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Récits d'une tante (Vol. 2 de 4)

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CHAPITRE XVI

Mort de madame de Staël. – Effet de son ouvrage sur la Révolution. – Je retourne à Londres. – Agents du parti ultra. – Présentation de la note secrète. – Le Roi ôte le commandement des gardes nationales à Monsieur. – Fureur de Jules de Polignac. – Conspiration du bord de l'eau. – Congrès d'Aix-la-Chapelle. – Le duc de Richelieu obtient la libération du territoire.

J'ai négligé de parler dans le temps de la mort de madame de Staël. Elle avait eu lieu, pendant un de mes séjours en Angleterre, à la suite d'une longue maladie qu'elle avait traînée le plus tard possible dans ce monde de Paris qu'elle appréciait si vivement. Elle y faisait peine à voir au commencement des soirées. Elle arrivait épuisée par la souffrance mais, au bout de quelque temps, l'esprit prenait complètement le dessus de l'instinct, et elle était aussi brillante que jamais, comme si elle voulait témoigner jusqu'au bout de cette inimitable supériorité qui l'a laissée sans pareille.

La dernière fois que je la vis, c'était le matin; je partais le lendemain. Depuis quelques jours, elle ne quittait plus son sopha; les taches livides dont son visage, ses bras, ses mains étaient couverts n'annonçaient que trop la décomposition du sang. Je sentais la pénible impression d'un adieu éternel et sa conversation ne roulait que sur des projets d'avenir. Elle était occupée de chercher une maison où sa fille, la duchesse de Broglie, grosse et prête d'accoucher, serait mieux logée.

Elle faisait des plans de vie pour l'hiver suivant. Elle voulait rester plus souvent chez elle, donner des dîners fréquents. Elle désignait par avance des habitués. Cherchait-elle à s'étourdir elle-même? Je ne sais; mais le contraste de cet aspect si plein de mort et de ces paroles si pleines de vie était déchirant; j'en sortis navrée.

Il y avait une trop grande différence d'âge et assurément de mérite entre nous pour que je puisse me vanter d'une liaison proprement dite avec madame de Staël, mais elle était extrêmement bonne pour moi et j'en étais très flattée. Le mouvement qu'elle mettait dans la société était précisément du genre qui me plaisait le plus, parce qu'il s'accordait parfaitement avec mes goûts de paresse.

C'était sans se lever de dessus son sopha que madame de Staël animait tout un cercle; et cette activité de l'esprit m'est aussi agréable que celle du corps me paraît assommante. Quand il me faut aller chercher mon plaisir à grands frais, je cours toujours risque de le perdre en chemin.

Sans être pour moi une peine de cœur, la mort de madame de Staël me fut donc un chagrin. Le désespoir de ses enfants fut extrême. Ils l'aimaient passionnément et la révélation faite sur son lit de douleur et dont j'ai déjà parlé n'affaiblit ni leur sentiment ni leurs regrets.

Auguste de Staël se rendit l'éditeur d'un ouvrage auquel elle travaillait et qui parut au printemps de 1818. Il produisit un effet dont les résultats n'ont pas été sans importance. Pendant l'Empire, la Révolution de 1793 et ceux qui y avaient pris part étaient honnis. La Restauration ne les avait pas réhabilités et personne ne réclamait le dangereux honneur d'avoir travaillé à renverser le trône de Louis XVI. On aurait vainement cherché en France un homme qui voulût se reconnaître ouvrier en cette œuvre. Les régicides mêmes s'en défendaient; une circonstance fortuite les avait poussés dans ce précipice, et, somme toute, le petit chat (peut-être encore parce qu'il ne savait pas s'en expliquer) se trouvait le seul coupable.

Le livre de madame de Staël changea tout à coup cette disposition, en osant parler honorablement de la Révolution et des révolutionnaires. La première, elle distingua les principes des actes, les espérances trompées des honnêtes gens des crimes atroces qui souillèrent ces jours néfastes et ensevelirent sous le sang toutes les améliorations dont ils avaient cru doter la patrie. Enfin elle releva tellement le nom de révolutionnaire que, d'une cruelle injure qu'il avait été jusque-là, il devint presque un titre de gloire. L'opposition ne le repoussa plus. Les libéraux se reconnurent successeurs des révolutionnaires et firent remonter leur filiation jusqu'à 1789.

Messieurs de Lafayette, d'Argenson, de Thiard, de Chauvelin, de Girardin, etc., formèrent les anneaux de cette chaîne. Les Lameth, quoique réclamant le nom de patriotes de 89, et repoussés par les émigrés et la Restauration, ne s'étaient pas ralliés à l'opposition antiroyaliste. Ils demeuraient libéraux assez modérés, après avoir servi à l'Empereur avec bien moins de zèle que ceux dont je viens de citer les noms.

Je crois que cet ouvrage posthume de madame de Staël a été un funeste présent fait au pays et n'a pas laissé de contribuer à réhabiliter cet esprit révolutionnaire dans lequel la jeunesse s'est retrempée depuis et dont nous voyons les funestes effets. Dès que le livre de madame de Staël en eut donné l'exemple, les hymnes à la gloire de 1789 ne tarirent plus. Il y a bien peu d'esprits assez justes pour savoir n'extraire que le bon grain au milieu de cette sanglante ivraie. Aussi avons-nous vu depuis encenser jusqu'au nom de Robespierre.

Le troisième volume est presque entièrement écrit par Benjamin Constant; la différence de style et surtout de pensée s'y fait remarquer. Il est plus amèrement républicain; les goûts aristocratiques qui percent toujours à travers le plébéisme de madame de Staël ne s'y retrouvent pas.

Une fièvre maligne, dont je pensai mourir, me retint plusieurs semaines dans ma chambre. Je n'en sortis que pour soigner ma belle-sœur qui fit une fausse couche de quatre mois et demi et ne laissa pas de nous donner de l'inquiétude pour elle et beaucoup de regrets pour le petit garçon que nous perdîmes. Aussitôt qu'elle fut rétablie, je retournai à Londres.

L'affaire des liquidations, fixée enfin à seize millions pour les réclamations particulières, avait fort occupé mon père. Il avait sans cesse vu renaître les difficultés, qu'il croyait vaincues, sans pouvoir comprendre ce qui y donnait lieu. Une triste découverte expliqua ces retards.

La loyauté de monsieur de Richelieu avait dû se résigner aux roueries inhérentes aux nécessités gouvernementales. Il s'était apprivoisé depuis mon aventure au sujet du docteur Marshall. Le cabinet noir lui apporta les preuves les plus flagrantes de la façon dont monsieur Dudon, commissaire de la liquidation, vendait les intérêts de la France aux étrangers, à beaux deniers comptants.

Des lettres interceptées, écrites à Berlin, et lues à la poste de Paris, en faisaient foi. Le duc de Richelieu chassa monsieur Dudon honteusement; mais, ne pouvant publier la nature des révélations qui justifiaient sa démarche, il se fit de monsieur Dudon un ennemi insolent. Devenu, immédiatement, royaliste de la plus étroite observance, monsieur Dudon se donna pour victime de la pureté de ses opinions et n'a pas laissé d'être incommode par la suite.

Dès qu'il eut été remplacé par monsieur Mounier, les affaires marchèrent. L'intégrité de celui-ci débrouilla ce que l'autre avait volontairement embrouillé. Les liquidations furent promptement réglées et la conclusion fut un succès pour le gouvernement. C'est à cette occasion que s'est formée la liaison intime du duc de Richelieu avec monsieur Mounier.

À mesure que les affaires d'argent s'aplanissaient, l'espoir de notre émancipation se rapprochait et les fureurs du parti ultra s'exaspéraient dans la même proportion. Sa niaiserie était égale à son intolérance.

Je me souviens qu'avant de quitter Paris j'entendais déblatérer contre le gouvernement qui exigeait des capitalistes français 66 d'un emprunt nouveau, tandis qu'il n'avait pu obtenir que 54 l'année précédente de messieurs Baring et Cie; faisant crime au ministère que le crédit public se fût, en quelques mois, élevé de 12 pour 100 sous son administration! Il faut avoir vécu dans les temps de passion pour croire à de pareilles sottises.

Nous vîmes arriver successivement à Londres plusieurs envoyés de Monsieur, les Crussol, les Fitz-James, les La Ferronnays, les de Bruges, etc. Mon père était très bien instruit de leur mission; les ministres anglais en étaient indignés. Le duc de Wellington signalait d'avance la fausseté de leurs rapports. Tous venaient représenter la France sous l'aspect le plus sinistre et le plus dangereux pour le monde et réclamaient la prolongation de l'occupation étrangère.

Le duc de Fitz-James força tellement la mesure que lord Castlereagh lui dit:

«Si ce tableau était exact, il faudrait sur-le-champ rappeler nos troupes, former un cordon autour de la France et la laisser se dévorer intérieurement. Heureusement, monsieur le duc, nous avons des renseignements moins effrayants à opposer aux vôtres.»

L'expression de ces messieurs, en parlant de mon père, était que c'était dommage mais qu'il avait passé à l'ennemi. Quel bonheur pour la monarchie, si elle avait été exclusivement entourée de pareils ennemis! Monsieur de Richelieu, selon eux, avait eu de bonnes intentions mais il était perverti.

Quant aux autres ministres, c'étaient des gueux et des scélérats: messieurs Decazes, Lainé, Pasquier, Molé, Corvetto; il n'y avait rémission pour personne. À mesure que la libération de la patrie approchait, l'anxiété du parti redoublait. Je crois que c'est à cette époque que parut le Conservateur. Cette publication hebdomadaire avait pour rédacteur principal monsieur de Chateaubriand, mais tous les coryphées parmi les ultras y déposaient leur bilieuse éloquence. Cet organe a fait bien du mal au trône.

Jules de Polignac arriva le dernier en Angleterre; il était porteur de la fameuse note secrète, œuvre avouée et reconnue de Monsieur, quoique monsieur de Vitrolles l'eût rédigée.

Jamais action plus antipatriotique n'a été conseillée à un prince; jamais prince héritier d'une couronne n'en a fait une plus coupable. Les cabinets étrangers l'accueillirent avec mépris, et le roi Louis XVIII en conçut une telle fureur contre son frère que cela lui donna du courage pour lui ôter le commandement des gardes nationales du royaume.

 

Depuis longtemps les ministres sollicitaient du Roi de rendre au ministère de l'intérieur l'organisation des gardes nationales et de les remettre sous ses ordres; le Roi en reconnaissait la nécessité mais reculait effrayé des cris qu'allait pousser Monsieur.

Il avait été, dès 1814, nommé commandant général des gardes nationaux de France. Il avait formé un état-major à son image. Des inspecteurs généraux allaient chaque trimestre faire des tournées et s'occupaient des dispositions des officiers qui tous étaient nommés par Monsieur et à sa dévotion. La plupart étaient membres de la Congrégation. Leur correspondance avec Jules de Polignac, premier inspecteur général, était journalière et sa police s'exerçait avec activité et passion.

C'était un État dans l'État, un gouvernement dans le gouvernement, une armée dans l'armée. Ce qu'à juste titre on a nommé le gouvernement occulte était alors à son apogée. L'ordonnance qui ôtait le commandement à Monsieur enlevait au parti une grande portion de son pouvoir en le privant d'une force armée aussi énorme dont il pouvait disposer et qui ne recevait d'ordres que de lui.

Jules de Polignac en apprit la nouvelle (car cela avait été tenu fort secret) par ma mère qui lui donna le Moniteur à lire. Malgré sa retenue habituelle, il fut assez peu maître de lui pour prononcer quelques mots, trouvés si coupables par ma mère qu'elle lui dit vouloir aller aussitôt les rapporter à mon père pour qu'il en donnât avis au Roi. Averti de son imprudence, il chercha à les tourner en plaisanterie; mais ne pouvant réussir à faire prendre le change à ma mère, il eut recours à des supplications, qui allèrent jusqu'aux larmes et aux génuflexions, et obtint enfin la parole qu'elle ne répéterait pas un propos qu'il assurait n'avoir pas l'importance qu'elle voulait y donner.

Je n'ai jamais su précisément les mots. Seulement le nom de monsieur de Villèle y était mêlé et j'ai eu lieu de croire que la conspiration, dite du bord de l'eau, dont la réalité n'est révoquée en doute par aucune des personnes instruites des affaires à cette époque, cette conspiration, qui avait pour but de faire régner Charles X avant que le Ciel eût disposé de Louis XVIII, n'était que le commentaire des paroles échappées à la colère de Jules.

Je n'entre pas dans plus de détails sur cet événement, quoique la plupart des acteurs parmi les conspirateurs, aussi bien que parmi ceux qu'ils devaient attaquer, fussent des personnes avec lesquelles nos relations étaient intimes; mais j'étais absente lors de la découverte, et le projet remontait si haut que le ministère et le Roi ne voulurent pas aller jusqu'à la source. On se borna à l'éventer sans donner aucune suite aux recherches.

Le Roi en conçut un mortel chagrin et ne laissa pas ignorer à son frère qu'il en était instruit. Je ne sais pas si monsieur le duc de Berry était dans le secret; j'espère que non. Quant à monsieur le duc d'Angoulême, le parti s'en cachait avec plus de soin que d'aucune autre personne.

Quoique la sagesse du gouvernement eût assoupi le bruit de cette affaire, le parti ultra se trouva un peu gêné par cette découverte. Il était en position de garder des mesures avec le pouvoir; il devint, ou du moins chercha à paraître, plus modéré pendant quelque temps.

Cela ne l'empêcha pas d'avoir au Congrès d'Aix-la-Chapelle des agents occupés à déjouer auprès des étrangers les négociations du duc de Richelieu. Elles réussirent cependant et il eut la gloire et le bonheur de signer le traité qui délivrait son pays d'une garnison étrangère. Sans doute c'était encore à titre onéreux, mais la France pouvait payer les charges qu'elle acceptait; ce qu'elle ne pouvait plus supporter, c'était l'humiliation de n'être pas maîtresse chez elle.

Le respect et la confiance qu'inspirait le caractère loyal de monsieur de Richelieu entrèrent pour beaucoup dans le succès de cette négociation qui nous combla de joie.

Je me rappelle que, le jour où la signature du traité fut apprise à Londres, tout le corps diplomatique et les ministres anglais accoururent chez mon père lui faire compliment et partager notre satisfaction. Les hommages pour le duc de Richelieu étaient dans toutes les bouches; chacun avait un trait particulier à citer de son honorable habileté.

CHAPITRE XVII

Le comte Decazes veut changer de ministère. – Intrigues contre le duc de Richelieu. – Il donne sa démission. – Le général Dessolle lui succède. – Mariage de monsieur Decazes. – Le comte de Sainte-Aulaire. – Mon père demande à se retirer. – Il est remplacé par le marquis de La Tour-Maubourg. – Le Roi est mécontent de mon père. – Mes idées sur la carrière diplomatique. – Une fournée de pairs. – Monsieur de Barthélemy.

On devait croire qu'après ses succès d'Aix-la-Chapelle le président du conseil reviendrait à Paris tout-puissant. Il en fut autrement. Les deux oppositions de droite et de gauche se coalisèrent pour amoindrir le résultat obtenu, et le parti ministériel, sous l'influence de monsieur Decazes, ne se donna que peu de soins pour le montrer dans toute son importance.

Monsieur de Richelieu était personnellement l'homme le moins propre à exploiter un succès, mais monsieur Decazes s'y entendait fort bien. Dans cette circonstance, il négligea de le vouloir. Des intrigues intérieures dans le sein du ministère en furent cause. Monsieur Decazes s'était uni à un parti semi-libéral qui, depuis, a produit ce qu'on a appelé les doctrinaires. Ce parti avait longtemps crié contre le ministère de la police et il persuada à monsieur Decazes qu'en faisant réformer ce ministère au départ des étrangers il semblerait n'avoir été créé que pour un moment de crise et que le Roi ferait un acte habile dont la popularité rejaillirait sur lui.

Monsieur Decazes goûtait cette pensée mais à condition, bien entendu, qu'il resterait ministre et ministre influent. Il en parla à monsieur de Richelieu qui adopta l'idée. Monsieur Lainé, ministre de l'intérieur, professait sans cesse de son désintéressement, de son abnégation de toute ambition et de son ennui des affaires.

Monsieur de Richelieu, qui avait, à cette époque, parfaite confiance en lui et en ses paroles, alla avec la candeur de son caractère lui demander de céder son portefeuille à Decazes qui en avait envie. Monsieur Lainé se mit en fureur contre une telle proposition, et le duc de Richelieu, avec la gaucherie habituelle de sa loyale franchise, s'en alla rapporter à monsieur Decazes qu'il ne fallait plus penser à son projet parce que monsieur Lainé ne voulait pas y consentir. Il reconnaissait bien du reste la convenance de renoncer à avoir un ministère spécial de la police; il avouait tous les inconvénients que monsieur Decazes signalait à le maintenir, mais il faudrait aviser à un autre moyen de le supprimer.

Après avoir donné ces étranges satisfactions à messieurs Decazes et Lainé, il partit pour Aix-la-Chapelle en complète sécurité des bonnes dispositions de ses collègues envers lui. Il put en voir la vanité au retour.

Je ne sais pas au juste les intrigues qu'on fit jouer ni les dégoûts dont on l'entoura, mais, à la fin de l'année, il dut donner sa démission ainsi que messieurs Pasquier, Molé, Lainé et Corvetto. Le général Dessolle devint le chef ostensible du nouveau cabinet dont monsieur Decazes était le directeur véritable.

Je n'ai jamais pu comprendre que monsieur Decazes n'ait pas senti que le beau manteau de cristal pur, dont la présidence de monsieur de Richelieu couvrait son favoritisme, était nécessaire à la durée de son crédit. Il ne pouvait soutenir le poids des haines dirigées contre lui que sous cette noble et transparente égide.

Monsieur de Richelieu ne lui enviait en aucune façon sa faveur et lui en laissait toute la puissance, toute l'importance, tous les profits et aussi tous les ennuis; car ce n'était pas tout à fait un bénéfice sans charge de devoir amuser un vieux monarque valétudinaire tourmenté dans son intérieur.

Monsieur Decazes avait épousé depuis quelques mois mademoiselle de Sainte-Aulaire, fille de qualité riche et ayant par sa mère, mademoiselle de Soyecourt, des alliances presque royales. Ces relations flattaient monsieur Decazes et plaisaient au Roi. Aussi ce mariage lui avait été assez agréable pour qu'il s'en mêlât personnellement, et cette circonstance avait été une occasion de rapprochement avec une nuance d'opposition hostile à laquelle appartenait monsieur de Sainte-Aulaire. Je professe pour celui-ci une amitié qui dure tantôt depuis trente ans. Toutefois je dois avouer que, dans les premiers moments de la Restauration, il s'était conduit, au moins, avec maladresse.

Il avait successivement renié Napoléon dont il était chambellan en 1814, et Louis XVIII en 1815, dans les deux villes de Bar-le-Duc et de Toulouse dont il se trouvait préfet à ces deux époques, d'une manière ostensible et injurieuse qui ne convenait pas mieux à sa position qu'à son caractère et à son esprit, un des plus doux et des plus agréables que je connaisse. Mais il y a des circonstances si écrasantes qu'elles trouvent bien peu d'hommes à leur niveau, surtout parmi les gens d'esprit. Les bêtes s'en tirent mieux parce qu'elles ne les comprennent pas.

Sa conduite pendant les Cent-Jours avait jeté monsieur de Sainte-Aulaire dans les rangs de la gauche. Le mariage de monsieur Decazes avec mademoiselle de Sainte-Aulaire, au lieu de rapprocher le ministre du parti aristocratique auquel elle appartenait par sa naissance, l'avait mis dans la société de l'opposition et lui donnait, fort à tort, une nuance de couleur révolutionnaire que les ultras enluminaient de leur palette la mieux chargée.

Je n'oserais pas assurer que leurs cris, sans cesse répétés, n'eussent exercé, à notre insu, quelque influence même sur nous à Londres.

La nouvelle de la retraite de monsieur de Richelieu, à laquelle il ne s'attendait nullement, fut un coup très sensible à mon père. J'ai déjà dit que les affaires importantes de l'ambassade se traitaient entre eux, sans passer par les bureaux, dans des lettres confidentielles et autographes. Mon père n'avait aucun rapport personnel avec monsieur Dessolle et ne pouvait continuer avec lui une pareille correspondance.

Il reçut du nouveau ministre une espèce de circulaire fort polie dans laquelle, après force compliments, on l'avertissait que la politique du cabinet était changée.

Mon père avait déjà bien bonne envie de suivre son chef; cette lettre le décida. Il répondit que sa tâche était accomplie. Ainsi que le duc de Richelieu, il avait cru devoir rester à son poste jusqu'à la retraite complète des étrangers, les négociations entamées devant, autant que possible, être conduites par les mêmes mains, mais qu'une nouvelle ère semblant commencer dans un autre esprit, il profitait de l'occasion pour demander un repos que son âge réclamait.

Nous fûmes charmées, ma mère et moi, de cette décision. La vie diplomatique m'était odieuse, et ma mère ne pouvait supporter la séparation de mon frère. D'ailleurs, nous nous apercevions que le travail auquel il s'était consciencieusement astreint fatiguait trop mon père. Sa bonne judiciaire conservait toute sa force primitive, mais déjà nous remarquions que sa mémoire faiblissait.

Lorsqu'un homme a été depuis l'âge de trente ans jusqu'à soixante hors des affaires et qu'il y rentre, ou il les fait très mal, ou bien elles l'écrasent. C'est ce qui arrivait à mon père.

Monsieur Dessolle lui répondit en l'engageant à revenir sur sa décision, mais il y persista. Ce n'était pas, disait-il, avec l'intention de refuser son assentiment au gouvernement du Roi, mais dans la pensée qu'un ambassadeur nouvellement nommé serait mieux placé vis-à-vis du cabinet anglais qu'un homme qui semblerait appelé à se contredire lui-même.

Une négociation, par exemple, était ouverte pour obtenir du roi des Pays-Bas d'expulser de Belgique le nid de conspirateurs d'où émanaient les brochures et les agitateurs qui troublaient le royaume. Monsieur Decazes mettait la plus grande importance à son succès et en parlait quotidiennement au duc de Richelieu qui, pressé par lui, réclamait les bons offices du cabinet anglais. Un des premiers soins du ministère Dessolle fut d'adresser des remerciements au roi de Hollande pour la noble hospitalité qu'il exerçait envers des réfugiés qu'on espérait voir bientôt rapporter leurs lumières et leurs talents dans la patrie. La copie de cette pièce fut produite à mon père par lord Castlereagh, en réponse à une note qu'il avait passée d'après les anciens documents. Cela était peut-être sage, mais il fallait un nouveau négociateur pour une nouvelle politique.

 

Il y eut encore une réponse de monsieur Dessolle qui semblait disposé, plus qu'il ne se l'était d'abord proposé, à suivre les traces de son prédécesseur; mais mon père avait annoncé ses projets de retraite à Londres, et, malgré toutes les obligeantes sollicitations du Régent et de ses ministres, il resta inflexible.

Le marquis de La Tour-Maubourg fut nommé pour le remplacer. Avec la franchise de son caractère, mon père s'occupa tout de suite activement de lui préparer les voies, de façon à rendre la position du nouvel ambassadeur la meilleure possible, dans les affaires et dans la société.

Monsieur de La Tour-Maubourg, qui est aussi éminemment loyal, ressentit vivement ces procédés et en a toujours conservé une sincère reconnaissance. Mon père y ajouta un autre service, car, de retour à Paris et n'y ayant plus d'intérêt personnel, il démontra clairement que l'ambassade de Londres n'était pas suffisamment payée et fit augmenter de soixante mille francs le traitement de son successeur.

Si monsieur de La Tour-Maubourg était touché des procédés de mon père, monsieur Dessolle, en revanche, était piqué de son retour, et monsieur Decazes en était assez blessé pour avoir irrité le roi Louis XVIII contre lui.

Le favori n'avait pas tout à fait tort. La retraite d'un homme aussi considéré que mon père et qui avait jusque-là marché dans les mêmes voies pouvait s'interpréter comme une rupture, et, malgré l'extrême modération des paroles de mon père et de sa famille, les ennemis de monsieur Decazes ne manquèrent pas de s'emparer de ce prétexte pour en profiter contre lui.

Quelques semaines s'étaient écoulées dans les pourparlers entre mon père et le ministre. Quoique sa démission eût suivi immédiatement celle de monsieur de Richelieu, elle ne fut acceptée qu'à la fin de janvier 1819. Je partis aussitôt pour Paris afin d'y préparer les logements.

Je trouvai le Roi fort exaspéré et disant que, jusqu'à cette heure, il avait cru que les ambassadeurs accrédités par lui le représentaient, mais que le marquis d'Osmond aimait mieux ne représenter que monsieur de Richelieu. On voit que le père de la Charte n'avait pas encore tout à fait dépouillé le petit-fils de Louis XIV et tenait le langage de Versailles. Il aurait probablement mieux apprécié la conduite de mon père si elle avait été agréable au favori.

Celui-ci, au reste, m'accueillit avec une bienveillance que j'ai eu lieu de croire peu sincère. Non seulement mon père, qu'on avait comblé d'éloges pendant tout le cours de son ambassade, ne reçut aucune marque de satisfaction, mais il eut même beaucoup de peine à obtenir la pension de retraite à laquelle il avait un droit acquis et indisputable, sous prétexte que les fonds étaient absorbés. Au reste, il ne fut pas seul à souffrir le ben servire e non gradire: les ministres sortants, et surtout monsieur de Richelieu, firent une riche moisson d'ingratitude, à la Cour, aux Chambres et jusque dans le public.

Monsieur et Madame me traitèrent avec plus de bonté que de coutume lorsque j'allai faire ma cour à mon arrivée de Londres. Monsieur le duc de Berry voulut me faire convenir que mon père quittait la partie parce qu'enfin il la voyait entre les mains des Jacobins. Je m'y refusai absolument, me retranchant sur son âge qui réclamait le repos, sur la convenance de quitter les affaires lorsque l'œuvre de la libération du territoire était accomplie, et sur la santé de ma mère. Le prince insista vainement et m'en témoigna un peu d'humeur, mais pourtant avec son amitié accoutumée.

Quant aux autres, lorsqu'ils virent qu'aucune de nos allures n'était celles de l'opposition et que, dans la Chambre des pairs, mon père votait avec le ministère, ils renoncèrent à leurs gracieusetés et rentrèrent dans leur froideur habituelle.

Ma mère était tombée dangereusement malade à Douvres et nous donna de vives inquiétudes. Elle put enfin passer la mer et nous nous trouvâmes réunis à Paris à notre très grande joie.

Mon père ne tarda pas à éprouver un peu de l'ennui qui atteint toujours les hommes à leur sortie de l'activité des affaires. Son bon esprit et son admirable caractère en triomphèrent promptement. Il n'y a pas de situation plus propre à faire naître ce genre de regret que celle d'un ambassadeur rentrant dans la vie privée. Toutes ses relations sont rompues; il est étranger aux personnes influentes de son pays; il n'est plus au courant de ces petits détails qui occupent les hommes au pouvoir, car, après tout, le commérage règne parmi eux comme parmi nous; il s'est accoutumé à attacher du prix aux distinctions de société, et elles lui manquent toutes à la fois.

Il n'y a pas de métier plus maussade à mon sens, où l'on joue plus complètement le rôle de l'âne chargé de reliques et où les honneurs qu'on reçoit soient plus indépendants de toute estime, de toute valeur, de toute considération personnelle.

Je sais qu'il est convenu de regarder cette carrière comme la plus agréable, surtout lorsqu'on arrive au rang d'ambassadeur. Je ne l'ai connue que dans cette phase et je la proclame détestable. Lorsqu'on a veillé la nuit pour rendre compte des travaux du jour et qu'on a réussi dans une négociation difficile, épineuse, souvent entravée par des instructions maladroites tout l'honneur en revient au ministre qui, dans la phrase entortillée de quelque dépêche, vous a laissé deviner ses intentions, précisément assez pour pouvoir vous désavouer si vous échouez. En revanche, si l'affaire manque et s'ébruite, on hausse les épaules et vous êtes proclamé maladroit d'autant plus facilement que, le secret étant la première loi du métier, vous ne pouvez rien apporter pour votre justification.

J'ai vu la carrière diplomatique sous son plus bel aspect, puisque mon père, occupant la première ambassade, y a joui de la confiance entière de son cabinet et d'une grande faveur près de celui de Londres, et pourtant je la proclame, je le répète, une des moins agréables à suivre.

Je comprends qu'un homme politique, dans les convenances duquel une absence peut se trouver entrer momentanément, aille passer quelques mois avec un caractère diplomatique dans une Cour étrangère.

Rien n'est plus mauvais pour les affaires du pays que de pareils ambassadeurs qui s'occupent de toute autre chose; mais j'admets l'agrément de cette espèce d'exil. Il ne faut pas toutefois s'y résigner trop longtemps, car aucun genre d'absence n'enlève plus promptement et plus complètement la clientèle.

Nous avons vu monsieur de Serre, le premier orateur de la Chambre, ne pouvoir être renommé député après avoir été deux ans ambassadeur à Naples et en mourir de chagrin. Certainement, s'il avait passé ces deux années à la campagne chez lui, dans une retraite absolue, son élection n'aurait pas été contestée et sa carrière d'homme politique serait restée bien plus entière.

Je parle ici pour les hommes à ambition politique, car ceux qui ne veulent que des places et des appointements ont évidemment avantage à préférer l'ambassade à la retraite; mais aussi, s'ils prolongent leur absence, ils reviennent, au bout de leur carrière, achever dans leur patrie une vie dépourvue de tout intérêt, étrangers à leur famille, isolés de tout intimité et ne s'étant formé aucune des habitudes qui, dans l'âge mûr, suppléent aux goûts de la jeunesse.

Plus le pays auquel on appartient présente de sociabilité, plus ces inconvénients sont réels. Cela est surtout sensible pour les français qui vivent en coteries formées par les sympathies encore plus que par les rapports de rang ou les alliances de famille. Rien n'est plus solide que ces liens et rien n'est plus fragile. Ils sont de verre. Ils peuvent durer éternellement, un rien peut les briser. Ils ne résistent guère à une absence prolongée. On s'aime toujours beaucoup, mais on ne s'entend plus. On croit qu'on aura grande joie à se revoir, et la réunion amène le refroidissement, car on ne parle plus la même langue, on ne s'intéresse plus aux mêmes choses. En un mot, on ne se devine plus. Le lien est brisé. Les français ont si bien l'instinct de ce mouvement de la société que nous voyons nos diplomates empressés de venir fréquemment s'y retremper; et, de tous les européens, ce sont ceux qui résident le moins constamment dans les Cours où ils sont accrédités.