserves inépuisables d'imprévu. Mais il n'importe. S'il procède ainsi, alors même que ses inventaires de faits seront incomplets et ses formules trop étroites, il aura, néanmoins, fait un travail utile que l'avenir continuera. Car des conceptions qui ont quelque base objective ne tiennent pas étroitement à la personnalité de leur auteur. Elles ont quelque chose d'impersonnel qui fait que d'autres peuvent les reprendre et les poursuivre; elles sont susceptibles de transmission. Une certaine suite est ainsi rendue possible dans le travail scientifique et cette continuité est la condition du progrès.
C'est dans cet esprit qu'a été conçu l'ouvrage qu'on va lire. Si, parmi les différents sujets que nous avons eu l'occasion d'étudier au cours de notre enseignement, nous avons choisi le suicide pour la présente publication, c'est que, comme il en est peu de plus facilement déterminables, il nous a paru être d'un exemple particulièrement opportun; encore un travail préalable a-t-il été nécessaire pour en bien marquer les contours. Mais aussi, par compensation, quand on se concentre ainsi, on arrive à trouver de véritables lois qui prouvent mieux que n'importe quelle argumentation dialectique la possibilité de la sociologie. On verra celles que nous espérons avoir démontrées. Assurément, il a dû nous arriver plus d'une fois de nous tromper, de dépasser dans nos inductions les faits observés. Mais du moins, chaque proposition est accompagnée de ses preuves, que nous nous sommes efforcé de multiplier autant que possible. Surtout, nous nous sommes appliqués à bien séparer chaque fois tout ce qui est raisonnement et interprétation, des faits interprétés. Le lecteur est ainsi mis en mesure d'apprécier ce qu'il y a de fondé dans les explications qui lui sont soumises, sans que rien trouble son jugement.
Il s'en faut, d'ailleurs, qu'en restreignant ainsi la recherche, on s'interdise nécessairement les vues d'ensemble et les aperçus généraux. Tout au contraire, nous pensons être parvenu à établir un certain nombre de propositions, concernant le mariage, le veuvage, la famille, la société religieuse, etc., qui, si nous ne nous abusons, en apprennent plus que les théories ordinaires des moralistes sur la nature de ces conditions ou de ces institutions. Il se dégagera même de notre étude quelques indications sur les causes du malaise général dont souffrent actuellement les sociétés européennes et sur les remèdes qui peuvent l'atténuer. Car il ne faut pas croire qu'un état général ne puisse être expliqué qu'à l'aide de généralités. Il peut tenir à des causes définies, qui ne sauraient être atteintes si on ne prend soin de les étudier à travers les manifestations, non moins définies, qui les expriment. Or, le suicide, dans l'état où il est aujourd'hui, se trouve justement être une des formes par lesquelles se traduit l'affection collective dont nous souffrons; c'est pourquoi il nous aidera à la comprendre.
Enfin, on retrouvera dans le cours de cet ouvrage, mais sous une forme concrète et appliquée, les principaux problèmes de méthodologie que nous avons posés et examinés plus spécialement ailleurs[1]. Même, parmi ces questions, il en est une à laquelle ce qui suit apporte une contribution trop importante pour que nous ne la signalions pas tout de suite à l'attention du lecteur.
La méthode sociologique, telle que nous la pratiquons, repose tout entière sur ce principe fondamental que les faits sociaux doivent être étudiés comme des choses, c'est-à-dire comme des réalités extérieures à l'individu. Il n'est pas de précepte qui nous ait été plus contesté; il n'en est pas, cependant, de plus fondamental. Car enfin, pour que la sociologie soit possible, il faut avant tout qu'elle ait un objet et qui ne soit qu'à elle. Il faut qu'elle ait à connaître d'une réalité et qui ne ressortisse pas à d'autres sciences. Mais s'il n'y a rien de réel en dehors des consciences particulières, elle s'évanouit faute de matière qui lui soit propre. Le seul objet auquel puisse désormais s'appliquer l'observation, ce sont les états mentaux de l'individu puisqu'il n'existe rien d'autre; or c'est affaire à la psychologie d'en traiter. De ce point de vue, en effet, tout ce qu'il y a de substantiel dans le mariage, par exemple, ou dans la famille, ou dans la religion, ce sont les besoins individuels auxquels sont censées répondre ces institutions: c'est l'amour paternel, l'amour filial, le penchant sexuel, ce qu'on a appelé l'instinct religieux, etc. Quant aux institutions elles-mêmes, avec leurs formes historiques, si variées et si complexes, elles deviennent négligeables et de peu d'intérêt. Expression superficielle et contingente des propriétés générales de la nature individuelle, elles ne sont qu'un aspect de cette dernière et ne réclament pas une investigation spéciale. Sans doute, il peut être curieux, à l'occasion, de chercher comment ces sentiments éternels de l'humanité se sont traduits extérieurement aux différentes époques de l'histoire; mais comme toutes ces traductions sont imparfaites, on ne peut pas y attacher beaucoup d'importance. Même, à certains égards, il convient de les écarter pour pouvoir mieux atteindre ce texte original d'où leur vient tout leur sens et qu'elles dénaturent. C'est ainsi que, sous prétexte d'établir la science sur des assises plus solides en la fondant dans la constitution psychologique de l'individu, on la détourne du seul objet qui lui revienne. On ne s'aperçoit pas qu'il ne peut y avoir de sociologie s'il n'existe pas de sociétés, et qu'il n'existe pas de sociétés s'il n'y a que des individus. Cette conception, d'ailleurs, n'est pas la moindre des causes qui entretiennent en sociologie le goût des vagues généralités. Comment se préoccuperait-on d'exprimer les formes concrètes de la vie sociale quand on ne leur reconnaît qu'une existence d'emprunt?
Or il nous semble difficile que, de chaque page de ce livre, pour ainsi dire, ne se dégage pas, au contraire, l'impression que l'individu est dominé par une réalité morale qui le dépasse: c'est la réalité collective. Quand on verra que chaque peuple a un taux de suicides qui lui est personnel, que ce taux est plus constant que celui de la mortalité générale, que, s'il évolue, c'est suivant un coefficient d'accélération qui est propre à chaque société, que les variations par lesquelles il passe aux différents moments du jour, du mois, de l'année, ne font que reproduire le rythme de la vie sociale; quand on constatera que le mariage, le divorce, la famille, la société religieuse, l'armée etc., l'affectent d'après des lois définies dont quelques-unes peuvent même être exprimées sous forme numérique, on renoncera à voir dans ces états et dans ces institutions je ne sais quels arrangements idéologiques sans vertu et sans efficacité. Mais on sentira que ce sont des forces réelles, vivantes et agissantes, qui, par la manière dont elles déterminent l'individu, témoignent assez qu'elles ne dépendent pas de lui; du moins, s'il entre comme élément dans la combinaison d'où elles résultent, elles s'imposent à lui à mesure qu'elles se forment. Dans ces conditions, on comprendra mieux comment la sociologie peut et doit être objective, puisqu'elle a en face d'elle des réalités aussi définies et aussi résistantes que celles dont traitent le psychologue ou le biologiste[2].
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Il nous reste à acquitter une dette de reconnaissance en adressant ici nos remerciements à nos deux anciens élèves, M. Ferrand, professeur à l'École primaire supérieure de Bordeaux, et M. Marcel Mauss, agrégé de philosophie, pour le dévouement avec lequel ils nous ont secondé et pour les services qu'ils nous ont rendus. C'est le premier qui a dressé toutes les cartes contenues dans ce livre; c'est grâce au second qu'il nous a été possible de réunir les éléments nécessaires à rétablissement des tableaux XXI et XXII dont on appréciera plus loin l'importance. Il a fallu pour cela dépouiller les dossiers de 26.000 suicidés environ en vue de relever séparément l'âge, le sexe, l'état civil, la présence ou l'absence d'enfants. C'est M. Mauss qui a fait seul ce travail considérable.
Ces tableaux ont été établis à l'aide de documents que possède le Ministère de la Justice, mais qui ne paraissent pas dans les comptes-rendus annuels. Ils ont été mis à notre disposition avec la plus grande complaisance par M. Tarde, chef du service de la statistique judiciaire. Nous lui en exprimons toute notre gratitude.
LE SUICIDE
INTRODUCTION
I
Comme le mot de suicide revient sans cesse dans le cours de la conversation, on pourrait croire que le sens en est connu de tout le monde et qu'il est superflu de le définir. Mais, en réalité, les mots de la langue usuelle, comme les concepts qu'ils expriment, sont toujours ambigus et le savant qui les emploierait tels qu'il les reçoit de l'usage et sans leur faire subir d'autre élaboration s'exposerait aux plus graves confusions. Non seulement la compréhension en est si peu circonscrite qu'elle varie d'un cas à l'autre suivant les besoins du discours, mais encore, comme la classification dont ils sont le produit ne procède pas d'une analyse méthodique, mais ne fait que traduire les impressions confuses de la foule, il arrive sans cesse que des catégories de faits très disparates sont réunies indistinctement sous une même rubrique, ou que des réalités de même nature sont appelées de noms différents. Si donc on se laisse guider par l'acception reçue, on risque de distinguer ce qui doit être confondu ou de confondre ce qui doit être distingué, de méconnaître ainsi la véritable parenté des choses et, par suite, de se méprendre sur leur nature. On n'explique qu'en comparant. Une investigation scientifique ne peut donc arriver à sa fin que si elle porte sur des faits comparables et elle a d'autant plus de chances de réussir qu'elle est plus assurée d'avoir réuni tous ceux qui peuvent être utilement comparés. Mais ces affinités naturelles des êtres ne sauraient être atteintes avec quelque sûreté par un examen superficiel comme celui d'où est résultée la terminologie vulgaire; par conséquent, le savant ne peut prendre pour objets de ses recherches les groupes de faits tout constitués auxquels correspondent les mots de la langue courante. Mais il est obligé de constituer lui-même les groupes qu'il veut étudier, afin de leur donner l'homogénéité et la spécificité qui leur sont nécessaires pour pouvoir être traités scientifiquement. C'est ainsi que le botaniste, quand il parle de fleurs ou de fruits, le zoologiste, quand il parle de poissons ou d'insectes, prennent ces différents termes dans des sens qu'ils ont dû préalablement fixer.
Notre première tâche doit donc être de déterminer l'ordre de faits que nous nous proposons d'étudier sous le nom de suicides. Pour cela, nous allons chercher si, parmi les différentes sortes de morts, il en est qui ont en commun des caractères assez objectifs pour pouvoir être reconnus de tout observateur de bonne foi, assez spéciaux pour ne pas se rencontrer ailleurs, mais, en même temps, assez voisins de ceux que l'on met généralement sous le nom de suicides pour que nous puissions, sans faire violence à l'usage, conserver cette même expression. S'il s'en rencontre, nous réunirons sous cette dénomination tous les faits, sans exception, qui présenteront ces caractères distinctifs, et cela sans nous inquiéter si la classe ainsi formée ne comprend pas tous les cas qu'on appelle d'ordinaire ainsi ou, au contraire, en comprend qu'on est habitué à appeler autrement. Car ce qui importe, ce n'est pas d'exprimer avec un peu de précision la notion que la moyenne des intelligences s'est faite du suicide, mais c'est de constituer une catégorie d'objets qui, tout en pouvant être, sans inconvénient, étiquettée sous cette rubrique, soit fondée objectivement, c'est-à-dire corresponde à une nature déterminée de choses.
Or, parmi les diverses espèces de morts, il en est qui présentent ce trait particulier qu'elles sont le fait de la victime elle-même, qu'elles résultent d'un acte dont le patient est l'auteur; et, d'autre part, il est certain que ce même caractère se retrouve à la base même de l'idée qu'on se fait communément du suicide. Peu importe, d'ailleurs, la nature intrinsèque des actes qui produisent ce résultat. Quoique, en général, on se représente le suicide comme une action positive et violente qui implique un certain déploiement de force musculaire, il peut se faire qu'une attitude purement négative ou une simple abstention aient la même conséquence. On se tue tout aussi bien en refusant de se nourrir qu'en se détruisant par le fer ou le feu. Il n'est même pas nécessaire que l'acte émané du patient ait été l'antécédent immédiat de la mort pour qu'elle en puisse être regardée comme l'effet; le rapport de causalité peut être indirect, le phénomène ne change pas, pour cela, de nature. L'iconoclaste qui, pour conquérir les palmes du martyre, commet un crime de lèse-majesté qu'il sait être capital, et qui meurt de la main du bourreau, est tout aussi bien l'auteur de sa propre fin que s'il s'était porté lui-même le coup mortel; du moins, il n'y a pas lieu de classer dans des genres différents ces deux variétés de morts volontaires, puisqu'il n'y a de différences entre elles que dans les détails matériels de l'exécution. Nous arrivons donc à cette première formule: On appelle suicide toute mort qui résulte médiatement ou immédiatement d'un acte positif ou négatif, accompli par la victime elle-même.
Mais cette définition est incomplète; elle ne distingue pas entre deux sortes de morts très différentes. On ne saurait ranger dans la même classe et traiter de la même manière la mort de l'halluciné qui se précipite d'une fenêtre élevée parce qu'il la croit de plain-pied avec le sol, et celle de l'homme, sain d'esprit, qui se frappe en sachant ce qu'il fait. Même, en un sens, il y a bien peu de dénouements mortels qui ne soient la conséquence ou prochaine ou lointaine de quelque démarche du patient. Les causes de mort sont situées hors de nous beaucoup plus qu'en nous et elles ne nous atteignent que si nous nous aventurons dans leur sphère d'action.
Dirons-nous qu'il n'y a suicide que si l'acte d'où la mort résulte a été accompli par la victime en vue de ce résultat? Que celui-là seul se tue véritablement qui a voulu se tuer et que le suicide est un homicide intentionnel de soi-même? Mais d'abord, ce serait définir le suicide par un caractère qui, quels qu'en puissent être l'intérêt et l'importance, aurait, tout au moins, le tort de n'être pas facilement reconnaissable parce qu'il n'est pas facile à observer. Comment savoir quel mobile a déterminé l'agent et si, quand il a pris sa résolution, c'est la mort même qu'il voulait ou s'il avait quelque autre but? L'intention est chose trop intime pour pouvoir être atteinte du dehors autrement que par de grossières approximations. Elle se dérobe même à l'observation intérieure. Que de fois nous nous méprenons sur les raisons véritables qui nous font agir! Sans cesse, nous expliquons par des passions généreuses ou des considérations élevées des démarches que nous ont inspirées de petits sentiments ou une aveugle routine.
D'ailleurs, d'une manière générale, un acte ne peut être défini par la fin que poursuit l'agent, car un même système de mouvements, sans changer de nature, peut-être ajusté à trop de fins différentes. Et en effet, s'il n'y avait suicide que là où il y a intention de se tuer, il faudrait refuser cette dénomination à des faits qui, malgré des dissemblances apparentes, sont, au fond, identiques à ceux que tout le monde appelle ainsi, et qu'on ne peut appeler autrement à moins de laisser le terme sans emploi. Le soldat qui court au devant d'une mort certaine pour sauver son régiment ne veut pas mourir, et pourtant n'est-il pas l'auteur de sa propre mort au même titre que l'industriel ou le commerçant qui se tuent pour échapper aux hontes de la faillite? On en peut dire autant du martyr qui meurt pour sa foi, de la mère qui se sacrifie pour son enfant, etc. Que la mort soit simplement acceptée comme une condition regrettable, mais inévitable, du but où l'on tend, ou bien qu'elle soit expressément voulue et recherchée pour elle-même, le sujet, dans un cas comme dans l'autre, renonce à l'existence, et les différentes manières d'y renoncer ne peuvent être que des variétés d'une même classe. Il y a entre elles trop de ressemblances fondamentales pour qu'on ne les réunisse pas sous la même expression générique, sauf à distinguer ensuite des espèces dans le genre ainsi constitué. Sans doute, vulgairement, le suicide est, avant tout, l'acte de désespoir d'un homme qui ne tient plus à vivre. Mais, en réalité, parce qu'on est encore attaché à la vie au moment où on la quitte, on ne laisse pas d'en faire l'abandon; et, entre tous les actes par lesquels un être vivant abandonne ainsi celui de tous ses biens qui passe pour le plus précieux, il y a des traits communs qui sont évidemment essentiels. Au contraire, la diversité des mobiles qui peuvent avoir dicté ces résolutions ne saurait donner naissance qu'à des différences secondaires. Quand donc le dévouement va jusqu'au sacrifice certain de la vie, c'est scientifiquement un suicide; nous verrons plus tard de quelle sorte.
Ce qui est commun à toutes les formes possibles de ce renoncement suprême, c'est que l'acte qui le consacre est accompli en connaissance de cause; c'est que la victime, au moment d'agir, sait ce qui doit résulter de sa conduite, quelque raison d'ailleurs qui l'ait amenée à se conduire ainsi. Tous les faits de mort qui présentent cette particularité caractéristique se distinguent nettement de tous les autres où le patient ou bien n'est pas l'agent de son propre décès, ou bien n'en est que l'agent inconscient. Ils s'en distinguent par un caractère facile à reconnaître, car ce n'est pas un problème insoluble que de savoir si l'individu connaissait ou non par avance les suites naturelles de son action. Ils forment donc un groupe défini, homogène, discernable de tout autre et qui, par conséquent, doit être désigné par un mot spécial. Celui de suicide lui convient et il n'y a pas lieu d'en créer un autre; car la très grande généralité des faits qu'on appelle quotidiennement ainsi en fait partie. Nous disons donc définitivement: On appelle suicide tout cas de mort qui résulte directement ou indirectement d'un acte positif ou négatif, accompli par la victime elle-même et qu'elle savait devoir produire ce résultat. La tentative, c'est l'acte ainsi défini, mais arrêté avant que la mort en soit résultée.
Cette définition suffit à exclure de notre recherche tout ce qui concerne les suicides d'animaux. En effet, ce que nous savons de l'intelligence animale ne nous permet pas d'attribuer aux bêtes une représentation anticipée de leur mort, ni surtout des moyens capables de la produire. On en voit, il est vrai, qui refusent de pénétrer dans un local où d'autres ont été tuées; on dirait qu'elles pressentent leur sort. Mais, en réalité, l'odeur du sang suffit à déterminer ce mouvement instinctif de recul. Tous les cas un peu authentiques que l'on cite et où l'on veut voir des suicides proprement dits peuvent s'expliquer tout autrement. Si le scorpion irrité se perce lui-même de son dard (ce qui, d'ailleurs, n'est pas certain), c'est probablement en vertu d'une réaction automatique et irréfléchie. L'énergie motrice, soulevée par son état d'irritation, se décharge au hasard, comme elle peut; il se trouve que l'animal en est la victime, sans qu'on puisse dire qu'il se soit représenté par avance la conséquence de son mouvement. Inversement, s'il est des chiens qui refusent de se nourrir quand ils ont perdu leur maître, c'est que la tristesse, dans laquelle ils étaient plongés, a supprimé mécaniquement l'appétit; la mort en est résultée, mais sans qu'elle ait été prévue. Ni le jeûne dans ce cas, ni la blessure dans l'autre n'ont été employés comme des moyens dont l'effet était connu. Les caractères distinctifs du suicide, tels que nous l'avons défini, font donc défaut. C'est pourquoi, dans ce qui suivra, nous n'aurons à nous occuper que du suicide humain[3].
Mais cette définition n'a pas seulement l'avantage de prévenir les rapprochements trompeurs ou les exclusions arbitraires; elle nous donne dès maintenant une idée de la place que les suicides occupent dans l'ensemble de la vie morale. Elle nous montre, en effet, qu'ils ne constituent pas, comme on pourrait le croire, un groupe tout à fait à part, une classe isolée de phénomènes monstrueux, sans rapport avec les autres modes de la conduite, mais, au contraire, qu'ils s'y relient par une série continue d'intermédiaires. Ils ne sont que la forme exagérée de pratiques usuelles. En effet, il y a, disons-nous, suicide quand la victime, au moment où elle commet l'acte qui doit mettre fin à ses jours, sait de toute certitude ce qui doit normalement en résulter. Mais cette certitude peut être plus ou moins forte. Nuancez-la de quelques doutes, et vous aurez un fait nouveau, qui n'est plus le suicide, mais qui en est proche parent puisqu'il n'existe entre eux que des différences de degrés. Un homme qui s'expose sciemment pour autrui, mais sans qu'un dénouement mortel soit certain, n'est pas, sans doute, un suicidé, même s'il arrive qu'il succombe, non puis que l'imprudent qui joue de parti pris avec la mort tout en cherchant à l'éviter, ou que l'apathique qui, ne tenant vivement à rien, ne se donne pas la peine de soigner sa santé et la compromet par sa négligence. Et pourtant, ces différentes manières d'agir ne se distinguent pas radicalement des suicides proprement dits. Elles procèdent d'états d'esprit analogues, puisqu'elles entraînent également des risques mortels qui ne sont pas ignorés de l'agent, et que la perspective de ces risques ne l'arrête pas; toute la différence, c'est que les chances de mort sont moindres. Aussi n'est-ce pas sans quelque fondement qu'on dit couramment du savant qui s'est épuisé en veilles, qu'il s'est tué lui-même. Tous ces faits constituent donc des sortes de suicides embryonnaires, et, s'il n'est pas d'une bonne méthode de les confondre avec le suicide complet et développé, il ne faut pas davantage perdre de vue les rapports de parenté qu'ils soutiennent avec ce dernier. Car il apparaît sous un tout autre aspect, une fois qu'on a reconnu qu'il se rattache sans solution de continuité aux actes de courage et de dévouement, d'une part, et, de l'autre, aux actes d'imprudence et de simple négligence. On verra mieux dans la suite ce que ces rapprochements ont d'instructif.