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LXIII. Où il est prouvé que dans les positions les plus difficiles les grands coeurs ne perdent jamais le courage, ni les bons estomacs l'appétit

La petite troupe, sans échanger une parole, sans regarder en arrière, courut ainsi au grand galop, traversant une petite rivière, dont personne ne savait le nom, et laissant à sa gauche une ville qu'Athos prétendit être Durham.

Enfin on aperçut un petit bois, et l'on donna un dernier coup d'éperon aux chevaux en les dirigeant de ce côté.

Dès qu'ils eurent disparu derrière un rideau de verdure assez épais pour les dérober aux regards de ceux qui pouvaient les poursuivre, ils s'arrêtèrent pour tenir conseil; on donna les chevaux à deux laquais, afin qu'ils soufflassent sans être dessellés ni débridés, et l'on plaça Grimaud en sentinelle.

– Venez d'abord, que je vous embrasse, mon ami, dit Athos à d'Artagnan, vous notre sauveur, vous qui êtes le vrai héros parmi nous!

– Athos a raison et je vous admire, dit à son tour Aramis en le serrant dans ses bras; à quoi ne devriez-vous pas prétendre avec un maître intelligent, oeil infaillible, bras d'acier, esprit vainqueur!

– Maintenant, dit le Gascon, ça va bien, j'accepte tout pour moi et pour Porthos, embrassades et remerciements: nous avons du temps à perdre, allez, allez.

Les deux amis, rappelés par d'Artagnan à ce qu'ils devaient aussi à Porthos, lui serrèrent à son tour la main.

– Maintenant, dit Athos, il s'agirait de ne point courir au hasard et comme des insensés, mais d'arrêter un plan. Qu'allons- nous faire?

– Ce que nous allons faire, mordious! Ce n'est point difficile à dire.

– Dites donc alors, d'Artagnan.

– Nous allons gagner le port de mer le plus proche, réunir toutes nos petites ressources, fréter un bâtiment et passer en France. Quant à moi, j'y mettrai jusqu'à mon dernier sou. Le premier trésor, c'est la vie, et la nôtre, il faut le dire, ne tient qu'à un fil.

– Qu'en dites-vous, du Vallon? demanda Athos.

– Moi, dit Porthos, je suis absolument de l'avis de d'Artagnan; c'est un vilain pays que cette Angleterre.

– Vous êtes bien décidé à la quitter, alors? demanda Athos à d'Artagnan.

– Sang-Diou, dit d'Artagnan, je ne vois pas ce qui m'y retiendrait.

Athos échangea un regard avec Aramis.

– Allez donc, mes amis, dit-il en soupirant.

– Comment! allez? dit d'Artagnan. Allons, ce me semble!

– Non, mon ami, dit Athos; il faut nous quitter.

– Vous quitter! dit d'Artagnan tout étourdi de cette nouvelle inattendue.

– Bah! fit Porthos; pourquoi donc nous quitter, puisque nous sommes ensemble?

– Parce que votre mission est remplie, à vous, et que vous pouvez, et que vous devez même retourner en France, mais la nôtre ne l'est pas, à nous.

– Votre mission n'est pas accomplie? dit d'Artagnan en regardant

Athos avec surprise.

– Non, mon ami, répondit Athos de sa voix si douce et si ferme à la fois. Nous sommes venus ici pour défendre le roi Charles, nous l'avons mal défendu, il nous reste à le sauver.

– Sauver le roi! fit d'Artagnan en regardant Aramis comme il avait regardé Athos.

Aramis se contenta de faire un signe de tête.

Le visage de d'Artagnan prit un air de profonde compassion; il commença à croire qu'il avait affaire à deux insensés.

– Il ne se peut pas que vous parliez sérieusement, Athos, dit d'Artagnan; le roi est au milieu d'une armée qui le conduit à Londres. Cette armée est commandée par un boucher, ou un fils de boucher, peu importe, le colonel Harrison. Le procès de Sa Majesté va être fait à son arrivée à Londres, je vous en réponds; j'en ai entendu sortir assez sur ce sujet de la bouche de M. Olivier Cromwell pour savoir à quoi m'en tenir.

Athos et Aramis échangèrent un second regard.

– Et son procès fait, le jugement ne tardera pas à être mis à exécution, continua d'Artagnan. Oh! ce sont des gens qui vont vite en besogne que messieurs les puritains.

– Et à quelle peine pensez-vous que le roi soit condamné? demanda

Athos.

– Je crains bien que ce ne soit à la peine de mort; ils en ont trop fait contre lui pour qu'il leur pardonne, ils n'ont plus qu'un moyen: c'est de le tuer. Ne connaissez-vous donc pas le mot de M. Olivier Cromwell quand il est venu à Paris et qu'on lui a montré le donjon de Vincennes, où était enfermé M. de Vendôme?

– Quel est ce mot? demanda Porthos.

– Il ne faut toucher les princes qu'à la tête.

– Je le connaissais, dit Athos.

– Et vous croyez qu'il ne mettra point sa maxime à exécution, maintenant qu'il tient le roi?

– Si fait, j'en suis sûr même, mais raison de plus pour ne point abandonner l'auguste tête menacée.

– Athos, vous devenez fou.

– Non, mon ami, répondit doucement le gentilhomme, mais de Winter est venu nous chercher en France, il nous a conduits à Madame Henriette; Sa Majesté nous a fait l'honneur, à M. d'Herblay et à moi, de nous demander notre aide pour son époux; nous lui avons engagé notre parole, notre parole renfermait tout. C'était notre force, c'était notre intelligence, c'était notre vie, enfin, que nous lui engagions; il nous reste à tenir notre parole. Est-ce votre avis, d'Herblay?

– Oui, dit Aramis, nous avons promis.

– Puis, continua Athos, nous avons une autre raison, et la voici; écoutez bien. Tout est pauvre et mesquin en France en ce moment. Nous avons un roi de dix ans qui ne sait pas encore ce qu'il veut; nous avons une reine qu'une passion tardive rend aveugle; nous avons un ministre qui régit la France comme il ferait d'une vaste ferme, c'est-à-dire ne se préoccupant que de ce qu'il peut y pousser d'or en la labourant avec l'intrigue et l'astuce italiennes; nous avons des princes qui font de l'opposition personnelle et égoïste, qui n'arriveront à rien qu'à tirer des mains de Mazarin quelques lingots d'or, quelques bribes de puissance. Je les ai servis, non par enthousiasme, Dieu sait que je les estime à ce qu'ils valent, et qu'ils ne sont pas bien haut dans mon estime, mais par principe. Aujourd'hui c'est autre chose; aujourd'hui je rencontre sur ma route une haute infortune, une infortune royale, une infortune européenne, je m'y attache. Si nous parvenons à sauver le roi, ce sera beau: si nous mourons pour lui, ce sera grand!

– Ainsi, d'avance, vous savez que vous y périrez, dit d'Artagnan.

– Nous le craignons, et notre seule douleur est de mourir loin de vous.

– Qu'allez-vous faire dans un pays étranger, ennemi?

– Jeune, j'ai voyagé en Angleterre, je parle anglais comme un Anglais, et de son côté Aramis a quelque connaissance de la langue. Ah! si nous vous avions, mes amis! Avec vous, d'Artagnan, avec vous, Porthos, tous quatre, et réunis pour la première fois depuis vingt ans, nous tiendrions tête non seulement à l'Angleterre, mais aux trois royaumes!

– Et avez-vous promis à cette reine, reprit d'Artagnan avec humeur, de forcer la Tour de Londres, de tuer cent mille soldats, de lutter victorieusement contre le voeu d'une nation et l'ambition d'un homme, quand cet homme s'appelle Cromwell? Vous ne l'avez pas vu, cet homme, vous, Athos, vous, Aramis. Eh bien! c'est un homme de génie, qui m'a fort rappelé notre cardinal, l'autre, le grand! vous savez bien. Ne vous exagérez donc pas vos devoirs. Au nom du ciel, mon cher Athos, ne faites pas du dévouement inutile! Quand je vous regarde, en vérité, il me semble que je vois un homme raisonnable; quand vous me répondez, il me semble que j'ai affaire à un fou. Voyons, Porthos, joignez-vous donc à moi. Que pensez-vous de cette affaire, dites franchement?

– Rien de bon, répondit Porthos.

– Voyons, continua d'Artagnan, impatienté de ce qu'au lieu de l'écouter Athos semblait écouter une voix qui parlait en lui-même, jamais vous ne vous êtes mal trouvé de mes conseils; eh bien! croyez-moi, Athos, votre mission est terminée, terminée noblement; revenez en France avec nous.

– Ami, dit Athos, notre résolution est inébranlable.

– Mais vous avez quelque autre motif que nous ne connaissons pas?

Athos sourit.

D'Artagnan frappa sur sa cuisse avec colère et murmura les raisons les plus convaincantes qu'il put trouver; mais à toutes ces raisons, Athos se contenta de répondre par un sourire calme et doux, et Aramis par des signes de tête.

– Eh bien! s'écria enfin d'Artagnan furieux, eh bien! puisque vous le voulez, laissons donc nos os dans ce gredin de pays, où il fait froid toujours, où le beau temps est du brouillard, le brouillard de la pluie, la pluie du déluge; où le soleil ressemble à la lune, et la lune à un fromage à la crème. Au fait, mourir là ou mourir ailleurs, puisqu'il faut mourir, peu nous importe.

– Seulement, songez-y, dit Athos, cher ami, c'est mourir plus tôt.

– Bah! un peu plus tôt, un peu plus tard, cela ne vaut pas la peine de chicaner.

– Si je m'étonne de quelque chose, dit sentencieusement Porthos, c'est que ce ne soit pas déjà fait.

– Oh! cela se fera, soyez tranquille, Porthos, dit d'Artagnan. Ainsi, c'est convenu, continua le Gascon, et si Porthos ne s'y oppose pas…

– Moi, dit Porthos, je ferai ce que vous voudrez. D'ailleurs je trouve très beau ce qu'a dit tout à l'heure le comte de La Fère.

– Mais votre avenir, d'Artagnan? vos ambitions, Porthos?

– Notre avenir, nos ambitions! dit d'Artagnan avec une volubilité fiévreuse; avons-nous besoin de nous occuper de cela, puisque nous sauvons le roi? Le roi sauvé, nous rassemblons ses amis, nous battons les puritains, nous reconquérons l'Angleterre, nous rentrons dans Londres avec lui, nous le reposons bien carrément sur son trône…

– Et il nous fait ducs et pairs, dit Porthos, dont les yeux étincelaient de joie, même en voyant cet avenir à travers une fable.

– Ou il nous oublie, dit d'Artagnan.

 

– Oh! fit Porthos.

– Dame! cela s'est vu, ami Porthos; et il me semble que nous avons autrefois rendu à la reine Anne d'Autriche un service qui ne le cédait pas de beaucoup à celui que nous voulons rendre aujourd'hui à Charles Ier, ce qui n'a point empêché la reine Anne d'Autriche de nous oublier pendant près de vingt ans.

– Eh bien, malgré cela, d'Artagnan, dit Athos, êtes-vous fâché de lui avoir rendu service?

– Non, ma foi, dit d'Artagnan, et j'avoue même que dans mes moments de plus mauvaise humeur, eh bien! j'ai trouvé une consolation dans ce souvenir.

– Vous voyez bien, d'Artagnan; que les princes sont ingrats souvent, mais que Dieu ne l'est jamais.

– Tenez, Athos, dit d'Artagnan, je crois que si vous rencontriez le diable sur la terre, vous feriez si bien, que vous le ramèneriez avec vous au ciel.

– Ainsi donc? dit Athos en tendant la main à d'Artagnan.

– Ainsi donc, c'est convenu, dit d'Artagnan, je trouve l'Angleterre un pays charmant, et j'y reste, mais à une condition.

– Laquelle?

– C'est qu'on ne me forcera pas d'apprendre l'anglais.

– Eh bien? maintenant, dit Athos triomphant, je vous le jure, mon ami, par ce Dieu qui nous entend, par mon nom que je crois sans tache, je crois qu'il y a une puissance qui veille sur nous, et j'ai l'espoir que nous reverrons tous quatre la France.

– Soit, dit d'Artagnan; mais moi j'avoue que j'ai la conviction toute contraire.

– Ce cher d'Artagnan! dit Aramis, il représente au milieu de nous l'opposition des parlements, qui disent toujours non et qui font toujours oui.

– Oui, mais qui, en attendant, sauvent la patrie, dit Athos.

– Eh bien! maintenant que tout est arrêté, dit Porthos en se frottant les mains, si nous pensions à dîner! il me semble que, dans les situations les plus critiques de notre vie, nous avons dîné toujours.

– Ah! oui, parlez donc de dîner dans un pays où l'on mange pour tout festin du mouton cuit à l'eau, et où, pour tout régal, on boit de la bière! Comment diable êtes-vous venu dans un pays pareil, Athos? Ah! pardon, ajouta-t-il en souriant, j'oubliais que vous n'êtes plus Athos. Mais, n'importe, voyons votre plan pour dîner, Porthos.

– Mon plan!

– Oui, avez-vous un plan?

– Non, j'ai faim, voilà tout.

– Pardieu! si ce n'est que cela, moi aussi j'ai faim; mais ce n'est pas le tout que d'avoir faim, il faut trouver à manger, et à moins que de brouter l'herbe comme nos chevaux…

– Ah! fit Aramis, qui n'était pas tout à fait si détaché des choses de la terre qu'Athos, quand nous étions au Parpaillot, vous rappelez-vous les belles huîtres que nous mangions?

– Et ces gigots de mouton des marais salants! fit Porthos en passant sa langue sur ses lèvres.

– Mais, dit d'Artagnan, n'avons-nous pas notre ami Mousqueton, qui vous faisait si bien vivre à Chantilly, Porthos?

– En effet, dit Porthos, nous avons Mousqueton, mais depuis qu'il est intendant, il s'est fort alourdi; n'importe, appelons-le.

Et pour être sûr qu'il répondît agréablement:

– Eh! Mouston! fit Porthos.

Mouston parut; il avait la figure fort piteuse.

– Qu'avez-vous donc, mon cher monsieur Mouston? dit d'Artagnan; seriez-vous malade?

– Monsieur, j'ai très faim, répondit Mousqueton.

– Eh bien! c'est justement pour cela que nous vous faisons venir, mon cher monsieur Mouston. Ne pourriez-vous donc pas vous procurer au collet quelques-uns de ces gentils lapins et quelques-unes de ces charmantes perdrix dont vous faisiez des gibelottes et des salmis à l'hôtel de… ma foi, je ne me rappelle plus le nom de l'hôtel?

– À l'hôtel de… dit Porthos. Ma foi, je ne me rappelle pas non plus.

– Peu importe; et au lasso quelques-unes de ces bouteilles de vieux vin de Bourgogne qui ont si vivement guéri, votre maître de sa foulure.

– Hélas! monsieur, dit Mousqueton, je crains bien que tout ce que vous me demandez là ne soit fort rare dans cet affreux pays, et je crois que nous ferons mieux d'aller demander l'hospitalité au maître d'une petite maison que l'on aperçoit de la lisière du bois.

– Comment! il y a une maison aux environs? demanda d'Artagnan.

– Oui monsieur, répondit Mousqueton.

– Eh bien! comme vous le dites, mon ami, allons demander à dîner au maître de cette maison. Messieurs, qu'en pensez-vous, et le conseil de M. Mouston ne vous paraît-il pas plein de sens?

– Eh! eh! dit Aramis, si le maître est puritain?..

– Tant mieux, mordioux! dit d'Artagnan: s'il est puritain, nous lui apprendrons la prise du roi, et en l'honneur de cette nouvelle, il nous donnera ses poules blanches.

– Mais s'il est cavalier? dit Porthos.

– Dans ce cas, nous prendrons un air de deuil, et nous plumerons ses poules noires.

– Vous êtes bien heureux, dit Athos en souriant malgré lui de la saillie de l'indomptable Gascon, car vous voyez toute chose en riant.

– Que voulez-vous? dit d'Artagnan, je suis d'un pays où il n'y a pas un nuage au ciel.

– Ce n'est pas comme dans celui-ci, dit Porthos en étendant la main pour s'assurer si un sentiment de fraîcheur qu'il venait de ressentir sur la joue était bien réellement causé par une goutte de pluie.

– Allons, allons, dit d'Artagnan, raison de plus pour nous mettre en route… Holà, Grimaud!

Grimaud apparut.

– Eh bien, Grimaud, mon ami, avez-vous vu quelque chose? demanda d'Artagnan.

– Rien, répondit Grimaud.

– Ces imbéciles, dit Porthos, ils ne nous ont même pas poursuivis. Oh! si nous eussions été à leur place!

– Eh! ils ont eu tort, dit d'Artagnan; je dirais volontiers deux mots au Mordaunt dans cette petite Thébaïde. Voyez la jolie place pour coucher proprement un homme à terre.

– Décidément, dit Aramis, je crois, messieurs, que le fils n'est pas de la force de la mère.

– Eh! cher ami, répondit Athos, attendez donc, nous le quittons depuis deux heures à peine, il ne sait pas encore de quel côté nous nous dirigeons, il ignore où nous sommes. Nous dirons qu'il est moins fort que sa mère en mettant le pied sur la terre de France, si d'ici là nous ne sommes ni tués, ni empoisonnés.

– Dînons toujours en attendant, dit Porthos.

– Ma foi, oui, dit Athos, car j'ai grand'faim.

– Gare aux poules noires! dit Aramis.

Et les quatre amis, conduits par Mousqueton, s'acheminèrent vers la maison, déjà presque rendus à leur insouciance première, car ils étaient maintenant tous les quatre unis et d'accord, comme l'avait dit Athos.

LXIV. Salut à la Majesté tombée

À mesure qu'ils approchaient de la maison, nos fugitifs voyaient la terre écorchée comme si une troupe considérable de cavaliers les eût précédés; devant la porte les traces étaient encore plus visibles; cette troupe, quelle qu'elle fût, avait fait là une halte.

– Pardieu! dit d'Artagnan, la chose est claire, le roi et son escorte ont passé par ici.

– Diable! dit Porthos, en ce cas ils auront tout dévoré.

– Bah! dit d'Artagnan, ils auront bien laissé une poule. Et il sauta à bas de son cheval et frappa à la porte; mais personne ne répondit.

Il poussa la porte qui n'était pas fermée, et vit que la première chambre était vide et déserte.

– Eh bien? demanda Porthos.

– Je ne vois personne, dit d'Artagnan. Ah! ah!

– Quoi?

– Du sang!

À ce mot, les trois amis sautèrent à bas de leurs chevaux et entrèrent dans la première chambre; mais d'Artagnan avait déjà poussé la porte de la seconde, et à l'expression de son visage, il était clair qu'il y voyait quelque objet extraordinaire.

Les trois amis s'approchèrent et aperçurent un homme encore jeune étendu à terre et baigné dans une mare de sang.

On voyait qu'il avait voulu gagner son lit, mais il n'en avait pas eu la force, il était tombé auparavant.

Athos fut le premier qui se rapprocha de ce malheureux: il avait cru lui voir faire un mouvement.

– Eh bien? demanda d'Artagnan.

– Eh bien! dit Athos, s'il est mort, il n'y a pas longtemps car il est chaud encore. Mais non, son coeur bat. Eh! mon ami!

Le blessé poussa un soupir; d'Artagnan prit de l'eau dans le creux de sa main et la lui jeta au visage.

L'homme rouvrit les yeux, fit un mouvement pour relever sa tête et retomba.

Athos alors essaya de la lui porter sur son genou, mais il s'aperçut que la blessure était un peu au-dessus du cervelet et lui fendait le crâne; le sang s'en échappait avec abondance.

Aramis trempa une serviette dans l'eau et l'appliqua sur la plaie; la fraîcheur rappela le blessé à lui, il rouvrit une seconde fois les yeux.

Il regarda avec étonnement ces hommes qui paraissaient le plaindre, et qui, autant qu'il était en leur pouvoir, essayaient de lui porter secours.

– Vous êtes avec des amis, dit Athos en anglais, rassurez-vous donc, et, si vous en avez la force, racontez-nous ce qui est arrivé.

– Le roi, murmura le blessé, le roi est prisonnier.

– Vous l'avez vu? demanda Aramis dans la même langue.

L'homme ne répondit pas.

– Soyez tranquille, reprit Athos, nous sommes de fidèles serviteurs de Sa Majesté.

– Est-ce vrai ce que vous me dites là? demanda le blessé.

– Sur notre honneur de gentilshommes.

– Alors je puis donc vous dire?

– Dites.

– Je suis le frère de Parry, le valet de chambre de Sa Majesté.

Athos et Aramis se rappelèrent que c'était de ce nom que de Winter avait appelé le laquais qu'ils avaient trouvé dans le corridor de la tente royale.

– Nous le connaissons, dit Athos; il ne quittait jamais le roi!

– Oui, c'est cela, dit le blessé. Eh bien! voyant le roi pris, il songea à moi; on passait devant la maison, il demanda au nom du roi qu'on s'y arrêtât. La demande fut accordée. Le roi, disait-on, avait faim; on le fit entrer dans la chambre où je suis, afin qu'il y prit son repas, et l'on plaça des sentinelles aux portes et aux fenêtres. Parry connaissait cette chambre, car plusieurs fois, tandis que Sa Majesté était à Newcastle, il était venu me voir. Il savait que dans cette chambre il y avait une trappe, que cette trappe conduisait à la cave, et que de cette cave on pouvait gagner le verger. Il me fit un signe. Je le compris. Mais sans doute ce signe fut intercepté par les gardiens du roi et les mit en défiance. Ignorant qu'on se doutait de quelque chose, je n'eus plus qu'un désir, celui de sauver Sa Majesté. Je fis donc semblant de sortir pour aller chercher du bois, en pensant qu'il n'y avait pas de temps à perdre. J'entrai dans le passage souterrain qui conduisait à la cave à laquelle cette trappe correspondait. Je levai la planche avec ma tête; et tandis que Parry poussait doucement le verrou de la porte, je fis signe au roi de me suivre. Hélas! il ne le voulait pas; on eût dit que cette fuite lui répugnait. Mais Parry joignit les mains en le suppliant; je l'implorai aussi de mon côté pour qu'il ne perdit pas une pareille occasion. Enfin il se décida à me suivre. Je marchai devant par bonheur; le roi venait à quelques pas derrière moi, lorsque tout à coup, dans le passage souterrain, je vis se dresser comme une grande ombre. Je voulus crier pour avertir le roi, mais je n'en eus pas le temps. Je sentis un coup comme si la maison s'écroulait sur ma tête, et je tombai évanoui.

– Bon et loyal Anglais! fidèle serviteur! dit Athos.

– Quand je revins à moi, j'étais étendu à la même place. Je me traînai jusque dans la cour; le roi et son escorte étaient partis. Je mis une heure peut-être à venir de la cour ici; mais les forces me manquèrent, et je m'évanouis pour la seconde fois.

– Et à cette heure, comment vous sentez-vous?

– Bien mal, dit le blessé.

– Pouvons-nous quelque chose pour vous? demanda Athos.

– Aidez-moi à me mettre sur le lit; cela me soulagera, il me semble.

– Aurez-vous quelqu'un qui vous porte secours?

– Ma femme est à Durham, et va revenir d'un moment à l'autre.

Mais vous-mêmes, n'avez-vous besoin de rien, ne désirez-vous rien?

– Nous étions venus dans l'intention de vous demander à manger.

– Hélas! ils ont tout pris, il ne reste pas un morceau de pain dans la maison.

– Vous entendez, d'Artagnan? dit Athos, il nous faut aller chercher notre dîner ailleurs.

– Cela m'est bien égal, maintenant, dit d'Artagnan; je n'ai plus faim.

– Ma foi, ni moi non plus, dit Porthos.

Et ils transportèrent l'homme sur son lit. On fit venir Grimaud, qui pansa sa blessure. Grimaud avait, au service des quatre amis, eu tant de fois l'occasion de faire de la charpie et des compresses, qu'il avait pris une certaine teinte de chirurgie.

Pendant ce temps, les fugitifs étaient revenus dans la première chambre et tenaient conseil.

 

– Maintenant, dit Aramis, nous savons à quoi nous en tenir: c'est bien le roi et son escorte qui sont passés par ici; il faut prendre du côté opposé. Est-ce votre avis, Athos?

Athos ne répondit pas, il réfléchissait.

– Oui, dit Porthos, prenons du côté opposé. Si nous suivons l'escorte, nous trouverons tout dévoré et nous finirons par mourir de faim; quel maudit pays que cette Angleterre! c'est la première fois que j'aurai manqué à dîner. Le dîner est mon meilleur repas, à moi.

– Que pensez-vous, d'Artagnan? dit Athos, êtes-vous de l'avis d'Aramis?

– Non point, dit d'Artagnan, je suis au contraire de l'avis tout opposé.

– Comment! vous voulez suivre l'escorte? dit Porthos effrayé.

– Non, mais faire route avec elle.

Les yeux d'Athos brillèrent de joie.

– Faire route avec l'escorte! s'écria Aramis.

– Laissez dire d'Artagnan, vous savez que c'est l'homme aux bons conseils, dit Athos.

– Sans doute, dit d'Artagnan, il faut aller où l'on ne nous cherchera pas. Or, on se gardera bien de nous chercher parmi les puritains; allons donc parmi les puritains.

– Bien, ami, bien! excellent conseil, dit Athos, j'allais le donner quand vous m'avez devancé.

– C'est donc aussi votre avis? demanda Aramis.

– Oui. On croira que nous voulons quitter l'Angleterre, on nous cherchera dans les ports; pendant ce temps nous arriverons à Londres avec le roi; une fois à Londres, nous sommes introuvables; au milieu d'un million d'hommes, il n'est pas difficile de se cacher; sans compter, continua Athos en jetant un regard à Aramis, les chances que nous offre ce voyage.

– Oui, dit Aramis, je comprends.

– Moi, je ne comprends pas, dit Porthos, mais n'importe; puisque cet avis est à la fois celui de d'Artagnan et d'Athos, ce doit être le meilleur.

– Mais, dit Aramis, ne paraîtrons-nous point suspects au colonel

Harrison?

– Eh! mordioux! dit d'Artagnan, c'est justement sur lui que je compte; le colonel Harrison est de nos amis; nous l'avons vu deux fois chez le général Cromwell; il sait que nous lui avons été envoyés de France par mons Mazarini: il nous regardera comme des frères. D'ailleurs, n'est-ce pas le fils d'un boucher? Oui, n'est- ce pas? Eh bien! Porthos lui montrera comment on assomme un boeuf d'un coup de poing, et moi comment on renverse un taureau en le prenant par les cornes; cela captera sa confiance.

Athos sourit.

Vous êtes le meilleur compagnon que je connaisse, d'Artagnan, dit- il en tendant la main au Gascon, et je suis bien heureux de vous avoir retrouvé, mon cher fils.

C'était, comme on le sait, le nom qu'Athos donnait à d'Artagnan dans ses grandes effusions de coeur.

En ce moment Grimaud sortit de la chambre. Le blessé était pansé et se trouvait mieux.

Les quatre amis prirent congé de lui et lui demandèrent s'il n'avait pas quelque commission à leur donner pour son frère.

– Dites-lui, répondit le brave homme, qu'il fasse savoir au roi qu'ils ne m'ont pas tué tout à fait; si peu que je sois, je suis sûr que Sa Majesté me regrette et se reproche ma mort.

– Soyez tranquille, dit d'Artagnan, il le saura avant ce soir.

La petite troupe se remit en marche; il n'y avait point à se tromper de chemin; celui qu'il voulait suivre était visiblement tracé à travers la plaine.

Au bout de deux heures de marche silencieuse, d'Artagnan, qui tenait la tête, s'arrêta au tournant d'un chemin.

– Ah! ah! dit-il, voici nos gens.

En effet, une troupe considérable de cavaliers apparaissait à une demi-lieue de là environ.

– Mes chers amis, dit d'Artagnan, donnez vos épées à M. Mouston, qui vous les remettra en temps et lieu, et n'oubliez point que vous êtes nos prisonniers.

Puis on mit au trot les chevaux qui commençaient à se fatiguer, et l'on eut bientôt rejoint l'escorte.

Le roi, placé en tête, entouré d'une partie du régiment du colonel Harrison, cheminait impassible, toujours digne et avec une sorte de bonne volonté.

En apercevant Athos et Aramis, auxquels on ne lui avait pas même laissé le temps de dire adieu, et en lisant dans les regards de ces deux gentilshommes qu'il avait encore des amis à quelques pas de lui, quoiqu'il crût ces amis prisonniers, une rougeur de plaisir monta aux joues pâlies du roi.

D'Artagnan gagna la tête de la colonne, et, laissant ses amis sous la garde de Porthos, il alla droit à Harrison, qui le reconnut effectivement pour l'avoir vu chez Cromwell, et qui l'accueillit aussi poliment qu'un homme de cette condition et de ce caractère pouvait accueillir quelqu'un. Ce qu'avait prévu d'Artagnan arriva: le colonel n'avait et ne pouvait avoir aucun soupçon.

On s'arrêta: c'était à cette halte que devait dîner le roi. Seulement cette fois les précautions furent prises pour qu'il ne tentât pas de s'échapper. Dans la grande chambre de l'hôtellerie, une petite table fut placée pour lui, et une grande table pour les officiers.

– Dînez-vous avec moi? demanda Harrison à d'Artagnan.

– Diable! dit d'Artagnan, cela me ferait grand plaisir, mais j'ai mon compagnon, M. du Vallon, et mes deux prisonniers que je ne puis quitter et qui encombreraient votre table. Mais faisons mieux: faites dresser une table dans un coin, et envoyez-nous ce que bon vous semblera de la vôtre, car, sans cela, nous courrons grand risque de mourir de faim. Ce sera toujours dîner ensemble, puisque nous dînerons dans la même chambre.

– Soit, dit Harrison.

La chose fut arrangée comme le désirait d'Artagnan, et lorsqu'il revint près du colonel il trouva le roi déjà assis à sa petite table et servi par Parry, Harrison et ses officiers attablés en communauté, et dans un coin les places réservées pour lui et ses compagnons.

La table à laquelle étaient assis les officiers puritains était ronde, et, soit par hasard, soit grossier calcul, Harrison tournait le dos au roi.

Le roi vit entrer les quatre gentilshommes, mais il ne parut faire aucune attention à eux.

Ils allèrent s'asseoir à la table qui leur était réservée et se placèrent pour ne tourner le dos à personne. Ils avaient en face d'eux la table des officiers et celle du roi.

Harrison, pour faire honneur à ses hôtes, leur envoyait les meilleurs plats de sa table; malheureusement pour les quatre amis, le vin manquait. La chose paraissait complètement indifférente à Athos, mais d'Artagnan, Porthos et Aramis faisaient la grimace chaque fois qu'il leur fallait avaler la bière, cette boisson puritaine.

– Ma foi, colonel, dit d'Artagnan, nous vous sommes bien reconnaissants de votre gracieuse invitation, car, sans vous, nous courions le risque de nous passer de dîner, comme nous nous sommes passés de déjeuner; et voilà mon ami, M. du Vallon, qui partage ma reconnaissance, car il avait grand'faim.

– J'ai faim encore, dit Porthos en saluant le colonel Harrison.

– Et comment ce grave événement vous est-il donc arrivé, de vous passer de déjeuner? demanda le colonel en riant.

– Par une raison bien simple, colonel, dit d'Artagnan. J'avais hâte de vous rejoindre, et, pour arriver à ce résultat, j'avais pris la même route que vous, ce que n'aurait pas dû faire un vieux fourrier comme moi, qui doit savoir que là où a passé un bon et brave régiment comme le vôtre, il ne reste rien à glaner. Aussi, vous comprenez notre déception lorsqu'en arrivant à une jolie petite maison située à la lisière d'un bois, et qui, de loin, avec son toit rouge et ses contrevents verts, avait un petit air de fête qui faisait plaisir à voir, au lieu d'y trouver les poules que nous nous apprêtions à faire rôtir, et les jambons que nous comptions faire griller, nous ne vîmes qu'un pauvre diable baigné… Ah! mordioux! colonel, faites mon compliment à celui de vos officiers qui a donné ce coup-là, il était bien donné, si bien donné, qu'il a fait l'admiration de M. du Vallon, mon ami, qui les donne gentiment aussi, les coups.

– Oui, dit Harrison en riant et en s'adressant des yeux à un officier assis à sa table, quand Groslow se charge de cette besogne, il n'y a pas besoin de revenir après lui.

– Ah! c'est monsieur, dit d'Artagnan en saluant l'officier; je regrette que monsieur ne parle pas français, pour lui faire mon compliment.

– Je suis prêt à le recevoir et à vous le rendre, monsieur, dit l'officier en assez bon français, car j'ai habité trois ans Paris.

– Eh bien! monsieur, je m'empresse de vous dire, continua d'Artagnan, que le coup était si bien appliqué, que vous avez presque tué votre homme.