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Les Femmes qui tuent et les Femmes qui votent

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L'homme qui l'avait rendue mère était marié, c'est-à-dire doublement coupable; il l'avait eue sous sa protection, ce qui le rendait triplement coupable; il l'avait garantie comme la plus honnête fille du monde au jeune homme, lorsque celui-ci était venu lui demander des renseignements, ce qui le constituait quadruplement coupable; ni l'accusée, ni l'accusation, ni la défense n'avaient le droit de prononcer le nom de cet homme, le premier, le seul coupable, parce que la recherche de la paternité est interdite par nos lois. Cet homme était négociant. S'il n'avait pas payé un de ses billets, vous lui auriez saisi ses meubles, et tout ce qu'il possédait; vous l'auriez déclaré en faillite, en faillite frauduleuse, si ses livres n'avaient pas été bien en règle, et vous l'auriez condamné à la prison. Il avait trahi le mariage, trahi la tutelle, trahi la confiance d'un honnête homme, donné le jour à un enfant illégitime; il était la cause d'un meurtre, du meurtre de son propre enfant; l'action qu'il avait commise amenait la femme qu'il avait dit aimer sur les bancs de la cour d'assises, la faisait condamner aux galères, car elle fut condamnée; condamnait le mari de cette femme à la honte, au désespoir, au ridicule, au célibat, à la stérilité, à n'avoir plus d'épouse légale, à n'avoir plus d'enfant légitime, et vous ne pouviez rien contre le vrai coupable, à peine le réprimander, dans le vide, et encore anonyme. S'il plaisait à ce coupable de se reconnaître dans ce que j'écris en ce moment, il pourrait m'attaquer en diffamation; je ne pourrais pas faire la preuve, et vous me condamneriez comme diffamateur, probablement à un franc d'amende, ce qui ne serait pas cher, mais ce qui serait encore une condamnation supérieure à celle que vous pouviez lui infliger.

Qui avez-vous donc véritablement puni du double crime commis par cet homme et par cette fille? Celui qui n'en avait commis aucun, le mari, l'honnête homme, l'innocent. L'amant n'a même pas été inquiété; l'infanticide, son temps fait, redeviendra libre, et très probablement elle n'aura fait que la moitié de son temps, si elle s'est ce qu'on appelle bien conduite, depuis son emprisonnement; quant au mari, à qui vous n'avez rien à reprocher que d'avoir eu confiance, que d'avoir voulu aimer selon les lois, d'avoir voulu constituer la famille, le foyer, l'exemple, ce qui est recommandé par toutes les religions et toutes les morales, dont vous vous déclarez les défenseurs, il reste et demeure éternellement la victime de cet homme adultère et de cette femme infanticide; et si, demain, il avait un enfant d'une autre femme que celle-là, vous condamneriez cet enfant à n'avoir jamais ni famille régulière, ni nom légal, à moins que sa mère n'eût l'idée comme l'autre de le tuer, auquel cas, le mari, devenu à son tour adultère et père illégal et dénaturé, n'encourrait, comme coupable, aucune des peines qui lui ont été infligées comme innocent!

Vous me répondrez encore: «Ce sont là des exceptions très rares dont la loi n'a pas à tenir compte.» Où avez-vous vu cela? Le caractère fondamental, la propriété spécifique d'une loi font que même une seule injustice ne puisse pas être commise en son nom, et, tant que cette injustice peut être commise, cette loi est incomplète, par conséquent insuffisante, de là préjudiciable, et le premier venu, comme moi, peut l'attaquer et en demander la revision.

Et, comme cette revision demandée ne se fait pas, les faits, depuis quelques années que ces questions ont été de plus en plus débattues par l'opinion publique, les faits concluant en faveur de cette revision se succèdent et se précipitent les uns sur les autres; les incarnations se multiplient avec une rapidité, une éloquence, un retentissement, une plus value de scandale effrayants, et la Providence paraît être absolument décidée à vous forcer la main.

Du reste, pour les vrais observateurs, ce qu'on appelle la Providence a des procédés qui devraient commencer à être connus. Quand une société ne voit pas ou ne veut pas voir ce qu'elle doit faire, cette Providence le lui indique d'abord par de petits accidents symptomatiques et facilement remédiables; puis l'indifférence ou l'aveuglement persistant, elle renouvelle ses indications par des phénomènes périodiques, se rapprochant de plus en plus les uns des autres, s'accentuant de plus en plus, jusqu'à quelque catastrophe d'une démonstration tellement claire, qu'elle ne laisse aucun doute sur les volontés de ladite Providence. C'est alors que la société imprévoyante s'étonne, s'épouvante, crie à la fatalité, à l'injustice des choses et se décide à comprendre. Ce qui est encore à constater au milieu de tout cela, c'est l'obstination que mettent non seulement la masse des gens, mais les hommes chargés de veiller à la moralité et au salut des sociétés, à donner pour cause aux drames et aux crimes nés de l'insuffisance des lois, les examens et les propositions philosophiques que, tout au contraire, cette insuffisance inspire à certains esprits. Pour tous les routiniers, les auteurs de la démoralisation sociale sont ceux qui la découvrent ou la dénoncent à l'avance. Quand on a dit à une société: «Prends garde! si tu continues tels ou tels errements, tu provoqueras telle ou telle catastrophe;» on est pour cette société, qui ne veut pas reconnaître ses torts, la cause même de cette catastrophe, le jour où elle se produit. L'Église catholique en est encore à nous dire que ce sont les abominables passions et les détestables conseils de Luther qui ont fait tant de mal au catholicisme; elle oublie de se rappeler ou de rechercher les causes qui ont produit Luther et nécessité la Réforme. Les défenseurs de la monarchie de droit divin et des traditions féodales nous disent que c'est l'esprit diabolique de Voltaire et des encyclopédistes qui a produit la Révolution et les excès du xviiie siècle; ils se gardent bien de reconnaître et d'avouer les faits qui ont suscité les attaques de Voltaire et de l'Encyclopédie. Même observation en littérature. Ce sont les écrivains qui écrivent contre les mœurs immorales de leur temps qui démoralisent leur temps. On commence par prétendre que le mal dont ils parlent n'existe pas; puis, quand il est notoire, que ce sont leurs écrits qui l'ont fait naître, puis, quand il gagne de plus en plus, qu'il vaut mieux n'en rien dire.

Ainsi, celui qui écrit ces lignes (formule ingénieuse trouvée par un grand orgueilleux qui n'osait pas dire moi aussi souvent qu'il l'aurait voulu), ainsi celui qui écrit ces lignes a, de cette façon, beaucoup contribué à la démoralisation de son époque; seulement ceux qui emploient le mot démoralisation, à propos de moi ou de tout autre, l'emploient à tort et le confondent souvent, trompés qu'ils sont par un phénomène purement extérieur, avec un autre mot qui, du reste, n'existe pas et que l'on ferait peut-être bien de créer.

Une société dont on dit qu'elle se démoralise, ce que l'on a dit d'ailleurs de toutes les sociétés depuis que le monde existe, une société qui se démoralise n'est pas toujours une société qui modifie sa morale, mais une société qui modifie ses mœurs, ce qui n'est pas la même chose, et ce qui est même à l'avantage de la morale éternelle, dont on ne peut pas plus supprimer un des principes fondamentaux qu'on ne peut supprimer un des éléments qui composent l'air respirable.

Aucun révolutionnaire, aucun novateur, aucun radical n'aura jamais l'idée de proclamer que l'on doit, que l'on peut tuer, voler, manquer à sa parole, à l'honneur, séduire les jeunes filles, abandonner sa femme, délaisser ses enfants, renier, trahir et vendre sa patrie. Celui qui soutiendrait une pareille thèse passerait pour fou, et tout le monde lui tournerait le dos. La morale ne s'altère donc pas, mais elle s'élargit, elle se développe, elle se répand, et, pour cela, elle brise ces formules étroites et partiales dans lesquelles elle était inégalement contenue et dosée et qu'on appelle les mœurs et les lois.

Les esprits soi-disant révolutionnaires ou subversifs sont ceux qui aident la morale éternelle, inaliénable à briser ces formules particulières, locales, à se frayer un chemin à travers les plaines stériles qu'elle doit fertiliser. Quand nous demandons, par exemple, la recherche de la paternité, ou le divorce, ou le rétablissement des tours, c'est-à-dire que les innocents ne souffrent plus pour les coupables, quand alors il s'élève des clameurs contre nous, ce n'est pas la morale qui s'indigne, car ce que nous demandons est de la morale la plus élémentaire, ce sont les mœurs et les lois qui s'effrayent. Nous avons contre nous les Lovelaces de toute classe, pour qui ces mœurs et ces lois sont un privilège dont leur égoïsme et leurs passions peuvent user sans représailles, les Prud'hommes de tous rangs pour lesquels le monde finit à leurs habitudes, à leurs traditions, à leurs idées, à leur famille, et qui ne se sentant pas atteints, et convaincus qu'ils ne pourront jamais l'être, par les calamités que ces mœurs produisent, ne voient pas qu'il y ait lieu de changer quoi que ce soit aux lois qui les protègent; nous avons encore contre nous les ignorants qui ne veulent rien apprendre, les hypocrites qui ne veulent rien avouer, les gens de foi et même de bonne foi qui croient leur Dieu compromis dès qu'on leur parle d'un progrès en contradiction avec leurs dogmes religieux, les timides qui ont peur d'un changement, les contribuables qui redoutent une dépense; autrement dit, nous avons contre nous les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de nos compatriotes; mais c'est sans aucune importance, puisque le centième auquel nous appartenons depuis le commencement du monde a fait faire aux quatre-vingt-dix-neuf autres toutes les réformes dont ils se trouvent, d'ailleurs, très bien aujourd'hui, tout en protestant contre celles qui restent à faire. C'est par suite de tout ce malentendu sur la signification et la valeur réelle des institutions, des faits et des mots qu'après l'acquittement de mademoiselle Marie Bière, un conseiller à la Cour, qui avait assisté aux débats à côté de celui qui écrit ces lignes, disait à ce dernier, d'une voix véritablement émue, avec l'accent amical mais convaincu du reproche et de l'inquiétude: «Voilà pourtant ce dont vous êtes cause avec votre Tue-la

 

Ainsi, c'est moi qui, en écrivant la lettre qui se terminait par ce mot, et en l'écrivant après l'assassinat de madame Dubourg par son mari; c'est moi qui suis cause que M. Dubourg a tué sa femme! Ainsi, voilà un magistrat des plus honorables, des plus intelligents et, comme homme privé, des plus spirituels et des plus fins, qui aime mieux croire à la pernicieuse influence d'un écrivain isolé qu'à une insuffisance de la loi ancienne et à une réclamation des mœurs nouvelles! Où sont les sociétés qui suivent le conseil d'un homme, si ce conseil ne répond pas, d'une manière quelconque, à ses besoins.

Mais si on a reproché à l'auteur de l'Homme-Femme d'avoir dit: Tue-la! on n'a pas moins reproché à l'auteur de la Princesse Georges de n'avoir pas été, dans son dénouement, jusqu'au meurtre du mari par la femme, et le public aurait volontiers crié à l'héroïne: Tue-le! La presse l'a crié le lendemain pour le public, et l'auteur a été forcé, dans une préface, d'expliquer pourquoi il n'y avait pas eu mort d'homme. Il a donné ses raisons, bonnes ou mauvaises, là n'est pas la question. Ce qui est certain, c'est qu'il a dû s'expliquer, s'excuser même de n'avoir pas fait tuer par une honnête femme, indignement sacrifiée, un mari qui la trompait pour une drôlesse. Croyez-vous que madame de Tilly avait vu ou lu la Princesse Georges, et qu'elle se soit dit: «Eh bien, moi, je vais aller plus loin que l'héroïne de M. Dumas, et je vais brûler la figure à madame de Terremonde»?

Non, n'est-ce pas? N'admettons donc pas, comme le conseiller à la Cour et tous ceux qui s'en prennent aux effets au lieu de s'en prendre aux causes, n'admettons donc pas que la littérature ait la moindre influence sur les mœurs. Tandis que la corruption du xviiie siècle se peint dans Manon Lescaut, le besoin d'idéal qui domine toutes les sociétés, quel que soit le numéro du siècle, se traduit dans Paul et Virginie. On pleure sur Manon, on pleure sur Virginie; on ne devient ni meilleur ni pire; on a deux points de comparaison et deux chefs-d'œuvre de plus, voilà la vérité, et voilà le bénéfice pour l'humanité pensante.

Cependant, si la littérature, par le drame ou le roman est incapable de produire un mouvement des idées et de les faire naître, elle est capable, par le plus ou moins d'émotion qu'elle produit, en traitant certains sujets, de faire voir et de constater où les idées en sont de leur mouvement naturel, et le chemin parcouru depuis une certaine époque, et l'imminence de certains dangers, et la nécessité de certaines préoccupations, de certaines études, de certains efforts. Ainsi à ne prendre l'Homme-Femme et la Princesse Georges que pour ce qu'ils valent au point de vue de la moralisation ou de la démoralisation de la société, à ne les prendre que comme thermomètres particuliers chargés de mesurer la température morale de notre société actuelle, il résulterait de l'expérience, surtout si l'on y ajoute le mauvais accueil fait à la Femme de Claude, que, il y a déjà huit ans, le public ne voulait pas qu'on tuât la femme coupable, en matière d'amour, mais que, pour l'homme coupable en cette même matière, il voulait qu'on le tuât.

Il faut tenir compte aussi, je le sais bien, dans ce jugement du public, des inégales influences atmosphériques du théâtre et du livre, du spectateur collectif et du lecteur individuel, ce qui peut supposer un écart de quinze degrés sur vingt, la chaleur cérébrale développée par la discussion imprimée, par la déduction philosophique d'un cas ne pouvant jamais atteindre à celle que développe le même cas, mis en forme et en action par des personnages des deux sexes devant des spectateurs mâles et femelles. Il faut faire aussi la part des raisons secrètes et spécieuses que les gens d'esprit, mêlés à une foule, dans une proportion très modeste, il est vrai, mais cependant toujours appréciable, peuvent avoir de confirmer l'opinion de la foule instinctive et de première impression. Ces raisons, on peut les traduire ainsi:

«Le péché d'amour adultère dont si peu d'hommes sont ou se savent les victimes, et dont tant d'autres hommes sont ou peuvent être les bénéficiaires, mérite-t-il qu'on inflige à la femme un châtiment aussi disproportionné que la mort et qui peut priver tant de gens d'un bonheur éphémère mais recherché que cette femme aurait pu donner encore; car évidemment elle devait être jeune, jolie, et destinée, dans un avenir prochain, à trahir son amant comme elle avait trahi son mari, soit qu'elle eût à se venger d'un abandon toujours facile à prévoir, soit qu'elle se fût lassée d'une distraction dont la continuité devient une servitude? Le meurtre, dans ce cas, serait donc cause d'une non-valeur qu'on ne doit jamais autoriser.

»D'un autre côté, il n'y aurait pas justice égale entre les deux parties, puisque, tandis que l'on conseillerait le meurtre de la femme, si facile à surveiller, à suivre et à surprendre, on ne saurait conseiller à la femme, être faible et timide, ne sachant se servir d'aucune arme à feu, de tuer son mari adultère, celui-ci ayant, d'ailleurs, tous les moyens de se soustraire à ses recherches, et allant où bon lui semble sans avoir jamais à lui en demander la permission ni à lui en rendre compte.

»Pour ces motifs, il ne nous coûte pas du tout, à propos de la pièce de M. Dumas, dans laquelle mademoiselle Desclée est si remarquable, de donner une petite satisfaction aux femmes, en déclarant que l'auteur de l'Homme-Femme a eu tort de dire: Tue-la! et que l'auteur de la Princesse Georges a eu tort de ne pas dire: Tue-le!»

Eh bien, nous le répétons, en mêlant comme des cartes de toutes couleurs les raisons de toute nature, évidemment un grand mouvement s'était opéré dans l'opinion; on commençait à reprocher le trop d'indulgence pour les passions de l'homme et le pas assez de pitié pour les souffrances et même pour les faiblesses de la femme.

C'est alors qu'après les incarnations littéraires, symptômes sympathiques et précurseurs, appartenant au monde fictif, se sont produites des incarnations vivantes, appartenant au monde réel, incarnations dont les dernières ont été, en quelques mois et coup sur coup, mademoiselle Marie Bière, mademoiselle Virginie Dumaire, madame de Tilly. Il n'est pas besoin d'être prophète pour en prédire d'autres, dans de très brefs délais, et encore plus effrayantes, encore plus significatives que celles dont nous nous occupons en ce moment.

Soyons donc sérieux en face des faits réels.

Ici, nous ne sommes plus au théâtre, nous sommes en pleine vie; il ne s'agit plus d'esthétique et de thèses, il s'agit de crimes et de sang; ce ne sont plus des comédiens débitant leurs rôles que nous allons applaudir ou siffler, ce sont des victimes et des bourreaux que nous allons condamner ou absoudre; il s'agit de la liberté, de l'honneur et de la vie; le bagne et l'échafaud sont là.

Regardons bien attentivement, nous allons voir les mêmes causes, les mêmes effets, les mêmes conséquences se produire. Ces trois criminelles vont formuler la même plainte, proclamer la même injustice, en appeler à la même revendication, et cependant elles appartiennent toutes les trois à des milieux tout à fait différents, tout à fait opposés même. La première est une femme de théâtre, la seconde une servante, une prostituée, dit-on, la troisième une femme du monde; l'une était vierge, l'autre avait déjà eu un enfant d'un autre homme, la dernière était une femme mariée qui avait des enfants légitimes, qui les aimait et qui avait toujours été digne de tous les respects comme fille, comme épouse, comme mère.

Si ces trois crimes n'avaient pas été commis, si les choses avaient suivi leur cours naturel, si la fille de mademoiselle Bière avait vécu, et que, plus tard, le fils de mademoiselle Virginie Dumaire la prostituée eût voulu l'épouser, mademoiselle Marie Bière ne l'aurait pas voulu.

Si l'un des enfants de madame de Tilly avait voulu s'allier avec l'enfant de Marie Bière ou de Virginie Dumaire, madame de Tilly s'y serait opposée. Avant leurs crimes respectifs, la première se croyait hiérarchiquement en droit de mépriser la seconde, la dernière de mépriser les deux autres.

Les voici cependant sur les mêmes bancs, entre les mêmes gendarmes, ayant à répondre à la même accusation, inspirant la même sympathie. Pourquoi? parce que, arrivées là, elles ne sont plus la comédienne, la servante, la femme du monde, elles ne sont plus telles ou telles femmes, elles sont la Femme, qui vient violemment et publiquement demander justice contre l'homme et à qui l'opinion, mise en demeure de se prononcer, accorde cette justice, avec des manifestations telles que la loi en est réduite à s'incliner.

Or quel est cet homme, contre lequel ces trois femmes viennent demander justice? On l'appelle ici M. G… là M. P… plus loin M. T. Sont-ce trois hommes différents? Non. C'est un seul homme, toujours le même, sous des noms divers, c'est l'Homme, non pas tel que le veulent la nature et la morale, mais tel que nos lois l'autorisent à être.

En effet, la nature dit à l'homme: «Je t'ai donné des curiosités, des besoins, des désirs, des passions, des sentiments que peut seul satisfaire cet être nommé femme à qui j'ai donné un cœur, une imagination et quelquefois des sens qui la disposent à se laisser convaincre et entraîner par toi; prends cette femme; une fois tes curiosités, tes besoins, tes désirs, tes passions satisfaits, si tu sais te servir de l'intelligence, de la conscience, des sentiments dont je t'ai doué, tu aimeras cette femme, tu feras d'elle la compagne de toute ta vie, la mère de tes enfants. S'il y a une chance de bonheur pour toi, sur cette terre, elle est là.»

La morale dit ensuite à cet homme: «Ce n'est pas assez. Cette femme, tu l'as choisie, tu l'aimes, tu veux la posséder et la rendre mère? N'attends pas la possession et la maternité pour te l'attacher à tout jamais. Tu ne dois pas seulement avoir de l'amour pour elle, mais aussi du respect; il n'y a pas d'amour durable sans cela, et pourquoi ton amour ne serait-il pas durable, puisque tu le déclares irrésistible? Prouve donc l'un et l'autre à cette personne, en lui donnant d'avance ce que d'autres ne lui donnent qu'après, en te bornant à elle, en l'honorant de ton nom, en travaillant pour elle et les enfants qui naîtront de vous deux.»

Les mœurs et les lois disent ensuite au même homme: «Méfie toi; il y a là une amorce décevante, une solidarité douteuse, un bonheur incertain. Prends le plaisir, laisse le mariage, c'est une chaîne; laisse l'enfant, c'est une charge; et recommence avec d'autres femmes tant que tu pourras. Tu auras ainsi le plaisir, et tu garderas la liberté. Personne n'aura le droit de te rien dire, mais si, par hasard, on te demande des comptes, sois sans honte et sans crainte, nous sommes là, lois et mœurs, nous répondrons pour toi et de toi.»

Et nombre d'hommes, surtout parmi les plus civilisés, laissent de côté ce que les principes de la morale ont d'assujettissant, et joignant directement ce que les invitations de la nature ont d'agréable à ce que les insuffisances de la loi ont de commode, ces hommes, depuis des siècles, se sont mis et ont continué et continuent à prendre des filles sans fortune, sans famille, sans défense sociale, à les posséder tant qu'elles leur plaisent et à les abandonner quand elles ne leur plaisent plus. La chose était acceptée ainsi, la prostitution et le suicide faisant le reste. Par le suicide, la société est débarrassée d'un souci et d'un reproche; par la prostitution, d'autres hommes, plus moraux, plus méthodiques, plus garantis encore, moralement, se procurent un plaisir de seconde main, moins raffiné, mais souvent plus agréable que le premier, dont le commerce des carrossiers et des couturières se trouve d'ailleurs très bien, ce qui fait que l'économie sociale gagne d'un côté ce que la morale et la dignité humaine perdent de l'autre. Les grandes civilisations ont besoin, paraît-il, de ces échanges «et après tout, dirait M. Prud'homme, qui apparaît toujours quand il s'agit de résoudre les problèmes momentanément insolubles, ces demoiselles n'étaient pas si intéressantes; pourquoi ne se sont-elles pas mieux défendues? Elles devaient bien prévoir le résultat; elles savaient bien qu'elles faisaient le mal, puisqu'elles le faisaient en cachette; il est tout naturel que le mal soit puni. Elles ont eu les agréments de l'amour sans en accepter les devoirs, elles en ont les chagrins sans en avoir les droits, elles ont ce qu'elles méritent.»

 

Il y a du vrai; il y en a toujours dans ce que dit M. Prud'homme, sans quoi il ne serait pas si universel et si triomphant. Les choses continuaient donc leur marche ascendante et il n'y avait ni à espérer ni à craindre un changement de route, quand, tout à coup, un troisième personnage est intervenu dans la question, personnage toujours muet, quelquefois mort, et cependant d'une éloquence terrifiante. Voyons comment il procède, celui-là, depuis quelque temps. Voyons ce qui ressort, en substance, des débats récents où il intervient avec obstination.

LA JUSTICE, à mademoiselle Bière
Pourquoi avez-vous frappé cet homme?
L'ACCUSÉE
Parce que l'enfant que j'avais eu de lui est mort par lui, et que, mon enfant étant mort, et son père m'ayant abandonnée, je voulais que cet homme mourût
LA JUSTICE
Pourquoi, étant dans ces idées, avez-vous renoué des relations avec cet homme?
L'ACCUSÉE
Parce que j'aurais voulu avoir un autre enfant
LA JUSTICE
Expliquez-nous cela
L'ACCUSÉE
Je ne peux pas; mais toutes les mères me comprendront…

Depuis le mot de Marie-Antoinette devant le tribunal révolutionnaire, jamais l'âme de la femme traquée par la férocité de l'homme n'avait trouvé un mot plus profond, plus troublant, plus vrai.

Passons à mademoiselle Virginie Dumaire.

LA JUSTICE, à l'accusée
Vous avez tué votre amant?
L'ACCUSÉE
Oui
LA JUSTICE
Vous regrettez d'avoir donné la mort à cet homme?
L'ACCUSÉE
Non; ce serait à recommencer que je recommencerais
LA JUSTICE
Pourquoi l'avez-vous tué?
L'ACCUSÉE
Parce que j'avais un enfant de lui et que je voulais qu'il reconnût cet enfant et que je ne voulais pas qu'il l'abandonnât
LA JUSTICE
Mais vous avez déjà eu un enfant d'un autre homme?
L'ACCUSÉE
C'est vrai, mais il était mort
LA JUSTICE
Ainsi, vous aviez appartenu déjà à d'autres hommes?
L'ACCUSÉE
Oui, mais j'avais un enfant vivant de celui-là

Passons à madame de Tilly.

LA JUSTICE,à l'accusée
Vous avez jeté du vitriol au visage de mademoiselle Maréchal
L'ACCUSÉE
Oui
LA JUSTICE
Parce qu'elle était la maîtresse de votre mari?
L'ACCUSÉE
Non. S'il n'y avait que cette raison, j'aurais pardonné
LA JUSTICE
Pourquoi alors?
L'ACCUSÉE
Parce que j'ai des enfants et que mon mari, leur père, n'attendait que ma mort pour faire de cette femme la mère de mes enfants; il me l'avait dit: et je ne voulais pas que mes enfants eussent d'autre mère que moi, même moi morte

Voilà donc les enfants, ou plutôt l'enfant qui entre dans le débat, et qui, par la voix de la femme, de la mère, de celle qui, comédienne, servante, grande dame, dans la honte ou la glorification, dans le secret ou en pleine lumière, a mis cet enfant au monde, au risque de sa propre vie, au milieu des angoisses, des terreurs, des tortures et des cris, voilà l'enfant qui entre dans le débat, et qui, légitime ou non, vivant ou mort, du sein de sa mère, du fond de son berceau ou du fond de sa tombe, prend la défense de sa mère, que vous voulez condamner, contre son père, qui vous échappe; et le voilà défiant la loi qui recule.

Est-ce clair?

C'est que vous aurez beau faire et surtout beau dire, les lois de la nature resteront toujours antérieures aux lois du code et même de la morale; c'est qu'elles seront, en définitive, les plus fortes et que vous n'aurez de repos et de sécurité véritables que quand vous aurez mis d'accord ces trois termes: la nature, la morale et la loi. Il y en a deux qui s'entendent, la loi et la morale; mais la nature n'est pas admise dans leur convention et il faut qu'elle le soit.

C'est peut-être très moral et surtout très simple de dire: «Les enfants naturels n'auront pas le droit de rechercher leur père; nous ne reconnaîtrons comme ayant des droits quelconques que les enfants nés d'un mariage ou reconnus par acte authentique et encore ceux-ci n'auront que des droits restreints à la notoriété, à l'estime, à l'héritage; il n'y a de femme respectable et pouvant invoquer notre protection que la femme mariée; à partir de quinze ans et trois mois, la jeune fille qui aura cédé à un homme, sans que celui-ci ait employé le rapt ou la violence, n'aura rien à nous demander si cet homme la rend mère et l'abandonne; le meurtre volontaire est puni de la prison ou des galères: s'il est accompagné de préméditation, il est puni de mort, etc.»

Tout cela est très moral, très simple, très clair, très joli, si vous voulez, mais cela n'a aucun rapport avec les instincts, les besoins, les exigences de la création universelle; ce sont des vues particulières, des menaces inutiles dont elle ne tient, dont elle ne peut tenir aucun compte dans son évolution providentielle et progressive; et, lorsque cette grande lutte du masculin et du féminin, lutte dans laquelle, comme mâles, nous nous sommes donnés tous les droits, vient finalement aboutir au champ clos du tribunal, la femme, sacrifiée depuis des siècles à vos combinaisons sociales comme fille, comme épouse, comme mère, se révolte et vous dit en face, car telle est la conclusion que l'on doit tirer de la répétition de certains faits déclarés jadis infâmes par vos lois et aujourd'hui indemnes par vos jugements, et la femme criminelle, révoltée, entre deux gendarmes, sans repentir, menaçante, prête à recommencer, vous dit en face:

«Eh bien, oui, j'ai aimé; oui, j'ai ce que vous appelez failli, c'est-à-dire cédé à la nature; oui, je me suis donnée à un homme, à plusieurs même; oui, j'ai ensuite prémédité un crime, je me suis exercée à manier les armes des mâles; oui, j'ai attendu cet homme et je l'ai frappé par surprise, lâchement, dans le dos et en pleine rue; oui, j'ai demandé à celui-ci un dernier baiser, et, tandis qu'il me serrait dans ses bras et qu'il ne pouvait m'échapper, je lui ai brûlé la cervelle; oui, j'ai marqué mon mari infidèle et ingrat sur le visage de sa complice, de cette jeune fille qui ne m'avait rien fait personnellement, qui ne me devait rien, qui ne se défiait pas de moi, qui ne pouvait pas me croire capable, moi femme du monde et respectée, d'une lâcheté et d'une ignominie; tout cela est vrai; mais je suis la mère, l'être sacré s'il n'a jamais failli, l'être racheté s'il aime l'enfant né de sa faute.