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Les Femmes qui tuent et les Femmes qui votent

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Voilà donc la femme ou plutôt une des formes de la femme se dérobant à la domination de l'homme par le travail jusqu'alors attribué à l'homme et dont l'homme seul passait pour être capable; la voilà non pas lui déclarant la guerre, mais réclamant et venant prendre sa place dans le domaine où il croyait pouvoir à tout jamais rester seul occupant. A-t-elle, pour cela, demandé l'intervention des lois ou une loi nouvelle? Non. Elle a tout simplement usé de son droit et de ses facultés intellectuelles qui se sont trouvées être à la hauteur de son ambition, sans qu'elle s'en fût doutée auparavant, prise qu'elle était dans les classements arbitraires des dominations politiques et religieuses. Cette femme nouvelle va faire souche, et son schisme va avoir ses conséquences non seulement dans l'ordre social, mais même dans l'ordre psychologique.

Dans toutes les classes de la société, la jeune fille, riche ou pauvre, belle ou laide était élevée ou dressée en vue non pas du mari, entendons-nous bien, mais d'un mari. Sans ce mari, rêvé, espéré, cherché çà et là, elle ne pouvait rien être. Si le mari ne se présentait pas, mélancolie ridicule, stérilité physique et intellectuelle pour la pauvre créature.

Elle voyait toutes ses contemporaines partir en riant pour les régions soi-disant enchantées du mariage et de la liberté, et elle restait seule sur le rivage désert où Thésée non seulement ne revenait pas la prendre, mais ne venait même pas l'abandonner. Elle n'avait d'Ariane que le désespoir; elle n'avait pas ses souvenirs.

Aujourd'hui, la femme commence, et, si quelqu'un l'approuve, c'est bien moi, à ne plus faire du mariage son seul but et de l'amour son seul idéal. Elle peut se passer de l'homme pour conquérir la liberté; elle commence à l'entrevoir, sans pour cela faire abandon de sa pudeur et de sa dignité: tout au contraire, en développant son intelligence, en élargissant son domaine; et la liberté qui lui viendra par le travail sera bien autrement réelle et complète que la liberté purement nominale qui lui venait par le mariage. Quant à l'amour, il perd ainsi à ses yeux beaucoup de ses tentations premières, dont les nécessités sociales où elle était parquée lui exagéraient énormément l'importance. Réduite à sa seule valeur de sentiment, il faut bien le dire, l'amour fait souvent assez piètre figure. Il est volage, dominateur, éphémère, ingrat, aveugle; il est d'amorce séduisante, mais voilà tout. La nature s'en sert très habilement pour la création universelle et indispensable; les sociétés s'en servent religieusement et politiquement, s'efforçant d'en tirer le mariage, c'est-à-dire le groupement des êtres, rendus plus soumis et plus producteurs par le stationnement et les solidarités locales de la famille. Si on l'examine de près, on voit qu'il produit, somme toute, plus d'inquiétudes, de déceptions, de douleurs que de joies. Aussi a-t-il besoin d'une forte doublure pour être un peu durable et résister aux intempéries de l'âme humaine.

Il a fallu, pour arriver à le rendre d'apparence éternelle, le flanquer, quant à l'homme, d'une compensation matérielle, d'une dot, et, quant à la femme, d'une garantie légale, en dehors de l'espérance non avouée d'une liberté plus grande. Les religions et les philosophies le tiennent pour si méprisable, qu'elles ont pour premier principe d'essayer d'en dégager complètement l'homme. En dehors des religieux et des philosophes, tous les grands esprits ayant vraiment quelque chose à faire dans ce monde ou le tiennent pour dangereux ou monotone, ou en font un culte secret, s'alliant avec leur génie et leur liberté, avec le mystère et l'idéal, avec le rêve et la forme, avec l'imagination et l'infini. Héloïse, Béatrix, Laure, Léonore, la Fornarine, Victoria Colonna, sont les incarnations supérieures de cette combinaison particulière, inaccessible à la masse des hommes.

Les femmes qui vont aux arts, aux sciences, aux professions libérales sont des femmes auxquelles le mariage ne vient pas, parce qu'elles manquent de la dot compensatrice pour l'homme, ou parce qu'elles ne se sentent aucun goût pour cette association. Du moment qu'elles font le travail, qu'elles entrent dans les carrières et qu'elles aspirent au talent des hommes, c'est pour conquérir comme eux la fortune ou la liberté, ou l'une et l'autre. Une fois la fortune et la liberté acquises, que leur représentera le mariage, sinon une dépossession, le mari étant le chef de la communauté, et un esclavage, la femme devant obéissance au mari? Tout cela était bon quand il n'y avait pas d'autre moyen pour la femme d'accomplir sa destinée sexuelle et sociale; mais, maintenant, elle perdrait trop à rentrer volontairement dans les compartiments du passé. «L'amour l'y ramènera?» Le croyez-vous? Ce doit être l'orgueil d'un homme qui me fait cette objection. Êtes-vous sûr que les femmes aiment tant que ça les hommes?

Il y avait dans l'Église catholique un grand prélat qui me faisait quelquefois l'honneur de philosopher avec moi en dehors du dogme, et tout en maudissant mes hérésies. Un matin du mois d'août, sous les grands arbres de son jardin épiscopal, nous devisions, et je me permettais de soutenir cette proposition, à savoir: «qu'il n'y a pour la femme, au milieu de toutes ses transformations naturelles et sociales, que deux états, bien différents l'un de l'autre, auxquels elle aspire véritablement, qu'elle comprenne bien, et dont elle jouisse pleinement: c'est l'état de maternité ou l'état de liberté. La virginité, l'amour et le mariage sont pour elle des états passagers, intermédiaires, sans données précises, n'ayant qu'une valeur d'attente et de préparation».

«Il y a du vrai dans ce que vous me dites, me répondait mon illustre interlocuteur. J'ai pu constater que, sur cent jeunes filles dont j'avais fait l'éducation religieuse et qui se mariaient, il y en avait au moins quatre-vingts qui, en revenant me voir, après un mois de mariage, me disaient qu'elles regrettaient de s'être mariées. – Cela tient, monseigneur, à ce que le mariage surtout, au bout d'un mois, n'a pas encore initié la femme ou à la maternité qu'elle souhaite ou à la liberté qu'elle rêve.»

Sautons de là chez les Mormons, c'est-à-dire aux antipodes. Ce peuple m'intéresse beaucoup; je l'ai beaucoup étudié, sans me contenter d'en rire tout de suite, parce que toute société qui se forme contient toujours pour l'observateur des bases intéressantes d'expérimentations physiologiques, les instincts naturels s'y mouvant à leur aise. Chez les Mormons, où la polygamie existe, l'homme ne peut épouser une seconde femme qu'avec le consentement de la première; une troisième, qu'avec le consentement des deux autres, et ainsi de suite. Jamais ce consentement n'a été refusé, bien que la femme ne puisse, elle, avoir plusieurs maris, et il y a eu, en vingt ans, deux cas seulement d'adultère féminin et de prostitution. Pas un seul adultère d'homme. Mais les femmes mormonnes aiment et soignent les enfants les unes des autres. Ce n'est pas tout; non seulement elles donnent leur consentement à leurs maris, quand ils le leur demandent pour un nouveau mariage, mais elles sont quelquefois les premières à leur proposer une nouvelle femme qui a, disent-elles, des qualités nécessaires à la communauté, en réalité pour augmenter un peu la possession d'elles-mêmes, c'est-à-dire leur liberté. Je ne serais pas étonné que les missionnaires mormons qui viennent chercher des femmes en Europe pour les hommes du lac Salé finissent par emmener beaucoup de nos filles françaises, lasses d'attendre le mari français. Cela vaudrait beaucoup mieux que la stérilité des unes et la prostitution des autres. Les missionnaires mormons ne font pas plus de prosélytes femmes chez nous, parce qu'ils s'y prennent mal. Nous avons en France, grâce à nos lois et à nos mœurs, un féminin considérable à leur disposition.

En attendant il semble démontré, par cette nouvelle expérience de la polygamie, que la femme se contente très bien d'une portion d'homme et n'est même pas fâchée de voir d'autres femmes lui prendre une part de ce qu'elle appelle ses sentiments et ses droits, surtout dans les pays où les devoirs lui paraissent trop lourds. En somme, chez nous, coutume, curiosité, nécessité sociale et morale, voilà ce qui décide les jeunes filles au mariage; mais d'amour dans le véritable sens du mot, point. Une femme mariée peut dire qu'elle aime son mari ou un autre homme, elle sait bien ce que veut dire le mot amour, elle sait ce qu'elle fait et où elle va; une jeune fille, je parle des plus droites, des plus innocentes et en même temps des plus enthousiastes, une jeune fille ne peut jamais dire avec certitude qu'elle aime son fiancé. Une jeune fille qui fait ce qu'on appelle un mariage d'amour n'aime pas l'homme qu'elle épouse, elle le préfère, ce n'est pas la même chose. De là ce mot beaucoup plus juste: mariage d'inclination. Comment saurait-elle, la pauvre enfant, à n'en pouvoir douter, à quoi reconnaîtrait-elle sûrement qu'elle aime? L'amour n'est pas fait que de rêve, d'idéal, d'espérance, de sympathie: il est fait de réalités physiologiques qui ne se révèlent qu'après le mariage, qui peuvent fortifier et compléter l'amour dans le cœur de la jeune fille, mais qui peuvent aussi ramener au confessionnal, avec des regrets au taux de quatre-vingts pour cent, certaines natures délicates qui ne les avaient pas prévues. L'homme sait toujours comment, pourquoi, avec quoi il aime; la femme l'ignore. De là le conflit si fréquent et quelquefois si rapide dans les mariages d'amour.

L'amour ne ramènera donc pas au mariage les femmes libérées par le travail, la connaissance et la liberté des mâles. Qui sait même si l'amour subsistera en elles? Parmi les grandes artistes vivantes dont nous parlions tout à l'heure, nous en pourrions nommer une arrivée aujourd'hui à soixante ans, qui ne sait pas plus qu'il y a des hommes que Newton arrivé au même âge ne savait qu'il y avait des femmes. Si, au contraire, l'amour subsiste, s'il est un vrai besoin de la nature de ces femmes émancipées par les professions libérales, elles aimeront selon la loi, dans le cas où la loi aura été modifiée de façon à rendre le mariage supportable pour les contractants: sinon, elles aimeront selon la nature et s'en tiendront aux unions libres, dont la durée reposera purement et simplement sur la volonté et la loyauté de chacun. L'étude et le travail diminuent considérablement les proportions des légalités réputées nécessaires aux sentiments comme ils diminuent, il faut bien le reconnaître, l'importance de ces mêmes sentiments. Quand on ne regarde plus qu'avec son cerveau, on voit de plus haut et plus loin. Quiconque s'est donné la peine d'étudier un peu attentivement la nature de l'homme dans le fonctionnement social, sait que, là où le sentiment vrai existe, aucune légalité ne l'arrête, et que, là où il est mort, aucune légalité ne le réveille. Une légalité peut contraindre un être vivant à traîner éternellement un cadavre avec lui, mais ce sera tout. Est-ce absolument nécessaire? «Oui, pour les intérêts sociaux et moraux de ceux qui sont nés du rapprochement de cet être vivant et de ce cadavre, vivant aussi jadis.» Mais, si une nouvelle légalité a pourvu à ces intérêts, la première n'aura plus sa raison d'être et cette nouvelle légalité va bien être forcée de se produire par suite des mouvements nouveaux que nous constatons. Le Code fera comme le Dictionnaire, il subira et il sanctionnera l'usage.

 

Enfin la science, et, principalement, la recherche des causes et des fins de l'homme, des moyens et du but de la nature, la science va faire, sous l'impulsion et sous la garantie de la liberté, des progrès rapides, effrayants pour tout ce qui est de révélation purement sentimentale et surnaturelle. La science est la religion de l'avenir, Auguste Comte et Littré sont ses prophètes, le positivisme est son dogme fondamental; vous aurez beau faire, vous n'y échapperez pas; cela est évident pour tout esprit de bonne foi, n'ayant pas d'intérêt à voir autre chose que ce qui est. Cette religion, comme toutes les autres, va avoir ses fanatiques, ses apôtres, ses martyrs. Le docteur Tanner, s'il n'est pas une invention américaine, est déjà là pour le prouver. S'il est une invention, un autre le prouvera bientôt et les sectaires suivront. Ces sectaires, on ne les comptera pas seulement parmi les hommes, mais aussi parmi les femmes, les curieuses par excellence, dérobeuses de pommes comme Ève, ouvreuses de boîtes comme Pandore, et toujours prêtes pour le nouveau, pour l'imprévu, pour tout ce qui les fait sortir de la pure fonction sexuelle, de l'état terrien. Une fois entraînées par certains exemples, une fois leur cadre conventionnel brisé, les femmes vont donc se jeter dans la science comme elles se jettent dans tout ce qui les passionne, la tête en avant, à corps perdu, c'est le vrai mot. Prenant leur revanche de l'immobilité séculaire à laquelle on les a condamnées, elles vont courir, par n'importe quels chemins à côté de l'homme, devant lui si elles peuvent, contre lui s'il le faut, à la conquête d'un nouveau monde. En matière de sensation, la femme est l'extrême, l'excès de l'homme. Quand on sait avec quel mépris de toute raison et de toute souffrance, la femme va à l'hallucination et au martyre, dès qu'elle est vraiment dans la foi; avec quel oubli de toute dignité et de toute pudeur elle va à la soumission et à la débauche dès qu'elle est vraiment dans l'amour, on peut prévoir l'audace et la frénésie avec lesquelles elle tentera la découverte et affrontera le fait lorsqu'elle sera vraiment dans la science. Elle se soumettra comme l'homme aux plus rudes travaux, aux expériences les plus douloureuses, aux épreuves les plus étranges pour trouver le mot de l'énigme. Elle se laissera arracher les seins comme sainte Agathe, si cela peut révéler le mystère de la lactation; elle passera son enfant à sa voisine, comme sainte Félicité, pour aller se livrer aux bêtes, non pour prouver que Jésus a dit la vérité, mais pour savoir si Darwin a raison.

Jeune homme de quinze ans, qui lisez ces pages en cachette, vous vivrez peut-être encore soixante ans; je vous le souhaite, car il va être à la fois de plus en plus difficile et de plus en plus intéressant de vivre jusqu'à soixante-quinze ans. Vous entendrez probablement, avant votre mort, un de mes futurs confrères réclamer comme nous le faisons si inutilement d'ailleurs aujourd'hui pour les enfants nés de l'homme et de la femme, réclamer la création d'établissements destinés à recueillir les enfants nés des hommes et des guenons, des femmes et des singes. La première fois que vous entendrez cette réclamation, venez sur ma tombe, frappez-la trois fois du fer de votre canne et dites tout haut: «C'est fait.» Quelque passant vous demandera peut-être de quoi il s'agit, vous le lui expliquerez, si toutefois à cette époque il passe encore quelqu'un dans les cimetières et s'il y a encore des tombes!

Jusque-là, tenons-nous-en aux phénomènes présents, de constatation évidente.

Donc, développement du meurtre, de la prostitution, du travail intellectuel, c'est-à-dire représailles sur l'homme, exploitation de l'homme, concurrence à l'homme. Telle est la triple indication nouvelle et symptomatique que nous donne la femme moderne.

Mais tout s'enchaîne, nous le répétons, tout est de logique et de déduction, dans le monde moral comme dans le monde physique, et nous avons vu la revendication politique de la femme se produire parallèlement à ces diverses revendications morales. Nous allons voir maintenant ces idées politiques éparses, informes, commencer à s'incarner dans une personne humaine, corps et verbe, comme doit être toute incarnation et venir publiquement et résolument mettre opposition et faire résistance à la loi. En un mot, une femme, mademoiselle Hubertine Auclert, a refusé tout à coup de payer l'impôt, prétendant, puisque les femmes n'étaient pas admises à le voter, qu'il n'y avait pas de raisons pour qu'elles le payassent; que, du moment qu'on leur imposait les mêmes charges qu'aux hommes, on devait leur reconnaître les mêmes droits qu'à eux, et qu'elle demandait finalement que les femmes eussent le droit de voter, comme les hommes, puisqu'elles payent comme eux. On a beaucoup ri, et la loi a passé outre: l'officier public est venu saisir les meubles et objets appartenant à mademoiselle Hubertine Auclert, pour qu'elle eût à payer ce qu'elle doit à l'État. Elle a payé, mais en protestant et en prenant acte de cet abus de pouvoir. On a encore beaucoup ri.

La loi a passé outre, parce que le terrain n'était pas suffisamment préparé pour cette lutte légale. La loi n'est pas toujours si fière, même dans les pays où elle a le plus d'autorité. Quand elle rencontre un adversaire bien résolu et bien armé sur un terrain bien choisi, elle bat en retraite immédiatement, cet adversaire fût-il aussi seul que l'était mademoiselle Hubertine Auclert.

Il y a toujours eu, de par le monde, mais en ce moment plus que jamais, une foule de gens qui ne croient pas à la Bible comme livre divin. Ces gens ont raison. La Bible est, par endroits, un beau livre de conception religieuse, d'autorité sacerdotale, de théocratie politique, mais que Dieu n'a pas plus dicté qu'il n'a dicté les livres sacrés indous, les Védas, dont la Bible est sortie, ainsi que toute la mythologie grecque. Cependant l'Angleterre ayant fait retour, avec Henri VIII, après Luther, à la religion pure, a tenu et déclare tenir encore ce livre pour la parole même de Dieu. On le donne à toutes les jeunes filles, et les nobles membres du Parlement, quand ils entrent pour la première fois à la Chambre, font vœu de fidélité et de respect à la reine et aux lois sur un exemplaire, probablement très ancien, de ce livre. Dernièrement, M. Bradlaugh, nommé membre du Parlement, eut à prêter le serment traditionnel. Il refusa, non parce qu'il ne voulait pas être fidèle à la reine et soumis aux lois, mais parce que, ne croyant pas à la Bible, comme livre divin, il refusait justement de prêter un serment dans lequel il voulait qu'on eût de la confiance sur un livre dans lequel il n'en avait pas. M. Bradlaugh était prêt à faire le serment exigé, mais tout simplement sur son honneur, dont il était plus sûr que du Dieu d'Abraham et de Jacob. Grand émoi. Un Anglais envoyé par ses électeurs au Parlement, chargé par conséquent de faire respecter les lois anciennes, tout en en faisant de nouvelles, dès son entrée dans la Chambre, refusait de se soumettre à la loi qui en gardait la porte! Un Anglais de la grande Angleterre protestante rejetait et niait l'autorité de la Bible consacrée. Et le livre divin attendait! Parmi tous les miracles qu'il relate, il ne s'en trouvait pas un pour forcer la langue de M. Bradlaugh. Ni l'ange avec son épée de feu, ni Moïse avec sa verge de fer, ni Samson avec sa mâchoire d'âne ne pouvaient venir à bout de ce mécréant. Il fallut recourir aux moyens humains, à la menace d'exclusion. Exclure le délégué d'un groupe nombreux d'électeurs qui ne le déléguaient que parce qu'ils pensaient probablement comme lui, c'était grave; mais renier la Bible, c'est sérieux aussi, en Angleterre surtout. On vote: M. Bradlaugh est exclu. Il proteste. On lui ordonne de sortir. Il refuse. «Je suis ici par la volonté du peuple, je ne sortirai que par la force.» Toujours Mirabeau. Seulement ce n'est pas, cette fois, un des trois ordres qui parle ainsi; c'est un homme seul, tout seul, mais fort de sa conviction et de son bon sens, en face d'une coutume d'un autre âge, d'une loi surannée, en contradiction absolue avec l'esprit des temps modernes. On met la main sur l'épaule du parlementaire et on le fait sortir de la salle des séances: voilà qui est fait. Le livre triomphe. Trois jours après, M. Bradlaugh est réintégré sur son siège et donne à son serment la forme qu'il préférait. Comme c'est simple! on avait reconnu qu'il était dans son droit, que cela n'empêchait pas la Bible d'être un livre divin, surtout pour ceux qui le croient, mais qu'à l'avenir elle ne serait plus associée au serment politique, probablement pour qu'elle ne soit plus exposée aux mêmes désagréments. Le livre divin rentra dans la bibliothèque, M. Bradlaugh rentra dans le Parlement, et tout fut dit.

Voilà donc la loi du serment sur la Bible abrogée en Angleterre après des siècles d'existence. La libre pensée, incarnée politiquement en M. Bradlaugh, a eu raison, en trois jours, d'une tradition séculaire. David, avec sa petite fronde, a de nouveau tué Goliath. Pourquoi? Parce que ce que M. Bradlaugh venait dire tout haut, tout le monde qui pense, le pensait depuis longtemps et le disait tout haut ou tout bas. A son interpellation subite et résolue, la légende, la coutume, la routine, ont fait leur résistance accoutumée en pareil cas; puis elles se sont évanouies et ont disparu dans les brumes où elles étaient nées.

Eh bien, mademoiselle Hubertine Auclert fait aujourd'hui chez nous contre l'impôt ce que M. Bradlaugh vient de faire contre le serment biblique. Seulement mademoiselle Hubertine Auclert n'a ni le sexe reconnu, ni le lieu consacré, ni l'arrière-garde indispensable pour ces sortes de déclarations de guerre; elle est femme, elle proteste en plein air, en son nom seul, sans groupe d'électeurs, ayant fait une première élection avec une intention formelle qu'ils sont prêts à confirmer par une ou plusieurs élections semblables. Mademoiselle Hubertine Auclert est donc battue.

Est-ce parce que le payement de l'impôt est plus admiré et surtout plus aimé en France, que le serment biblique en Angleterre? Non, certainement. Celui qui écrit ces lignes ne paye jamais ses contributions qu'à la dernière extrémité, sur invitation verte, sur contrainte avec frais, et il n'est pas le seul parmi ceux qui pourraient s'exécuter tout de suite. Qu'est-ce que ce doit être pour ceux qui ont à peine de quoi vivre! L'impôt est tout ce qu'il y a de plus impopulaire chez nous; seulement il a pour lui un argument hors de toute discussion: aucune société ne peut fonctionner sans lui. Il faut donc le payer quand même.

Aussi mademoiselle Hubertine Auclert ne refuse-t-elle pas de le payer; seulement elle demande à savoir pourquoi on le lui fait payer; elle demande à prendre part aux droits des citoyens dont on lui impose les charges. En un mot, elle demande à être assimilée aux hommes, qui payent aussi l'impôt, mais qui le votent, directement ou par délégation. Elle consent à donner son argent, mais elle voudrait donner son avis. Bref, elle réclame ses droits politiques, qu'elle borne pour le moment au droit de voter. Elle ne demande pas, comme l'auteur de la proclamation, à être juge consulaire, juge civil, juré, éligible, elle demande à être électeur.

Eh bien, pourquoi ne serait-elle pas électeur, elle et toutes les autres femmes de France aussi? Quel empêchement y voyez-vous? Quelles raisons péremptoires peut-on opposer à cette revendication?

 

Mademoiselle Hubertine Auclert dit: «Je ne dois pas payer l'impôt puisque je ne le vote pas, ni par moi-même, ni par des délégués nommés par moi.» C'est une raison, mais ce n'est pas la meilleure. Les orphelins mineurs et propriétaires payent aussi l'impôt sans le voter ni par eux-mêmes, ni par leurs délégués. Mademoiselle Hubertine Auclert aurait pu ajouter: «Je ne dois pas payer l'impôt comme les hommes, parce que la société, qui me réclame cet impôt, me fournit moins qu'aux hommes le moyen de le gagner, et que les moyens personnels que j'ai de le gagner sont inférieurs à ceux des hommes.» C'est une meilleure raison que la sienne, mais ce ne serait toujours pas la meilleure.

La meilleure de toutes les raisons est qu'il n'y a aucune raison pour que les femmes ne votent pas comme les hommes.

En 1847, des hommes politiques, peu exigeants en vérité, demandaient au gouvernement l'abaissement du cens électoral et l'adjonction des capacités. Le gouvernement refusait. De bonnes raisons, il n'en donnait pas non plus. Je ne sais même pas s'il en donnait de mauvaises. Cette résistance fut la cause de la révolution de 1848, qui ne se contenta naturellement pas du projet, c'était son droit de révolution, et qui nous dota du suffrage universel, c'est-à-dire du cens nul et de l'adjonction non seulement de toutes les capacités masculines, mais de toutes les incapacités possibles du même sexe. Aujourd'hui, bien ou mal, le suffrage universel fonctionne pour les hommes et rien ne le supprimera plus. Les femmes arrivent à leur tour et disent: «Et nous? Nous demandons l'adjonction de nos capacités.» Quoi de plus conséquent? quoi de plus raisonnable? quoi de plus juste?

Quelle différence constatez-vous entre l'homme et la femme, pour refuser à celle-ci le droit de voter, quand vous l'avez donné à celui-là? Aucune différence.

Et le sexe?

– Quel sexe?

– Le sexe de la femme.

– Qu'est-ce qu'il a à faire là dedans, le sexe de la femme? Rien; pas plus que le nôtre. La femme n'a pas la barbe de l'homme, mais l'homme n'a pas les cheveux de la femme. Quant aux autres dissemblances, elles sont tellement à l'avantage de la femme, que nous ferons mieux de ne pas en parler.

– Soyons sérieux.

– Je le veux bien.

– Il ne s'agit pas de son sexe physique, il s'agit de son sexe moral.

– Je ne comprends pas.

– C'est pourtant bien clair. Par son sexe, la femme est plus faible que l'homme, et la preuve, c'est que l'homme est continuellement forcé de la défendre.

– Nous la défendons si peu que, comme vous venez de le voir plus haut, elle est forcée de se défendre toute seule à coups de revolver, et nous avions pris si peu de précautions en sa faveur, que nous sommes ensuite forcés de l'acquitter.

– Ce sont des cas exceptionnels; mais il est notoire que, comme intelligence, la femme est inférieure à l'homme. Vous l'avez écrit vous-même.

– Si je l'ai écrit, j'ai écrit une bêtise, et je change d'opinion aujourd'hui. Je ne serai pas le premier qui aura écrit une bêtise, ni le premier qui aura changé d'opinion, voilà tout. Mais, cette bêtise, je ne l'ai jamais dite; on me l'aura fait dire, ce qui n'est pas équivalent, mais ce qui est très commode dans la discussion.

– Si vous n'avez pas écrit, non pas cette bêtise, mais cette vérité, vous avez eu tort; car elle est écrite et démontrée dans tous les livres de religion, de philosophie, de médecine.

»Nos livres de religion nous disent que la femme a fait perdre le paradis à l'homme, ce qui n'est peut-être pas bien sûr et ce qui, en tout cas, prouverait qu'à l'origine du monde, si l'on en croit cette Bible à laquelle M. Bradlaugh ne veut pas croire, la femme non seulement n'était pas inférieure, mais était supérieure à l'homme puisqu'elle lui faisait faire ce qu'elle voulait. C'est peut-être pour cela que vous ne voulez pas la laisser voter, dans la crainte qu'elle ne vous fasse encore perdre le paradis que nous avons reconquis et que nous habitons, comme chacun peut voir. Mais les livres de religion indous, antérieurs aux livres de notre religion de sept ou huit mille ans, disent, au contraire, qu'Adam a perdu le paradis malgré les conseils de sa femme Ève, qui ne voulait pas lui laisser franchir les limites que Dieu avait fixées à ce paradis. Je trouve aussi dans nos livres de religion, quand j'y reviens, que la femme écrasera la tête du serpent, tout en étant mordue au talon. Prenez donc garde; les livres de religion ne s'entendent pas très bien; en tout cas, l'homme y paraît bien au-dessous d'elle. Quant aux livres de philosophie, ils nous conseillent d'éviter le plus possible le commerce des femmes, parce que ces êtres séduisants sont capables d'écarter l'homme de ses grandes destinées et de le dissoudre dans le sentiment. Les philosophes constatent ainsi, non pas l'infériorité certaine de la femme, mais la faiblesse possible de l'homme. Pour les livres de médecine, ils établissent tout bonnement que l'homme et la femme sont deux êtres de fonctions différentes, apportant chacun dans la fonction qu'il accomplit les forces nécessaires à cette fonction. Ils vous démontreront ensuite que, si la force musculaire de l'homme est plus grande que celle de la femme, la force nerveuse de la femme est plus grande que celle de l'homme; que, si l'intelligence tient, comme on l'affirme aujourd'hui, au développement et au poids de la matière cérébrale, l'intelligence de la femme pourrait être déclarée supérieure à celle de l'homme, le plus grand cerveau et le plus lourd comme poids, étant un cerveau de femme, lequel pesait 2,200 grammes, c'est-à-dire 400 grammes de plus que celui de Cuvier. On ne dit pas, il est vrai, que cette femme ait écrit l'équivalent du livre de Cuvier sur les fossiles.