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LXXVIII. Fatality

En effet, d'Artagnan achevait à peine ces paroles qu'un coup de sifflet retentit sur la felouque, qui commençait à s'enfoncer dans la brume et dans l'obscurité.

– Ceci, comme vous le comprenez bien, reprit le Gascon, veut dire quelque chose.

En ce moment on vit un falot apparaître sur le pont et dessiner des ombres à l'arrière.

Soudain un cri terrible, un cri de désespoir traversa l'espace; et comme si ce cri eût chassé les nuages, le voile qui cachait la lune s'écarta, et l'on vit se dessiner sur le ciel, argenté d'une pâle lumière, la voilure grise et les cordages noirs de la felouque.

Des ombres couraient éperdues sur le navire, et des cris lamentables accompagnaient ces promenades insensées.

Au milieu de ces cris, on vit apparaître, sur le couronnement de la poupe, Mordaunt, une torche à la main.

Ces ombres qui couraient éperdues sur le navire, c'était Groslow qui, à l'heure indiquée par Mordaunt, avait rassemblé ses hommes; tandis que celui-ci, après avoir écouté à la porte de la cabine si les mousquetaires dormaient toujours, était descendu dans la cale, rassuré par le silence.

En effet, qui eût pu soupçonner ce qui venait de se passer?

Mordaunt avait en conséquence ouvert la porte et couru à la mèche; ardent comme un homme altéré de vengeance et sûr de lui comme ceux que Dieu aveugle, il avait mis le feu au soufre.

Pendant ce temps, Groslow et ses matelots s'étaient réunis à l'arrière.

– Halez la corde, dit Groslow, et attirez la chaloupe à nous.

Un des matelots enjamba la muraille du navire, saisit le câble et tira; le câble vint à lui sans résistance aucune.

– Le câble est coupé! s'écria le marin: plus de canot!

– Comment! plus de canot! dit Groslow en s'élançant à son tour sur le bastingage, c'est impossible!

– Cela est cependant, dit le marin, voyez plutôt; rien dans le sillage, et d'ailleurs voilà le bout du câble.

C'était alors que Groslow avait poussé ce rugissement que les mousquetaires avaient entendu.

– Qu'y a-t-il? s'écria Mordaunt, qui, sortant de l'écoutille, s'élança à son tour vers l'arrière sa torche à la main.

– Il y a que nos ennemis nous échappent; il y a qu'ils ont coupé la corde et qu'ils fuient avec le canot.

Mordaunt ne fit qu'un bond jusqu'à la cabine, dont il enfonça la porte d'un coup de pied.

– Vide! s'écria-t-il. Oh! les démons!

– Nous allons les poursuivre, dit Groslow; ils ne peuvent être loin, et nous les coulerons en passant sur eux.

– Oui, mais le feu! dit Mordaunt, j'ai mis le feu!

– À quoi?

– À la mèche!

– Mille tonnerres! hurla Groslow en se précipitant vers l'écoutille. Peut-être est-il encore temps.

Mordaunt ne répondit que par un rire terrible; et, les traits bouleversés par la haine plus encore que par la terreur, cherchant le ciel de ses yeux hagards pour lui lancer un dernier blasphème, il jeta d'abord sa torche dans la mer, puis il s'y précipita lui- même.

Au même instant et comme Groslow mettait le pied sur l'escalier de l'écoutille, le navire s'ouvrit comme le cratère d'un volcan; un jet de feu s'élança vers le ciel avec une explosion pareille à celle de cent pièces de canon qui tonneraient à la fois; l'air s'embrasa tout sillonné de débris embrasés eux-mêmes, puis l'effroyable éclair disparut, les débris tombèrent l'un après l'autre, frémissant dans l'abîme, où ils s'éteignirent, et, à l'exception d'une vibration dans l'air, au bout d'un instant on eût cru qu'il ne s'était rien passé.

Seulement la felouque avait disparu de la surface de la mer, et

Groslow et ses trois hommes étaient anéantis.

Les quatre amis avaient tout vu, aucun des détails de ce terrible drame ne leur avait échappé. Un instant inondés de cette lumière éclatante qui avait éclairé la mer à plus d'une lieue, on aurait pu les voir chacun dans une attitude diverse, exprimant l'effroi que, malgré leurs coeurs de bronze, ils ne pouvaient s'empêcher de ressentir. Bientôt la pluie de flammes retomba tout autour d'eux; puis enfin le volcan s'éteignit comme nous l'avons raconté, et tout rentra dans l'obscurité, barque flottante et océan houleux.

Ils demeurèrent un instant silencieux et abattus. Porthos et d'Artagnan, qui avaient pris chacun une rame, la soutenaient machinalement au-dessus de l'eau en pesant dessus de tout leur corps et en l'étreignant de leurs mains crispées.

– Ma foi, dit Aramis rompant le premier ce silence de mort, pour cette fois je crois que tout est fini.

– À moi, milords! à l'aide! au secours! cria une voix lamentable dont les accents parvinrent aux quatre amis, et pareille à celle de quelque esprit de la mer.

Tous se regardèrent. Athos lui-même tressaillit.

– C'est lui, c'est sa voix! dit-il.

Tous gardèrent le silence, car tous avaient, comme Athos, reconnu cette voix. Seulement leurs regards aux prunelles dilatées se tournèrent dans la direction où avait disparu le bâtiment, faisant des efforts inouïs pour percer l'obscurité.

Au bout d'un instant on commença de distinguer un homme; il s'approchait nageant avec vigueur.

Athos étendit lentement le bras vers lui, le montrant du doigt à ses compagnons.

– Oui, oui, dit d'Artagnan, je le vois bien.

– Encore lui! dit Porthos en respirant comme un soufflet de forge. Ah çà, mais il est donc de fer?

– O mon Dieu! murmura Athos.

Aramis et d'Artagnan se parlaient à l'oreille.

Mordaunt fit encore quelques brassées, et, levant en signe de détresse une main au-dessus de la mer:

– Pitié! messieurs, pitié, au nom du ciel! je sens mes forces qui m'abandonnent, je vais mourir!

La voix qui implorait secours était si vibrante, qu'elle alla éveiller la compassion au fond du coeur d'Athos.

– Le malheureux! murmura-t-il.

– Bon! dit d'Artagnan, il ne vous manque plus que de le plaindre! En vérité, je crois qu'il nage vers nous. Pense-t-il donc que nous allons le prendre? Ramez, Porthos, ramez!

Et donnant l'exemple, d'Artagnan plongea sa rame dans la mer, deux coups d'aviron éloignèrent la barque de vingt brasses.

– Oh! vous ne m'abandonnerez pas! vous ne me laisserez pas périr! vous ne serez pas sans pitié! s'écria Mordaunt.

– Ah! ah! dit Porthos à Mordaunt, je crois que nous vous tenons, enfin, mon brave, et que vous n'avez pour vous sauver d'ici d'autres portes que celles de l'enfer!

– Oh! Porthos! murmura le comte de La Fère.

– Laissez-moi tranquille, Athos; en vérité vous devenez ridicule avec vos éternelles générosités! D'abord, s'il approche à dix pieds de la barque, je vous déclare que je lui fends la tête d'un coup d'aviron.

– Oh! de grâce… ne me fuyez pas, messieurs… de grâce… ayez pitié de moi! cria le jeune homme, dont la respiration haletante faisait parfois, quand sa tête disparaissait sous la vague, bouillonner l'eau glacée.

D'Artagnan, qui tout en suivant de l'oeil chaque mouvement de

Mordaunt, avait terminé son colloque avec Aramis, se leva:

– Monsieur, dit-il en s'adressant au nageur, éloignez-vous, s'il vous plaît. Votre repentir est de trop fraîche date pour que nous y ayons une bien grande confiance; faites attention que le bateau dans lequel vous avez voulu nous griller fume encore à quelques pieds sous l'eau, et que la situation dans laquelle vous êtes est un lit de roses en comparaison de celle où vous vouliez nous mettre et où vous avez mis M. Groslow et ses compagnons.

– Messieurs, reprit Mordaunt avec un accent plus désespéré, je vous jure que mon repentir est véritable. Messieurs, je suis si jeune, j'ai vingt-trois ans à peine! messieurs, j'ai été entraîné par un ressentiment bien naturel, j'ai voulu venger ma mère, et vous eussiez tous fait ce que j'ai fait.

– Peuh! fit d'Artagnan, voyant qu'Athos s'attendrissait de plus en plus; c'est selon.

Mordaunt n'avait plus que trois ou quatre brassées à faire pour atteindre la barque, car l'approche de la mort semblait lui donner une vigueur surnaturelle.

– Hélas! reprit-il, je vais donc mourir! vous allez donc tuer le fils comme vous avez tué la mère! Et cependant je n'étais pas coupable; selon toutes les lois divines et humaines, un fils doit venger sa mère. D'ailleurs, ajouta-t-il en joignant les mains, si c'est un crime, puisque je m'en repens, puisque j'en demande pardon, je dois être pardonné.

Alors, comme si les forces lui manquaient, il sembla ne plus pouvoir se soutenir sur l'eau, et une vague passa sur sa tête, qui éteignit sa voix.

– Oh! cela me déchire! dit Athos.

Mordaunt reparut.

– Et moi, répondit d'Artagnan, je dis qu'il faut en finir; monsieur l'assassin de votre oncle, monsieur le bourreau du roi Charles, monsieur l'incendiaire, je vous engage à vous laisser couler à fond; ou, si vous approchez encore de la barque d'une seule brasse, je vous casse la tête avec mon aviron.

Mordaunt, comme au désespoir, fit une brassée. D'Artagnan prit sa rame à deux mains, Athos se leva.

– D'Artagnan! d'Artagnan! s'écria-t-il; d'Artagnan! mon fils, je vous en supplie. Le malheureux va mourir, et c'est affreux de laisser mourir un homme sans lui tendre la main, quand on n'a qu'à lui tendre la main pour le sauver. Oh! mon coeur me défend une pareille action; je ne puis y résister, il faut qu'il vive!

– Mordieu! répliqua d'Artagnan, pourquoi ne vous livrez-vous pas tout de suite pieds et poings liés à ce misérable? Ce sera plus tôt fait. Ah! comte de La Fère, vous voulez périr par lui; eh bien! moi, votre fils, comme vous m'appelez, je ne le veux pas.

C'était la première fois que d'Artagnan résistait à une prière qu'Athos faisait en l'appelant son fils.

Aramis tira froidement son épée, qu'il avait emportée entre ses dents à la nage.

– S'il pose la main sur le bordage, dit-il, je la lui coupe comme à un régicide qu'il est.

 

– Et moi, dit Porthos, attendez…

– Qu'allez-vous faire? demanda Aramis.

– Je vais me jeter à l'eau et je l'étranglerai.

– Oh! messieurs, s'écria Athos avec un sentiment irrésistible, soyons hommes, soyons chrétiens!

D'Artagnan poussa un soupir qui ressemblait à un gémissement,

Aramis abaissa son épée, Porthos se rassit.

– Voyez, continua Athos, voyez, la mort se peint sur son visage; ses forces sont à bout, une minute encore, et il coule au fond de l'abîme. Ah! ne me donnez pas cet horrible remords, ne me forcez pas à mourir de honte à mon tour; mes amis, accordez-moi la vie de ce malheureux, je vous bénirai, je vous…

– Je me meurs! murmura Mordaunt; à moi!.. à moi!..

– Gagnons une minute, dit Aramis en se penchant à gauche et en s'adressant à d'Artagnan. Un coup d'aviron, ajouta-t-il en se penchant à droite vers Porthos.

D'Artagnan ne répondit ni du geste ni de la parole; il commençait d'être ému, moitié des supplications d'Athos, moitié par le spectacle qu'il avait sous les yeux. Porthos seul donna un coup de rame, et, comme ce coup n'avait pas de contre-poids, la barque tourna seulement sur elle-même et ce mouvement rapprocha Athos du moribond.

– Monsieur le comte de La Fère! s'écria Mordaunt, monsieur le comte de La Fère! C'est à vous que je m'adresse, c'est vous que je supplie, ayez pitié de moi… Où êtes-vous, monsieur le comte de La Fère? Je n'y vois plus… Je me meurs!.. À moi! à moi!

– Me voici, monsieur, dit Athos en se penchant et en étendant le bras vers Mordaunt avec cet air de noblesse et de dignité qui lui était habituel, me voici; prenez ma main, et entrez dans notre embarcation.

– J'aime mieux ne pas regarder, dit d'Artagnan, cette faiblesse me répugne.

Il se retourna vers les deux amis, qui, de leur côté, se pressaient au fond de la barque comme s'ils eussent craint de toucher celui auquel Athos ne craignait pas de tendre la main.

Mordaunt fit un effort suprême, se souleva, saisit cette main qui se tendait vers lui et s'y cramponna avec la véhémence du dernier espoir.

– Bien! dit Athos, mettez votre autre main ici.

Et il lui offrait son épaule comme second point d'appui, de sorte que sa tête touchait presque la tête de Mordaunt, et que ces deux ennemis mortels se tenaient embrassés comme deux frères.

Mordaunt étreignit de ses doigts crispés le collet d'Athos.

– Bien, monsieur, dit le comte, maintenant vous voilà sauvé, tranquillisez-vous.

– Ah! ma mère, s'écria Mordaunt avec un regard flamboyant et avec un accent de haine impossible à décrire, je ne peux t'offrir qu'une victime, mais ce sera du moins celle que tu eusses choisie!

Et tandis que d'Artagnan poussait un cri, que Porthos levait l'aviron, qu'Aramis cherchait une place pour frapper, une effrayante secousse donnée à la barque entraîna Athos dans l'eau, tandis que Mordaunt, poussant un cri de triomphe, serrait le cou de sa victime et enveloppait, pour paralyser ses mouvements, ses jambes et les siennes comme aurait pu le faire un serpent.

Un instant, sans pousser un cri, sans appeler à son aide, Athos essaya de se maintenir à la surface de la mer, mais le poids l'entraînant, il disparut peu à peu; bientôt on ne vit plus que ses longs cheveux flottants; puis tout disparut, et un large bouillonnement, qui s'effaça à son tour, indiqua seul l'endroit où tous deux s'étaient engloutis.

Muets d'horreur, immobiles, suffoqués par l'indignation et l'épouvante, les trois amis étaient restés la bouche béante, les yeux dilatés, les bras tendus; ils semblaient des statues et cependant, malgré leur immobilité, on entendait battre leur coeur. Porthos le premier revint à lui, et s'arrachant les cheveux à pleines mains:

– Oh! s'écria-t-il avec un sanglot déchirant chez un pareil homme surtout, oh! Athos, Athos! noble coeur! malheur! malheur sur nous qui t'avons laissé mourir!

– Oh! oui, répéta d'Artagnan, malheur!

– Malheur! murmura Aramis.

En ce moment, au milieu du vaste cercle illuminé des rayons de la lune, à quatre ou cinq brasses de la barque, le même tourbillonnement qui avait annoncé l'absorption se renouvela, et l'on vit reparaître d'abord des cheveux, puis un visage pâle aux yeux ouverts mais cependant morts, puis un corps qui, après s'être dressé jusqu'au buste au-dessus de la mer, se renversa mollement sur le dos, selon le caprice de la vague.

Dans la poitrine du cadavre était enfoncé un poignard dont le pommeau d'or étincelait.

– Mordaunt! Mordaunt! Mordaunt! s'écrièrent les trois amis, c'est

Mordaunt!

– Mais Athos? dit d'Artagnan.

Tout à coup la barque pencha à gauche sous un poids nouveau et inattendu, et Grimaud poussa un hurlement de joie; tous se retournèrent, et l'on vit Athos, livide, l'oeil éteint et la main tremblante, se reposer en s'appuyant sur le bord du canot. Huit bras nerveux l'enlevèrent aussitôt et le déposèrent dans la barque, où dans un instant Athos se sentit réchauffé, ranimé, renaissant sous les caresses et dans les étreintes de ses amis ivres de joie.

– Vous n'êtes pas blessé, au moins? demanda d'Artagnan.

– Non, répondit Athos… Et lui?

– Oh! lui, cette fois, Dieu merci! il est bien mort. Tenez!

Et d'Artagnan, forçant Athos de regarder dans la direction qu'il lui indiquait, lui montra le corps de Mordaunt flottant sur le dos des lames, et qui, tantôt submergé, tantôt relevé, semblait encore poursuivre les quatre amis d'un regard chargé d'insulte et de haine mortelle.

Enfin il s'abîma. Athos l'avait suivi d'un oeil empreint de mélancolie et de pitié.

– Bravo, Athos! dit Aramis avec une effusion bien rare chez lui.

– Le beau coup! s'écria Porthos.

– J'avais un fils, dit Athos, j'ai voulu vivre.

– Enfin, dit d'Artagnan, voilà où Dieu a parlé.

– Ce n'est pas moi qui l'ai tué, murmura Athos, c'est le destin.

LXXIX. Où, après avoir manqué d'être rôti, Mousqueton manqua d'être mangé

Un profond silence régna longtemps dans le canot après la scène terrible que nous venons de raconter. La lune, qui s'était montrée un instant comme si Dieu eût voulu qu'aucun détail de cet événement ne restât caché aux yeux des spectateurs, disparut derrière les nuages; tout rentra dans cette obscurité si effrayante dans tous les déserts et surtout dans ce désert liquide qu'on appelle l'Océan, et l'on n'entendit plus que le sifflement du vent d'ouest dans la crête des lames.

Porthos rompit le premier le silence.

– J'ai vu bien des choses, dit-il, mais aucune ne m'a ému comme celle que je viens de voir. Cependant, tout troublé que je suis, je vous déclare que je me sens excessivement heureux. J'ai cent livres de moins sur la poitrine, et je respire enfin librement.

En effet, Porthos respira avec un bruit qui faisait honneur au jeu puissant de ses poumons.

– Pour moi, dit Aramis, je n'en dirai pas autant que vous, Porthos; je suis encore épouvanté. C'est au point que je n'en crois pas mes yeux, que je doute de ce que j'ai vu, que je cherche tout autour du canot, et que je m'attends à chaque minute à voir reparaître ce misérable tenant à la main le poignard qu'il avait dans le coeur.

– Oh! moi, je suis tranquille, reprit Porthos; le coup lui a été porté vers la sixième côte et enfoncé jusqu'à la garde. Je ne vous en fais pas un reproche, Athos, au contraire. Quand on frappe, c'est comme cela qu'il faut frapper. Aussi je vis à présent, je respire, je suis joyeux.

– Ne vous hâtez pas de chanter victoire, Porthos! dit d'Artagnan. Jamais nous n'avons couru un danger plus grand qu'à cette heure; car un homme vient à bout d'un homme, mais non pas d'un élément. Or, nous sommes en mer la nuit, sans guide, dans une frêle barque; qu'un coup de vent fasse chavirer le canot, et nous sommes perdus.

Mousqueton poussa un profond soupir.

– Vous êtes ingrat, d'Artagnan, dit Athos; oui, ingrat de douter de la Providence au moment où elle vient de nous sauver tous d'une façon si miraculeuse. Croyez-vous qu'elle nous ait fait passer, en nous guidant par la main, à travers tant de périls, pour nous abandonner ensuite? Non pas. Nous sommes partis par un vent d'ouest, ce vent souffle toujours. Athos s'orienta sur l'étoile polaire. Voici le Chariot, par conséquent là est la France. Laissons-nous aller au vent, et tant qu'il ne changera point il nous poussera vers les côtes de Calais ou de Boulogne. Si la barque chavire, nous sommes assez forts et assez bons nageurs, à nous cinq du moins, pour la retourner, ou pour nous attacher à elle si cet effort est au-dessus de nos forces. Or, nous nous trouvons sur la route de tous les vaisseaux qui vont de Douvres à Calais et de Portsmouth à Boulogne; si l'eau conservait leurs traces, leur sillage eût creusé une vallée à l'endroit même où nous sommes. Il est donc impossible qu'au jour nous ne rencontrions pas quelque barque de pêcheur qui nous recueillera.

– Mais si nous n'en rencontrions point, par exemple, et que le vent tournât au nord!

– Alors, dit Athos, c'est autre chose, nous ne retrouverions la terre que de l'autre côté de l'Atlantique.

– Ce qui veut dire que nous mourrions de faim, reprit Aramis.

– C'est plus que probable, dit le comte de La Fère.

Mousqueton poussa un second soupir plus douloureux encore que le premier.

– Ah! çà! Mouston, demanda Porthos, qu'avez-vous donc à gémir toujours ainsi? cela devient fastidieux!

– J'ai que j'ai froid, monsieur, dit Mousqueton.

– C'est impossible, dit Porthos.

– Impossible? dit Mousqueton étonné.

– Certainement. Vous avez le corps couvert d'une couche de graisse qui le rend impénétrable à l'air. Il y a autre chose, parlez franchement.

– Eh bien, oui, monsieur, et c'est même cette couche de graisse, dont vous me glorifiez, qui m'épouvante, moi!

– Et pourquoi cela, Mouston? parlez hardiment, ces messieurs vous le permettent.

– Parce que, monsieur, je me rappelais que dans la bibliothèque du château de Bracieux il y a une foule de livres de voyages, et parmi ces livres de voyages ceux de Jean Mocquet, le fameux voyageur du roi Henri IV.

– Après?

– Eh bien! monsieur, dit Mousqueton, dans ces livres il est fort parlé d'aventures maritimes et d'événements semblables à celui qui nous menace en ce moment!

– Continuez, Mouston, dit Porthos, cette analogie est pleine d'intérêt.

– Eh bien, monsieur, en pareil cas, les voyageurs affamés, dit Jean Mocquet, ont l'habitude affreuse de se manger les uns les autres et de commencer par…

– Par le plus gras! s'écria d'Artagnan ne pouvant s'empêcher de rire, malgré la gravité de la situation.

– Oui, monsieur, répondit Mousqueton, un peu abasourdi de cette hilarité, et permettez-moi de vous dire que je ne vois pas ce qu'il peut y avoir de risible là-dedans.

– C'est le dévouement personnifié que ce brave Mousqueton! reprit Porthos. Gageons que tu te voyais déjà dépecé et mangé par ton maître?

– Oui, monsieur, quoique cette joie que vous devinez en moi ne soit pas, je vous l'avoue, sans quelque mélange de tristesse. Cependant je ne me regretterais pas trop, monsieur, si en mourant j'avais la certitude de vous être utile encore.

– Mouston, dit Porthos attendri, si nous revoyons jamais mon château de Pierrefonds, vous aurez, en toute propriété, pour vous et vos descendants, le clos de vignes qui surmonte la ferme.

Et vous le nommerez la vigne du Dévouement, Mouston, dit Aramis, pour transmettre aux derniers âges le souvenir de votre sacrifice.

– Chevalier, dit d'Artagnan en riant à son tour, vous eussiez mangé du Mouston sans trop de répugnance, n'est-ce pas, surtout après deux ou trois jours de diète?

– Oh! ma foi, non, reprit Aramis, j'eusse mieux aimé Blaisois: il y a moins longtemps que nous le connaissons.

On conçoit que pendant cet échange de plaisanteries, qui avaient pour but surtout d'écarter de l'esprit d'Athos la scène qui venait de se passer, à l'exception de Grimaud, qui savait qu'en tout cas le danger, quel qu'il fût, passerait au-dessus de sa tête, les valets ne fussent point tranquilles.

Aussi Grimaud, sans prendre aucune part à la conversation, et muet, selon son habitude, s'escrimait-il de son mieux, un aviron de chaque main.

– Tu rames donc, toi? dit Athos.

Grimaud fit signe que oui.

– Pourquoi rames-tu?

– Pour avoir chaud.

En effet, tandis que les autres naufragés grelottaient de froid, le silencieux Grimaud suait à grosses gouttes.

Tout à coup Mousqueton poussa un cri de joie en élevant au-dessus de sa tête sa main armée d'une bouteille.

– Oh! dit-il en passant la bouteille à Porthos, oh! monsieur, nous sommes sauvés! la barque est garnie de vivres.

 

Et fouillant vivement sous le banc d'où il avait déjà tiré le précieux spécimen, il amena successivement une douzaine de bouteilles pareilles, du pain et un morceau de boeuf salé.

Il est inutile de dire que cette trouvaille rendit la gaieté à tous, excepté à Athos.

– Mordieu! dit Porthos, qui, on se le rappelle, avait déjà faim en mettant le pied sur la felouque, c'est étonnant comme les émotions creusent l'estomac!

Et il avala une bouteille d'un coup et mangea à lui seul un bon tiers du pain et du boeuf salé.

– Maintenant, dit Athos, dormez ou tâchez de dormir, messieurs; moi, je veillerai.

Pour d'autres hommes que pour nos hardis aventuriers une pareille proposition eût été dérisoire. En effet, ils étaient mouillés jusqu'aux os, il faisait un vent glacial, et les émotions qu'ils venaient d'éprouver semblaient leur défendre de fermer l'oeil; mais pour ces natures d'élite, pour ces tempéraments de fer, pour ces corps brisés à toutes les fatigues, le sommeil, dans toutes les circonstances, arrivait à son heure sans jamais manquer à l'appel.

Aussi au bout d'un instant chacun, plein de confiance dans le pilote, se fut-il accoudé à sa façon, et eut-il essayé de profiter du conseil donné par Athos, qui, assis au gouvernail et les yeux fixés sur le ciel, où sans doute il cherchait non seulement le chemin de la France, mais encore le visage de Dieu, demeura seul, comme il l'avait promis, pensif et éveillé, dirigeant la petite barque dans la voie qu'elle devait suivre.

Après quelques heures de sommeil, les voyageurs furent réveillés par Athos.

Les premières lueurs du jour venaient de blanchir la mer bleuâtre, et à dix portées de mousquet à peu près vers l'avant on apercevait une masse noire au-dessus de laquelle se déployait une voile triangulaire fine et allongée comme l'aile d'une hirondelle.

– Une barque! dirent d'une même voix les quatre amis, tandis que les laquais, de leur côté, exprimaient aussi leur joie sur des tons différents.

C'était en effet une flûte dunkerquoise qui faisait voile vers

Boulogne.

Les quatre maîtres, Blaisois et Mousqueton unirent leurs voix en un seul cri qui vibra sur la surface élastique des flots, tandis que Grimaud, sans rien dire, mettait son chapeau au bout de sa rame pour attirer les regards de ceux qu'allait frapper le son de la voix.

Un quart d'heure après, le canot de cette flûte les remorquait; ils mettaient le pied sur le pont du petit bâtiment. Grimaud offrait vingt guinées au patron de la part de son maître, et à neuf heures du matin, par un bon vent, nos Français mettaient le pied sur le sol de la patrie.

– Mordieu! qu'on est fort là-dessus! dit Porthos en enfonçant ses larges pieds dans le sable. Qu'on vienne me chercher noise maintenant, me regarder de travers ou me chatouiller, et l'on verra à qui l'on a affaire! Morbleu! je défierais tout un royaume!

– Et moi, dit d'Artagnan, je vous engage à ne pas faire sonner ce défi trop haut, Porthos; car il me semble qu'on nous regarde beaucoup par ici.

– Pardieu! dit Porthos, on nous admire.

– Eh bien, moi, répondit d'Artagnan, je n'y mets point d'amour- propre, je vous jure, Porthos! Seulement j'aperçois des hommes en robe noire, et dans notre situation les hommes en robe noire m'épouvantent, je l'avoue.

– Ce sont les greffiers des marchandises du port, dit Aramis.

– Sous l'autre cardinal, sous le grand, dit Athos, on eût plus fait attention à nous qu'aux marchandises. Mais sous celui-ci, tranquillisez-vous, amis, on fera plus attention aux marchandises qu'à nous.

– Je ne m'y fie pas, dit d'Artagnan, et je gagne les dunes.

– Pourquoi pas la ville? dit Porthos. J'aimerais mieux une bonne auberge que ces affreux déserts de sable que Dieu a créés pour les lapins seulement. D'ailleurs j'ai faim, moi.

– Faites comme vous voudrez, Porthos! dit d'Artagnan; mais, quant à moi, je suis convaincu que ce qu'il y a de plus sûr pour des hommes dans notre situation, c'est la rase campagne.

Et d'Artagnan, certain de réunir la majorité, s'enfonça dans les dunes sans attendre la réponse de Porthos.

La petite troupe le suivit et disparut bientôt avec lui derrière les monticules de sable, sans avoir attiré sur elle l'attention publique.

– Maintenant, dit Aramis quand on eut fait un quart de lieue à peu près, causons.

– Non pas, dit d'Artagnan, fuyons. Nous avons échappé à Cromwell, à Mordaunt, à la mer, trois abîmes qui voulaient nous dévorer; nous n'échapperons pas au sieur Mazarin.

– Vous avez raison, d'Artagnan, dit Aramis, et mon avis est que, pour plus de sécurité même, nous nous séparions.

– Oui, oui, Aramis, dit d'Artagnan, séparons-nous.

Porthos voulut parler pour s'opposer à cette résolution, mais d'Artagnan lui fit comprendre, en lui serrant la main, qu'il devait se taire. Porthos était fort obéissant à ces signes de son compagnon, dont avec sa bonhomie ordinaire il reconnaissait la supériorité intellectuelle. Il renfonça donc les paroles qui allaient sortir de sa bouche.

– Mais pourquoi nous séparer? dit Athos.

– Parce que, dit d'Artagnan, nous avons été envoyés à Cromwell par M. de Mazarin, Porthos et moi, et qu'au lieu de servir Cromwell nous avons servi le roi Charles Ier, ce qui n'est pas du tout la même chose. En revenant avec messieurs de La Fère et d'Herblay, notre crime est avéré; en revenant seuls, notre crime demeure à l'état de doute, et avec le doute on mène les hommes très loin. Or, je veux faire voir du pays à M. de Mazarin, moi.

– Tiens, dit Porthos, c'est vrai!

– Vous oubliez, dit Athos, que nous sommes vos prisonniers, que nous ne nous regardons pas du tout comme dégagés de notre parole envers vous, et qu'en nous ramenant prisonniers à Paris…

– En vérité, Athos, interrompit d'Artagnan, je suis fâché qu'un homme d'esprit comme vous dise toujours des pauvretés dont rougiraient des écoliers de troisième. Chevalier, continua d'Artagnan en s'adressant à Aramis, qui, campé fièrement sur son épée, semblait, quoiqu'il eût d'abord émis une opinion contraire, s'être au premier mot rallié à celle de son compagnon, chevalier, comprenez donc qu'ici comme toujours mon caractère défiant exagère. Porthos et moi ne risquons rien, au bout du compte. Mais si par hasard cependant on essayait de nous arrêter devant vous, eh bien! on n'arrêterait pas sept hommes comme on en arrête trois; les épées verraient le soleil, et l'affaire, mauvaise pour tout le monde, deviendrait une énormité qui nous perdrait tous quatre. D'ailleurs, si malheur arrive à deux de nous, ne vaut-il pas mieux que les deux autres soient en liberté pour tirer ceux-là d'affaire, pour ramper, miner, saper, les délivrer enfin? Et puis, qui sait si nous n'obtiendrons pas séparément, vous de la reine, nous de Mazarin, un pardon qu'on nous refuserait réunis? Allons, Athos et Aramis, tirez à droite; vous, Porthos, venez à gauche avec moi; laissez ces messieurs filer sur la Normandie, et nous, par la route la plus courte, gagnons Paris.

– Mais si l'on nous enlève en route, comment nous prévenir mutuellement de cette catastrophe? demanda Aramis.

– Rien de plus facile, répondit d'Artagnan; convenons d'un itinéraire dont nous ne nous écarterons pas. Gagnez Saint-Valery, puis Dieppe, puis suivez la route droite de Dieppe à Paris; nous, nous allons prendre par Abbeville, Amiens, Péronne, Compiègne et Senlis, et dans chaque auberge, dans chaque maison où nous nous arrêterons, nous écrirons sur la muraille avec la pointe du couteau, ou sur la vitre avec le tranchant d'un diamant, un renseignement qui puisse guider les recherches de ceux qui seraient libres.

– Ah! mon ami, dit Athos, comme j'admirerais les ressources de votre tête, si je ne m'arrêtais pas, pour les adorer, à celles de votre coeur.

Et il tendit la main à d'Artagnan.

– Est-ce que le renard a du génie, Athos? dit le Gascon avec un mouvement d'épaules. Non, il sait croquer les poules, dépister les chasseurs et retrouver son chemin le jour comme la nuit, voilà tout. Eh bien, est-ce dit?

– C'est dit.

– Alors, partageons l'argent, reprit d'Artagnan, il doit rester environ deux cents pistoles. Combien reste-t-il, Grimaud?

– Cent quatre-vingts demi-louis, monsieur.