Buch lesen: «Chronique de 1831 à 1862. T. 1»
Cette Chronique a été composée avec des notes recueillies en Angleterre, durant l'ambassade du prince de Talleyrand, et ensuite avec les fragments extraits des lettres adressées pendant trente ans, par Mme la duchesse de Dino (plus tard duchesse de Talleyrand et de Sagan), à M. Adolphe de Bacourt, qui me l'a remise en mains propres, par ordre de ma grand'mère.
Quelques mois avant sa mort, en 1862, ma grand'mère, qui ne se faisait plus aucune illusion sur l'état de sa santé, me prévint elle-même du don précieux qui me serait remis après elle, par son exécuteur testamentaire, M. de Bacourt, y ajoutant ses instructions et ses conseils.
Le recul des années étant nécessaire à l'homme pour devenir à peu près juste à l'égard des sentiments et des actes des personnes qui ont marqué d'un trait spécial, j'aurais voulu retarder encore la publication de cette Chronique, mais ma nièce, la comtesse Jean de Castellane, ayant, il y a quelques mois, fait paraître le Récit des premières années de la duchesse de Dino, qui finissait trop tôt, au gré de plus d'un lecteur, il me semble à propos de ne plus en faire attendre la continuation.
Cette continuation se trouve, presque tout entière, dans cette Chronique.
Ce livre, où les dernières années du prince de Talleyrand sont mieux mises en lumière que par toutes les publications faites jusqu'à ce jour, parle trop par lui-même pour que j'aie besoin d'y ajouter un seul mot. La place que la duchesse de Dino a occupée dans la société européenne de la première partie du siècle dernier est aussi trop connue pour la rappeler ici. Ses attraits, comme ses dons, furent rarement égalés, mais ce qui est moins connu, c'est la séduction morale qu'elle exerçait sur tous ceux qui l'approchaient. Si l'intelligence est une puissance, l'élévation de l'âme en est une plus grande encore et celle-ci a certainement aidé la duchesse de Dino à traverser bien des phases difficiles dans sa vie.
C'est ce qui me semble tout particulièrement ressortir de cette Chronique où on sent planer une âme supérieure.
CASTELLANE, Princesse Radziwill.
Kleinitz, 1er septembre 1908.
1831
Paris, 9 mai 1831.– Je suis si étourdie du bruit de Paris, j'y ai tant entendu dire de paroles, tant de figures ont déjà passé sous mes yeux, que j'ai peine à me reconnaître, à rassembler mes idées et à leur demander de me dire où j'en suis, où en sont les autres; si ce pays-ci est en bonne ou mauvaise route; si les médecins sont suffisamment habiles, ou plutôt si la maladie ne bravera pas la science du médecin!
J'ai déjà vingt fois arrêté ma pensée sur Madère; quelquefois aussi elle s'est reposée sur Valençay. Mais elle ne se fixe nulle part, et il me semble tout à fait déraisonnable de rien préjuger avant cette grande crise électorale à laquelle je vois que tout le monde se réfère. A tout on dit ici: «Après les élections,» comme, à Londres, le monde frivole disait: «Après Pâques.»
Il y avait un petit article dans le Moniteur d'hier: la disposition ministérielle, la disposition du public en général, est équitable et honorable pour M. de Talleyrand, mais la raison n'est pas à la mode, et dans ce pays-ci moins qu'ailleurs. En vérité, si je voulais faire promener ma pensée sur les mille et une petites complications qui gênent et entravent tout, je ne pourrais arriver qu'à ce résultat: c'est que ce pays-ci est fort malade, mais que le médecin est bon!..
Londres, 10 septembre 1831.– Les lettres de Paris disent que l'éternel bailli de Ferrette s'est enfin éteint et que Mme Visconti, autre merveille du temps passé, en a fait autant.
On me parle d'émeutes féminines; il y a eu quinze cents de ces horribles créatures qui ont fait du train. La garde nationale, à cause de leur sexe, n'a pas voulu user de force; heureusement que la pluie en a fait justice.
Il est arrivé hier une estafette avec quelques rabâchages sur la Belgique, demandant que les Hollandais se retirent encore davantage; que Maëstricht n'ait que des Hollandais seuls pour garnison; notant l'impatience de ce que le général Baudrand ait eu des entretiens directs et particuliers avec les ministres anglais et le rappelant sur-le-champ. Il ne partira cependant qu'après le «Drawing-room».
Rien de nouveau sur la Pologne.
Le Times raconte l'infortunée tentative portugaise. Maudit dom Miguel! Quelle horreur que son triomphe!
A Londres il n'y a qu'une seule nouvelle: c'est qu'à l'occasion du couronnement1, le Roi a autorisé les évêques à quitter leurs vilaines perruques; les voilà tous méconnaissables pour huit jours; ils se sont tellement pressés de profiter de la permission qu'ils n'ont pas donné à leurs cheveux le temps de repousser, cela fait qu'ils ont de drôles de figures et qu'au grand dîner du Roi, ils ont fait la joie de tous les convives.
Londres, 11 septembre 1831.– Les conversations tournent encore toutes sur le couronnement; la rentrée pédestre et crottée du duc de Devonshire, les faits, gestes, figures et paroles de chacun, sont commentés, embellis, défigurés, passés en revue avec plus ou moins de charité, c'est-à-dire sans charité aucune. Il n'y a que la Reine à laquelle personne ne touche; tout le monde dit qu'elle était la perfection et on a bien raison.
J'ai vu hier le duc de Gloucester auquel je n'ai rien tiré, si ce n'est qu'au grand dîner diplomatique que nous avons aujourd'hui à Saint-James, on avait cherché le moyen d'éviter le Van de Weyer qui fait tomber la duchesse de Saxe-Weimar en défaillance. On a, en conséquence, imaginé de n'inviter, hors les ambassadeurs, que ceux des ministres qui sont mariés: l'expédient me paraît un peu stupide.
Toutes les vieilles antiquités disparaissent; voilà lady Mornington, mère du duc de Wellington, qui est morte hier à 90 ans: cela ne fait pas grand'chose à son fils.
La Landgravine de Hesse-Hombourg et le duc de Saxe-Meiningen sont partis hier par le bateau à vapeur pour Rotterdam; la duchesse de Cambridge part aujourd'hui pour la Haye par Bruges. La grande affaire de tout ce monde est d'éviter Bruxelles!
Lady Belfast raconte fort drôlement la visite et la réception des yachts anglais à Cherbourg. Les autorités les ont reçus et n'ont jamais pu comprendre ce que c'était qu'un Gentlemen's Yacht Club dans lequel le gouvernement n'intervenait nullement; elles ont presque pris ces messieurs pour des pirates. Cependant on leur a donné un dîner et un bal. Lord Yarborough a voulu les leur rendre à bord de son yacht, mais toutes les belles dames de province ont déclaré que rien ne les ferait danser sur mer, qu'assurément elles auraient toutes des maux de cœur horribles, que cette proposition était tout à fait barbare, et enfin lord Yarborough a été obligé de céder et de donner un bal dans une guinguette de Cherbourg, où il a cependant trouvé moyen de dépenser dix mille francs dans une seule soirée.
Londres, 13 septembre 1831.– Le «Drawing-room» d'hier était plus nombreux que jamais, par conséquent si long et si fatigant qu'il a successivement mis le Mexique, l'Espagne et Naples hors de combat. Après les évanouissements successifs des trois représentantes, nos rangs étaient si clairsemés qu'il a fallu d'autant plus payer de sa personne.
Mme de Lieven s'est bravement assise sur les marches du trône et, de là, elle a passé dans le cabinet du Roi où elle a fait lunch; elle est ensuite revenue nous dire qu'elle n'était pas fatiguée et qu'elle n'avait pas faim. Elle était tentée d'ajouter que nos jambes devaient être reposées du repos des siennes et notre estomac satisfait de savoir le sien restauré.
Les Pairesses, dans leur costume, avaient en général bon air. Il y en a une, pauvre malheureuse, qui a payé cher le plaisir d'user du droit de Pairesse: celui d'aller chez le Roi en dépit du Roi lui-même. Lady Ferrers avait été une femme entretenue, ou à peu près, et la maîtresse de son mari avant d'être sa femme. Lord Howe a dit à lord Ferrers que la Reine ne recevrait pas sa femme, mais lord Ferrers ayant répondu que le droit des Pairesses était d'entrer chez la Reine, on n'a pas pu s'y opposer. Seulement on l'a prévenu que la Reine détournerait la tête lorsqu'elle passerait; c'est ce qui a eu lieu. Mais je dois dire que le bon cœur de la Reine a paru encore dans cette circonstance. Elle a eu l'air de commencer à causer avec la princesse Auguste avant que lady Ferrers fût devant elle; elle n'a pas interrompu sa conversation et on pouvait croire que la pauvre proscrite était passée inaperçue et non pas insultée. J'en ai su bon gré à la Reine.
Le dîner était magnifique et le Roi dans un train de bonne humeur vraiment comique. Il a fait des speeches français étonnants. On dit qu'après le départ des dames il a donné dans le graveleux à un point inouï. Jamais je ne l'ai vu si en gaieté. Je crois qu'un courrier arrivé de Paris un peu avant le dîner, qui a apporté à lord Palmerston et à M. de Talleyrand la nouvelle que les troupes françaises commenceraient à évacuer la Belgique le 27 et seraient toutes rentrées en France le 30, était pour quelque chose dans l'hilarité du Roi. Lord Grey en était rayonnant.
Les nouvelles du choléra sont mauvaises: il arrive en Suède par la Finlande, et, en trois jours, sur soixante malades à Berlin, trente en sont morts.
Il y a eu assez de bruit à Paris pour que M. Perier s'y soit porté lui-même à cheval, en habit de ministre; sa présence a bien fait.
Il paraît que les affaires belges sont décidément finies et M. de Talleyrand disait hier qu'il serait en France à la fin d'octobre; mais j'ai déjà vu tant de hauts et de bas dans ces affaires que je ne sais plus rien prévoir à huit jours de distance.
Cambridge-Wells, 16 septembre 1831.– Je viens de visiter Eridge Castle2, qui appartient à un richard misanthrope, octogénaire, que le malheur a poursuivi, dont le titre est celui de Earl of Abergavenny, mais dont le nom de famille est Neville; c'est un des cousins de lord Warwick. Le fameux Guy, Earl of Warwick, surnommé «The King's Maker», était un Neville. Eridge Castle lui appartenait. Plus tard la reine Elisabeth y fut fêtée.
Le château, sur les fondations antiques, a été rebâti dans l'ancien style avec un soin particulier par le propriétaire actuel. Tout est parfaitement d'accord, tout est élégant, riche; la perfection des boiseries et la beauté des vitraux de couleur, remarquables; l'appartement particulier de lord Abergavenny, extrêmement lugubre. Le château est sur un point très élevé, avec un lac de vingt arpents au pied de la colline, mais ce vallon est encadré de collines plus élevées encore que celle du centre sur laquelle est le château, et elles sont toutes couvertes d'arbres si beaux et en si grande quantité, qui se prolongent pendant tant de milles, que cela forme une véritable forêt. C'est la vue la plus boisée, la plus romantique et, en même temps, la plus profondément mélancolique que j'aie jamais rencontrée. Ce n'est pas de l'Angleterre, c'est encore moins de la France; c'est la Forêt Noire, c'est la Bohême. Je n'ai jamais vu de lierres comparables à ceux qui tapissent les tours, les balcons et toute cette demeure; enfin, j'en ai eu la tête tournée.
Dans le parc est un bouquet de sapins, bien hauts, bien sombres, qui entourent une source d'eau minérale parfaitement semblable à celle de Tunbridge. Non seulement le parc est rempli de daims, mais il y a aussi des cerfs, et quantité de vaches, de moutons et un beau troupeau de buffles.
Lord Abergavenny est très charitable. Cent vingt ouvriers sont toujours employés par lui. Depuis que les baigneurs de Tunbridge sont venus dévaster son jardin, il ne permet à qui que ce soit de voir le parc ou la maison. Il en a même refusé l'entrée, il y a quelque temps, à la princesse de Lieven. Un billet touchant de la comtesse Batthyány et de moi l'a attendri; il est sorti, après avoir laissé des ordres à ses gens de nous tout montrer, et un homme à cheval nous a guidés dans les bois. Ses gens l'aiment beaucoup, en disent mille biens et racontent fort bien les malheurs qui ont frappé ce pauvre vieux homme.
Londres, 17 septembre 1831.– En revenant de Tunbridge hier, j'ai visité Knowles. C'est un des châteaux les plus anciens de l'Angleterre; bâti par le Roi Jean-Sans-Terre, la plus ancienne partie de ce bâtiment est encore de cette époque. Les archevêques de Cantorbéry ont longtemps possédé Knowles, mais Cranmer, ayant trouvé que sa magnificence excitait les murmures populaires, rendit Knowles à la Couronne. Élisabeth le donna aux Sackfield, dont elle fit l'aîné comte de Dorset. Knowles est resté dans cette famille jusqu'à présent et vient de passer aux mains de lady Plymouth, sœur du duc de Dorset, qui a péri à la chasse sans laisser d'enfants. Le vieux duc de Dorset actuel est un oncle du dernier; il a hérité du titre, mais non de l'Estate qui a passé aux femmes.
A mon tour, je sais faire aussi de la pédanterie: j'ai daigné consulter un guide de voyage et j'ai trouvé une housekeeper! Cette vieille fée montre fort bien l'antique et lugubre demeure de Knowles, dont la tristesse est incomparable; je n'en excepte même pas la partie arrangée par les propriétaires actuels, à plus forte raison celle qui est consacrée aux souvenirs et à la tradition. Il n'y a là aucune imitation: tout est ancien et original; on y voit cinq ou six chambres à coucher, le Hall, trois galeries et un salon avec les meubles du temps de Jacques Ier. Boiseries, meubles, tableaux, tout est authentiquement de cette époque. L'appartement dans lequel Jacques Ier fut reçu par le premier comte de Dorset est magnifique, orné de glaces de Venise, d'un lit en brocard d'or et d'argent, d'une toilette en filigrane, de cabinets en ivoire et en ébène, enfin de choses belles et curieuses. Des portraits de toute l'Angleterre, et parmi cette immense quantité de croûtes, une douzaine de peintures superbes de Van Dyck et de sir Robert Leslie. Le parc est grand, mais il n'a rien de remarquable; il n'est bon qu'à parcourir un peu vite.
Londres, 19 septembre 1831.– Mes retours à Londres ne sont pas heureux. Je reviens avant-hier pour apprendre la prise de Varsovie3, et aujourd'hui j'arrive de Stocke4 pour apprendre les nouveaux et sérieux désordres qui ont eu lieu à Paris, à l'occasion de la défaite des Polonais. L'état de Paris était grave au départ des lettres; aux détails contenus dans le Times de ce matin, j'ajouterai que M. Casimir Perier a courageusement tiré Sébastiani de danger en le mettant dans sa voiture; arrivés à la place Vendôme, ils ont été obligés de se réfugier à l'hôtel de l'État-Major. Les cris de «A bas Louis-Philippe» ont été vifs.
C'est aujourd'hui que probablement le sort du ministère se sera décidé à la Chambre. Je sais que M. de Rigny était fort inquiet; la dernière séance avait été très mauvaise.
J'ai aussi reçu une lettre très triste de M. Pasquier… Nos prévisions auront été vraies et justes: Madère!
Londres, 20 septembre 1831.– Le comte Paul Medem est arrivé hier et a passé une grande partie de la journée avec moi.
Il avait quitté Paris le samedi soir. Je l'ai questionné à mon aise et je l'ai trouvé avec son bon et froid jugement habituel; ne regardant rien comme perdu, ni rien comme sauvé en France. Tout lui paraît livré au hasard: la confiance est impossible; il dit de mauvaises paroles sur l'impopularité du Roi, sur l'ignorance et la présomption de tous. Le seul dont il fasse cas, c'est M. Perier, mais celui-ci est fort dégoûté et ne se cache pas du manque de concours. Il fait un triste tableau de l'état commercial et social de Paris. Tout y est méconnaissable: costumes, manières, ton, mœurs et langage, tout est changé; les hommes ne vivent plus guère qu'au café et les femmes ont disparu.
On a adopté de nouvelles locutions: on n'appelle plus la Chambre des députés que la Reine Législative; la Chambre des pairs s'appelle l'Ancienne Chambre; celle-ci n'existe plus comme pouvoir, pour personne. On dit que c'est le Roi qui a le plus facilement abandonné l'hérédité de la Pairie, espérant par là se populariser et obtenir une meilleure liste civile: on ne suppose pas qu'elle excède douze millions; en attendant, il touche chaque mois quinze cent mille francs.
Plusieurs théâtres sont fermés; l'Opéra et les Italiens attirent encore du monde; mais si les premiers sujets continuent à jouer sur la scène, dans les loges on ne voit plus guère que les doublures du beau monde.
Il paraît que l'Empereur Nicolas ne fera exécuter en Pologne que ceux qui, dans les scènes sanglantes des clubs, ont assassiné les prisonniers russes; la Sibérie s'ouvrira pour les autres. Quelle quantité de malheureux nous allons voir faire irruption sur l'Europe et surtout en France! Quoiqu'il soit bien naturel de leur offrir asile, je dois convenir cependant que, dans la situation actuelle de la France, ce sont de nouveaux éléments de désordre qu'on va y introduire. On dit que, dans les émeutes, les réfugiés de tous les pays jouent un rôle premier.
Les nouvelles de Rio-de-Janeiro sont mauvaises pour les enfants que dom Pedro y a laissés5; une révolte des hommes de couleur y a produit de grands désordres.
Les scènes en Suisse sont déplorables6.
Il y a eu du mouvement à Bordeaux.
Miaoulis a fait sauter sa flotte pour ne pas obéir à Capo d'Istria7.
Londres, 21 septembre 1831.– L'émeute a recommencé dimanche soir à Paris et a duré toute la matinée du lundi8, et il y avait de mauvais symptômes de tous les genres; l'aspect de la ville était grave à tous égards, et si les interpellations annoncées par Mauguin et Laurence avaient été remises de vingt-quatre heures, c'est qu'on croyait à une dislocation immédiate du ministère, si ce n'est entière, du moins partielle. Bonté divine! Où en sommes-nous et où allons-nous?
A propos de cela, on assure que les troupes qui sont à Madère sont prêtes à faire leur soumission à doña Maria. Ce nom de Madère, prononcé, jeté pour ainsi dire, il y a six mois sans grande réflexion, aura été une prédiction. C'est là que nous chercherons refuge!
C'est Jules Chodron9 qui est nommé second secrétaire de légation à Bruxelles.
Londres, 22 septembre 1831.– Les lettres de Vienne disent que le choléra y a paru le 9 de ce mois, et dans les premières vingt-quatre heures y a enlevé cinquante personnes.
Bülow a des nouvelles de Berlin du 16: il y avait eu jusqu'à ce jour-là trois cents malades sur lesquels deux cents avaient succombé. Il a beau s'étendre, ce vilain mal, il ne paraît pas s'endormir.
M. Martin, qui nous est arrivé hier, dit grand mal du Midi de la France: tout s'y divise en carlisme, bigotisme, républicanisme; de la raison, nulle part; une absence d'autorité locale déplorable, une confusion, une anarchie qui laisse le champ libre à tous les délits. Pauvre France!
Ici, on n'est guère mieux. J'ai été hier au soir à Holland-House où le ministère avait l'air consterné. Il se sent, je crois, un peu coupable; car, si ce pays-ci est menacé de scènes révolutionnaires, c'est que le ministère l'aura voulu. Pour intimider la Chambre des pairs et lui arracher le «Bill de réforme», il excite les meetings et les mouvements menaçants qui se préparent.
Lord Grey était particulièrement soucieux d'une réunion qui aurait eu lieu hier chez le duc de Wellington. Il ne sait pas s'il osera faire des pairs sans perdre des voix sur lesquelles il comptait, et qui se retireraient de lui si la Pairie était prostituée. Enfin, les embarras, d'une espèce et d'une autre, couvrent la terre.
Dimanche soir, on a promené dans Paris des bonnets de la liberté sur des piques et on a fait d'autres gentillesses du même genre. Les lettres de lundi, à deux heures, mandent que, dans la crainte de voir former des barricades, on avait enlevé tous les matériaux qui se trouvaient sur la place Louis XV et qu'on les avait entassés dans les cours des maisons voisines.
Londres, 23 septembre 1831.– Il a fait assez beau temps hier pour la fête de Woolwich à laquelle j'ai assisté. C'est très imposant de voir lancer un grand bâtiment de guerre et de le voir entrer ensuite dans le bassin où il doit être mâté.
Nous étions dans une tribune près de celle du Roi; il y avait du monde par torrents; des bateaux à vapeur, des barques en multitude, beaucoup de musiques, de cloches, de coups de canon, presque du soleil, des uniformes, de la parure, enfin de tout ce qui donne un grand air de fête.
Le Roi a mené un petit détachement du Corps diplomatique, dont je faisais partie, voir une frégate en miniature destinée en cadeau au Roi de Prusse et qui est charmante: toute en bois d'acajou et en cuivre. Puis il nous a conduits déjeuner à bord du Royal Sovereign, vieux yacht doré et chamarré du temps de George III. Le Roi m'a adressé un toast pour le Roi des Français, et à Bülow un autre toast pour Sa Majesté Prussienne. Il a oublié Mme Falk; la duchesse de Saxe-Weimar, qui ne prenait pas cet oubli en patience, s'est mise à fondre en larmes, ce qui a fait revenir la mémoire au Roi, et il a fait alors des excuses à Mme Falk en buvant à la santé du Roi de Hollande.
J'ai dîné avec le duc de Wellington, qui était de très bonne humeur; il espère que le «Bill de réforme» sera rejeté par la Chambre des pairs, à la seconde lecture qui aura lieu le 3 octobre. Lord Winchelsea a déclaré qu'il voterait contre; le ministère lui a alors demandé la démission de sa charge de Cour, que le Roi n'a pas voulu accepter.
Il est arrivé hier soir une estafette de Paris, du 20, pour dire que les émeutes étaient finies et que le ministère avait eu l'avantage dans la Chambre des députés; mais en même temps, on mande que ce qui s'est passé prouve qu'il faut avoir le traité belge sur les bases qui ont été proposées dans la dépêche du 12.
Londres, 25 septembre 1831.– Nous avons reçu les détails de la séance de la Chambre des députés dans laquelle le ministère a triomphé. Ce triomphe a été un ordre du jour, motivé d'une manière honorable pour le gouvernement, qui a eu une majorité de 85 voix. 357 votants: 221 pour M. Perier, 136 contre. Voilà, pour le moment, les choses remises dans une sorte d'équilibre, mais elles ne m'inspirent aucune confiance, car cette nouvelle Chambre a encore des preuves à donner, dans les questions de l'hérédité de la Pairie, de la liste civile, du budget, et je ne la trouve nullement préparée à bien dire ni à bien faire.
On écrit encore en rendant justice au courage de lion de M. Perier, en représentant le pays comme bien malade et Pozzo fort inquiet malgré le mariage de son neveu, qui le ravit.
Nous avons eu à dîner trois messieurs d'Arras, recommandés par le baron de Talleyrand, des Français, de ceux qui s'appellent de la classe moyenne, à laquelle ils se font gloire d'appartenir: parmi les trois, il y avait un petit monsieur de dix-sept ans, élève de rhétorique au lycée Louis-le-Grand, qui vient ici pour ses vacances et qui est déjà aussi bavard et aussi tranchant qu'on peut le souhaiter: il donne tout plein d'espérance d'être un jour un des hurleurs de la Chambre.
Londres, 27 septembre 1831.– Hier, la Conférence a adopté un protocole qui va produire Dieu sait quoi! Les Hollandais et les Belges n'ayant pu s'entendre en aucune manière, ni même se rapprocher, la Conférence, pour éviter la reprise des hostilités, terminer enfin cette difficile, délicate et dangereuse question, et arrêter la conflagration qu'elle est toujours au moment de produire, s'est constituée hier arbitre et va procéder à cet arbitrage, dont le résultat sera pris sous sa protection et garantie. Comment cela va-t-il être pris à Paris? M. de Talleyrand croit qu'on se fâchera d'abord, puis qu'on cédera, et que d'ailleurs il n'y avait pas de choix: «Ceci, dit-il, est la seule et unique manière d'en finir.»
Londres, 29 septembre 1831.– M. de Montrond est arrivé hier; il parle avec le dernier mépris de Paris et de tout ce qui s'y passe. Il annonce que le Roi va demeurer aux Tuileries, après une bataille très rude livrée par ses ministres, qui lui ont encore, dans cette occasion-ci, mis le marché à la main. Il leur a fallu aussi persuader la Reine qui y avait grande répugnance; cependant, ils ont vaincu toutes les déplaisances et cela va se faire.
Il paraît qu'au Palais-Royal, le Roi ne peut plus bouger sans être accueilli par les mots les plus durs; on lui crie: «Bavard… Avare…»; on passe à travers la petite grille intérieure des couteaux avec lesquels on le menace, enfin des horreurs!