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La Sarcelle Bleue

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La Sarcelle Bleue
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I

– Comment s'appelle-t-elle, votre histoire?

– L'histoire de la marquise Gisèle.

– Un joli nom, observa Thérèse. Savez-vous, mon parrain, que vous ne m'avez pas encore fait compliment de mon dessus de clavier? Regardez: tout au passé, vieux rose et vieil or sur fond blanc. Est-ce joli?

– Ce sera surtout inutile.

– Oh! inutile! dit Thérèse, en penchant sa tête blonde sous le rayon de la lampe, pour nouer un brin de soie derrière la bande de drap. Et quand ce serait? Je fais assez de choses utiles, ici, monsieur mon oncle et parrain, pour avoir le droit de broder le soir un tapis de piano.

– On dirait une robe de cour!

– Eh bien?

– Pour un logis comme les Pépinières, Thérèse!

– Justement, c'est ce qui me plaît, à moi: des dessins qui courent bien, des couleurs, de la soie, de la laine fine. Riez, si vous voulez: cela repose les doigts, les yeux, le cœur. N'est-ce pas, mère?

En face, de l'autre côté du guéridon, une femme encore jeune, vêtue d'une robe foncée à gilet mauve, leva la tête, en laissant retomber posément ses deux mains qui tenaient une dentelle au crochet. Ses yeux bruns très calmes, l'ovale plein de ses joues, la bouche mince et un peu longue, la ligne noble des épaules, attestaient en elle une race affinée. A droite, un petit homme tout blanc et tout nerveux, ridé, l'œil gris, les cheveux foisonnants autour d'une calotte de velours, la barbe divisée en deux pointes, comme une queue d'hirondelle, se redressa à demi dans le fauteuil où il sommeillait.

Elle et lui sourirent du même air de ravissement, en regardant Thérèse, et la mère dit:

– Oui, ma mignonne.

– Ce sera charmant, ajouta le père; surtout l'oiseau de paradis. Mais il faudra un peu arrondir les ailes.

– Comme ceci, n'est-ce pas? demanda Thérèse, en dessinant, du bout de son petit doigt, une ligne idéale sur la bande brodée.

M. Maldonne ferma les paupières, en signe d'assentiment, et se renversa doucement en arrière, sans cesser de sourire.

– Alors, Thérèse, vous ne m'écoutez pas? dit Robert. Vous ne voulez pas que je raconte…

– Mais si! mais si! répondit la jeune fille, en se posant bien droite sur sa chaise et saisissant son aiguille. Je vous écoute avec recueillement. Mais dites-moi d'abord quel âge elle avait, votre marquise Gisèle? Seize ans? Dix-sept ans comme moi?

– Elle était mariée.

Thérèse eut une petite moue qui seyait bien à son visage très jeune.

– C'est moins intéressant, fit-elle.

– Vous trouvez? reprit Robert. Il y avait si peu de temps qu'elle était mariée, deux ans à peine, et elle aimait son mari. C'était autrefois, Thérèse, quand il existait beaucoup de grandes forêts avec peu de routes au travers. Le marquis fut obligé de partir pour la guerre, et, en partant, il dit à sa femme: «Vous aurez sans doute à repousser les attaques de nos ennemis. Je sais qu'ils ont juré de vous enlever par la force. Mais les murailles sont solides. Je vous laisse de bons hommes d'armes, et j'ai confiance en vous. Au revoir, ma petite Gisèle!» «Au revoir!» répondit la dame, et le seigneur s'éloigna.

– Les seigneurs de ce temps-là, interrompit Thérèse, c'était comme les officiers de marine, toujours en route. Mon amie Henriette, qui a épousé un lieutenant de vaisseau…

Elle s'arrêta devant le mouvement d'impatience de Robert.

– Je vous fâche, murmura-t-elle. Tenez, je ne dirai plus rien, absolument rien. Je vous le promets!

– Vous saurez donc, Thérèse, que le marquis ne s'était pas trompé. Le château fut assiégé. Tout le monde fit son devoir. Mais, avec le temps, la famine arriva. Bientôt, il n'y eut plus qu'un peu de farine de seigle pour la garnison et un peu de froment, dont on faisait chaque jour un pain pour la châtelaine. Les bœufs, les moutons, les chevaux même avaient été mangés. Un seul vivait encore, la jument de la marquise Gisèle, une haquenée grise, rapide et pommelée comme un nuage. Pour la nourrir, l'écuyer, qui savait combien sa maîtresse la chérissait, trompait la surveillance de l'ennemi, et descendait la nuit dans les fossés, cueillant lui-même des herbes, des roseaux, des feuilles d'arbres qu'il rapportait sur ses bras couverts de peau de daim, ou bien il faisait couper les plantes parasites qui poussent aux fentes des pierres, les mousses, les pariétaires, le fumeterre à fleur rose, dont le donjon avait une couronne, en temps de paix. Malgré tant de prévenances, la pauvre bête maigrissait à vue d'œil. «Sire écuyer, disait la marquise, mieux vaudrait la tuer comme les autres et la partager entre mes hommes d'armes? Car je sens bien que je n'irai plus avec elle, mon oiseau sur le poing, chasser les hérons et les perdrix de mon seigneur. Lui et moi, plus jamais nous ne sortirons ensemble par la porte qui ouvre sur la forêt.» Mais l'écuyer la rassurait, et refusait de tuer la haquenée..

Robert, qui levait volontiers les yeux au plafond, lorsqu'il racontait, les abaissa en ce moment vers Thérèse. L'immobilité et le silence de sa filleule l'étonnaient. Il remarqua que la bande de drap était à moitié échappée aux mains de la jeune fille. Une des extrémités avait roulé à terre. L'autre n'était maintenue sur les genoux de Thérèse que par trois doigts roses qui n'avaient plus guère conscience de leur rôle. La jolie tête blonde commençait à fléchir vers l'épaule, et rencontrait déjà le rayon d'or de la lampe.

Robert était susceptible. Mais il y avait une créature au monde qu'il aimait mieux que lui-même. C'était l'enfant qui ne l'écoutait plus. Après une pause, si légère, que ni le père ni la mère, dont la pelote de fil en se déroulant faisait un bruit de souris, ne s'en aperçurent, il reprit, d'une voix plus basse, un peu chantante et berceuse à dessein:

– Un jour enfin, triste, l'écuyer se présenta devant la châtelaine, et lui annonça qu'il n'y avait plus de vivres, que les plus vaillants de la garnison étaient morts ou blessés, et qu'il fallait se rendre. Alors…

Un petit soupir, le soulèvement léger d'un cœur que le songe habite, avertit Robert du succès de son histoire. La tête de la jeune fille, tout inclinée à gauche, était à moitié dans la lumière et à moitié dans l'ombre.

– Alors, dit Robert en haussant la voix, il arriva que Thérèse Maldonne s'endormit, en écoutant l'histoire de son parrain!

Elle se redressa vivement, et, souriante, avant même de pouvoir ouvrir les yeux:

– Oh! pardon, fit-elle. Je crois que je dormais! C'était pourtant bien joli, les pariétaires, les mousses, le fumeterre du donjon!

– Il y a longtemps que nous n'en étions plus là, ma pauvre Thérèse!

– Tu meurs de sommeil, dit madame Maldonne, sur le visage de laquelle, à la moindre alerte, une ombre d'inquiétude maternelle passait. – J'ai peur que tu ne te sois fatiguée, tantôt, avec cette treille…

Thérèse fixa les yeux sur ceux de Robert pour y lire son pardon, qui s'y trouvait, d'ailleurs.

– C'est fini, dit-elle en passant la main sur ses paupières.

– Non, répondit Robert. Allez recommencer là-haut. Les enfants doivent se coucher de bonne heure.

– Et l'histoire de Gisèle, nous la finirons demain, alors?

– Ou jamais, murmura-t-il avec un peu d'amertume.

– A propos, reprit Thérèse, sans l'avoir entendu, que faisons-nous demain?

– Comme tous les jours: ce que vous voudrez.

– Non, dit-elle gentiment, ce que vous désirez, vous.

– Eh bien, une promenade au bois de Laurette? Il y a si longtemps que nous n'y sommes allés!

– Je veux bien. Tenez, je mettrai le chapeau à coquelicots que vous aimez.

– C'est cela.

– Pour vous, parrain, rien que pour vous! Car il n'y a que des loriots, là-bas.

Robert sourit un peu tristement. Elle s'était baissée pour ramasser la bande tombée sur le parquet, puis elle s'était redressée, debout, épanouie, retenant de ses deux bras allongés l'étoffe qui barrait sa jupe. Ses doigts se mêlaient aux lames luisantes de la broderie.

– Savez-vous, Thérèse, dit-il, que le jeune rose ne fait pas mal du tout sur le vieux rose?

– Toujours complimenteur! répondit la jeune fille.

Elle lui tendit la main, embrassa son père, sa mère, et, glissant vers la porte avec un bruissement de bottines qui craquent et de rubans qui volent, elle disparut.

Tous trois la suivirent des yeux. Elle était toute leur joie. Mais déjà M. et madame Maldonne s'étaient retournés vers la lampe, et remuaient leurs fauteuils en les rapprochant l'un de l'autre, comme il arrive, par instinct, dès qu'une réunion s'émiette, et Robert fixait encore la porte par où Thérèse s'en était allée. Devant son regard immobile une vision passait, de celles qui troublent le cœur. Et cependant il n'était pas, à proprement parler, un rêveur, et sa physionomie révélait plutôt une nature énergique, douée pour l'action. Il avait toute l'apparence, le geste, l'allure d'un officier de cavalerie qui commence à perdre de sa sveltesse première: sur ses épaules un peu épaisses, la tête fine et bien plantée, faite pour le casque; les cheveux bruns, coupés en brosse, à peine grisonnants aux tempes; le nez droit, les joues plates, la moustache courte et la barbiche en pointe. L'œil était bleu sombre, ferme, intelligent, le sourire discret et nuancé. Ses vêtements indiquaient un goût d'élégance légèrement trahi par la fortune: une jaquette luisante çà et là, un gilet blanc, et, sous un pantalon large, des bottes vernies qui faisaient valoir le pied nerveux d'un marcheur.

L'élégance relative de Robert ressortait d'autant mieux que rien autour de lui, ni la robe très simple de madame Maldonne, ni le complet de toile blanche de son mari, ni dans l'ameublement du salon qui servait aussi de salle à manger, ne prêtait à la même remarque. Le papier, à grands ramages, datait des premiers temps de l'invention; les fauteuils de cuir brun, montés sur bois d'acajou, ne relevaient d'aucun style, et l'unique ornementation, assez singulière, il est vrai, consistait en oiseaux empaillés, disposés le long des murs et sur la cheminée.

 

M. Maldonne, dont le départ de Thérèse avait secoué l'esprit, se pencha vers sa femme, et, prenant le peloton où elle venait de piquer le crochet d'ivoire, le posa sur le guéridon. Madame Maldonne frotta l'une contre l'autre ses mains effilées et lasses d'avoir travaillé.

– Elle est un peu rouge, ce soir, dit-elle à demi-voix.

– Je trouve aussi, répondit M. Maldonne: qu'a-t-elle donc fait?

– Des folies. Figure-toi qu'elle s'est mise en plein midi à épamprer une treille de chasselas!

– En juillet! Et par cette chaleur!

– Prétendant qu'elle connaissait le pied de vigne, qu'elle aurait ainsi des primeurs… Et elle n'avait pas de chapeau!

– Pas de chapeau! répéta M. Maldonne en levant les yeux d'un air de stupéfaction et de mécontentement.

Puis, sur son visage mobile, éclairé par la lampe, cette première impression s'effaça. Quelque chose d'attendri, une joie inopinément éclose, presque une larme heureuse y parut. Il regarda sa femme, et dit:

– Est-elle enfant encore, notre Thérèse!

Madame Maldonne, les cils baissés, cambrant sa taille mince, savourait à sa manière, plus froide, plus retenue, la même impression secrètement égoïste. Un sourire infiniment léger, très doux aussi, relevait le coin de sa bouche.

– Oh! oui, répondit-elle, bien enfant, Dieu merci! Tout à l'heure elle dormait pour tout de bon, la tête sur l'épaule, comme aux premières veillées, quand elle avait douze ans. Chère petite! Elle a bien le temps de grandir et de devenir jeune fille. N'est-ce pas, Robert?

Tiré du songe qui le tenait, Robert détourna vers ses hôtes son regard où de tout autres pensées, assurément, flottaient encore.

– Es-tu silencieux! reprit M. Maldonne. Nous disions que Thérèse était une vraie enfant. Est-ce ton avis?

– Hélas!

– Tu trouves?

– Je trouve tout le contraire, mon pauvre ami. C'est une jeune fille. Et je le déplore!

– Allons donc! Ni Geneviève, ni moi…

– Non, vous ne le voyez pas, vous autres, mais je vous le dis, moi, elle se transforme, elle grandit, elle est déjà toute grande!

– Et la preuve?

– Elle dort à mes histoires!

– C'est qu'elle était lasse.

– Du tout, car elle ne faisait que bavarder et rire tout à l'heure.

– Alors, c'est que tes histoires sont ennuyeuses.

– Non, puisqu'elles l'ont amusée, quand elle était enfant. Mes histoires sont restées les mêmes, Guillaume, et c'est Thérèse qui a changé.

M. Maldonne leva les épaules, en signe d'incrédulité.

– Je vous prie de m'excuser, Geneviève, ajouta Robert, si je me retire un peu tôt. Je ne sais pas si c'est le soleil, mais je me sens la tête un peu lourde.

– Comme vous voudrez, mon cher.

– Je l'aurais parié! s'écria M. Maldonne en riant. Quand Thérèse n'est plus là, sous un prétexte ou sous un autre, Robert trouve moyen de nous fausser compagnie.

– Je t'assure, Guillaume…

– Va! va! mon ami, le premier article de notre règlement de vie, aux Pépinières, c'est la liberté, n'est-ce pas? Uses-en comme il te conviendra. Seulement, dis-moi, quand reprendrons-nous le catalogue? Demain?

Robert fit un geste évasif, indiquant l'absolu détachement.

– Après la promenade, dit-il, peut-être…

– Peut-être! Jamais d'engagements précis avec toi. Voilà pourtant un beau travail, toute notre expérience, toutes nos recherches et si près d'être achevé! Tiens, moi, dix fois le jour, je le vois, ce volume imprimé: «Catalogue raisonné des oiseaux du département, contenant l'énumération de toutes les espèces et variétés, par Guillaume Maldonne, conservateur du musée d'histoire naturelle, avec…» Voyons, Robert, faudra-t-il ajouter la ligne qui t'associera à la gloire de l'œuvre: «Avec la collaboration de Robert de Kérédol?» Est-ce pour demain?

– Pas probable… Je n'y suis plus.

– Sais-tu que tu es affreusement paresseux?

Robert se leva.

– Il y a si longtemps! dit-il négligemment.

Il s'approcha de madame Maldonne, l'embrassa au front: «Bonsoir, petite sœur!» serra la main de Guillaume, qui répétait, moitié riant, moitié sérieux: «L'amour de l'oiseau faiblit en toi, décidément!» et prit la porte par où Thérèse était sortie.

Non, il ne pouvait rester: ni son affection pour les Maldonne, ni son habitude de correction mondaine ne suffisaient, en ce moment, à lui faire vaincre l'impression qu'il éprouvait. Sa nature, éminemment tendre, d'une susceptibilité qu'il cachait, le plus souvent, sous les dehors d'une indifférence volontiers railleuse et un peu brusque, s'était sentie atteinte, surprise et blessée à la fois par ce petit fait: Thérèse endormie.

Dans ce mince détail, dont le père avait souri, il avait, lui, reconnu le signe d'un changement profond. «Je me trompais, murmurait-t-il en montant les marches de l'escalier de bois brun, aux rampes carrées et lourdes. Je la croyais encore enfant parce qu'elle est très gaie. Je m'y suis laissé prendre, et elle a fermé ses chers yeux à mon histoire de la marquise Gisèle! Bien fait, Robert, bien fait! Cela t'apprendra qu'elle aura dix-sept ans dans un mois!»

Il entra dans sa chambre, vaguement éclairée par les lueurs traînantes des soirs d'été, alluma une bougie, qui jeta des étincelles sur les panoplies d'épées, de sabres, d'épaulettes, de fusils de chasse et de guerre, qui tapissaient les murs, et se dirigea vers une commode noire que surmontait, à un pied de hauteur, une petite bibliothèque vitrée en ébène. Sur la commode étaient rangés, pressés les uns contre les autres, des livres de classe aux coins brisés, aux pages recroquevillées et chiffonneuses, des cahiers par liasses et, des deux côtés, en serre-files, des volumes de collections enfantines, bleus ou roses, et d'autres plus gros où l'on devinait des images. C'étaient les reliques de ses années d'enseignement, quand il s'était improvisé, – avec quelle joie et quelle application de tout son esprit! – le professeur de Thérèse, humbles témoins des heures de travail ou de récréation, inutiles depuis longtemps déjà, mais qu'il gardait là, comme un bon souvenir qu'on aime à revoir. Il se disait bien que Thérèse n'ouvrirait plus, pour y apprendre ses leçons, la grammaire française, ni, pour y faire une lecture, l'histoire de la poupée modèle. Mais où sont-elles les mères qui n'ont pas conservé le petit bonnet ruché du baptême, le premier jouet, la pelisse ample et brodée, pendant des mois et des mois, alors que l'enfant courait déjà tout seul devant elles? Robert les avait imitées. A présent, c'était bien fini.

Il avança le bras, et prit un des plus vieux volumes, long comme un doigt, maculé de taches, le dos tailladé en lanières par l'usure, et l'ouvrit à la première page. C'était une histoire sainte. Là, d'une grosse écriture de débutante, il y avait trois lignes bien connues de lui: «A mon bon parrain Robert, fleur de rosier de Bengale, offerte par son élève Thérèse.» Un peu plus bas, l'empreinte d'une fleur qui avait séché, puis disparu.

Il relut plusieurs fois ce texte naïf, sécha, du revers de la main, une larme involontaire qui s'apprêtait à couler, et, saisissant par paquets les livres et les cahiers, il les enfouit rapidement dans un des tiroirs de la commode.

– Allons, dit-il en fermant le meuble, tout cela est mort. Maintenant, puisque mes histoires n'ont plus le pouvoir de l'amuser, il faudrait trouver des lectures de son âge…

Ses yeux se levèrent sur la bibliothèque vitrée, si coquette, avec ses glaces à biseaux et ses colonnettes torses. Depuis qu'il professait, M. de Kérédol n'avait pas eu le temps ni le goût de lire pour lui-même. Il possédait seulement et renfermait là une quarantaine de volumes, éditions de poche artistement reliées, qui l'avaient suivi à travers le monde. Sous le feu de la bougie, les titres, les dos de basane et de maroquin luisaient doucement.

«Quelque chose pour une jeune fille de dix-sept ans, disait Robert, voilà qui est difficile! Voyons!.. Discours sur l'Histoire universelle? trop grave… Voyage du jeune Anacharsis? d'un vieillot!.. Dominique, oh! Dominique, de Fromentin? non, ce n'est pas pour son âge… Guide de l'Apiculteur? non!.. Brizeux, deux volumes? peuh! la poésie? Des extraits, peut-être… Molière, Theâtre complet; Michelet, l'Oiseau; marquis de Foudras, les Gentilshommes chasseurs; Corinne… Décidément, mon pauvre Robert, pas de chance: tes histoires ne conviennent plus, ta bibliothèque ne convient pas encore. Et si peu d'œuvres! Je suis presque au bout… Pensées, de Joubert; Rabelais; Service en campagne 1866; Contes choisis, de Daudet… Voilà! voilà mon affaire! Les Contes choisis! En choisissant encore parmi eux, – une jeune fille tout à fait jeune fille, qui n'a rien lu! – oui, elle aimera cela. Ce Daudet, la Chèvre de M. Seguin, les Étoiles, oh! les Étoiles! Comment n'avais-je pas pensé?.. Elle sera contente, Thérèse…»

Et il souriait en cherchant dans sa poche la clef du petit meuble. Quand il l'eut saisie, il fit jouer le ressort, qui rendit un son de neuf, et le parfum du vieux cuir se répandit dans la chambre.

– Voilà bien l'affaire, ajouta-t-il en faisant basculer le volume qu'il posa à plat près du bougeoir: Daudet, un moderne, celui-là! Avec lui, je suis sûr de ne pas l'endormir. Ah! elle sera étonnée, demain, quand je lui annoncerai: «Mademoiselle Thérèse, désormais les contes choisis de Daudet remplacent les contes usés de votre oncle». Je gage, la pauvre petite, qu'elle sera touchée, reconnaissante. Vive comme elle est, par exemple, il faudra tout de suite ouvrir le volume!

En se parlant ainsi, Robert fit quelques pas jusqu'à la fenêtre demeurée ouverte à deux battants, à cause de la grande chaleur, et s'appuya sur l'accoudoir. Vraiment, il était satisfait de sa trouvaille. Il se sentait en possession d'un moyen assuré de réparer l'échec de tout à l'heure. Ses yeux, errant sur le grand jardin noyé d'ombres tièdes, ne virent rien d'abord que l'image présente à sa pensée: Thérèse tout à fait heureuse et bien éveillée, qui le remerciait avec des mots jeunes comme elle, tandis que lui, assis près d'elle, lisait, en y mettant le ton, la Chèvre de M. Seguin. Il voyait cela très nettement. Puis, les rayons de lumière vive dont ses yeux étaient pénétrés se dissipant peu à peu, il commença à distinguer les teintes variées de la nuit: ici le sable pâle de la grande allée, là l'ovale d'une corbeille de pétunias, les rayures brunes des plates-bandes du potager, des boules sombres qui étaient des buis taillés, et, des deux côtés du domaine, le vallonnement argenté des cimes d'arbres qui diminuaient, prenaient des mouvements de nuages, et s'allaient réunir tout au fond, dans la brume. La vision de ces choses réelles et familières effaça l'image où s'était complu Robert, et ramena dans son esprit la question un moment écartée.

«Dix-sept ans! pensait-il. Déjà! Un âge effrayant. C'est si délicieux! Tous les rêves qui éclosent à la fois, et trouvent le nid trop petit pour eux, et s'en vont. Oh! si elle s'en allait! Dire que nous sommes trois ici, qui ne vivons que d'elle et pour elle, et que, cependant, au premier appel du dehors, elle nous quitterait peut-être, elle nous laisserait! Maldonne n'a pas compris!.. Je sais bien qu'elle est merveilleusement pure, ignorante de la vie. Cela peut nous la garder quelque temps. Nous voyons si peu de monde! Les Pépinières sont loin de la ville. Et puis, elle nous aime. Comment n'aimerait-elle pas ceux qui ont enveloppé sa jeunesse d'une tendresse pareille? C'est égal, je ne conçois plus la paix profonde où j'étais hier, ce matin encore. Il me semble que je ne pourrai plus la regarder sans avoir peur de la perdre… Voyons, voyons, il faut découvrir des moyens nouveaux pour l'intéresser, lui rendre le séjour au milieu de nous si agréable, si pleinement doux, que cela lui suffise, trois amis à aimer. Daudet m'aidera un peu, un tout petit peu. Et le reste? Mon Dieu! que c'est dur de prévoir!..»

Il avait étendu le bras, sans trop songer à ce qu'il faisait, vers une tige de bignonia grimpante, qui jaillissait, au-dessous de la fenêtre, du bourrelet enchevêtré des clématites et des vignes vierges. Au bout de la tige, droite et ferme, une fleur s'ouvrait, son calice brun tendu au souffle errant de la nuit. Robert la saisit, et l'attira. Mais la liane était si bien mêlée aux autres que toute une masse de feuilles en fut remuée; deux ou trois passereaux, gîtés sous ce couvert, s'envolèrent effarés, et une voix venue d'en haut, une voix fraîche et nette éclata, comme un chant de merle fuyard:

 

– Ah! mon oncle, c'est vous!

Il lâcha la branche, et se renversa légèrement, un seul coude appuyé à la barre de la fenêtre, pour regarder en l'air. Juste au-dessus de lui, à l'étage supérieur, Thérèse, penchée en avant, les deux bras étendus, les doigts engagés entre les lames des contrevents, riait de la peur qu'elle avait eue, et de la surprise de son oncle, et de se sentir jeune, et d'avoir la liberté d'être elle-même devant cette campagne voilée d'ombre, où son rire se perdait.

– Dieu! que vous m'avez fait peur! dit-elle. Je ne sais pas ce que je me suis figuré. Rien du tout, je n'ai pas eu le temps. Mais j'ai eu une peur! Vous avez agité toute cette muraille verte. A qui en vouliez-vous?

– Moi? je cueillais une fleur de bignonia. J'ai peut-être tiré un peu fort?

– Je le crois!

Ses lèvres se détendirent, les fossettes de ses joues disparurent, et un sourire qui se faisait humble, très innocent, où toute une âme d'enfant parlait, descendit d'une fenêtre à l'autre.

– J'espère que vous m'avez pardonné? dit-elle… Vous vous souvenez: tout à l'heure…

– Complètement pardonné, Thérèse!

– Oh! je vous remercie. Je ne sais pas ce que j'avais, car, vous voyez, je suis tout à fait éveillée maintenant, gaie comme un pinson, et je n'ai pas plus envie de dormir!.. Bonsoir, parrain!

– Bonsoir, mignonne!

Robert la regardait, et, sur sa figure fatiguée, une expression de contentement se peignait. Il vit le visage de Thérèse s'effacer, les deux bras ramener les contrevents, la grande baie à demi éclairée devenir subitement sombre, et il demeura cependant plusieurs minutes immobile. Puis il se retourna, et se remit à songer.

Il était plus rassuré. Ces mots, ce sourire si jeune avaient chassé les pensées troublantes. Et c'était le passé qui s'ouvrait à lui maintenant, les dix-huit années de paix profonde écoulées aux Pépinières, et que pas un orage n'avait traversées. Robert s'y enfonçait, il y courait d'instinct, demandant à ces jours heureux l'espérance dont il avait besoin. Et, comme il n'abusait point de ces retours sur lui-même, comme tous ces souvenirs intacts lui versaient leur douceur et comme leur premier miel, Robert s'étonnait de la beauté de la nuit, de l'éclat des étoiles baignées au fond des lacs que formaient les nuages, et surtout du bien-être singulier, de la plénitude de vie dont chaque respiration emplissait sa poitrine. Bien souvent, dans les grands souffles qui remontent la vallée de la Loire, poussant devant eux les goélands, il avait senti l'humidité saline et l'emportement des marées, d'autres fois l'effluve rare, fugitif, des végétations tropicales, apporté de très loin, sur des nuées qui le sèment. Mais, ce soir-là, c'était autre chose: une caresse faite pour l'âme, une joie que les lèvres buvaient pour elle. Du moins Robert le croyait. Il lui semblait même entendre des musiques lointaines, des mots avec l'accent qu'ils avaient eu, des sons de trompette et des bruissements de foule, les premiers cris et les premiers pas de Thérèse. Et tout cela venait de l'horizon, avec la brise sans force et sans hâte, vers la fenêtre ouverte.

C'est que, pour lui, cette période du milieu de la vie avait été la plus heureuse. Sa jeunesse ne lui offrait rien de semblable, mais une enfance austère et contrainte dans un château des marches de Bretagne, parmi des horizons de landes trempées de longues pluies, entre son père vieux et rude et la seconde femme de celui-ci, créature faible et douce, opprimée, maladive, dont Robert voyait encore dans ses rêves l'éternel sourire triste; aucune gaieté pour répondre à celle de l'enfant, pas d'écho à ses jeux, – si ce n'est une petite fille née de ce second mariage, très gâtée, elle, très adulée, à peine connue de son aîné, – une instruction écourtée, puis le départ, une sorte de fuite hâtive, désirée de part et d'autre, pour l'armée, et alors, sans transition, l'Afrique, le régiment, la discipline avec ses rigueurs et ses relâches brusques, des mois de cruelle monotonie et des mois d'aventure à la suite des tribus arabes. Robert s'accoutuma vite. Il était né soldat. Il se retrouvait chez lui parmi les gens de guerre. Rien qu'à le voir passer, huit jours après son entrée au corps, cambré dans son dolman bleu de chasseur d'Afrique, on devinait le futur officier; on sentait dans ses yeux clairs, dans le pli relevé de sa bouche, toute l'ardeur superbe de la vie mêlée à l'insouciance du danger. Il n'avait, semblait-il, qu'à laisser faire au temps. Et certes, il y eut pour lui d'heureuses fortunes: les jours où l'on se battait d'abord, où l'on rentrait mourant de soif avec des fusils incrustés d'ivoire en travers de sa selle; la rencontre de Guillaume Maldonne, plus âgé que lui, engagé à la suite d'un coup de tête, leur amitié bientôt liée sous la tente, rapidement mûrie par le péril qui les pressait et les relâchait ensemble, et des actions d'éclat, et l'avancement rapide, et presque de la gloire. Ni les hasards, ni la misère, ni l'affection qui font les années inoubliables n'avaient manqué à celles-là. Cependant un voile d'ombre encore avait pesé sur elles. A peine Robert venait-il de gagner ses galons de brigadier, qu'il apprit la mort de son père. M. de Kérédol laissait de grosses dettes. Sans hésiter, sans recourir aux expédients commodes de la loi, son fils accepta la succession, résolu à tout vendre, le château, les terres, les meubles, à s'endetter lui-même, à se réduire au strict nécessaire tout le temps qu'il faudrait pour maintenir intact l'honneur de son vieux nom. Il y parvint, et paya tout. Mais au prix de quels sacrifices et de quelles humiliations! Lui, si fier, si hautain même, traqué par les créanciers, il dut se débattre au milieu d'affaires et de procédures devant lesquelles il était aussi neuf, aussi désarmé qu'un enfant.

L'épreuve dura des années. Il en sortait à peine, quand la guerre de 1870 éclata. Et la guerre, ce fut la fin de ses rêves de gloire et de sa carrière de soldat. Blessé d'un coup de feu à l'épaule, presque au début de la campagne, le lieutenant de Kérédol souffrit de longs jours, guérit à moitié, retomba, et, désespérant de pouvoir reprendre du service, donna sa démission.

Il venait d'avoir vingt-sept ans, et il se trouvait comme abandonné à mi-chemin de la vie. Où aller? Que faire, malade encore, sans carrière, sans métier, sans plus de ressources qu'une modique pension de blessé? Maldonne, qui aurait pu le conseiller, l'aider peut-être, sorti du régiment avant 1870 et retiré en Anjou, semblait avoir oublié son ancien ami. Le temps avait fait son œuvre. Pas une main ne se tendait vers Kérédol, pas un foyer ne s'ouvrait à lui.

Il voulut cependant faire un essai et se rapprocher de l'unique parente qui lui restât, de sa demi-sœur, qu'il avait à peine connue et aussi à peine aimée. Il la revit jeune fille, douce et affectueuse. La mère était morte. Geneviève de Kérédol vivait chez son grand-père maternel. Elle accueillit son frère avec des transports de joie. Mais celui-ci comprit vite qu'il ne pouvait se fixer près d'elle, chez un étranger, dans un domaine qui n'avait jamais appartenu aux siens. Et il ne savait que résoudre, quand une lettre arriva, qui le sauvait.

Oh! la bienheureuse lettre! Comme elle était venue inopinément greffer l'idylle sur ce drame brisé de la vie de soldat! Comme Robert la revoyait nettement et jusque dans les moindres détails de la forme matérielle qu'elle avait, longue, avec son enveloppe maculée de timbres, renvoyée de bureaux en bureaux, ses lignes serrées et bien ordonnées, que terminait un paraphe compliqué, déjà célèbre au régiment! Elle disait:

«Viens, mon ami! Ma maison est assez grande pour deux et de même la tâche que j'ai entreprise. Où peux-tu être? Comment se fait-il que tu n'aies pas pensé à ton vieux camarade, et que tu ne sois pas encore venu te soigner, te consoler et prendre chez lui ta retraite? Accours vite. J'ai le plus joli des métiers à t'offrir dès que tu seras guéri. Tu te souviens de ma passion pour l'histoire naturelle? Elle a décidé de mon sort. J'ai demandé, j'ai obtenu sans lutte un emploi peu envié, peu payé, mais qui me ravit. Me voici conservateur adjoint du musée d'ornithologie de la ville, à la tête d'une collection lamentable, fanée, honteuse, de quelques douzaines de pies et de passereaux auxquels la paille sort par le ventre. Tout est à faire. J'ai résolu de tuer moi-même, de préparer, de monter, d'étiqueter la collection complète de tous les oiseaux du département, de ceux qui passent et de ceux qui demeurent, de ceux qu'on rencontre tous les jours et de ceux qui ne se montrent qu'à de rares intervalles, comme des princes en visite. Déjà je suis à l'œuvre.

»Le préfet m'a délivré un permis de chasse permanent. J'en aurai un second pour toi. Songe, mon ami, quelle belle fin de carrière: la chasse toute l'année, le grand air, la liberté, les bois et l'amitié fidèle de ton compagnon d'armes,

»GUILLAUME MALDONNE,
»Ancien marchef au 2e chasseurs d'Afrique.»

Robert partit. Il guérit de sa blessure. Il fut bientôt en état de suivre son ami. Et alors commença pour tous deux l'odyssée la plus étonnante et la plus passionnante. Ils y retrouvaient chacun quelque chose de leur ancienne vie: l'aventure, l'émotion des poursuites, des alertes, des coups heureux ou manqués, les courses lointaines, les nuits à la belle étoile. Toutes les propriétés privées, les domaines princiers, les parcs enfermés de murs s'ouvraient devant ces chasseurs d'une nouvelle sorte. Qu'importait, au propriétaire le plus jaloux de ses droits, le meurtre d'un épeiche ou d'une pie-grièche rose? Partout accueillis, partout fêtés, ils couraient d'un bout à l'autre du département, parmi les taillis, les prés, les vignes, les marais. Robert ne chassait pas. Mais il avait un flair extraordinaire pour deviner le passage d'un oiseau, pour découvrir la trace ou le nid du gibier, pour dire, par exemple: «Guillaume, je sens qu'il y a des bécasses dans les marouillers mêlés de bouleaux; la brume est violette; elle embaume la feuille morte.» Ou bien, quand le printemps argenté, au bord de la Loire, met en éveil tout le petit monde des luisettes, il était merveilleux pour apercevoir, immobile à la pointe d'une grève, un combattant aux plumes hérissées, ou encore, posée entre deux chatons de saule, comme une perle enchâssée, l'insaisissable fauvette bleue.