Buch lesen: «Le Grand Ski-Lift»
Anton Soliman
LE GRAND SKI-LIFT
(lâespace de Zerbi)
Anton Soliman
Le grand Ski-lift
Titre original: Il grande skilift. Traduction: Maïa Rosenberger
Ce livre est une Åuvre de fiction. Tous les noms, personnages, lieux ou organisations cités sont le fruit de lâimagination de lâauteur et ont pour seul objectif de participer à la véracité de lâintrigue. Toute analogie avec des faits avérés ou des personnes réelles, vivantes ou décédées, serait le fait du hasard.
Le grand Ski-lift Copyright © 2018 Anton Soliman
Première édition: Novembre 2013 Juin 2018 pour lâédition française Traduction: Maïa Rosenberger
Ãditeur: Tektime - www.traduzionelibri.it
email: tonison@micanet.it
Tous droits réservés. Aucun extrait de cette publication ne peut en aucun cas être reproduit, y compris par quelque système mécanique ou électronique que ce soit, sans autorisation écrite préalable de lâéditeur, à lâexception de quelques brefs extraits, à des fins de compte-rendu.
Le Grand Ski-lift : un gigantesque réseau de remontées mécaniques permettant aux skieurs dâévoluer dans un domaine qui couvre lâhémisphère boréal tout entier. Poussé par son besoin de renaissance, désirant oublier le Monde connu et les règles de la Tradition, Oskar Zerbi sâintroduit illégalement dans ce circuit. Dans cette infinité de pistes et de sommets blancs, il est poursuivi par un mystérieux interlocuteur, et fait des rencontres étranges qui le renvoient aux bribes dâun passé oublié. Investi dâune dangereuse mission, il comprendra petit à petit la nature réelle de sa quête. Se dirigeant toujours vers le nord, il se réappropriera la connaissance de lui-même et de son passé, découvrant à quel point il est lié au Grand Ski-lift. Dans les terres désolées du Nord extrême, il accèdera enfin à la révélation ultimeâ¦
Le point d'émersion
Oskar Zerbi était arrivé au départ du Grand Ski-lift. Une gigantesque esplanade sans aucun bâtiment, mis à part une baraque en bois qui devait être la cabane des forfaits, et une autre construction inachevée, sans fenêtres. Des tiges de fer rouillées sortaient du toit. Des tas de neige sale, alourdis par une pluie fine, étaient amoncelés tout autour. De la montagne descendaient les bancs d'un brouillard épais que les faîtes d'une forêt de conifères s'étendant à perte de vue dans la vallée peinaient à retenir.
Il descendit de voiture, mit un bonnet de laine pour se protéger du froid, puis tourna lentement sur lui-même, à la recherche d'un habitant à qui demander des renseignements. Mais l'endroit était désert.
Les câbles d'acier qui supportaient les cabines du téléphérique sortaient de la baraque en bois. Il suivit du regard les pylônes de l'installation qui, comme une rangée de géants pétrifiés par l'hiver, montaient tout droit dans la montagne, disparaissant après quelques centaines de mètres, engloutis par le brouillard.
Il se souvint alors de ce qu'on lui avait dit sur le Grand Ski-lift. Peut-être tout cela n'était-il qu'un quiproquo. Il se trouvait en fait dans un lieu abandonné, et cette installation ne servait probablement qu'à transporter le bois que l'on faisait en altitude pendant l'été. C'était étrange : c'était un ami, que l'on disait fiable, et passionné de montagne qui plus est, qui lui avait donné des informations sur le Grand Ski-lift. Il lui en avait parlé avec passion : des centaines de milliers de pistes sur les pentes de chaînes de montagnes ensevelies sous la neige, des lacs gelés, des forêts, des paysages alpins vierges... Il avait en somme évoqué un monde sublime dans lequel Oskar aurait pu passer ses vacances dans une liberté absolue. Et où il espérait pouvoir oublier bien des choses.
Peut-être sâétait-il trompé en chemin ? On lui avait pourtant clairement indiqué la route à prendre, avec des repères quâil avait tous retrouvés sur son trajet. Il avait suivi les instructions de telle sorte quâaucune erreur nâétait possible. Dâun autre côté, il pouvait penser à des informations déformées, mais il se dit que, dans ces circonstances particulières, il ne devait pas sâagir dâun simple malentendu.
« Mais pourquoi sâétonner ? » se demanda-t-il enfin. Dans le fond, il nâavait jamais reçu de ses semblables que des informations imprécises sur les objets de ce monde ; des faits, et des lieux, évoqués de façon excessive par une multitude dâhommes dont lâégo tente de se maintenir à la surface de la Réalité comme un naufragé à la dérive.
Ce nâétait que le début de lâaprès-midi, mais il faisait déjà presque sombre. Oskar avait froid ; impossible de rester plus longtemps sur cette esplanade sans vie. La fatigue se faisait sentir : il sâétait levé à lâaube et avait conduit tout ce temps avec une concentration extrême, car il sâagissait dâun voyage étrange ⦠la traversée dâun territoire inconnu. Le tracé de lâautoroute 26 sud dessinait un demi-cercle vers lâouest et contournait les montagnes juste au pied de la chaîne de la Sierra, en direction des grandes plaines. Ensuite, il avait suivi une route forestière pleine de nids de poule, au tracé sinueux, tout à fait inédit pour lui.
Il avait déjà remarqué en dâautres occasions cette chaîne de montagne que lâautoroute longeait pendant des miles et des miles, mais il nâavait jamais eu la curiosité de sâarrêter. Il savait seulement que câétaient des zones dépeuplées dans un territoire qui ne lui appartenait pas. Un espace fictionnel dans lequel il nâaurait rien retrouvé de familier : aucun programme à tenir, aucun point de repère. Il était tard, il devait trouver un hôtel pour la nuit. Il nâétait pas prudent de rebrousser chemin dans une région inconnue.
Le village était en aval de lâesplanade du téléphérique. Les premières maisons nâapparurent quâaprès quelques virages : des constructions de pierre supportant des cheminées dâoù sortait de la fumée. Quelques lumières étaient déjà allumées.
Aux abords du village, un homme déchargeait du foin dâune charrette crasseuse pour lâentreposer dans une étable. Câétait un vieux, petit et trapu, avec une veste de velours marron. Il se déplaçait avec lenteur, haletant sous lâeffort.
â Je suis désolé de vous importuner -dit Oskar avec une expression incongrue, en se penchant par la vitre de la portière passager- mais je voudrais savoir sâil y a un hôtel, ici.
Le vieux le regarda attentivement, puis sâapprocha calmement de la voiture.
â Plus bas, vers la sortie du village, il y a un gars qui sâappelle Ignazio. Tu verras une porte verte, avec une lampe jaune. Je sais quâil a des chambres.
â Ah, dâaccord, je vous remercie. Une porte verte avec une lampe jaune, répéta Oskar avec un accent approprié, pour montrer quâil avait compris les indications.
â Câest bien ça. Mais attention, souvent, il nâallume pas la lampe. Ce soir, elle sera même sûrement éteinte.
Il roula au pas en regardant les portes, scrutant tout avec la plus grande attention, comme un chat qui entre dans un grenier sombre. Il traversa une petite place, avec un bar illuminé ; on entendait des voix rauques derrière les vitres embuées. Les gens de la vallée sây retrouvaient peut-être pour jouer aux cartes.
à la sortie du village, il découvrit lâhôtel sans difficultés : câétait une construction plus grande que les autres. On lâaurait dite sortie dâun livre pour enfants. Le bâtiment avait une apparence humaine ; les fenêtres allumées avaient lâair de deux yeux ouverts et la lumière qui filtrait par les vitres de la porte faisait penser à une bouche grande ouverte. Exactement comme une maison creusée dans une citrouilleâ¦
Il sortit de la voiture et frappa à la porte verte. Un homme vint ouvrir :
â Bonsoir, jâaurais besoin dâune chambre pour la nuit, et je voudrais dîner, aussi, si possible.
â Je vous en prie, Monsieur, entrez. Vos bagages sont dans votre voiture ? Parfait, ne vous inquiétez pas, jâenverrai quelquâun les chercher, entrez donc.
Oskar entra, pendant que lâhomme courait allumer les lumières. Il régnait une odeur de soupe. Le patron le fit installer dans la salle à manger : des tables étaient entassées dans un coin, les carreaux du sol révélaient leur piètre qualité, la cheminée éteinte nâavait sûrement jamais fonctionné. Elle avait lâair factice⦠Lâhôtel, récent, était vraiment laid.
Le patron passa en cuisine pour voir ce qui pouvait être servi pour le dîner. Oskar remarqua que la salle à manger avait été accolée à une construction plus ancienne. Les murs mitoyens de lâaile privée étaient anciens, et la porte dâoù provenait lâodeur de soupe était dâun vieux bois, peut-être un chêne abattu plusieurs siècles auparavant.
Il faisait froid dans la salle à manger, et cette attente prolongée le mit mal à lâaise. Il était transi, mais surtout déçu par ce premier jour de vacances. Quelques minutes après, dans un bruissement, une silhouette féminine glissa par la vieille porte qui séparait la partie privée des pièces de lâhôtel.
La silhouette était élancée. On entendit une voix lâappeler.
Le patron revint, lâair satisfait :
â Mon cher Monsieur, vous avez de la chance ! Ce soir nous avons une excellente soupe, de la viande cuisinée aux choux et les fromages de la maison.
â Je vous demande pardon, fit Oskar en sâéclaircissant la voix, qui résonna dans la pièce vide, câest un vrai frigo, ici ; jâai froid jusque dans les os, maintenant⦠Il nây aurait pas, par hasard, une pièce plus chaude où manger ?
L'homme fut gêné.
â Vous avez tout à fait raison. On a allumé un gros poêle dans votre chambre, et tout ira bien pour cette nuit. Mais câest vrai quâil fait froid ici⦠On travaille peu en hiver, on nâa que quelques représentants qui viennent de temps en temps. Vous verrez, ça ira mieux après un bon repas, conclut-il dans un sourire.
Remarquant tous les détails minables de la salle à manger, Oskar pensa que de toute façon tous les lieux dâhébergement étaient affreux. Il nây avait rien, ici, qui puisse sâharmoniser avec son passé ou ouvrir une fenêtre sur lâavenir. Où quâils soient, les hommes ont toujours besoin de dénicher une trace dâeux-mêmes. Pourquoi dans lâavenir ? Parce quâil nây a aucune différence entre passé et avenir dans ce type de recherches. On peut très bien se perdre dans lâavenir aussi.
La rouille spirituelle dâOskar venait peut-être de cette donnée initiale opaque : les circonstances dans lesquelles il avait glissé de lâautre côté du Mur dont son Ãtre originel sâétait échappé. Un événement remontant à lâenfance, sans aucun doute. Tout se passe dans lâenfance, quand tout se montre sous son vrai jour, quand règne une grande Unité et que les événements se succèdent lâun après lâautre, comme un paysage vu dâun train.
Oskar pensait souvent à ce qui sâétait passé pendant ces années-là ; il était maintenant certain dâavoir un jour versé dans une distraction extrême. Ãa avait pu se passer dans la rue, en regardant un chien, peut-être, ou chez le boulanger, ou même au cinéma. Peut-être quâun matin, il sâétait levé à lâaube et sâétait regardé dans la glace avec trop dâintensité : son Ãtre réfléchi sâétait trop éloigné, et lui, il sâétait perdu pour toujours dans lâespace des Symbolesâ¦
â Vous avez raison, Monsieur, il fait froid ici, et jâai peur que le radiateur électrique ne puisse pas réchauffer la pièce. Venez manger avec nous à la cuisine ! Jâespère que ça ne vous gêne pas.
Câétait la silhouette féminine quâil avait aperçue dans la pénombre. Une jeune femme soignée, à la chevelure nouée en deux tresses exactement réparties ; le col dâune chemise blanche dépassait de sa robe bleue. Une image réconfortante qui, à ce moment, plut à Oskar.
â Je vous remercie, Mademoiselle, je crois que câest une bonne idée. Ici il fait un froid insupportable qui mâest rentré jusque dans les os !
La jeune femme ouvrit une porte et le fit passer dans un couloir étroit qui conduisait à la cuisine. Câétait une très grande pièce ; au centre, un poêle bon marché était allumé, couvert de casseroles fumantes. Le patron, sa femme et une petite vieille silencieuse mangeaient autour dâune table déjà dressée. Il faisait bien chaud. On était sûrement dans la partie ancienne de lâétablissement.
â Installez-vous, je vous en prie ! dit le patron avec un large sourire, ma fille a raison, il fait trop froid dans la salle à manger. Vous savez, je vous aurais bien invité tout de suite, mais je me demandais si ça ne vous aurait pas gêné.
Oskar sâassit en bout de table, pendant que la patronne lui servait une soupe bouillante.
â Câest très chaleureux, ici, Monsieur⦠? dit-il en lançant un coup dâÅil au plafond de bois.
â Je mâappelle Ignazio. Je vous présente ma femme, Margherita, ma fille Clara, et cette vieille dame est ma mère.
Ils lui sourirent tous ; Clara lui servit de la bière en sâasseyant à côté de lui, une expression satisfaite sur le visage.
Oskar commença à manger de bon appétit, et sentit aussitôt se libérer en lui une forte chaleur qui lâanima, le rendant même euphorique.
Il était assis à une place de choix, et les personnes autour de la table semblaient intriguées, prêtes à lâécouter. Il était sûr que lâatmosphère qui sâétait installée était favorable pour pouvoir se mettre en scène dans un milieu nouveau. Une bonne occasion pour se mettre en valeur sous son meilleur jour : des images de lui-même complètement idéalisées et déformées par la mémoire.
â Comment êtes-vous tombé dans ce village perdu au milieu des montagnes ? Vous êtes venu ici par hasard ? demanda la femme du patron.
â Exactement ! Je suis ici pour des vacances. Câest un ami passionné de montagne qui mâa conseillé Valle Chiaraâ¦
Il fit une pause imperceptible avant dâajouter :
â Mais je mâattendais à quelque chose de différent.
â Que voulez-vous dire, Monsieur ? demanda la jeune femme.
â Je vous en prie, appelez-moi par mon nom. Je mâappelle Oskar -il but une gorgée de bière- eh bien, je mâattendais à un endroit insolite, parce ce que cet ami nâaime pas les choses conventionnelles ⦠Il apprécierait votre cuisine, par exemple. Mais quand je suis arrivé au village et que jâai vu lâesplanade avec les installations de remontée, jâai été déçu. Le paysage est déprimant, il ne promet rien de bien divertissant. Je ne voudrais pas vous offenser, messieurs-dames, mais jâoserais dire que Valle Chiara est un endroit oublié des Dieux.
Ils approuvèrent tous trois, lâincitant à poursuivre avec encore plus dâassurance :
â En somme, comment peut-on prétendre que cette esplanade boueuse soit une liaison pour rejoindre le Grand Ski-lift ? Il pleut, ici, il nây a pas de neige, et je nâai pas lâimpression que plus haut, en altitude, la situation soit très différente. Ne croyez-vous pas ? Vous êtes dâici, vous devriez pouvoir le confirmer.
Le patron semblait mal à lâaise :
â Vous avez parfaitement raison, sâexclama-t-il avec difficulté, Valle Chiara nâest en effet pas prête à accueillir des touristes. Mais lâaffaire est compliquée, croyez-moi.
Il regarda un instant sa femme, qui semblait contrariée, et ajouta :
â Je ne suis pas très au courant, mais le précédent maire avait mis sur pied un programme ambitieux pour cette vallée.
â Jâimagine que ce programme a été abandonné ! sâexclama Oskar, ironique.
Clara le regardait en souriant, elle avait lâair de sâintéresser à cette conversation. Il avait entre-temps terminé sa soupe, ils passèrent donc tous au plat suivant.
Le patron réfléchissait à la question posée par son hôte. Après avoir bu quelques gorgées de bière, il se décida à donner des détails supplémentaires.
â Voyez-vous, le maire précédent était un homme instruit ; plus jeune, il était parti en Californie chez un de ses oncles qui était installé là -bas. Il paraît quâil avait fait plusieurs années dâétudes dans une université prestigieuse. Puis il est rentré au village en disant quâil y revenait le temps de donner un coup de main, et il assuma ainsi la charge de maire.
â Quâa-t-il fait de bien dans cette période ? demanda Oskar.
â La seule chose quâil ait achevée est justement ce téléphérique que vous avez vu sur lâesplanade cet après-midi. Bon, certains dâentre nous ont pensé quâil allait permettre un grand développement touristique, et on a donc fait des investissements. Pour ma part, avec lâargent que jâavais de côté, jâai agrandi lâhôtel qui ne tournait que pour quelques rares représentants et pour les chasseurs, en saison.
â Que pensez-vous de ce projet, alors ? Je nâai pas lâimpression que la situation ait tellement changé depuis.
â Précisément, comme je vous le disais, le maire a fait construire cette installation, puis il a disparu de Valle Chiara. Ãa remonte à quelques semaines. Plus exactement, il est parti dès que les essais ont été finis. Je me souviens quâil était fatigué de son travail dâorganisation. Avant de partir, il a dit quâil était satisfait, et que son rôle était achevé.
Oskar sâadressa alors à Clara :
â Que dis-tu de ce quâa fait cet étrange maire, toi ?
â Câest difficile à dire comme ça, en quelques mots. Jâestimais beaucoup cet homme, il était instruit, il passait des nuits entières à lire. Je faisais mes études en ville quand il est arrivé, mais à Valle Chiara, tout le monde sentait sa présence. Il travaillait toute la journée, et le soir, on le voyait se promener tout seul dans le bois. Toujours à la même heure.
Oskar avait chaud, maintenant. Il enleva son blouson. Il se souvint un instant de la première, horrible impression que lui avait faite lâatmosphère glaciale de lâhôtel. Même si la conversation était étrange dans cette cuisine, il ressentit pour la première fois depuis son arrivée au village une vague atmosphère de vacances.
â Essayons dây comprendre quelque chose, reprit-il avec assurance, maintenant détendu. Valle Chiara a donc toujours été isolée. Il y a quelques années, un monsieur plein dâidées, qui a fait ses études en Californie, revient par ici. Cet homme projette de construire quelque chose qui soit en mesure de développer la vallée, pour rendre service à ses anciens concitoyens, peut-être. En premier lieu, il examine les possibilités touristiques et décide dâinstaller un téléphérique pour attirer les skieurs en saison. Il élabore son projet, et quand lâinitiative a pris forme, il quitte le village. Câest bien ça ?
â Eh bien, je crois que toute lâaffaire est un peu plus compliquée, répondit le patron ; au début, moi aussi je croyais que les choses sâétaient passées de la façon que vous avez si bien reconstruite.
Clara secoua la tête :
â Je crois que vous interprétez mal le projet du maire.
â Tu veux dire quâil ne voulait pas développer le tourisme ? à quoi peut servir un téléphérique, alors ? dit Oskar.
â Je ne le sais pas exactement, mais le maire nâa jamais parlé de tourisme, il parlait dâune connexion -Clara avait un peu de mal à répondre- tout ce que je peux dire, au-delà des bruits qui courent au village, câest que le maire voulait relier Valle Chiara à quelque chose. Une fois, je lâai entendu parler de connexion expérimentale. Câest pour ça quâil a fait construire lâinstallation et quâil voulait que tout fonctionne au mieuxâ¦
â Mais alors ce téléphérique nâest pas du tout abandonné ! sâécria Oskar. Il existe peut-être une entreprise qui lâexploite.
â Mais bien sûr ! Lâinstallation fonctionne, tout le monde peut lâutiliser. Si tu veux, demain matin, je tâemmènerai voir le directeur, comme ça tu pourras tout savoir sur son utilisation par les clients.
Il ne restait plus quâOskar et Clara dans la salle, les autres étaient allés se coucher. Pendant quâil fumait un cigare offert par Ignazio, la jeune femme mettait de lâordre dans la cuisine. Pour finir, elle passa très rapidement la serpillière dans toute la cuisine.
â Nous, on a lâhabitude de tout remettre en ordre avant dâaller nous coucher. Mes parents se lèvent tôt le matin, et puis les odeurs du dîner pourraient gêner les clients, même si en ce moment tu es le seul client de lâhôtel.
Lâhumidité laissée par la serpillère sâévapora presque immédiatement et la cuisine fut parfaitement en ordre. Exactement comme dans un dessin animé quâil avait vu quand il était petitâ¦
â Excuse-moi, je voudrais te poser une question personnelle : jâai remarqué que tu tâexprimes très bien. Où as-tu fait tes études ? demanda Oskar.
â En ville. Je suis rentrée à Valle Chiara lâan dernier, après lâAcadémie. Mais je nâai pas envie de parler de moi.
Elle se passa une main sur le front, et demanda, sur un autre ton :
â Alors câest ton ami qui tâa conseillé cet endroit ? Tu as dit quâil est passionné de montagne et quâil tâa parlé du Grand Ski-lift.
â Oui, câest ça. Câest quelquâun de particulier, qui nâaime pas les endroits à la mode, une personne qui est toujours à la recherche de mondes non fréquentés. Moi, je suis sceptique sur le fait quâon puisse encore trouver aujourdâhui des lieux préservés -il respira profondément et ajouta- cette fois-ci je lâai écouté, mais je crois que câest une erreur, vu ce que jâai trouvé sur lâesplanade du téléphérique.
â A quoi tâattendais-tu ?
â Jâimaginais que jâallais arriver dans un endroit plus haut en couleurs. Je ne voudrais pas dénigrer ton village, mais tu dois reconnaître que ce nâest pas un endroit adapté au grand ski alpin ! Jâimaginais trouver des chalets de bois, une place illuminée et ensevelie sous la neige, une atmosphère de fête, en somme, et puis, à lâhorizon, des chaînes de montagnes enneigées.
â Ce que tu dis est vrai, à première vue. Même si je suis née ici, jâadmets très bien quâil nây a rien dâattrayant à Valle Chiara. Ce nâest dâailleurs pas un village alpin. Je pensais comme toi, jusquâà ce que je rencontre le maire. Lui, il avait étudié la question à fond, et il pensait que le véritable paysage de cet endroit était caché par une espèce de « Muraille ». Câest pour ça quâil voulait construire le téléphérique, pour aller au-delà dâune zone sans intérêt et arriver jusquâaux plateaux. Mais ne me demande pas où se trouvent précisément ces plateaux, parce que je ne suis jamais montée en altitude.
â Tu veux dire que tu ne connais pas le territoire où tu es née ?
â Je connais le village, et quelques circuits de promenades jusquâà la première clairière dans le bois. Et ce nâest pas quâune question de paresse personnelle, parce que les gens dâici ont tous plus ou moins la même connaissance limitée que moi.
â Tu veux dire que les habitants de la vallée ne bougent pas ? Excuse-moi, mais un tel manque dâintérêt est incroyable.
â Câest tout à fait ça ! Il nây a que quelques habitants qui savent tout du territoire alentour. Des gens qui sâéloignent du village pour leur travail, les bergers ou les bûcherons, par exemple. Mais leur expérience est sans valeur pour ce qui tâintéresse. Toi, tu es un citadin à la recherche de visions enchantées, qui ont dâune certaine manière quelque chose à voir avec les histoires quâon tâa racontées quand tu étais petit. Les citadins imaginent toujours des paysages fantastiques quâun berger de métier ne peut pas voir.
Oskar se versa un peu de la bière que Clara avait laissée sur la table.
â Jâai compris. Câest la question de la « Reconnaissance », un gros problème, jâen ai entendu parler. Tu sais, je suis ingénieur, et à une certaine période, je me suis intéressé aux modèles et aux programmes de calcul. Jâai même lu plusieurs ouvrages sur lâintelligence artificielle -il respira profondément- mais je crois que la discussion deviendrait trop difficile, dâautant plus que je ne peux vraiment pas dire que je sois expert en la matière.
Il se passa nerveusement une main dans les cheveux, comme sâil avait été troublé par un mauvais souvenir. Pourquoi avoir évoqué lâintelligence artificielle ? Il lui sembla que câétait une expression inappropriée, mieux valait changer de sujet tout de suite.
â Excuse mes divagations, et revenons-en au téléphérique. Il a été construit pour passer au-delà dâune muraille, alors. Câest une image bien mystérieuse, je trouve.
â On mâa dit que lâinstallation passe au-dessus de la Tour en arrivant à un pâturage dâaltitude. Je ne sais rien dâautre -elle semblait irritée- je te lâai déjà dit, je ne suis jamais arrivée jusquâaux plateaux !
â Et la neige commencerait à ces pâturages ? Un skieur pourrait donc monter jusque là -haut, puis redescendre à lâesplanade du téléphérique en suivant une piste quelconque. Alors câest que ce nâest pas la bonne saison⦠à moins que la neige ne soit en retard, cette année ?
â Non, on est en plein hiver, et il fait même froid, pour nous. En réalité, il ne neige que rarement dans la vallée, il nây a souvent quâune boue un peu claire. En hiver, le ciel est presque toujours couvert, en général on a du grésil. Si, quelquefois, il neige la nuit, mais ça ne tient pas, la neige fond en deux ou trois jours.
â Alors il faudrait utiliser ce téléphérique en été, pour monter faire des randonnées dans les pâturages ! sâexclama-t-il en riant.
â Non, tu te trompes. Le maire lâavait vraiment fait construire pour se connecter au Grand Ski-lift, mais câest le directeur de lâexploitation qui connaît tous les détails. Je te le présenterai demain matin.
Ils changèrent de sujet et discutèrent encore quelques instants, puis elle accompagna Oskar dans une chambre qui devait faire partie de la construction ancienne, où il pourrait dormir au chaud.
Câétait une vieille chambre quâon utilisait également comme grenier : il y avait des meubles et des objets de famille. Clara lui dit que câétait la pièce des souvenirs. Elle était sûre quâil nây aurait pas froid. Un peu comme dans la cuisine.