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Récits d'une tante (Vol. 1 de 4)

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CHAPITRE VIII

Derniers temps de l'Empire. – Gardes d'honneur. – Situation des esprits. – Illusions de parti – Désorganisation des armées. – Les Alliés s'approchent. – Les autorités quittent Paris. – Bataille de Paris. – Capitulation. – Retraite des troupes françaises

Je ne parlerai pas plus de la désastreuse retraite de Moscou que des glorieuses campagnes qui l'avaient précédée. Je n'ai sur tous ces événements que des renseignements généraux. Je n'écris pas l'histoire, mais seulement ce que je sais avec quelques détails certains. Lorsque les affaires publiques seront à ma connaissance spéciale, je les dirai avec la même exactitude que les anecdotes de société.

La chute de l'Empire s'approchait et nous avions la sottise de n'en être pas épouvantés; à la vérité, la main ferme et habile du grand homme avait comme étouffé les passions anarchiques. Mais pouvait-on prévoir les calamités qui accompagneraient la chute de ce colosse? Tous les esprits sensés devaient frémir; quant à nous, avec cette incurie des gens de parti, nous nous réjouissions.

Il est pourtant juste de dire notre excuse. Le joug de Bonaparte devenait intolérable; son alliance avec la maison d'Autriche avait achevé de lui tourner la tête. Il n'écoutait que des flatteurs; toute contradiction lui était insupportable. Il en était arrivé à ce point qu'il ne supportait plus la vérité, même dans les chiffres.

L'arbitraire de son despotisme se faisait sentir jusqu'au foyer domestique. J'ai déjà dit sa fantaisie de marier les filles; la mesure des gardes d'honneur vint à son tour atteindre les fils des familles aisées. Elle tombait sur les jeunes gens de vingt-cinq à trente ans qui, ayant échappé ou satisfait à la conscription, devaient se croire libérés. Évidemment, ils n'avaient pas de goût pour la carrière militaire puisqu'ils ne l'avaient pas suivie dans un temps où tout y appelait. La plupart étaient établis et mariés; c'était une calamité imprévue qui bouleversait leur existence. Les préfets avaient l'ordre de la diriger principalement sur les familles qu'on croyait mal disposées pour le gouvernement. On laissait entrevoir assez clairement que l'Empereur voulait avoir entre les mains un certain nombre d'otages contre le mauvais vouloir. C'était, pour le coup, une idée renouvelée des grecs; car on prêtait à l'Empereur d'avoir rappelé qu'Alexandre en avait agi ainsi avec les macédoniens, avant de s'enfoncer dans l'Asie. Cette légion fut formée au milieu des larmes, des imprécations et des haines de tous les éléments les plus propres à ressentir de la désaffection contre le pouvoir impérial. Elle rejoignit l'armée, pour la première fois; en Saxe en 1813, assista à la désastreuse bataille de Leipsick, subit la pénible retraite de Hanau, fut détruite par la maladie des hôpitaux à Mayence. On la licencia, mais elle eut à se reformer immédiatement.

Les gardes d'honneur servirent pendant la campagne de France en 1814 et furent écrasés à l'affaire de Reims. Certes, si jamais troupe a souffert, c'est celle-là! Elle ne pouvait même embellir ses souvenirs de la mémoire d'un succès. Hé bien! elle a été la plus longuement fidèle à Napoléon. Elle n'a pris que tard et difficilement la cocarde blanche et a revu les Cents-Jours avec joie; ceux qui la composaient sont restés longtemps impérialistes. Après cela, établissez des principes et tirez des conséquences! Il n'en est pas moins vrai que, malgré l'ardeur belliqueuse si promptement développée dans ces jeunes gens récalcitrants, la levée des gardes d'honneur a, plus qu'aucune autre mesure, contribué à la haine qui surgissait en tout lieu contre Bonaparte et qui commençait à s'exhaler en paroles hardies.

Je me rappelle que monsieur de Châteauvieux (l'auteur des lettres de Saint-James), absent de Paris depuis deux ans, y arriva au commencement de 1814. Sa première visite en débarquant fut chez moi. Il y entendit un langage si hostile qu'il m'a raconté depuis avoir eu grand empressement d'en sortir; pendant toute la nuit, il ne rêva que donjons et Vincennes, quoiqu'il eût fait un ferme propos de ne plus fréquenter une société si imprudente.

Le lendemain, il poursuivit le cours de ses visites, et il fut tout étonné de trouver partout, jusque dans la bourgeoisie et dans les boutiques, les mêmes dispositions et les mêmes libertés de langage. Cela ne nous frappait pas parce que ce changement s'était établi graduellement et généralement. On le retrouvait jusqu'à la table du ministre de la police où l'abbé de Pradt disait qu'il y avait un émigré qu'il était temps de rappeler en France et que c'était le sens commun.

Monsieur de Châteauvieux était médusé de nos discours; c'était pourtant un habitué de Coppet, accoutumé à entendre de vives paroles d'opposition.

Le désordre était complet parmi les gens du gouvernement. J'allais quelquefois chez madame Bertrand; son mari était grand maréchal du palais. Un matin, j'y vis arriver un officier venant de l'armée de l'Empereur, puis un autre expédié par le maréchal Soult, puis un envoyé du maréchal Suchet: tous rapportaient les événements les plus désastreux. La pauvre Fanny était au supplice. Enfin, pour couronner l'œuvre, se présenta un employé en Illyrie. Il entreprit de nous raconter la façon dont il avait été traqué dans toute l'Italie et la peine qu'il avait eue à rejoindre la frontière de France. Elle ne put y tenir plus longtemps, et leur dit avec une extrême vivacité:

«Messieurs, vous êtes tous dans l'erreur; on a reçu cette nuit même les meilleures nouvelles de partout, et l'Empereur est parfaitement content de ce qui se passe de tous les côtés.»

Chacun se regarda avec étonnement; pour moi il m'était clair que cette phrase était à mon adresse; je souris et laissai le champ libre à des lamentations probablement fort tristes lorsqu'ils furent entre eux.

S'ils se faisaient des illusions, les nôtres n'étaient pas moins absurdes. Nous nous figurions que les puissances étrangères travaillaient dans l'intérêt de nos passions; et quiconque voulait nous éclairer à cet égard nous paraissait décidément un traître. Nous avions établi que le prince de Suède, Bernadotte, était l'agent le plus actif de la restauration bourbonienne. Nous l'avions placé à Bruxelles, entouré des princes français, et nous n'en voulions pas démordre.

Un soir, monsieur de Saint-Chamans vint nous dire que le colonel de Saint-Chamans, son frère, arrivant de Bruxelles à l'instant même, assurait que ni Bernadotte, ni nos princes, ni pas un soldat étranger n'était entré en Belgique, et que les suédois étaient je ne sais où derrière le Rhin. Non seulement nous ne le crûmes pas, non seulement nous soupçonnâmes la véracité du colonel, mais nous fûmes tellement courroucés contre monsieur de Saint-Chamans que, peu s'en fallut que nous ne le regardassions comme un faux frère. Il eut à subir de grandes froideurs, comme un homme suspect!

Voilà la candeur et la justice des factions. Assurément nous étions de très bonne foi. Quand je me rappelle avoir partagé des impressions si déraisonnables, cela me rend bien indulgente pour les illusions et les exigences des gens de parti. Je suis seulement étonnée qu'à force de les remarquer en soi, ou dans les autres, on ne s'en corrige pas un petit, et je ne comprends guère l'intolérance dans ceux qui, comme nous, ont traversé une série de révolutions.

Il faut pourtant reconnaître, comme excuse à nos folies, que nous étions contraints à deviner la vérité à travers les relations officielles qui, presque toujours, la déguisaient.

L'Empereur s'était accoutumé à penser que le pays n'avait aucun droit à s'enquérir des affaires de l'Empire, qu'elles étaient siennes exclusivement et qu'il n'en devait compte à personne. Ainsi, par exemple, la bataille de Trafalgar n'a jamais été racontée à la France dans un récit officiel; aucune gazette, par conséquent, n'en a parlé et nous ne l'avons sue que par voies clandestines. Quand on escamote de pareilles nouvelles, on donne le droit aux mécontents d'inventer des fables au nombre desquelles se trouvait cette armée suédoise et bourbonienne que nous avions rêvée en Belgique.

Les événements se pressaient: les ennemis craignaient de marcher sur Paris; ils étaient effrayés de cette pensée. Nous qui aurions dû la redouter, nous l'accueillions de tous nos vœux. La désorganisation du gouvernement sautait aux yeux. De malheureux conscrits remplissaient les rues; rien n'avait été préparé pour les recevoir. Ils périssaient d'inanition sur les bornes; nous les faisions entrer dans nos maisons pour les reposer et les nourrir. Avant que le désordre en vînt là, ils étaient reçus, habillés et dirigés sur l'armée en vingt-quatre heures. Ces pauvres enfants y arrivaient pour y périr sans savoir se défendre.

J'ai entendu raconter au maréchal Marmont qu'à Montmirail, au milieu du feu, il vit un conscrit tranquillement l'arme au pied:

«Que fais-tu là? pourquoi ne tires-tu pas?

« – Je tirerais bien comme un autre, répondit le jeune homme, si je savais charger mon fusil.»

Le maréchal avait les larmes aux yeux en répétant les paroles de ce pauvre brave enfant qui restait ainsi au milieu des balles sans savoir en rendre.

À mesure que le théâtre de la guerre se rapprochait, il était plus difficile de cacher la vérité sur l'inutilité des efforts gigantesques faits par Napoléon et son admirable armée; le résultat était inévitable. J'en demande bien pardon à la génération qui s'est élevée depuis dans l'adoration du libéralisme de l'Empereur, mais, à ce moment, amis et ennemis, tout suffoquait sous sa main de fer et sentait un besoin presque égal de la soulever. Franchement, il était détesté; chacun voyait en lui l'obstacle à son repos, et le repos était devenu le premier besoin de tous.

Abbiamo la pancia piena di liberta, me disait un jour un postillon de Vérone en refusant un écu à l'effigie de la liberté. La France, en 1814, aurait volontiers dit à son tour: Abbiamo la pancia piena di gloria, et elle n'en voulait plus.

 

Les Alliés ne s'y trompaient pas; ils savaient bien démêler dans cette fatigue le motif de leurs succès, mais ils craignaient qu'elle ne fût pas assez complète pour leur sécurité. Afin de relever l'esprit public, on fit arriver le courrier chargé de remettre des drapeaux et les épées des généraux russes faits prisonniers à la bataille de Montmirail au milieu d'une parade au Carrousel où assistait l'Impératrice. Le temps de ces fantasmagories était passé, et d'ailleurs la poussière du courrier n'était pas assez vieille pour rassurer les Parisiens.

Le dimanche 25 mars, nous vîmes partir, après la parade, un magnifique régiment de cuirassiers arrivant de l'armée d'Espagne; ils allaient rejoindre celle de l'Empereur et suivaient le boulevard vers trois heures. J'ai peu vu de troupes dont l'aspect m'ait plus frappée.

Dès le matin du lendemain, il en reparut isolément aux barrières de Paris, se dirigeant sur les hôpitaux, eux et leurs chevaux plus ou moins blessés, et leurs longs manteaux blancs souillés et couverts de sang. Il était évident qu'on se battait bien près de nous. J'en rencontrai plusieurs en allant me promener au Jardin des Plantes. Le contraste avec leur apparence de la veille serrait le cœur.

Au bout de deux heures, nous revînmes, ma mère et moi, le long des boulevards. Ce peu de temps avait suffi pour changer leur aspect; ils étaient couverts jusqu'à l'encombrement par la population des environs de Paris. Elle marchait pêle-mêle avec ses vaches, ses moutons, ses pauvres petits bagages. Elle pleurait, se lamentait, racontait ses pertes et ses terreurs, et, comme de raison, disposait à l'irritation contre ce qui paraissait plus heureux. On ne pouvait aller qu'au pas; les injures n'étaient pas épargnées à notre calèche; je n'avais pas besoin de cela pour commencer à trouver que la guerre était fort laide à voir de si près.

Nous rentrâmes sans accident, mais un peu effrayées et profondément émues. Le bruit lointain du canon ne tarda pas à se faire entendre; nous sûmes que, dans les ministères et chez les princes de la famille impériale, on faisait des paquets. Dès que la nuit fut tombée, les cours des Tuileries se remplirent de fourgons; on parla du départ de l'Impératrice; personne n'y voulait croire.

Nous passâmes toute cette journée du lundi dans une grande anxiété et au milieu des bruits les plus contradictoires; chacun avait une nouvelle sûre qui détruisait celle tout aussi sûre qu'un autre venait d'apporter.

Le lendemain, à cinq heures du matin, tout le monde fut également et bruyamment averti par la fusillade et le canon que Paris était attaqué vigoureusement et de trois côtés. On apprit, en même temps, le départ de l'Impératrice, de la Cour et du gouvernement impérial.

Nous habitions une maison de la rue Neuve-des-Mathurins. Des fenêtres les plus hautes, on voyait parfaitement Montmartre, et, vers la fin de la matinée, nous assistâmes à la prise de cette position. Les obus passaient par-dessus nous. Quelques-uns arrivèrent jusque sur le boulevard et mirent en fuite les belles dames, en plumes et en falbalas, qui s'y promenaient à travers les blessés qu'on rapportait des barrières et les secours d'armes, d'hommes et de munitions qu'on y envoyait.

Beaucoup de personnes quittèrent Paris. Je n'avais aucun désir de m'en éloigner et, comme mon père trouvait les routes, au milieu d'une pareille confusion, plus dangereuses que la ville, il autorisait notre séjour.

Eugène d'Argout, mon cousin, qui, blessé à la bataille de Leipsick, n'avait pu faire la campagne de France, se chargea de nos préparatifs de sûreté. Il commença par les provisions, fit acheter de la farine, du riz, quelques jambons, enfin tout ce qui était nécessaire pour passer plusieurs jours renfermés. Ensuite il fit éteindre tous les feux, fermer tous les volets et donner le plus possible l'air inhabité à la maison. De plus, il fit traîner une grosse charrette de fourrage, arrivée le matin de la campagne, sous la voûte, avec le projet de la pousser contre la porte cochère si la ville était forcée. Puis il déclara à tous les gens que ceux qui seraient dehors ne rentreraient pas que le calme ne fût rétabli.

Eugène avait fait toutes les guerres depuis dix ans et avait vu prendre bien des villes. Il disait que les plus faibles obstacles suffisent pour arrêter le soldat, toujours pressé, dans la crainte de se voir interdire le pillage par ses chefs.

On venait, de moment en moment, nous raconter ce qu'on pouvait apprendre dans les environs. Quand le canon se taisait d'un côté, il recommençait de l'autre. Tantôt le bruit se rapprochait, tantôt il s'éloignait, selon que les positions étaient prises ou qu'on en attaquait de nouvelles. Ce que nous craignions le plus c'était l'arrivée de l'Empereur; nous ignorions où il était.

Alexandre de la Touche, le fils de madame Dillon, habitait les Tuileries chez sa sœur, madame Bertrand; il vint le matin me supplier de quitter Paris, je m'y refusai absolument. Bientôt après, nous apprîmes les hostilités suspendues et les négociations entamées pour une capitulation. Il revint et se mit positivement à genoux devant ma mère et moi pour nous décider, nous conjurant de lui permettre de faire atteler nos chevaux. Nous lui représentions que ce n'était pas le moment de partir puisque le danger était conjuré.

«Il ne l'est pas, il ne l'est pas, ah! si je pouvais vous dire ce que je sais! mais j'ai donné ma parole; partez, partez, je vous en supplie, partez.»

Nous résistâmes et il nous quitta en pleurant, allant rejoindre sa mère et sa sœur qui l'attendaient pour monter en voiture. Cette insistance de monsieur de la Touche m'est revenue à la mémoire lorsque, quelques jours après, on a dit que l'Empereur avait donné l'ordre de faire sauter les magasins à poudre. Certainement il croyait savoir un secret qui devait entraîner des calamités.

Je n'oublierai jamais la nuit qui succéda à cette journée si animée. Le temps était superbe, le clair de lune magnifique, la ville était parfaitement calme; nous nous mîmes à la fenêtre, ma mère et moi. Un bruit attira notre attention, c'était un très petit chien qui mangeait un os, assez loin de nous. De temps en temps seulement, le silence était interrompu par les qui-vive des patrouilles des Alliés, se répondant en faisant leurs rondes, sur les hauteurs qui nous dominaient. Ce son étranger fut le premier qui me fit sentir que j'avais un cœur français; j'éprouvai un sentiment très pénible; mais nous étions trop sous l'impression de la crainte du retour de l'Empereur pour qu'il pût être durable.

Les places, les rues étaient remplies par l'armée française; elle bivouaquait sur le pavé, en tristesse, en silence. Rien n'était beau comme son attitude; elle n'exigeait, ne demandait, n'acceptait même rien. Il semblait que ces pauvres soldats ne se sentissent plus de droits sur des habitants qu'ils n'avaient pas pu défendre. Cependant, huit mille hommes, sous le commandement du duc de Raguse, engagés pendant dix heures, avaient laissé à quarante-cinq mille étrangers treize mille de leurs morts à ramasser. Aussi, les Alliés ne pouvaient-ils croire, les jours suivants, au peu de troupes qui avaient défendu Paris.

L'histoire fera justice de la sotte méchanceté des passions qui ont accusé le maréchal Marmont d'avoir livré la ville, et rétablira cette brillante affaire de Belleville au rang qu'elle doit occuper dans les fastes militaires.

Je vais entrer dans le récit de la Restauration. Jetée par ma position dans l'intimité de beaucoup de gens influents, j'ai vu depuis ce temps les événements de plus près. Je ne sais si je les rendrai avec impartialité; c'est une qualité dont tout le monde se vante et qu'au fond personne ne possède. On est plus ou moins influencé, fort à son insu, par sa position et son entourage. Du moins, je parlerai avec indépendance et dirai la vérité telle que je la crois. Je ne puis m'engager à davantage.

QUATRIÈME PARTIE RESTAURATION DE 1814

CHAPITRE I

Mes opinions en 1814. – Dispositions du parti royaliste. – Arrivée du premier officier russe. – Message du comte de Nesselrode. – Prise de la cocarde blanche. – Aspect du boulevard. – Entrée des Alliés. – Dîner chez moi. – Déclaration des Alliés. – Conseil chez le prince de Talleyrand. – Le marquis de Vérac. – Réunion chez monsieur de Morfontaine. – Attitude des officiers russes. – Bivouac des cosaques aux Champs-Élysées

Il serait assurément fort peu intéressant pour un autre de connaître mes opinions personnelles en 1814. Mais c'est une recherche qui m'amuse de me rendre ainsi compte de moi-même aux différentes époques de ma vie et d'observer les variations qui les ont marquées.

J'avais perdu en grande partie mon anglomanie; j'étais redevenue française, si ce n'est politiquement, du moins socialement; et, comme je l'ai dit déjà, le cri des sentinelles ennemies m'avait plus affectée que le bruit de leur canon. J'avais éprouvé un mouvement très patriotique, mais fugitif. J'étais de position, de tradition, de souvenir, d'entourage et de conviction royaliste et légitimiste. Mais j'étais bien plus antibonapartiste que je n'étais bourbonienne; je détestais la tyrannie de l'Empereur que je voyais s'exercer.

Je considérais peu ceux de nos princes que j'avais vus de près. On m'assurait que Louis XVIII était dans d'autres principes. L'extrême animosité qui existait entre sa petite Cour et celle de monsieur le comte d'Artois pouvait le faire espérer. J'avais quitté l'Angleterre avant que les vicissitudes de l'exil l'y eussent amené, et je me prêtais volontiers à écouter les éloges que ma mère faisait du Roi, malgré le tort qu'il avait, à ses yeux, d'être un constitutionnel de 1789.

C'était sur ce tort même que se fondaient mes espérances; car, en me recherchant bien, je me retrouve toujours aussi libérale que le permettent les préjugés aristocratiques qui m'accompagneront, je crains, jusqu'au tombeau.

Les combinaisons de la société politique en Angleterre n'ont jamais cessé de me paraître ce qu'il y a de plus parfait dans le monde. L'égalité complète et réelle devant la loi qui, en assurant à chaque homme son indépendance, lui inspire le respect de soi-même, d'une part, et, de l'autre, les grandes existences sociales qui créent des défenseurs aux libertés publiques et font de ces patriciens les chefs naturels du peuple lequel leur rend en hommage ce qu'il en reçoit en protection, voilà ce que j'aurais désiré pour mon pays; car je ne conçois la liberté, sans licence, qu'avec une forte aristocratie. C'est ce que personne, ni le peuple, ni la bourgeoisie, ni la noblesse, ni le Roi, n'ont compris. L'égalité chez nous est une maladie de la vanité. Sous prétexte de cette égalité, chacun prétend à s'élever et à dominer, sans vouloir reconnaître que, pour conserver des inférieurs, il faut consentir à admettre, sans regret, des supérieurs.

Le mercredi 31 mars, pour renouer le fil de mon discours, dès sept heures du matin, monsieur de Glandevèse était chez nous. Il venait consulter mon père sur la convenance de prendre la cocarde blanche. Un immense nombre de personnes, disait-il, y étaient disposées. Mon père l'engagea à calmer leur zèle pendant quelques heures; il ne fallait pas qu'une pareille tentative échouât. Il était donc prudent d'attendre le moment où les Alliés feraient leur entrée, c'est-à-dire jusqu'à midi.

Monsieur de Glandevèse et mon frère allèrent porter ces paroles aux différentes réunions. Mon père, de son côté, apprit bientôt que le maréchal Moncey, commandant de la garde nationale de Paris, était parti dans la nuit après avoir fait appeler le duc de Montmorency, commandant en second, et lui avoir fait remise de toute son autorité. Mon père se rendit chez le duc de Laval, dans l'espoir qu'il pourrait décider son cousin à se déclarer pour la cause que nous voulions voir triompher.

Il était dix heures, à peu près. Nous étions, ma mère et moi, à une fenêtre d'entresol, lorsque nous vîmes venir de loin un officier russe, suivi de quelques cosaques. Arrivé tout près de nous, il demanda où demeurait madame de Boigne; en même temps, il leva la tête et je reconnus le prince Nikita Wolkonski, une de mes anciennes connaissances. Il me vit en même temps, sauta à bas de son cheval, entra dans la maison; son escorte s'établit dans la cour, et deux cosaques se placèrent en vedette en avant de la porte cochère qui resta ouverte. J'ai toujours considéré comme une marque de la frayeur qu'inspirait encore au peuple le gouvernement impérial qu'elle eût pu vaincre la badauderie parisienne dans cette circonstance.

 

Malgré la curiosité que devaient inspirer ces cosaques (les premiers que l'on eût vus dans Paris), pendant une heure que dura la visite du prince Wolkonski, non seulement il ne se fit pas de rassemblement devant la porte, mais les passants ne s'arrêtèrent pas un instant. Et, s'ils avaient été plus religieux, ils se seraient volontiers signés pour exorciser le danger d'avoir seulement entrevu un spectacle qui leur semblait compromettant.

Le prince Wolkonski, comme on peut croire, fut reçu avec joie. Il me dit tout de suite que le comte de Nesselrode l'avait chargé de venir chez nous nous porter l'assurance de toute espèce de sécurité et de protection, et puis demander à mon père quelles étaient les espérances raisonnables et possibles de notre parti, l'empereur Alexandre arrivant sans aucune décision prise. Nous envoyâmes chercher mon père chez le duc de Laval. Le prince Nikita lui répétait ses questions, lorsque mon cousin, Charles d'Osmond, encore presque enfant, entra dans la chambre tout essoufflé, criant, pleurant d'enthousiasme.

«La voilà, la voilà, disait-il; elle est prise, prise sans opposition!»

Et il nous montrait son chapeau orné d'une cocarde blanche. Il venait du boulevard, et allait y retourner. Mon père, en s'adressant à Wolkonski, lui dit:

«Je ne saurais, prince, vous faire une meilleure réponse; vous voyez ce que ces couleurs excitent d'amour, de zèle et de passion.

« – Vous avez raison, monsieur le marquis, je vais faire mon rapport de ce que j'ai vu et j'espère, dans ma route, en recevoir partout la confirmation».

Le prince Wolkonski m'a dit depuis qu'ayant gagné la barrière par les rues, il n'avait trouvé sur son chemin que des démonstrations de tristesse et d'inquiétude et pas une de joie et d'espérance. Je pense qu'il fit son rapport complet, car certainement l'empereur Alexandre entra dans Paris avec la même irrésolution où il était le matin.

Nous allâmes, ma mère et moi, nous placer dans l'appartement de madame Récamier. Elle était alors à Naples, mais monsieur Récamier conservait sa maison dans la rue Basse-du-Rempart. Nous nous trouvions à un premier, tout à fait au niveau du boulevard, dans la partie la plus étroite de la rue. Mon père, en nous y installant, nous fit promettre de ne donner aucun signe qui pût paraître une manifestation d'opinion et de ne recevoir aucunes visites qui pussent attirer l'attention. Il pensait que ces ménagements étaient dus à l'hospitalité et aux sentiments très modérés de monsieur Récamier.

Bientôt nous vîmes passer sur le pavé du boulevard un groupe de jeunes gens portant la cocarde blanche, agitant leurs mouchoirs, criant: Vive le Roi. Mais qu'il était peu considérable! J'y reconnus mon frère. Ma mère et moi échangeâmes un regard douloureux et inquiet; nous espérâmes encore qu'il s'augmenterait. Il n'osait pas s'avancer au delà de la rue Napoléon (depuis rue de la Paix); il allait de là à la Madeleine, puis retournait sur ses pas. Nous le revîmes jusqu'à cinq fois sans pouvoir nous faire l'illusion qu'il eût en rien grossi. Notre anxiété devenait de plus en plus cruelle.

Il était certain que, si cette levée de boucliers restait sans effet, tous ceux qui s'y étaient prêtés seraient perdus; et, au fond, cela était juste. Ce sentiment était peint dans les yeux de tous ceux qui voyaient passer ces pauvres jeunes gens à cocarde blanche. Ils n'inspiraient pas de colère, point de haine, encore moins d'enthousiasme. Mais on les regardait avec une espèce de pitié, comme des insensés et des victimes dévouées. Plusieurs passants montraient de l'étonnement, mais personne ne s'opposait à leur action ni ne les molestait en aucune façon.

Enfin, à deux heures, l'armée alliée commença à défiler devant nous. Les tourments que j'éprouvais depuis le matin étaient trop intimes pour que mon patriotisme trouvât place dans mon cœur, et j'avoue que je n'éprouvai que du soulagement.

À mesure que la tête de la colonne approchait, quelques cocardes blanches honteuses sortaient des poches, se plaçaient sur les chapeaux et se pavanaient sur les contre-allées, mais c'était encore bien peu nombreux, quoique le mouchoir blanc que les étrangers portaient tous à leur bras, en signe d'alliance, eût été tout de suite pris par la population pour une manifestation bourbonienne.

Notre fidèle escorte de jeunes gens entourait les souverains, criant à tue-tête et se multipliant, le plus qu'elle pouvait, par son zèle et son activité. Les femmes ne se ménageaient pas; les mouchoirs blancs s'agitaient et les acclamations partaient aussi des fenêtres. Autant les souverains avaient trouvé Paris morne, silencieux et presque désert jusqu'à la hauteur de la place Vendôme, autant il leur parut animé et bruyant depuis là jusqu'aux Champs-Élysées.

Faut-il avouer que c'était dans ce lieu que la faction antinationale s'était donné rendez-vous pour accueillir l'étranger et que cette faction était composée principalement de la noblesse? Avait-elle tort? avait-elle raison? Je ne saurais le décider à présent; mais, alors, notre conduite me paraissait sublime. Pour beaucoup, elle était fort désintéressée, si toutefois l'esprit de parti peut jamais être considéré comme désintéressé; pour tous elle était ennoblie par le danger personnel.

Toutefois, même au milieu de nos haines et de nos engouements du moment, je trouvai parfaitement stupide et inconvenante la conduite de Sosthène de La Rochefoucauld, allant, avec autorisation de l'empereur Alexandre, mettre la corde au col de la statue de l'empereur Napoléon pour la précipiter du haut de la colonne. Rendons tout de suite la justice aux jeunes gens de la hardie promenade du matin qu'ils se refusèrent à cette sotte entreprise, et que Sosthène ne trouva pour l'accompagner que des Maubreuil, des Sémallé et autres aventuriers de cette espèce.

J'ai oublié de dire que le comte de Nesselrode m'avait fait avertir par le prince Nikita qu'il me demandait à dîner pour ce jour-là. J'avais engagé le prince à venir aussi. J'aperçus sur le boulevard quelques personnes que j'étais bien aise de réunir à ces messieurs; mais, fidèle à la promesse donnée à mon père, j'allai moi-même dans la rue pour le leur proposer. Je ne me rappelle positivement que de monsieur de Chateaubriand, d'Alexandre de Boisgelin et de Charles de Noailles.

Nous étions tous réunis lorsque le prince Wolkonski et un de ses camarades, Michel Orloff, arrivèrent: ils m'apportaient un billet de monsieur de Nesselrode. En s'excusant de ne pouvoir venir, il m'envoyait à sa place un papier qui, disait-il, obtiendrait facilement son pardon, en attendant que lui-même vînt le chercher le soir. C'était la déclaration qu'on allait afficher et qui annonçait l'intention des Alliés de ne traiter ni avec l'Empereur, ni avec aucun individu de sa famille. Elle était le résultat de la conférence tenue chez monsieur de Talleyrand au moment où l'empereur Alexandre y était arrivé. Il l'avait commencée par ces mots:

«Hé bien! nous voilà dans ce fameux Paris! C'est vous qui nous y avez amenés, monsieur de Talleyrand. Maintenant il y a trois partis à prendre: traiter avec l'empereur Napoléon, établir la Régence ou rappeler les Bourbons.

« – L'Empereur se trompe, répondit monsieur de Talleyrand; il n'y a pas trois partis à prendre, il n'y en a qu'un à suivre et c'est le dernier qu'il a indiqué. Tout puissant qu'il est, il ne l'est pas assez pour choisir. Car, s'il hésitait, la France, qui attend ce salaire des chagrins et des humiliations qu'elle dévore en ce moment, se soulèverait en masse contre l'invasion, et Votre Majesté Impériale n'ignore pas que les plus belles armées se fondent devant la colère des peuples.