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Récits d'une tante (Vol. 2 de 4)

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La comtesse de Krüdener ne me raconta pas par quel moyen elle était arrivée dans l'intimité de l'Empereur, mais elle y était parvenue. Elle avait inventé pour lui une nouvelle forme d'adulation. Il était blasé sur celles qui le représentaient comme le premier potentat de la terre, l'Agamemnon des rois, etc., aussi ne lui parla-t-elle pas de sa puissance mondaine, mais de la puissance mystique de ses prières. La pureté de son âme leur prêtait une force qu'aucun autre mortel ne pouvait atteindre, car aucun n'avait à résister à tant de séductions. En les surmontant, il se montrait l'homme le plus vertueux et conséquemment le plus puissant auprès de Dieu. C'est à l'aide de cette habile flatterie qu'elle le conduisait à sa volonté. Elle le faisait prier pour elle, pour lui, pour la Russie, pour la France. Elle le faisait jeûner, donner des aumônes, s'imposer des privations, renoncer à tous ses goûts. Elle obtenait tout de lui dans l'espoir d'accroître son crédit dans le ciel. Elle indiquait plutôt qu'elle n'exprimait, que la voix était Jésus-Christ. Elle ne l'appelait jamais que la voix et avec des torrents de larmes elle avouait que les erreurs de sa jeunesse lui interdisaient à jamais l'espoir de voir. Il est impossible de dire avec quelle onction elle peignait le sort de celle appelée à voir!

Sans doute, en lisant cette froide rédaction, on dira: c'était une folle ou bien une intrigante. Peut-être la personne qui portera ce jugement aurait-elle été sous le charme de cette brillante enthousiaste. Quant à moi, peu disposée à me passionner, je me méfiai assez de l'empire qu'elle pouvait exercer pour n'y plus retourner que de loin en loin et ses jours de réception; elle y était moins séduisante que dans le tête-à-tête.

J'ai quelquefois pensé que monsieur de Talleyrand, se sentant trop brouillé avec l'empereur Alexandre pour espérer reprendre une influence personnelle sur lui, avait trouvé ce moyen d'en exercer. Il est certain que la comtesse de Krüdener était très favorable à la France pendent cette triste époque de 1815; et, quand elle avait fait passer plusieurs heures en prières à l'empereur Alexandre pour qu'un nuage découvert par elle sur l'étoile de la France s'en éloignât, quand elle lui avait demandé d'employer à cette œuvre la force de sa médiation dans le ciel, quand elle lui avait assuré que la voix l'annonçait exaucé, il était bien probable que si, à la conférence du lendemain, quelque article bien désastreux pour la France était réclamé par les autres puissances, l'Empereur, venant au secours du suppliant, appuierait ses prières mystiques du poids de sa grandeur terrestre.

Ce n'était pas exclusivement pour les affaires publiques que madame de Krüdener employait Alexandre. Voici ce qui arriva au sujet de monsieur de La Bédoyère. Sa jeune femme, comme je l'ai dit, vint supplier la comtesse de faire demander sa grâce par l'empereur Alexandre. Elle l'accueillit avec autant de bienveillance que d'émotion et promit tout ce qui lui serait permis. En conséquence, elle s'enferma dans son oratoire. L'heure se passait; l'Empereur la trouva en larmes et dans un état affreux. Elle venait de livrer un long combat à la voix sans en obtenir la permission de présenter la requête à l'Empereur. Il ne devait prendre aucun parti dans cette affaire, hélas! Et la sentence était d'autant plus rigoureuse que l'âme de monsieur de La Bédoyère n'était pas en état de grâce. L'exécution eut lieu.

Alors, madame de Krüdener persuada à l'Empereur qu'il lui restait un grand devoir à remplir. Il fallait employer en faveur de ce malheureux, qu'il avait fait le sacrifice d'abandonner aux vengeances humaines, l'influence de sa puissante protection près de Dieu. Elle le retint huit heures d'horloge dans son oratoire, priant, agenouillé sur le marbre. Elle le congédia à deux heures du matin; à huit, un billet d'elle lui apprenait que la voix lui avait annoncé que les vœux de l'Empereur étaient exaucés. Elle écrivit en même temps à la désolée madame de La Bédoyère, qu'après avoir passé quelques heures en purgatoire, son mari devait à l'intercession des prières de l'Empereur une excellente place en paradis, qu'elle avait la satisfaction de pouvoir le lui affirmer, bien persuadée que c'était le meilleur soulagement à sa douleur.

J'avais eu connaissance de cette lettre et du transport de douleur, poussé presque jusqu'à la fureur, qu'elle avait causé à Georgine. J'interrogeai avec réticence madame de Krüdener à ce sujet; elle l'aborda franchement et me raconta tout ce que je viens de répéter.

Je me rappelle une scène assez comique dont je fus témoin chez elle. Nous nous y trouvâmes sept ou huit personnes réunies un matin. Elle nous parlait, de son ton inspiré, des vertus surnaturelles de l'empereur Alexandre et elle vantait beaucoup le courage avec lequel il renonçait à son intimité avec madame de Narishkine, sacrifiant ainsi à ses devoirs ses sentiments les plus chers et une liaison de seize années.

«Hélas! s'écria Elzéar de Sabran (avec une expression de componction inimitable), hélas! quelquefois, en ce genre, on renonce plus facilement à une liaison de seize années qu'à une de seize journées!»

Nous partîmes tous d'un éclat de rire, et madame de Krüdener nous en donna l'exemple; mais bientôt, reprenant son rôle, elle se retira au bout de la chambre comme pour faire excuse à la voix de cette incongruité.

Quel que fût le motif qui dirigeât madame de Krüdener (et pour moi je la crois enthousiaste de bonne foi) elle était parvenue à jouer un rôle très important. Après avoir protégé la France dans tout le cours des négociations pour la paix, elle a été la véritable promotrice de la Sainte-Alliance. Elle a accompagné l'Empereur au fameux camp de Vertus, et la déclaration que les souverains y ont signée, appelée dès lors le pacte de la Sainte-Alliance, a été rédigée par Bergasse, autre illuminé dans le même genre, sous ses yeux et par ses ordres. Les russes et les entours de l'Empereur étaient fort contrariés du ridicule qui s'attachait à ses rapports avec madame de Krüdener, et le comte de Nesselrode me reprocha, avec une sorte d'impatience, d'avoir été chez cette intrigante, comme il la qualifiait.

Au nombre de ses adeptes les plus ardents semblait être Benjamin Constant. Je dis semblait, parce qu'il a toujours été fort difficile de découvrir les véritables motifs des actions de monsieur Constant. Elle le faisait jeûner, prier, l'accablait d'austérités, au point que sa santé s'en ressentit et qu'il était horriblement changé. Sur la remarqué qui lui en fut faite, madame de Krüdener répondit qu'il lui était bon de souffrir, car il avait beaucoup à expier, mais que le temps de sa probation avançait. Je ne sais si c'est précisément la voix que Benjamin cherchait à se concilier, ou s'il voulait s'assurer la protection spéciale de l'Empereur, car à cette époque sa position en France était si fausse qu'il pensait à s'expatrier.

Madame Récamier avait trouvé dans son exil la fontaine de Jouvence. Elle était revenue d'Italie, en 1814, presque aussi belle et beaucoup plus aimable que dans sa première jeunesse. Benjamin Constant la voyait familièrement depuis nombre d'années, mais tout à coup il s'enflamma pour elle d'une passion extravagante. J'ai déjà dit qu'elle avait toujours un peu de sympathie et beaucoup de reconnaissance pour tous les hommes amoureux d'elle. Benjamin puisa amplement dans ce fonds général. Elle l'écoutait, le plaignait, s'affligeait avec lui de ne pouvoir partager un sentiment si éloquemment exprimé.

Il était à l'apogée de cette frénésie au moment du retour de Napoléon. Madame Récamier en fut accablée; elle craignait de nouvelles persécutions. Benjamin, trop enthousiaste pour ne pas adopter l'impression de la femme dont il était épris, écrivit, sous cette influence, une diatribe pleine de verve et de talent contre l'Empereur. Il y annonçait son hostilité éternelle. Elle fut imprimée dans le Moniteur du 19 mars. Louis XVIII abandonna la capitale dans la nuit.

Quand le pauvre Benjamin apprit cette nouvelle, la terreur s'empara de son cœur qui n'était pas si haut placé que son esprit. Il courut à la poste: point de chevaux; les diligences, les malles-postes, tout était plein; aucun moyen de s'éloigner de Paris. Il alla se cacher dans un réduit qu'il espérait introuvable. Qu'on juge de son effroi lorsque, le lendemain, on vint le chercher de la part de Fouché. Il se laisse conduire plus mort que vif. Fouché le reçoit très poliment et lui dit que l'Empereur veut le voir sur-le-champ. Cela lui paraît étrange; cependant il se sent un peu rassuré. Il arrive aux Tuileries, toutes les portes tombent devant lui.

L'Empereur l'accoste de la mine la plus gracieuse, le fait asseoir et entame la conversation en lui assurant que l'expérience n'a pas été chose vaine pour lui. Pendant les longues veilles de l'île d'Elbe, il a beaucoup réfléchi à sa situation et aux besoins de l'époque; évidemment les hommes réclament des institutions libérales. Le tort de son administration a été de trop négliger les publicistes comme monsieur Constant. Il faut à l'Empire une constitution et il s'adresse à ses hautes lumières pour la rédiger.

Benjamin, passant en une demi-heure de la crainte d'un cachot à la joie d'être appelé à faire le petit Solon et à voir ainsi s'accomplir le rêve de toute sa vie, pensa se trouver mal d'émotion. La peur et la vanité s'étaient partagé son cœur; la vanité y demeura souveraine. Il fut transporté d'admiration pour le grand Empereur qui rendait si ample justice au mérite de Benjamin Constant; et l'auteur de l'article du Moniteur du 19 était, le 22, conseiller d'État et prôneur en titre de Bonaparte.

Il se présenta, un peu honteux, chez madame Récamier; elle n'était pas femme à lui témoigner du mécontentement. Peut-être même fut-elle bien aise de se trouver délivrée de la responsabilité qui aurait pesé sur elle s'il avait été persécuté pour des opinions qui étaient d'entraînement plus que de conviction. Les partis furent moins charitables. Les libéraux ne pardonnèrent pas à Benjamin son hymne pour les Bourbons et la légitimité, les impérialistes ses sarcasmes contre Napoléon, les royalistes sa prompte palinodie du 19 au 21 mars et le rôle qu'il joua à la fin des Cent-Jours lorsqu'il alla solliciter des souverains étrangers un maître quelconque pourvu que ce ne fût pas Louis XVIII.

 

Toutes ces variations l'avaient fait tomber dans un mépris universel. Il le sentait et s'en désolait. C'était dans cette disposition qu'il s'était remis entre les mains de madame de Krüdener. Était-ce avec un but mondain ou seulement pour donner le change à son imagination malade? c'est ce que je n'oserais décider. Il allait encore chercher des consolations auprès de madame Récamier; elle le traitait avec douceur et bonté. Mais, au fond, il lui savait mauvais gré de l'article inspiré par elle et cette circonstance avait été la crise de sa grande passion.

Je n'ai jamais connu personne qui sût, autant que madame Récamier, compatir à tous les maux et tenir compte de ceux qui naissent, des faiblesses humaines sans en éprouver d'irritation. Elle ne sait pas plus mauvais gré à un homme vaniteux de se laisser aller à un acte inconséquent, pas plus à un homme peureux de faire une lâcheté qu'à un goutteux d'avoir la goutte, ou à un boiteux de ne pouvoir marcher droit. Les infirmités morales lui inspirent autant et peut-être plus de pitié que les infirmités physiques. Elle les soigne d'une main légère et habile qui lui a concilié la vive et tendre reconnaissance de bien des malheureux. On la ressent d'autant plus vivement que son âme, aussi pure qu'élevée, ne puise cette indulgence que par la source abondante de compassion placée par le ciel dans ce sein si noblement féminin.

Quelques semaines plus tard, Benjamin Constant conçut l'idée d'écrire à Louis XVIII une lettre explicative de sa conduite; la tâche était malaisée. Il arriva plein de cette pensée chez madame Récamier et l'en entretint longuement: Le lendemain, il y avait du monde chez elle; elle lui demanda très bas:

«Votre lettre est-elle faite?

– Oui.

– En êtes-vous content?

– Très content, je me suis presque persuadé moi-même.»

Le Roi fut moins facile à convaincre. Je crois, sans en être sûre, que cette lettre a été imprimée. Il n'y a que le parti royaliste, assez bête pour tenir longtemps rigueur à un homme de talent. Au bout de peu de mois, Benjamin Constant était un des chefs de l'opposition.

CHAPITRE VIII

Exigences des étrangers en 1815. – Dispositions de l'empereur Alexandre au commencement de la campagne. – Jolie réponse du général Pozzo à Bernadotte. – Conduite du duc de Wellington et du général Pozzo. – Étonnement de l'empereur Alexandre. – Séjour du Roi et des princes en Belgique. – Énergie d'un soldat. – Obligeance du prince de Talleyrand. – Le duc de Wellington dépouille le musée. – Le salon de la duchesse de Duras. – Mort d'Hombert de la Tour du Pin. – Chambre dite introuvable. – Démission de monsieur de Talleyrand. – Mon père est nommé ambassadeur à Londres. – Le duc de Richelieu. – Révélation du docteur Marshall. – Visite au duc de Richelieu. – Désobligeante réception. – Son excuse.

Je reviens à mon arrivée à Paris. Quelque disposée que je fusse à partager la joie que causait le retour du Roi, elle était empoisonnée par la présence des étrangers. Leur attitude y était bien plus hostile que l'année précédente: vainqueurs de Napoléon en 1814, ils s'étaient montrés généreux; alliés de Louis XVIII en 1815, ils poussèrent les exigences jusqu'à l'insulte.

La force et la prospérité de la France avaient excité leur surprise et leur jalousie. Ils la croyaient épuisée par nos longues guerres. Ils la virent, avec étonnement, surgir de ses calamités si belle et encore si puissante qu'au congrès de Vienne monsieur de Talleyrand avait pu lui faire jouer un rôle prépondérant. Les cabinets et les peuples s'en étaient également émus et, l'occasion d'une nouvelle croisade contre nous s'étant représentée, ils prétendaient bien en profiter. Mais leur haine fut aveugle, car, s'ils voulaient abaisser la France, ils voulaient en même temps consolider la Restauration. Or, les humiliations de cette époque infligèrent au nouveau gouvernement une flétrissure dont il ne s'est point relevé et qui a été un des motifs de sa chute. La nation n'a jamais complètement pardonné à la famille royale les souffrances imposées par ceux qu'elle appelait ses alliés. Si on les avait qualifiés d'ennemis la rancune aurait été moins vive et moins longue.

Ce sentiment, fort excusable, était pourtant très injuste. Assurément Louis XVIII ne trouvait aucune satisfaction à voir des canons prussiens braqués sur le château des Tuileries. L'aspect des manteaux blancs autrichiens, fermant l'entrée du Carrousel pendant qu'on dépouillait l'Arc de Triomphe de ses ornements, ne lui souriait point. Il ne lui était pas agréable qu'on vint, jusque dans ses appartements, enlever les tableaux qui décoraient son palais. Mais il était forcé de supporter ces avanies et de les dévorer en silence. D'autre part, c'est à sa fermeté personnelle qu'on doit la conservation du pont d'Iéna que Blücher voulait faire sauter, et celle de la colonne de la place Vendôme que les Alliés voulaient abattre et se partager. Il fut assisté dans cette dernière occurrence par l'empereur Alexandre. Ce souverain toujours généreux, malgré son peu de goût pour la famille royale et la velléité qu'il avait conçue au commencement de la campagne de ne point l'assister à remonter sur le trône, employa cependant son influence dans la coalition à adoucir les sacrifices qu'on voulait nous imposer.

Je n'ai jamais bien su quel avait été son projet lors de la bataille de Waterloo. Peut-être n'en avait-il pas d'arrêté et se trouvait-il dans ce vague dont Pozzo avait montré les inconvénients d'une manière si piquante au prince royal de Suède en 1813. Quoique par là je revienne sur mes pas, je veux rappeler cette circonstance.

Pendant la campagne de Saxe, Pozzo et sir Charles Stewart avaient été envoyés en qualité de commissaires russe et anglais à l'armée suédoise. Les Alliés craignaient toujours un retour de Bernadotte en faveur de l'Empereur Napoléon. Il se décida enfin à entrer en ligne et prit part à la bataille de Leipsig; la déroute de l'armée française fut complète. Aussitôt l'esprit gascon de Bernadotte se mit à battre les buissons et à rêver le trône de France pour lui-même. Il entama une conversation avec Pozzo sur ce sujet: n'osant pas l'aborder de front, il débuta par une longue théorie dont le résultat arrivait à prouver que le trône devait appartenir au plus digne et la France choisir son roi.

«Je vous remercie, monseigneur, s'écria Pozzo.

– Pourquoi, général?

– Parce que ce sera moi!

– Vous?

– Sans doute; je me crois le plus digne. Et comment me prouvera-t-on le contraire? En me tuant? D'autres se présenteront… Laissez-nous tranquilles avec votre plus digne! Le plus digne d'un trône est, pour la paix du monde, celui qui y a le plus de droits.»

Bernadotte n'osa pas pousser plus loin la conversation mais ne l'a jamais pardonnée à Pozzo.

Sous une autre forme, celui-ci donna la même leçon à son impérial maître en 1815. En apprenant la victoire de Waterloo, l'empereur Alexandre enjoignit au général Pozzo, qui se trouvait auprès du duc de Wellington, de s'opposer à la marche de l'armée et de chercher à gagner du temps afin que les anglais n'entrassent pas en France avant que les armées austro-russe et prussienne se trouvassent en ligne. Selon lui, Louis XVIII devait attendre en Belgique la décision de son sort.

À la réception de cette dépêche, Pozzo éprouva le plus cruel embarras. Il savait la malveillance de l'Empereur pour la maison de Bourbon. Elle se trouvait encore accrue par la découverte d'un projet d'alliance, entre la France, l'Angleterre et l'Autriche, conclu pendant le congrès de Vienne par monsieur de Talleyrand dans des vues hostiles à la Russie.

La copie de ce traité, oubliée dans le cabinet du Roi, avait été envoyée par monsieur de Caulaincourt à l'empereur Alexandre pendant les Cent-Jours. Il n'y avait pas attaché grande importance, croyant que c'était une invention de Napoléon pour le détacher de l'alliance; mais une seconde copie du traité ayant été trouvée dans les papiers enlevés à monsieur de Reinhard, il ne put conserver de doutes, et cette nouvelle cause de mécontentement s'étant jointe à tout ce qu'il reprochait dès l'année précédente au Roi, il était peu enclin à souhaiter son rétablissement. Aussi n'avait-il pas témoigné de répugnance à écouter les négociateurs envoyés de Paris, et il était difficile de prévoir ce qui pourrait en résulter.

Pozzo n'était brin Russe et avait grand envie de s'arranger en France une patrie à son goût, en y conservant un souverain qui lui avait des obligations personnelles. Il hésita quelque peu, puis alla trouver le duc de Wellington:

«Je viens vous confier le soin de ma tête, lui dit-il; voilà la dépêche que j'ai reçue, voici la réponse que vous y avez faite.»

Il lui lut ce qu'il mandait à l'Empereur des dispositions du duc de Wellington qui persistait à avancer immédiatement sur Paris et à conduire Louis XVIII avec lui.

«Voulez-vous, ajouta-t-il, avoir fait cette réponse et tenir cette conduite, malgré les objections que je suis censé vous adresser?»

Le duc lui tendit la main.

«Comptez sur moi; la conférence a eu lieu précisément comme vous la rapportez.

– Alors, reprit Pozzo, il n'y a pas un moment à perdre, il faut agir en conséquence.»

Personne ne fut mis dans la confidence. Les petites intrigues s'agitèrent autour du Roi. Monsieur de Talleyrand bouda. Il avait un autre plan qui avait des côtés spécieux, mais dont le but principal était de se tenir personnellement éloigné de l'empereur Alexandre. Il ne savait pas la prise des papiers de monsieur Reinhard, mais il craignait toujours quelque indiscrétion. Pozzo ne se fiait pas assez à lui pour lui raconter la véritable situation des affaires. Le duc le décida à rejoindre le Roi qui, de son côté, consentit à se séparer de monsieur de Blacas.

On arriva à Paris à tire d'aile et le Roi fut bombardé à l'improviste dans le palais des Tuileries, selon l'expression pittoresque de Pozzo quand il fait ce récit.

À peine ce but atteint, il se jette dans une calèche et court au-devant de l'Empereur. Ses logements étaient faits à Bondy; Pozzo brûle l'étape et continue sa route. Il trouve l'Empereur à quelques lieues au delà: il est venu lui apprendre que Paris est soumis et le palais de l'Élysée prêt à le recevoir. L'Empereur le fait monter dans sa voiture. Pozzo lui fait un tableau animé de la bataille de Waterloo, donne une grande importance à la manœuvre de Blücher, raconte l'entrée en France, la facilité de la marche, la cordialité de la réception, l'impossibilité de s'arrêter quand il n'y a pas d'obstacles, et enfin le parti pris par le duc d'occuper Paris.

L'Empereur écoutait avec intérêt.

«Maintenant, dit-il, il s'agit de prendre un parti sur la situation politique. Où avez-vous laissé le Roi?

– Aux Tuileries, Sire, où il a été accueilli avec des transports universels.

– Comment Louis XVIII est à Paris! Apparemment que Dieu en a ainsi ordonné. Ce qui est fait est fait, il n'y a plus à s'en préoccuper; peut-être est-ce pour le mieux.»

On comprend combien cette résignation mystique soulagea l'ambassadeur. Malgré la confiance absolue qu'il avait dans la loyauté du duc de Wellington, il ne laissait pas que d'être fort tourmenté de la façon dont l'Empereur prendrait les événements; car, tout libéral qu'était l'autocrate, il n'oubliait pas toujours ses possessions de Sibérie lorsqu'il se croyait mal servi.

L'Empereur continua sa route et vint coucher à l'Élysée. Il ne conserva de mécontentement que contre monsieur de Talleyrand et monsieur de Metternich. L'autrichien est parvenu à en triompher; le français y succomba peu après.

Mon oncle Édouard Dillon avait accompagné le Roi en Belgique. Il me raconta toutes les misères du départ, du voyage et du séjour à l'étranger. Monsieur et son fils, le duc de Berry, avaient laissé dans les boues d'Artois le peu de considération militaire que la pieuse discrétion des émigrés aurait voulu leur conserver. La maison du Roi avait été congédiée à Béthune avec une incurie et une dureté inouïes; plusieurs de ses membres cependant avaient trouvé le moyen de franchir la frontière. Ils étaient venus à leurs frais et volontairement à Gand former une garde au Roi qui recevait leurs services avec aussi peu d'attention qu'aux Tuileries.

 

Monsieur de Bartillat, officier des gardes du corps, m'a dit qu'il avait été à Gand, qu'il y avait commandé un assez grand nombre des gardes de sa compagnie, réunis de pur zèle, sans que jamais ni lui ni eux eussent obtenu une parole du Roi, ni pu deviner qu'ils étaient remarqués. Je crois que les princes craignaient de se compromettre, vis-à-vis de leurs partisans et de prendre des engagements, dans le cas où la nouvelle émigration se prolongerait.

Parlerai-je de ce camp d'Alost, commandé par monsieur le duc de Berry, et si déplorablement levé au moment où la bataille de Waterloo était engagée? Le duc de Wellington s'en expliqua cruellement et publiquement vis-à-vis du prince auquel il reprochait la rupture d'un pont.

Monsieur le duc de Berry s'excusa sur des rapports erronés qui lui faisaient croire la bataille perdue.

«Raison de plus, monseigneur; quand on se sauve il ne faut pas rendre impossible la marche de braves gens qui peuvent être obligés de faire une retraite honorable!»

J'aime mieux raconter la farouche énergie d'un soldat. Édouard Dillon avait été chargé par le Roi, après la bataille de Waterloo, de porter des secours aux blessés français recueillis dans les hôpitaux de Bruxelles. Il arriva près d'un lit où on venait de faire l'amputation du bras à un sous-officier de la garde impériale. Pour réponse à ses offres, il lui jeta le membre sanglant qu'on venait de couper.

«Va dire à celui qui t'envoie que j'en ai encore un au service de l'Empereur.»

L'un de mes premiers soins, en arrivant à Paris, avait été d'aller chez monsieur de Talleyrand. J'étais chargée par mon père de lui expliquer très en détail la situation pénible où se trouvaient les français en Piémont. Je m'en acquittai assez mal; je n'ai jamais été à mon aise avec monsieur de Talleyrand. Il m'accueillit pourtant très gracieusement et, lorsque je lui annonçai que, vers la fin du mois, je prendrais ses ordres pour Turin, il m'engagea à ne pas presser mes paquets. Je compris qu'il s'agissait d'une nouvelle destination pour mon père, mais je n'osai pas m'en informer.

J'ai toujours eu une extrême timidité vis-à-vis des gens en place, et je ne puis les supporter que lorsque j'ai la certitude morale de n'avoir jamais rien à leur demander. Tant que mon père était employé, je me trouvais dans une sorte de dépendance qui m'était pénible vis-à-vis d'eux, malgré la bienveillance qu'ils me témoignaient.

Notre héros, le duc de Wellington, se fit l'exécuteur des spoliations matérielles imposées par les Alliés. Sous prétexte que les anglais n'avaient rien à réclamer en ce genre, il trouva généreux d'aller de ses mains triomphantes décrocher les tableaux de nos musées. Ceci ne doit pas être pris comme une forme de rhétorique, c'est le récit d'un fait. On l'a vu sur une échelle, donnant lui-même l'exemple. Le jour où l'on descendit les chevaux de Venise de dessus l'arc du Carrousel, il passa la matinée perché sur le monument, vis-à-vis les fenêtres du Roi, à surveiller ce travail. Le soir il assista à une petite fête donnée par madame de Duras au roi de Prusse. Nous ne pouvions cacher notre indignation; il s'en moquait et en faisait des plaisanteries. Il avait tort pourtant; notre ressentiment était légitime et plus politique que sa conduite. Les étrangers étaient présentés comme alliés; ils avaient été accueillis comme tels; leurs procédés retombaient sur la famille régnante.

La conduite du duc donnait le signal aux impertinences des sous-ordres. Le sang bout encore dans mes veines au propos que j'entendis tenir à un certain vulgaire animal du nom de Mackenzie, intendant ou, comme cela s'appelle en anglais, payeur de l'armée. On parlait sérieusement et tristement de la difficulté qu'éprouverait la France à acquitter les énormes charges imposées par les étrangers.

«Ah bah, reprit-il avec un gros rire, on crie un peu puis cela s'arrange. Je viens de Strasbourg; j'y ai passé le jour même où le général prussien avait frappé une contribution qu'on disait énorme, on avait payé. Eh bien! tout le monde dînait.»

Je l'aurais tué d'un regard.

Le duc de Duras, premier gentilhomme de la chambre, se trouvait d'année (de toutes les places de la Cour, c'était la seule dont le service ne se fit pas par trimestre); madame de Duras logeait aux Tuileries. Liée avec elle d'ancienne date et n'ayant pas d'établissement en ce moment, je passais ma vie chez elle. Sa situation la forçait à recevoir de temps en temps beaucoup de monde, mais journellement son salon n'était ouvert qu'à quelques habitués. On y causait librement et plus raisonnablement qu'ailleurs. Probablement les discours que nous tenions nous étonneraient maintenant. S'ils nous étaient répétés, nous les trouverions extravagants, mais c'étaient les plus sages du parti royaliste.

Madame de Duras avait beaucoup plus de libéralisme que sa position ne semblait en comporter. Elle admettait toutes les opinions et ne les jugeait pas du haut de l'esprit de parti. Elle était même accessible à celles des idées généreuses qui ne compromettaient pas trop sa position de grande dame dont elle jouissait d'autant plus vivement qu'elle l'avait attendue plus longtemps.

Elle ne se consolait pas de l'exclusion donnée à monsieur de Chateaubriand au retour de Gand. Son crédit l'y avait fait ministre de l'intérieur du Roi fugitif, et elle ne comprenait pas comment le Roi rétabli ne confirmait pas cette nomination. Il en résultait un vernis d'opposition dans son langage dont je m'accommodais très bien. Sa fille, la princesse de Talmont, ne partageait pas sa modération; son exaltation était extrême, mais elle était si jeune et si jolie que ses folies même avaient de la grâce. Elle avait épousé à quinze ans en 1813, le seul héritier de la maison de La Trémoïlle. Aussi Adrien de Montmorency disait-il que c'étaient des noces historiques et que sa grossesse serait un événement national. Les fastes du pays n'ont pas eu à le recorder; monsieur de Talmont est mort en 1815 sans laisser d'enfant. Le duc de Duras s'écriait le jour de l'enterrement:

«Il est bien affreux de se trouver veuve à dix-sept ans quand on est condamnée à ne pouvoir plus épouser qu'un prince souverain.» La princesse de Talmont a dérogé à cette nécessité, mais c'est contre la volonté de son père et même de sa mère.

La mort du prince de Talmont n'avait été un chagrin pour personne, mais notre coterie fut profondément affectée par la catastrophe arrivée dans la famille La Tour du Pin.

Hombert de La Tour du Pin-Gouvernet avait atteint l'âge de vingt-deux ans. Il était fort bon enfant et assez distingué, quoique une charmante figure et un peu de gâterie de ses parents lui donnassent l'extérieur de quelque fatuité. Dans ce temps de désordre où on s'enrôlait dans les colonels, suivant l'expression chagrine des vieux militaires, Hombert avait été nommé, officier d'emblée et le maréchal duc de Bellune l'avait pris pour aide de camp. On ne peut nier que ces existences de faveur ne donnassent beaucoup d'humeur aux camarades dont les grades avaient été acquis à la pointe de l'épée.

Hombert eut une discussion sur l'ordre de service avec un de ceux-ci; le jeune homme y mit un ton léger, l'autre fut un peu grognon; cela n'alla pas très loin. Toutefois, par réflexion, Hombert conçut quelque scrupule. Le lendemain matin, il entra chez son père et lui raconta exactement ce qui s'était passé; seulement il eut soin, dans le récit, de faire jouer son propre rôle par Donatien de Sesmaisons, un autre de ses camarades. Il ajouta qu'il était chargé par lui de consulter son père sur la convenance de donner suite à cette affaire. Monsieur de La Tour du Pin l'écouta attentivement et lui répondit: