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Récits d'une tante (Vol. 3 de 4)

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CHAPITRE XIV

Mort de l'empereur Alexandre. – Inquiétudes de ses dernières années. – Mission du duc de Raguse près de l'empereur Nicolas. – Illusions du duc de Raguse. – Mort de Talma. – Monsieur de Talleyrand est insulté et frappé par Maubreuil.

L'empereur Alexandre était mort à Taganrog d'une fièvre endémique, sur les bords de la mer d'Azow qu'il avait affrontée avec une grande imprudence. Ses dernières années avaient été empoisonnées par une humeur soupçonneuse, poussée jusqu'à la monomanie, qui combattait dans son cœur des sentiments naturellement généreux.

Madame de Narishkine avait été rappelée à Pétersbourg pour le mariage d'une fille qu'elle avait eue d'Alexandre et qu'il aimait passionnément. Cette jeune personne mourut peu de jours avant celui fixé pour la noce. L'Empereur en fut désespéré, et ce chagrin commun rétablit l'intimité entre les deux anciens amants.

Madame de Narishkine m'a raconté des détails inouïs de l'état où était tombé ce prince, naguère si confiant. Non seulement il craignait pour sa sûreté, mais, s'il entendait rire dans la rue ou surprenait un sourire parmi ses courtisans, il se persuadait qu'on se moquait de lui et venait supplier madame de Narishkine, au nom de son ancien attachement, de lui dire en quoi il appelait ainsi le ridicule qui le poursuivait de toute part.

Un soir où elle avait auprès d'elle une jeune parente polonaise, on servit du thé; l'Empereur s'empressa d'en arranger une tasse pour madame de Narishkine et ensuite une autre pour cette demoiselle. Madame de Narishkine se pencha vers sa cousine et lui dit:

«Quand vous rentrerez dans le château de votre père, vous vous vanterez, j'espère, de la qualité de votre échanson.

– Oh certainement», reprit l'autre.

L'Empereur, qui était sourd, n'entendit pas le colloque mais vit le sourire sur leur visage. Le sien se rembrunit aussitôt et, dès qu'il se trouva seul avec madame de Narishkine, il lui dit:

«Vous voyez bien que le ridicule m'atteint partout. Même vous, qui avez de l'affection pour moi, sur qui je compte, vous ne pouvez résister à vous en moquer. Dites-moi ce que j'ai fait pour provoquer votre risée.»

Elle eut toutes les peines du monde à calmer cette imagination malade.

L'Empereur n'avait foi qu'en monsieur de Metternich. Il entretenait avec lui une correspondance presque journalière. L'autrichien était bien plus avant dans sa confiance que ses propres ministres; il croyait absolument à ses avis et surtout à ses rapports de police.

Il portait constamment sur lui un petit agenda, envoyé par le prince de Metternich, où les noms de toutes les personnes politiquement suspectes dans l'Europe entière se trouvaient placés par ordre alphabétique, avec le motif et le degré de suspicion qui devait s'y rattacher. Lorsqu'on prononçait un nom nouveau devant l'Empereur, il avait sur-le-champ recours à ce livret et, s'il ne se trouvait par sur cette liste noire, il écoutait bénévolement ce qu'on voulait lui dire; mais si, par malheur, il y était placé, rien ne pouvait le ramener de ses préventions. Madame de Narishkine m'a dit l'avoir souvent vu consulter ces pages sibyllines.

Les dernières années de ce prince ont été empoisonnées par ces inquiétudes, fomentées peut-être par l'intrigue mais prenant leur source dans des dispositions héréditaires. Quoi qu'il en soit, sa mort fit sensation et chagrin à Paris. Il y avait été magnanime en 1814 et fort utile à la France en 1815.

Si nous avions pu croire à toutes les perfections dont la brillante imagination du duc de Raguse décorait son frère Nicolas, au retour du couronnement de Moscou, les regrets pour l'empereur Alexandre n'auraient pas dû se prolonger; mais la suite a prouvé qu'il se les était un peu exagérées.

Le duc de Raguse est toujours parfaitement véridique dans ce qu'il croit sur le moment, mais très sujet à se laisser enthousiasmer facilement par les hommes et par les choses. Il a cruellement porté la peine de cette disposition: tous les revers de sa carrière doivent y être rattachés. Nous avons vu comment les illusions patriotiques l'avaient entraîné à se séparer de l'empereur Napoléon. Depuis ce temps, les illusions d'un autre genre l'avaient ruiné.

Rentré en France en 1815, il s'était dit que la guerre n'était plus une carrière pour un maréchal de France; qu'un soldat de l'Empire ne pouvait pas être un courtisan des Tuileries et que, pourtant, il était dur à quarante ans de ne plus jouer aucun rôle dans son pays.

Ses habitudes lui rendaient nécessaire l'attitude de grand seigneur. Il se demanda comment s'étaient créées les grandes existences du moyen âge et trouva que c'était par la prépondérance exercée sur un grand nombre de dépendants. Le siècle ne permettait pas que ce fut sur des hommes d'armes; mais, si un guerrier distingué pouvait, par l'industrie, remettre dans sa clientèle un pays tout entier, non seulement il se ferait un revenu colossal, mais encore il aurait la seule position de grand seigneur que les temps modernes comportassent, la seule qui pût donner assez d'indépendance pour que la Cour dût compter avec vous.

C'est plein de ces idées, moitié vaniteuses, moitié généreuses, que le pauvre maréchal entreprit de changer une petite terre, qu'il possédait à Châtillon-sur-Seine, en un vaste atelier de toutes les industries réunies. Il se passionnait successivement pour chacune, l'amenait à frais immenses au point où elle aurait peut-être réussi, si une nouvelle idée, adoptée avec autant de zèle que la précédente, ne l'avait fait négliger et abandonner. Il était dans la pleine illusion que ses spéculations auraient le plus brillant résultat, mais il sentait un commencement de pénurie lorsqu'il sollicita la mission de Moscou. Avec son imprévoyance accoutumée, il y déploya un luxe tel que, loin que ce voyage lui fût utile, il ne fit qu'augmenter la somme de ses dettes. L'année suivante, le feu se mit dans ses affaires et il dut s'avouer à lui-même, ce que les autres savaient depuis longtemps, qu'il était complètement ruiné.

J'en fus d'autant moins surprise, pour ma part, que, pendant son séjour en Russie, je m'étais trouvée passer à Châtillon. J'avais visité cet encyclopédique établissement en détail, entre autres la bergerie à trois étages dont il était si fier. Tout l'hiver précédent, il nous avait entretenus de ses moutons vêtus qui devaient être une source de fortune incalculable. J'en parlai au régisseur qui me répondit par un soupir: «Hélas, madame, je vais vous les montrer; c'est la dernière fantaisie de monsieur le maréchal. Il m'écrit toutes les semaines des calculs sur le profit qui doit nécessairement en résulter, et je lui répète vainement à quel point c'est onéreux.»

Je trouvai de pauvres bêtes, cousues dans les peaux d'autres moutons déjà tombées en haillons, étouffant de chaleur et ayant la tournure la plus grotesque qu'on puisse imaginer. Le calcul du maréchal était que la redingote coûtait quatre francs et durait dix-huit mois. La toison devait se vendre six à sept francs de plus, et les animaux n'être plus sujets à aucune maladie. Les livres du régisseur prouvaient autre chose. La redingote coûtait sept francs, ne durait qu'un an malgré des rapiécetages qui la faisaient revenir à neuf francs. La toison ne se vendait que quarante sols de plus que celle des bêtes non vêtues, et les maladies étaient au moins aussi fréquentes et plus contagieuses.

Cet échantillon donnera l'idée des spéculations du maréchal; mais, si toutes ont été onéreuses pour lui, beaucoup ont été très profitables au pays; aussi, quoiqu'il ait été la cause de la ruine de quelques individus, ses serviteurs ou amis, il est resté fort regretté et très populaire à Châtillon.

Il s'adressa au Roi pour obtenir que ses appointements, destinés à payer ceux de ses créanciers qui n'avaient pas d'hypothèques sur ses biens, fussent continués jusqu'à l'extinction de ses dettes, lors même qu'il viendrait à mourir avant de les avoir soldées. Le Roi mit beaucoup de bonté à accorder cette faveur. Il montra au maréchal une bienveillance qui le toucha fort et ne lui a pas permis d'agir comme il eut été plus utile peut-être même pour le monarque en 1830. Mais nous n'en sommes pas là.

Il me semble que c'est à cette même année que mourut Talma, à l'apogée de son talent. Il venait de créer plusieurs rôles, dans de médiocres pièces où il était sublime, Sylla, Léonidas, et enfin Charles VI où il avait réussi à se montrer constamment roi au milieu de toutes les misères de l'humanité. Je ne pense pas que l'art de l'acteur puisse aller au delà. Nos pères cependant nous assuraient Le Kain très supérieur à Talma. Nous n'avons pas eu jusqu'ici à le vanter à la génération nouvelle au mépris d'un autre, car personne ne s'est présenté pour recueillir sa succession.

Talma en France et mistress Siddons en Angleterre m'ont paru ce qu'il pouvait y avoir de plus parfait au théâtre, car ils se transformaient complètement dans le personnage qu'ils représentaient; et, de plus, l'un et l'autre étaient si beaux et si gracieux, leur voix était si harmonieuse, que chacune de leur pose composait un tableau aussi agréable à l'œil que leurs accents étaient flatteurs pour l'oreille. Une de mes prétentions (car qui n'en a pas une multitude?) est de n'être pas exclusive. Ainsi j'aurais grande joie à entendre un acteur ou une actrice qui me fissent autant de plaisir que Talma et mistress Siddons; mais je doute que cela se rencontre, de mon temps.

Le 21 janvier 1827, le général Pozzo et le duc de Raguse arrivèrent chez moi de très bonne heure. J'avais eu quelques commensaux à dîner; à peine le dernier fut-il sorti que l'ambassadeur, regardant le maréchal, lui dit: «Hé bien?»

Celui-ci cacha sa figure dans ses deux mains en répondant: «J'en suis encore horrifié.»

 

On comprend que ce début excita notre curiosité. Ils nous racontèrent qu'en sortant de la cérémonie expiatoire de Saint-Denis, le maréchal, qui suivait à quelques pas le prince de Talleyrand par une sortie privilégiée, avait vu un homme s'avancer sur lui, lui adresser quelques injures et simultanément lui appliquer sur la joue un coup si violent qu'il était tombé comme une masse. Le maréchal avait appelé la garde et fait arrêter l'homme, qui se trouva être ce misérable Maubreuil, pendant que lui s'occupait à ramasser monsieur de Talleyrand presque évanoui. Il aida à le transporter dans une salle d'attente où se trouvait Pozzo, et c'est de ce spectacle que l'un et l'autre avaient un égal besoin de s'entretenir.

Ils avaient craint un moment que le prince n'expirât entre leurs bras, tant il était suffoqué. Pozzo faisait une peinture, à sa façon pittoresque, de ce vieillard lui apparaissant dans ce désordre de vêtement, pâle, échevelé, les esprits égarés, venant achever une carrière si traversée de grandeur et de souillures sous la flétrissure de la main d'un hideux maniaque, dans le temple du Dieu qu'il avait abjuré, à l'heure consacrée au Roi qu'il avait trahi. Il y avait là une sorte de rétribution qui frappait l'imagination. Au reste, à peine monsieur de Talleyrand fut-il revenu à lui-même qu'il sentit le parti que la malveillance s'efforcerait de tirer de cette cruelle scène.

Avant de venir chez moi, ces messieurs s'étaient arrêtés à sa porte. Ils l'avaient, contre leur attente, trouvée toute grande ouverte. Le prince, entouré de monde, était couché sur un fauteuil dans son cabinet fort assombri et avait le front couvert d'un bandeau. Il racontait que Maubreuil avait voulu l'assassiner, qu'il l'avait frappé sur le haut de la tête et lui avait fait une plaie qu'il avait fallu panser. Avec son imperturbabilité accoutumée, il fit ce récit d'aplomb devant les témoins de la scène: «Il m'a assommé comme un bœuf», répétait-il à chaque instant en avançant son poing fermé et le plaçant à la hauteur du front; du reste de la figure, il n'en était pas question, quoique, à Saint-Denis, ses lèvres seules furent saignantes.

Les témoins oculaires de la scène comprirent que le prince aimait mieux avoir été assommé que frappé, et que le coup de poing lui répugnait moins que le coup de paume. Ils le secondèrent dans cette innocente supercherie qui cependant fut presque généralement soupçonnée. Toutefois, il y a une espèce de pudeur publique qui protège, jusqu'à un certain point, les hommes qui ont joué un grand rôle, et personne ne se sentait le courage de donner à l'acte de Maubreuil son véritable nom.

Monsieur de Talleyrand fut bien longtemps à se remettre de cette atteinte dont le gentilhomme, qu'il n'a jamais pu dépouiller, avait souffert jusque dans la moelle des os. Il affecta de recevoir tous ceux qui allaient chez lui. Dès qu'il fut présentable, il retourna à la Cour, un grand morceau de taffetas d'Angleterre sur le front, et répétant à toute occasion: «Il m'a assommé comme un bœuf.»

Mais, dès qu'il le put, sans avoir l'air de fuir, il quitta Paris et passa presque toutes les années suivantes à la campagne, chez madame de Dino. Il craignait aussi de retrouver Maubreuil sur son chemin. Celui-ci avait été condamné à quelques mois de détention; mais il annonçait le projet de renouveler son délit, qu'il qualifiait de l'expression catégorique, dès qu'il serait libéré. Je n'en ai plus entendu parler. Probablement monsieur de Talleyrand aura acheté son éloignement à prix d'argent.

CHAPITRE XV

Loi sur le droit d'aînesse. – Enterrement du duc de Liancourt. – La garde nationale licenciée. – Sosthène de La Rochefoucauld et monsieur de Villèle. – Le Roi au camp de Saint-Omer. – Sagesse de monsieur le Dauphin.

La fatalité, qui semblait pousser la maison de Bourbon à entreprendre tout ce qui pouvait aliéner le plus sûrement les masses, dicta le projet de loi sur le droit d'aînesse. J'avoue qu'il plaisait assez à mes idées anglaises et à mes goûts aristocratiques; mais je n'étais pas chargée de m'informer si le pays était disposé à le recevoir. Il échoua devant la sagesse de la Chambre des pairs en augmentant sa popularité qui, à cette époque, était au comble, ainsi que sa défaveur à la Cour. Le ressentiment qu'elle montra, à l'occasion de l'enterrement du duc de Liancourt, augmenta encore cette double impression.

Plusieurs enterrements, entre autres celui de monsieur Manuel, avaient été depuis quelque temps l'occasion de manifestations hostiles au gouvernement. En conséquence, on avait publié de nouvelles ordonnances relatives aux pompes funèbres: il était défendu de porter les cercueils à bras.

Le duc de Liancourt, protecteur d'une multitude d'établissements gratuits, avait une énorme clientèle dans la classe des ouvriers. Ils voulaient rendre à leur patron l'hommage de le porter en sortant de l'église. La police s'y opposa vivement. Une rixe s'engagea; l'esprit de parti l'envenima. Dans le tumulte, la pierre tomba et, dit-on, se brisa. Il y eut au moins beaucoup de scandale, et un spectacle aussi affligeant que blessant pour la famille.

Le corps entier de la pairie se tint pour offensé et demanda des explications. Cet incident contribua à augmenter l'alliance qui se formait entre le pays et la Chambre des pairs.

Ce mauvais génie, qui présidait au sort de la branche aînée, inspira, en appelant à son aide la colère et la précipitation, une résolution dont peu de personnes sentirent la portée, mais qui, plus que toute autre, a contribué à la chute du vieux trône, démoli en quelques heures trois années plus tard.

Au printemps de 1827, la bourgeoisie de Paris paraissait assez mal disposée contre le gouvernement pour qu'on dût hésiter à réunir la garde nationale et à la faire passer en revue par le Roi.

Après de longues délibérations on s'y décida: le Roi se rendit au champ de Mars. Il fut, en général, mieux accueilli qu'on ne l'espérait. Un garde national ayant crié: «À bas les ministres!» le Roi arrêta son cheval et dit, d'un ton calme et digne: «Je ne viens pas ici pour recevoir des conseils, mais des hommages. Faites sortir cet homme des rangs.» Cet acte de force eut grand succès, comme tout ce qui annonce de l'énergie et de la volonté dans les chefs des empires; les cris de «Vive le Roi» fendirent l'air.

En descendant de cheval aux Tuileries, Charles X était fort content de sa matinée. Il chargea le maréchal Oudinot de faire rédiger un ordre du jour où, en témoignant du mécontentement de quelques cris isolés qui s'étaient fait entendre sur son passage, on vanterait cependant la bonne tenue et l'excellente attitude de l'immense majorité de la garde nationale.

Le Roi répéta deux fois: «Dites que je suis très content». Monsieur le Dauphin tint le même langage. Toutes les personnes qui faisaient partie de l'état-major avaient reçu la même impression et la répandirent dans la ville. J'en vis plusieurs dans la soirée. Le propos, généralement répété, était que la revue avait été superbe et le Roi parfaitement accueilli.

Toutefois la calèche, où les princesses se trouvaient, avait été constamment suivie par un groupe de populace qui les avait assez mal traitées de propos et presque huées. Tous les partis se sont mutuellement accusés d'avoir préparé cette manifestation hostile.

Le soir, madame la duchesse de Berry s'en expliquait en termes très courroucés. Lorsque le Roi et Madame arrivèrent chez elle où se tenait la Cour, elle porta plainte à Charles X. Madame la Dauphine, interpellée à son tour, répondit avec sa sécheresse accoutumée que cela avait été assez mal, mais qu'elle craignait pire. Le Roi ne fit qu'un seul rubber de whist, et retourna chez lui où monsieur de Villèle l'attendait.

Dans la nuit, le maréchal Oudinot fut réveillé. Le Roi lui envoyait, au lieu de la rédaction de l'ordre du jour fait selon ses ordres et soumis à son approbation, l'ordonnance qui cassait la garde nationale. Au même instant, la garde royale s'emparait des corps de garde de la garde nationale, en expulsait les bourgeois qui s'y trouvaient et poussait la grossièreté jusqu'à jeter hors la porte les armes et fournitures des gardes nationaux absents dans le moment. Cette insulte sema dans le cœur de la population de Paris un germe de haine dont les fruits se trouvèrent mûrs en 1830.

Voici ce qui l'avait provoqué. Une des légions, en revenant du champ de Mars, s'était arrêtée devant l'hôtel des finances, avait crié: À bas Villèle! et brisé quelques vitres. Cette conduite, il faut le reconnaître, très coupable d'un corps sous les armes exaspéra d'autant plus le ministre qu'il apprenait, en même temps, que le Roi se tenait satisfait de sa propre réception.

Or, il ne lui convenait pas que leurs fortunes se trouvassent séparées. Il recueillit à la hâte et envenima tous les rapports qu'il put se procurer des propos tenus et des cris isolés jetés au champ de Mars, puis écrivit au Roi de ne point se prononcer avant de lui avoir donné audience.

Charles X se trouva préparé par les plaintes de madame la duchesse de Berry et le mécontentement de sa belle-sœur. En peu de minutes, monsieur de Villèle emporta la plus fatale mesure qui pût être adoptée.

Louis XVI avait perdu le trône dans son ardeur à se débarrasser de la pacifique opposition des anciens parlements. Charles X a renversé le sien en refusant toute barrière légale, oubliant la phrase si heureusement rédigée par monsieur de Talleyrand: On ne peut s'appuyer que sur ce qui résiste.

Au reste, je crois bien que le ministre, encore tout puissant à cette époque, n'avait pas calculé l'effet de son périlleux conseil.

La garde nationale était parvenue à cette inertie où elle tombe toujours dès que ses services ne sont plus nécessaires. Elle se montrait très peu empressée à peupler les corps de garde; mais cette insulte gratuite réveilla son zèle.

Je faisais travailler à Châtenay et j'avais donné rendez-vous à plusieurs ouvriers de Paris pour le lendemain de la revue; je partis, sans avoir lu le Moniteur et sous l'impression qu'elle s'était très bien passée. Les gens que j'attendais arrivèrent tard, sachant la nouvelle, et dans un état d'exaspération incroyable.

Tous appartenaient à la garde nationale, et tous étaient furibonds. À peine s'ils écoutaient les ordres que je donnais pour les travaux et, quand je leur parlais trumeaux, ils répondaient baïonnettes. Après avoir vainement cherché à les calmer par le souvenir de l'ennui que leur causait les gardes à monter, je renonçai à fixer leur attention et les laissai retourner dans leurs quartiers où ils allèrent rapporter leur fureur, après l'avoir fait partager à tout mon village. J'étais moi-même empressée de venir apprendre ce qui avait pu amener une si singulière péripétie.

Il n'y a jamais eu d'autres motifs ostensibles que ceux que j'ai déjà relatés. Cependant, j'ai peine à croire que monsieur de Villèle n'ait pas eu quelque arrière-pensée ignorée pour prendre une mesure si violente. Quoi qu'il en soit, à dater de cette époque, il devint la bête noire de la population parisienne et, bientôt, celle de toute la France.

Le duc de Doudeauville, ministre de la maison du Roi, comprit mieux que les autres la tendance de ce qui se faisait et donna sa démission à l'occasion de la dissolution de la garde nationale.

Je ne sais plus si c'est avant ou après cet événement qu'il faut placer une démarche de Sosthème de La Rochefoucauld que je tiens de lui-même et que je ne puis me refuser de répéter.

J'ai déjà dit le rôle qu'il avait joué entre monsieur de Villèle et madame du Cayla. Il est indubitable qu'il avait conduit monsieur de Villèle au pouvoir et qu'il l'y avait soutenu, par l'influence de la favorite, tant que Louis XVIII avait vécu. Depuis sa mort, monsieur de Villèle s'était émancipé d'une protection qui lui pesait. Cependant l'intimité avait été trop grande pour qu'il n'en restât pas des habitudes de familiarité.

Sosthène en profita pour arriver, un beau matin, dans le cabinet de monsieur de Villèle. Après quelques phrases d'affection, il lui rappela les sentiments patriotiques qu'il exprimait lorsqu'il cherchait le ministère, uniquement dans l'intérêt du pays, parce que l'opinion publique l'y appelait; et, partant de cette base, il l'avertit que l'opinion publique se déclarait fortement contre son administration. Mieux situé qu'un autre par ses relations avec toutes les classes de la société pour s'en apercevoir, il venait lui faire part de ses découvertes. Il lui était évident qu'il n'était plus au pouvoir de monsieur de Villèle de faire le bien, et, comme il ne l'avait placé où il était que dans l'intention d'être utile au Roi et au pays, il venait le sommer, au nom de l'amitié, de l'honneur, de la reconnaissance, de ne pas le compromettre plus longtemps en s'obstinant à conserver sa place.

 

On peut imaginer comment cette harangue fut reçue par monsieur de Villèle, alors tout-puissant. Il eut un moment d'inquiétude que monsieur de La Rochefoucauld ne fût l'organe du roi Charles X dont il était aide de camp et parfois bien traité. Mais la nature de la communication le rassura promptement.

Il traita Sosthène de façon à ce qu'ils se séparassent brouillés, ce qui lui était infiniment agréable et commode, puis courut raconter la scène au Roi. Celui-ci, qui ne se rappelait pas volontiers les intrigues ourdies pendant les dernières années du règne de son frère et dont Sosthème avait été l'agent, fut très empressé de rompre aussi les rapports auxquels il avait été forcé de l'admettre et de lui faire subir les honneurs de la disgrâce.

J'ai rapporté cette anecdote, dont je suis sûre, parce que, si ce personnage, semi-ridicule, semi-historique, de Sosthène figure jamais dans les Mémoires du temps, il est assez curieux de savoir comment, au travers d'une vie uniquement dévouée à l'intrigue, il avait conservé une sorte de loyauté chevaleresque poussé jusqu'à la niaiserie.

Madame du Cayla, moins candide dans ses démarches, ne se brouilla avec personne. Elle n'avait pu être duchesse, comme le feu Roi le souhaitait, parce que monsieur du Cayla avait obstinément refusé de se laisser faire duc. Charles X lui accorda les entrées de la salle du trône et une forte pension.

Madame la Dauphine, qui la traitait plus que froidement pendant sa faveur, était très gracieuse pour elle maintenant, en reconnaissance du service qu'elle avait rendu en faisant accomplir à Louis XVIII ses devoirs religieux au moment de la mort.

Les espérances du parti ultra avaient été encouragées par l'attitude et les paroles du prince de Metternich dans un voyage qu'il fit à Paris. La Cour le combla de distinctions. Il fut engagé à dîner avec la famille royale aux Tuileries, honneur qui n'a été partagé que par le duc de Wellington et des princes de familles régnantes. Dans les idées des rois de France, la faveur ne pouvait aller au delà, et eux-mêmes s'étonnaient de l'accorder.

La Congrégation essaya d'entrer dans la voie des miracles. Il y en eut plusieurs de constatés. Entre autres une croix lumineuse vue à Migné, en Poitou. On en fit imprimer et répandre des relations à profusion. Mais la Cour de Rome les défendit, et il fallut renoncer à ce genre de séduction qui prêtait trop au ridicule dans le dix-neuvième siècle. Le Roi lui-même ne voulut pas encore reconnaître là les ordres de la Providence. D'ailleurs, il était assez bien disposé, pour qu'il n'y eût pas occasion de stimuler son zèle personnel. Il n'était arrêté que par la crainte des obstacles qu'il rencontrerait.

La réception qui lui fut faite au camp de Saint-Omer, où les troupes l'accueillirent avec la satisfaction la plus marquée, ainsi que les hommages qu'il recueillit sur la route, même à Lille (ville notée pour mal penser), faisaient compensation au silence qui l'entourait à Paris; et il crut pouvoir réaliser ses propres espérances en accomplissant les promesses qu'il n'avait cessé de faire.

Monsieur de Villèle en retardait l'exécution depuis longtemps; mais son crédit était battu en brèche par des gens dont le pouvoir s'accroissait chaque jour des terreurs qu'on inspirait à Charles X pour son salut dans ce monde et dans l'autre.

Le Roi et ses amis réclamaient la restitution des biens du clergé et la reconnaissance des ordres monastiques. On les voulait dotés par l'État et propriétaires territoriaux. Monsieur de Villèle était loin d'admettre ces souhaits comme réalisables; mais il voulait s'assurer une longue vie ministérielle. Ces deux volontés excentriques tombèrent d'accord sur la nécessité d'une nouvelle législature. Les ultras, avec toutes les illusions qui distinguent ce parti, ne doutaient pas qu'elle ne fût nommée dans leur sens; et, de son côté, monsieur de Villèle comptait sur son habileté pour obtenir des députés à sa dévotion.

Il leur aurait, d'ailleurs, volontiers pardonné de se montrer récalcitrants aux prétentions des exaltés pour le trône et l'autel dont il était bien importuné mais qu'il osait d'autant moins brusquer qu'il se sentait miné dans l'esprit du Roi et que son crédit diminuait visiblement.

La Chambre des pairs offusquait, et le ministre tombait d'accord, avec les conseillers de la conscience du Roi, qu'une grande fournée de pairs était nécessaire pour y changer l'esprit de la majorité actuelle. En ajoutant cette mesure à de nouvelles élections, monsieur de Villèle comptait s'assurer un long bail ministériel.

Monsieur le Dauphin se tenait en dehors de ces intrigues. Respectueusement soumis aux ordres du Roi, il ne témoignait aucune hostilité à son ministre, mais encore bien moins de faveur. Il se bornait à faire de son mieux ce dont on le chargeait spécialement. Il était à la tête de l'administration des prisons et tenait quelquefois des assemblées où les intérêts de ces établissements étaient discutés devant lui. Il présidait avec beaucoup de convenance et de sagesse, et ne manquait pas une occasion d'exprimer des sentiments élevés et libéraux.

J'ai souvent vu des personnes, sortant de ces réunions, enchantées de monsieur le Dauphin. Je citerai entre autres monsieur Pasquier et monsieur Portal dont les suffrages valent bien la peine d'être comptés.

Dans le même temps, monsieur le Dauphin tenait un conseil militaire où il obtenait aussi d'honorables approbations. On lui reconnaissait des idées saines, accompagnées d'une grande modération et d'un esprit d'impartialité, fort recommandables dans un prince vivant d'une façon si isolée et d'une dévotion si éminente.

Quoiqu'elle n'aimât pas les prêtres, madame la Dauphine était plus sous l'influence de ses entours.

Madame la duchesse de Berry en voulait à monsieur de Villèle de ce qu'il ne faisait, ni assez vite, ni assez violemment, toutes les extravagances qu'elle et sa petite coterie ultra nobiliaire rêvaient; mais elle était trop légère et trop occupée de ses plaisirs pour travailler sérieusement contre lui; elle se bornait à des sarcasmes qui commençaient à amener un sourire sur les lèvres du Roi, au lieu de la réprimande qu'elle aurait subie quelques mois plus tôt.