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Les conteurs à la ronde

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Durant bien des jours, Carl erra dans des régions désolées; il parcourut bien des forêts, traversa bien des rivières, et ses souliers étaient usés avant qu'il eût retrouvé le bon chemin de Stromthal. Un moment il fut tenté de retourner travailler huit ans chez Peter Schonfuss, mais il ne put se décider à rebrousser chemin sans avoir vu Marguerite. D'ailleurs; pensait-il, Jacob Elsen est un brave homme; quand il saura que j'ai travaillé et gagné les cinquante florins d'or, quoique je ne les aie plus, il me donnera sa fille.

Il rôda longtemps dans les rues et rencontra beaucoup de ses anciennes connaissances, qui l'avaient oublié. À la fin, il entra hardiment dans la rue où habitait Jacob et frappa à la vieille maison. Jacob vint lui-même ouvrir la porte.

– Le Wanderbusche est revenu! s'écria Jacob en l'embrassant; le coeur de Marguerite sera joyeux.»

Carl suivait le tonnelier en silence et la tête basse, comme s'il eût été coupable d'une mauvaise action. À peine osait-il commencer l'histoire de son maillet perdu.

– Comme vous êtes pâle, et comme vous avez maigri, dit Jacob. J'espère pourtant que vous avez mené une vie honnête? Les beaux habits! mais ils ne conviennent guère à un jeune ouvrier. Sûrement vous avez trouvé un trésor?

– Non, répondit Carl, j'ai tout perdu, même les cinquante florins d'or que j'avais gagnés par le travail de mes mains.»

Le front du vieillard s'obscurcit. Le regard inquiet et égaré de Carl, ses habits élégants souillés par le voyage, sa confusion et son silence, éveillaient les soupçons du prudent Jacob Elsen, et quand le jeune homme raconta son histoire, elle lui parut si étrange et si improbable qu'il hocha la tête.

– Carl, dit-il, vous avez habité de mauvaises villes. Mieux vaudrait être mort lorsque vous appreniez à raboter une douve, que de vivre pour devenir menteur!»

Carl ne répondit rien; mais il regagna la rue. Sur le seuil, il trouva Marguerite et, au grand étonnement de la jeune fille, il passa près d'elle sans lui parler. Durant toute la nuit, il rôda dans les rues de la ville. L'envie ne lui manquait pas de retourner dans la maison du vieux Peter Schonfuss et de sa fille Bertha; mais l'orgueil l'en empêchait; Il résolut donc de partir et d'aller chercher du travail ailleurs. Cependant, la froideur de sa conduite avec Marguerite pesait sur sa conscience. Il voulait la revoir avant de s'éloigner. Dans ce dessein, il se tint dans la rue, après le lever du soleil, jusqu'à ce qu'elle ouvrît la porte. Alors il s'avança vers elle.

– Ô Carl! lui dit Marguerite, est-ce là ce qui m'était réservé après trois années d'attente?

– Écoutez-moi, chère Marguerite! répliqua Carl.

– Je n'ose, dit Marguerite, mon père me l'a défendu. Je ne puis que vous dire adieu et prier le ciel pour que mon père reconnaisse un jour qu'il a tort.

– Je lui ai dit l'exacte vérité, s'écria Carl; mais Marguerite rentra et le laissa sur le seuil. Carl attendit un moment, et résolut de la suivre pour la convaincre au moins de son innocence avant son départ. Il leva donc le loquet, entra dans la maison et passa dans la cour en traversant la cuisine. Marguerite n'y était pas. Il entra alors dans l'atelier où il se trouva également seul, les compagnons n'étant pas encore venus; Marguerite était toujours la première personne levée dans la maison. Les malheurs de Carl et l'injustice qu'il avait éprouvée, lui venaient à l'esprit, et il lui semblait qu'une voix murmurait à son oreille:» Le monde entier est contre toi. C'est plus que je n'en puis supporter, dit-il, mieux vaut mourir!»

Il leva le loquet de la porte de bois qui donnait sur la rivière, et ouvrit cette porte toute grande à la clarté du jour qui se répandit dans l'atelier. C'était une belle et fraîche matinée; la Klar, grossie par les pluies de la veille, coulait à pleins bords. «De toutes mes espérances, de ma longue patience, de mon industrie, de mon ardeur au travail, de tout ce que j'ai souffert et de mon profond amour pour Marguerite, voilà donc la misérable fin! s'écria Carl en s'avançant vers la rivière.

Mais il s'arrêta soudain, son regard venait de saisir un objet arrêté entre les pieux de bouleaux et la rive. «Chose étrange, dit-il, c'est un maillet et il ressemble beaucoup à celui que j'ai perdu! Sûrement, l'un ou l'autre des compagnons de Jacob Elsen l'aura laissé tomber là.»

Ce maillet était plus grand qu'un maillet ordinaire, et, bien que ce fût une folle imagination, il pensa tout-à-coup qu'une puissance surnaturelle avait apporté là son maillet à temps pour le détourner de son fatal dessein. «Oui, c'est mon maillet!» s'écria-t-il; car, en se penchant, il venait de voir la marque du trou qu'il avait foré. Sans prendre le temps de le ramasser, en le voyant solidement arrêté là, il courut dans la maison et rencontra Jacob Elsen qui descendait l'escalier.

– J'ai retrouvé mon maillet! s'écria Carl. Où est Marguerite?» Le tonnelier parut d'abord incrédule. Marguerite entendit la voix de son fiancé, et descendit en toute hâte les escaliers.

– Par ici, dit Carl en les conduisant tous les deux à travers la boutique. – Par ici! Regardez!»

Alors Marguerite et son père aperçurent le maillet Carl se baissa pour le ramasser, et, ôtant la cheville il secoua toutes les pièces d'or sur le plancher. Jacob lui serra la main en le priant de lui pardonner ses injustes soupçons. Marguerite versa des larmes de joie.

– Il est arrivé à temps pour sauver ma vie, dit Carl. D'heureux jours reviendront avec lui!

– Mais comment ce maillet a-t-il pu arriver ici! demanda Jacob cherchant le mot de l'énigme.

– Je commence à le deviner, répondit Carl. J'ai découvert l'origine de la Klar, les deux rivières n'en font qu'une.»

Après avoir écrit l'histoire de ses aventures, Carl en fit présent au conseil municipal, qui chargea tous les savants de Stromthal de démontrer, par une série d'expériences, l'identité des deux rivières. Cela fait, il y eut de grandes réjouissances dans la ville. Le jour où Carl épousa Marguerite, il reçut la récompense promise de cinq cents florins d'or, et, depuis cette époque, le jour où il avait retrouvé son maillet fut célébré comme celui d'une fête par les habitants de toutes les villes situées sur le Geber et la Klar.

IV – L'HISTOIRE DE LA VIEILLE MARIE BONNE D'ENFANT

Vous savez, mes chers amis, que votre mère était orpheline et fille unique. Vous n'ignorez pas non plus, j'en suis bien sûre, que votre grand-père était ministre de l'Évangile dans le Westmoreland, d'où je viens moi-même. J'étais encore une petite fille à l'école du village, quand, un jour votre grand'mère entra pour demander à la maîtresse si elle pouvait lui recommander une de ses écolières pour bonne d'enfant. Je fus bien fière, je peux vous le dire, quand la maîtresse m'appela et parla de moi comme d'une honnête fille, habile aux travaux d'aiguille, d'un caractère posé, et dont les parents étaient respectables, quoique pauvres. Je pensai tout de suite que je ne pourrais jamais rien faire de mieux que de servir cette jeune et jolie dame. Elle rougissait autant que moi en parlant de l'enfant qui allait venir et dont je serais la bonne. Mais cette première partie de mon histoire, je le sais bien, vous intéresse beaucoup moins que celle que vous attendez. Je vous dirai donc tout de suite que je fus engagée et installée au presbytère avant la naissance de miss Rosemonde: c'était l'enfant attendu, et c'est aujourd'hui votre mère. J'avais, en vérité, bien peu de chose à faire avec elle, quand elle vint au monde; car elle ne sortait jamais des bras de sa mère, et dormait toute la nuit près d'elle. Aussi, étais-je toute fière quand ma maîtresse me la confiait quelquefois un moment. Jamais il n'y eut un pareil enfant, ni avant ce temps-là, ni depuis, ni quoique vous ayez tous été d'assez beaux poupons chacun à votre tour; mais pour les manières douces et engageantes, aucun de vous n'a jamais égalé votre mère. Elle tenait cela de sa mère à elle, qui était, par sa naissance, une grande dame, une miss Furnivall, petite-fille de lord Furnivall dans le Northumberland. Je crois qu'elle n'avait ni frère, ni soeur, et qu'elle avait été élevée dans la famille de milord, jusqu'à son mariage avec votre grand-père, qui venait d'obtenir une cure. C'était le fils d'un marchand de Carlisle, mais un homme savant et accompli, toujours à l'oeuvre dans sa paroisse très vaste et toute dispersée sur les Fells2 du Westmoreland. Votre mère, la petite miss Rosemonde, avait environ quatre ou cinq ans, lorsque ses père et mère moururent dans la même quinzaine, l'un après l'autre. Ah! ce fut un triste temps. Ma jeune maîtresse et moi nous attendions un autre poupon, quand mon maître revint à la maison après une de ses longues courses à cheval. Trempé de pluie, harassé, il avait attrapé la fièvre dont il mourut. Votre mère, depuis lors, ne releva plus la tête; elle ne lui survécut que pour voir son second enfant, qui mourut peu d'instants après sa naissance, et qu'elle tint un instant sur son sein avant de rendre elle même le dernier soupir. Ma maîtresse m'avait priée, sur son lit de mort, de ne jamais quitter Rosemonde; mais elle ne m'en aurait point dit un mot, que je n'en aurais pas moins suivi cette chère petite au bout du monde.

Nous avions à peine eu le temps d'étouffer nos sanglots, lorsque les tuteurs et les exécuteurs testamentaires vinrent pour le règlement de l'héritage. C'étaient le propre cousin de ma pauvre jeune maîtresse, lord Furnivall, et M. Esthwaite, le frère de mon maître, marchand de Manchester; il n'était pas alors dans d'aussi bonnes conditions qu'aujourd'hui, et il avait une grande famille à élever. Je ne sais s'ils réglèrent les choses ainsi, d'eux-mêmes, ou si ce fut par suite d'une lettre que ma maîtresse avait écrite de son lit de mort à son cousin, milord Furnivall; mais on décida que nous partirions, miss Rosemonde et moi, pour le manoir de Furnivall dans le Northumberland. D'après ce que milord sembla dire, le désir de ma maîtresse était que l'enfant vécût dans sa famille et il n'avait pas, quand à lui, d'objections à faire à cela, une ou deux personnes de plus ne signifiant rien dans une si grande maison. Ce n'était pas là, certes, la manière dont j'aurais voulu voir envisager l'arrivée de ma belle et charmante petite, qui ne pouvait manquer d'animer comme un rayon de soleil toutes les familles, même les plus grandes; mais je n'en fus pas moins satisfaite de voir tous les gens de la vallée ouvrir de grands yeux étonnés, quand ils apprirent que j'allais être la bonne de la petite lady chez lord Furnivall, dans le manoir de Furnivall.

 

Je me trompais cependant en croyant que nous allions habiter avec le milord. Il parait que sa famille avait quitté le manoir de Furnivall depuis cinquante ans et même plus. Jamais en effet je n'avais entendu dire que ma pauvre jeune maîtresse l'eût habité, quoiqu'elle eût été élevée dans sa famille. Cela me contraria, car j'aurais voulu que la jeunesse de miss Rosemonde se passât où s'était passée celle de sa mère.

Le valet de chambre de milord, auquel j'adressai le plus de questions que j'osais, me dit que le manoir de Furnivall, était situé au pied des Fells du Cumberland et que c'était un très vaste domaine. Une miss Furnivall, grande-tante de milord l'habitait seule avec un petit nombre de serviteurs. L'air y était sain; milord avait pensé que miss Rosemonde y serait très bien pendant quelques années, et que sa présence pourrait aussi amuser sa vieille tante.

Milord m'ordonna donc de tenir prêts pour un certain jour tous les effets de miss Rosemonde. C'était un homme fin et impérieux, comme le sont, à ce qu'on assure, tous les lords Furnivalls3; il ne disait jamais un mot de trop. On prétendait qu'il avait aimé ma pauvre jeune maîtresse, mais comme elle savait que le père de milord ne consentirait pas à ce mariage, elle n'avait jamais voulu l'écouter, et elle avait épousé M. Esthwaite. Je ne sais pas ce qu'il y avait de vrai là-dedans. Milord ne s'occupa jamais beaucoup de miss Rosemonde, ce qu'il eût fait s'il avait gardé un profond souvenir de sa mère morte. Il envoya son valet de chambre avec nous au manoir, en lui ordonnant de le rejoindre le soir même à Newcastle, en sorte qu'il n'eut guère le temps de nous faire connaître à tant de personnes étrangères avant de nous quitter. Nous voilà donc abandonnées, deux, véritables enfants, je n'avais que dix-huit ans, dans l'immense manoir. Il me semble que c'était hier. Nous avions quitté de grand matin notre cher presbytère et nous avions pleuré toutes les deux à coeur fendre. Nous voyagions pourtant dans le carrosse de milord, dont je m'étais fait autrefois une si grande idée. L'après-dîner d'un jour de septembre était fort avancée lorsque nous nous arrêtâmes pour changer une dernière fois de chevaux dans une petite ville enfumée, toute remplie de charbonniers et de mineurs. Miss Rosemonde s'était endormie, mais M. Henry me dit de la réveiller pour lui faire voir le parc et le manoir dont nous approchions. Je pensais que c'était grand dommage de réveiller un enfant dormant si bien, mais je fis ce qu'il m'ordonnait, de peur qu'il ne se plaignît de moi à milord. Nous avions laissé derrière nous toute trace de villes et même des villages, et nous étions maintenant en dedans des portes d'un grand parc d'un aspect sauvage, ne ressemblant pas du tout aux parcs du sud de l'Angleterre, mais rempli de rochers, d'eaux torrentueuses, d'aubépines au tronc noueux et de vieux chênes tout blancs et dépouillés de leur écorce par la vieillesse.

Le chemin montait à travers l'immense parc pendant deux milles environ; on arrivait alors devant un vaste et majestueux édifice, entouré de beaucoup d'arbres si rapprochés qu'en certains endroits leurs branches se heurtaient contre les murs quand le vent soufflait. Quelques-unes étaient brisées et pendantes; car personne ne semblait prendre soin de les émonder et d'entretenir la route couverte de mousse. Seulement devant la façade tout était bien entretenu. On ne voyait pas une mauvaise herbe dans le grand ovale destiné autrefois à la circulation des voitures; et on ne laissait croître aucun arbre, aucune plante grimpante contre cette longue façade aux nombreuses croisées. De chaque côté se projetait une aile formant l'extrémité d'autres façades latérales, car cette demeure désolée était plus vaste encore que je ne m'y attendais. Derrière s'élevaient les Fells qui semblaient assez nus et sans clôture et à gauche du manoir vu de face, il y existait, comme je m'en aperçus plus tard, un petit parterre à la vieille mode. Une porte de la façade occidentale ouvrait sur ce parterre, taillé sans doute dans l'épaisse et sombre masse de verdure pour quelque ancienne lady Furnivall; mais les branches des arbres de la forêt étaient repoussées et lui masquaient de nouveau le soleil en toute saison; aussi bien peu de fleurs trouvaient-elles moyen d'y vivre.

Cependant le carrosse s'arrêta devant la porte de la principale façade, et on nous fit entrer dans la grande salle. Je crus que nous étions perdues, tant elle était vaste et spacieuse. Un lustre de bronze suspendu au milieu de la voûte, fut un objet d'étonnement et d'admiration pour moi qui n'en avais jamais vu. À l'extrémité de la suie s'élevait une ancienne cheminée, aussi haute que les murs des maisons dans mon pays, avec d'énormes chenets pour tenir le bois; et près de la cheminée, s'étendaient de larges sophas de forme antique. À l'extrémité opposée de la salle, à gauche en entrant et du côté de l'ouest, on voyait un orgue scellé dans le mur, et si grand qu'il remplissait la majeure partie de cette extrémité. Au-delà, du même côté, il y avait une Porte; et à l'opposite, de chaque côté de la cheminée, se trouvaient d'autres portes conduisant à la façade orientale; mais comme je ne traversai jamais ces portes durant mon séjour au manoir de Furnivall, je ne puis dire ce qu'il y avait au-delà.

L'après-midi touchait à sa fin, et la salle où il n'y avait pas de feu semblait sombre et lugubre: on ne nous y fit pas rester un seul instant. Le vieux serviteur qui nous avait ouvert s'inclina devant M. Henry; puis il nous conduisit par la porte située à l'autre extrémité du grand orgue, à travers plusieurs salles plus petites et plusieurs corridors, dans le salon occidental où se tenait miss Furnivall. La pauvre petite Rosemonde se serrait contre moi, comme épouvantée et perdue dans un si grand édifice. Je ne me sentais pas beaucoup plus à l'aise. Le salon occidental avait un aspect beaucoup plus agréable; on y faisait bon feu, et il était garni de meubles commodes. Miss Furnivall pouvait être âgée de quatre-vingts ans environ, mais je ne l'affirmerai pas. Elle était grande et maigre, et son visage était plissé de rides aussi fines que si on les avait tracées avec la pointe d'une aiguille. Ses yeux semblaient très vigilants, pour compenser, je suppose, la surdité profonde qui l'obligeait de se servir d'un cornet acoustique. À côté d'elle, et travaillant au même grand ouvrage de tapisserie, se tenait assise mistress Stark, sa femme de chambre et sa dame de compagnie, presque aussi vieille. Mistress Stark vivait avec miss Furnivall depuis leur jeunesse à toutes les deux, et elle était plutôt considérée comme son amie que comme sa servante. Elle paraissait aussi froide, aussi impassible qu'une statue de pierre: jamais elle n'avait rien aimé. Je ne pense pas non plus, qu'à l'exception de sa maîtresse, elle s'inquiétât de quelqu'un au monde; mais cette dernière étant sourde, elle la traitait à peu de chose près comme un enfant. Après avoir délivré le message de milord, M. Henry prit congé de nous tous, en s'inclinant respectueusement, sans prendre garde à la main mignonne que lui tendait ma chère petite Rosemonde. Il nous laissa debout au milieu de la salle, où les deux dames nous regardaient à loisir à travers leurs lunettes.

Ce fut une grande satisfaction pour moi quand, ayant sonné le vieux valet qui nous avait introduites, elles lui dirent de nous mener dans nos chambres. Il nous fit donc sortir de ce grand salon, entrer dans une autre pièce, sortir encore de celle-ci, montrer un grand escalier et suivre une large galerie, qui devait être une bibliothèque, car tout un côté était rempli de livres, l'autre de tables à écrire entre les croisées. Enfin, nous arrivâmes dans nos chambres. Je ne fus pas fâchée de savoir qu'elles étaient situées au-dessus des cuisines, car je commençais à craindre de me perdre dans ce désert de maison. Il y avait d'abord la vieille chambre où tous les petits lords et toutes les petites ladies avaient été élevés pendant bien des années. Un feu joyeux brûlait dans la grille; la bouilloire chantait déjà, et tout ce qui est nécessaire pour prendre le thé était rangé sur la table. De cette chambre, on passait dans le dortoir d'enfants, où on avait placé un petit lit pour miss Rosemonde, tout près du mien. Le vieux James appela sa femme Dorothée pour nous faire les honneurs de la maison, et tous les deux se montrèrent si hospitaliers, si prévenants, qu'insensiblement, miss Rosemonde et moi, nous nous trouvâmes tout à fait chez nous. Après le thé, ma chère petite s'assit sur les genoux de Dorothée, babillant aussi vite que sa petite langue pouvait aller. Je sus bientôt que Dorothée était du Westmoreland, ce qui acheva de nous lier. Souhaiter de rencontrer de meilleures gens que James et sa femme, ce serait être bien difficile! James avait passé presque toute sa vie dans la famille de milord; il ne croyait pas qu'il y eût nulle part d'aussi grands personnages, et il regardait un peu sa femme du haut de sa grandeur, parce que, avant de se marier avec lui, elle avait toujours vécu dans une ferme. À cela près, il l'aimait beaucoup. Ils avaient sous leurs ordres, pour faire le gros de l'ouvrage, une servante nommée Agnès. Elle et moi, James et Dorothée, miss Furnivall et mistress Stark, nous composions toute la maison, sans oublier ma chère petite Rosemonde. Je me demandais parfois comment on avait pu faire avant son arrivée, tant on en faisait cas maintenant. À la cuisine et au salon, c'était la même chose. La sévère, la triste miss Furnivall et la froide mistress Stark paraissaient également charmées lorsqu'elles la voyaient voltiger comme un oiseau, jouant et sautillant, avec son bourdonnement, continuel et son joyeux babil. Plus d'une fois, j'en suis certaine, il leur faisait peine de la voir s'en aller dans la cuisine quoique trop fières pour lui demander de rester avec elles, et un peu surprises de cette préférence. Cependant, comme disait mistress Stark, il n'y avait là rien d'étonnant, si on se rappelait d'où son père était venu. L'antique et spacieux manoir était un fameux endroit pour ma petite miss Rosemonde. Elle y faisait des expéditions de tous côtés, m'ayant toujours sur ses talons; de tous côtés, à l'exception pourtant de l'aile orientale qu'on n'ouvrait jamais et où nous n'avions jamais eu l'idée d'aller. Mais dans la partie occidentale et septentrionale, il y avait beaucoup de belles chambres pleines de choses qui étaient des curiosités pour nous, sans l'être peut-être pour des gens qui avaient vu plus curieux encore. Les fenêtres étaient obscurcies par les rameaux agités des arbres et le lierre qui les recouvrait; mais, dans ce demi-jour vert, nous distinguions très bien les vieux vases en porcelaine de Chine, les boites d'ivoire sculpté, les grands livres et surtout les vieux tableaux!

Un jour, je m'en souviens, ma mignonne força Dorothée à venir avec nous pour nous expliquer les portraits. C'étaient tous des portraits de membres de la famille, mais Dorothée ne savait pas bien les noms. Après avoir visité la plupart des chambres, nous arrivâmes dans le vieux salon de réception, au-dessus de la grande salle. Il y avait là un portrait de miss Furnivall; ou comme on l'appelait dans ce temps-là, miss Grace, car elle était la soeur cadette. Ça avait dû être une beauté! Mais quel regard fixe et fier! Quel dédain dans ses beaux yeux! Leurs sourcils mêmes semblaient se relever, comme si elle s'étonnait qu'on eût l'impertinence de la regarder; et sa lèvre se plissait. Elle avait un costume dont je n'avais jamais vu le pareil; mais c'était la mode dans ce temps-là, disait Dorothée. Son chapeau, d'une espèce de castor blanc, était un peu relevé au-dessus du front et orné d'une magnifique plume qui en faisait le tour; sa robe, de satin blanc, laissait voir un corsage blanc richement brodé.

 

«Assurément! me dis-je après avoir bien regardé ce portrait, la créature de Dieu se fane comme l'herbe, ainsi qu'il est écrit; mais qui croirait jamais, à voir miss Furnivall, qu'elle a pu être une beauté si remarquable?

«Oui, dit Dorothée. Les gens changent bien tristement; mais, si ce que Ie père de mon maître a l'habitude de dire est vrai, miss Furnivall, la soeur aînée, était plus belle encore que miss Grace. Son portrait est ici quelque part; mais, si je vous le montre, il ne faut jamais dire, même à James, que vous l'avez vu. Croyez-vous que la petite fille puisse garder le secret?» ajouta-t-elle.

Je n'en étais pas certaine, car jamais il n'y eut d'enfant si vive, si hardie, si franche! J'aimais mieux lui dire de se cacher, lui promettant de chercher après elle. Alors j'aidai Dorothée à retourner un grand tableau appuyé contre le mur, au lieu d'être suspendu comme les autres. Ce portrait l'emportait encore en beauté sur miss Grace, comme pour l'air altier et dédaigneux; mais, sous ce dernier rapport, il était difficile de choisir. Je l'aurais regardé pendant une heure, si Dorothée, tout effrayée de me l'avoir montré, ne se fût hâtée de le remettre en place, en me conseillant d'aller tout de suite à la recherche de miss Rosemonde, «car il y avait, disait-elle, dans la maison de vilaines places où elle ne voudrait pas voir l'enfant aller.» J'étais une fille courageuse: je m'inquiétai peu de ce que disait la vieille femme, car j'aimais à jouer à cache-cache comme pas un enfant dans la paroisse. Je courus cependant chercher ma, petite.

L'hiver approchait; les jours devenaient de plus en plus courts. Il me semblait parfois entendre un bruit singulier, comme si quelqu'un jouait de l'orgue dans la grande salle. J'étais presque certaine de ne pas être trompée par mon oreille. Je n'entendais pas ce bruit tous les soirs; mais très souvent, et d'ordinaire, quand, assis près de miss Rosemonde, après l'avoir mise au lit, je restais tranquille et silencieuse dans la chambre à coucher, c'est alors que j'entendais les sons de l'orgue résonner dans la distance. Le premier soir, quand je descendis pour souper, je demandai à Dorothée qui avait fait de la musique, et James dit d'un ton très bref que j'étais bien simple de prendre pour de la musique les murmures du vent dans les arbres. Dorothée regarda son mari d'un air effaré, et Bessy, la fille de cuisine, après avoir marmonné quelque chose, s'en alla toute pâle. Voyant bien que ma question ne leur plaisait pas, je pris le parti de me taire, en attendant d'être seule avec Dorothée, dont je pourrais tirer bien des choses. Le lendemain, j'épiai donc le moment favorable, et, après l'avoir amadouée, je lui demandai qui jouait de l'orgue; car, si je m'étais tue devant James, je savais très bien que je n'avais pris le bruit du vent pour de la musique. Mais James avait fait la leçon à Dorothée, dont je ne pus arracher un mot. J'essayai alors de Bessy, que j'avais toujours tenue un peu à distance, car j'étais sur un pied d'égalité avec James et Dorothée, dont elle n'était guère que la servante. Elle me fit bien promettre de n'en jamais rien dire à personne, et si jamais je le disais, de ne jamais dire que c'était elle qui me l'avait dit; mais c'était un bruit bien étrange, et bien des fois elle l'avait entendu, surtout dans les nuits d'hiver et avant les tempêtes. On disait dans le pays que c'était le vieux lord qui jouait sur l'orgue de la grande salle, comme il aimait à jouer de son vivant; mais qui était le vieux lord? ou pourquoi jouait-il, et de préférence dans les soirées d'hiver à l'approche des tempêtes? c'est ce qu'elle ne pouvait ou ne voulait pas me dire. Je vous ai dit que j'étais une fille courageuse; eh bien! je m'amusai assez d'entendre cette grande musique résonner dans le manoir quel que fût celui qui jouait. Tantôt elle s'élevait au- dessus des bouffées de vent, gémissait ou semblait triompher comme une créature vivante; tantôt elle redevenait d'une complète douceur; mais c'était toujours de la musique et des accords… il était ridicule d'appeler cela le vent. Je pensai d'abord que miss Furnivall, jouait peut-être à l'insu de Bessy; mais un jour que j'étais seule dans la grande salle, j'ouvris et je l'examinai bien de tous côtés, comme on m'avait fait voir celui de l'église de Grosthwaite, et je vis qu'il était tout brisé et détruit à l'intérieur, malgré sa belle apparence. Alors, quoiqu'on fût en plein midi, ma chair commença à se crisper; je me hâtai de fermer l'orgue et je regagnai lestement ma chambre d'enfant, où il faisait toujours si clair. À partir de ce temps, je n'aimai pas plus la musique que James et Dorothée ne l'aimaient. Dans l'intervalle, miss Rosemonde se faisait aimer de plus en plus. Les vieilles dames se faisaient une fête de l'avoir à table à leur premier dîner. James se tenait derrière la chaise de miss Furnivall, et moi derrière miss Rosemonde, en grande cérémonie. Après le repas, elle jouait dans un coin du grand salon, sans faire plus de bruit qu'une souris, tandis que miss Furnivall dormait et que je dînais à la cuisine. Cependant elle revenait volontiers à moi dans la chambre d'enfant: car miss Furnivall était si triste, disait-elle, et mistress Stark si ennuyeuse! Nous étions, au contraire, assez gaies toutes les deux. Peu à peu je ne m'inquiétai plus de cette musique étrange; si on ne savait pas d'où elle venait, du moins elle ne faisait de mal à personne.

L'hiver fut très froid. Au milieu d'octobre, les gelées commencèrent et durèrent bien des semaines. Je me rappelle qu'un jour, à dîner, miss Furnivall, levant ses yeux tristes, et appesantis, dit à, mistress Stark: «J'ai peur que nous n'ayons un terrible hiver! Le ton dont elle disait ces paroles semblait leur donner un sens mystérieux. Mistress Stark fit semblant de ne pas entendre et parla très haut de toute autre chose. Ma petite lady et moi, nous nous inquiétions peu de la gelée et même pas du tout. Pourvu qu'il fît sec, nous grimpions les pentes escarpées, derrière la maison; nous montions dans les Fells qui étaient assez tristes et assez nus, et là nous faisions assaut de vitesse dans l'air frais et vif. Un jour nous redescendîmes par un nouveau sentier qui nous mena au-delà des deux vieux houx noueux, situés à moitié environ de la descente, du côté oriental du manoir. Les jours raccourcissaient à vue d'oeil et le vieux lord, si c'était lui, jouait d'une manière de plus en plus lugubre et tempétueuse sur le grand orgue. Un dimanche après-midi, ce devait être vers la fin de novembre, je priai Dorothée de se charger de ma petite lady, lorsqu'elle sortirait du salon, après le somme habituel de miss Furnivall; car il faisait trop froid pour la mener avec moi à l'église où je devais pourtant aller. Dorothée me promit de grand coeur ce que je lui demandais. Elle aimait tant l'enfant que je pouvais être tranquille. Nous nous mîmes donc en chemin sans tarder, Bessy et moi. Un ciel lourd et noir couvrait la terre blanchie par la gelée, comme si la nuit ne s'était pas complètement dissipée ce jour-là, et l'air, quoique calme, était très piquant.

«Nous aurons de la neige aujourd'hui, me dit Bessy. En effet, nous étions encore à l'église, lorsque la neige commença à tomber par gros flocons, et si épaisse, qu'elle interceptait presque le jour des croisées. À notre sortie de l'église, il ne neigeait plus, mais nos pieds enfonçaient dans une couche de neige douce et profonde. Avant notre arrivée au manoir, la lune se leva, et je crois qu'il faisait plus clair alors, avec la lune et la neige éblouissante, que lorsque nous étions partis pour l'église, entre deux et trois heures. Je ne vous ai pas encore dit que miss Furnivall et mistress Stark n'allaient jamais à l'église; elles avaient pris l'habitude de lire ensemble leurs prières, comme elles faisaient tout, tranquillement et tristement. Le dimanche leur semblait bien long, car il les empêchait de travailler à leur grande tapisserie. Aussi, lorsque j'allai trouver Dorothée dans la cuisine pour lui redemander Rosemonde et faire monter cette chère enfant avec moi, je ne m'étonnai pas de lui entendre dire que les dames avaient dû garder la petite, car elle n'était pas venue à la cuisine, comme je lui avais recommandé de le faire dès qu'elle s'ennuierait d'être sage au salon. Je me débarrassai donc de ma pelisse et de mon chapeau, et j'entrai dans le salon, où je trouvai les deux dames tranquillement assises comme à leur ordinaire, laissant tomber un mot, par-ci, par-là, mais n'ayant pas du tout l'air d'avoir auprès d'elles un être aussi vif; aussi joyeux que miss Rosemonde. Je pensais d'abord que l'enfant se cachait: c'était une de ses petites malices. Peut-être avait-elle recommandé aux deux dames de faire semblant d'ignorer où elle était. Je me mis à regarder tout doucement derrière ce sopha, derrière ce fauteuil, sous ce rideau, me donnant l'air très effrayé de ne pas la trouver.

2Hauteurs déboisées couvertes de bruyères et servant généralement de pâturages.
3Sic