Kostenlos

Le corricolo

Text
0
Kritiken
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

– O mon Dieu! s'écria-t-il, ayez pitié de nous!

A peine avait-il prononcé ces paroles qu'il entendit les planchers s'abîmer successivement et tomber dans la lave. Bientôt la terrasse vacilla et se précipita à son tour, les entraînant l'un et l'autre dans sa chute. Enfin les quatre murailles se replièrent comme le couvercle d'un tombeau. La lave continua de monter, passa sur les ruines, et tout fut fini.

II
Le Môle

Il nous restait deux endroits essentiellement populaires à visiter que nous avions déjà vus en passant, mais que nous n'avions pas encore examinés en détail: c'étaient le Môle et le Marché-Neuf. Le Môle est à Naples ce qu'était le boulevart du Temple à Paris quand il y avait à Paris un boulevart du Temple. Le Môle est le séjour privilégié de Polichinelle.

Nous avons peu parlé de Polichinelle jusqu'à présent. Polichinelle est à Naples un personnage fort important. Toute l'opposition napolitaine s'est réfugiée en lui comme toute l'opposition romaine s'est réfugiée dans Pasquin. Polichinelle dit ce que personne n'ose dire.

Polichinelle dit qu'avec trois F on gouverne Naples. C'était aussi l'opinion du roi Ferdinand, qui, nous l'avons dit, n'avait guère moins d'esprit et n'était guère moins populaire que Polichinelle. Ces trois F sont festa-farina-forca: fête-farine-potence. Dix-sept cents ans avant Polichinelle, César avait trouvé les deux premiers moyens de gouvernement: panem et circenses. Ce fut Tibère qui trouva le troisième. A tout seigneur tout honneur.

Au reste, il n'y aurait rien d'étonnant que Polichinelle eût entendu dire la chose à César et eût vu pratiquer la maxime par Tibère. Polichinelle remonte à la plus haute antiquité; une peinture retrouvée à Herculanum, et qui date très probablement du règne d'Auguste, reproduit trait pour trait cet illustre personnage, au dessous duquel est gravée cette inscription: Civis atellanus. Ainsi, selon toute probabilité, Polichinelle était le héros des Atellans. Que nos grands seigneurs viennent à présent nous vanter leur noblesse du douzième ou du treizième siècle! Ils sont de quinze cents ans postérieurs à Polichinelle. Polichinelle pouvait faire triple preuve et avait trois fois le droit de monter dans les carrosses du roi.

La première fois que j'ai vu Polichinelle, il venait de proposer de nourrir la ville de Naples avec un boisseau de blé pendant un an, et cela à une seule condition. Il se faisait un grand silence sur la place, car chacun ignorait quelle était cette condition et cherchait quelle elle pouvait être. Enfin, au bout d'un instant, les chercheurs, s'impatientant, demandèrent à Polichinelle, qui attendait les bras croisés et en regardant la foule avec son air narquois, quelle était cette condition.

– Eh bien! dit Polichinelle, faites sortir de Naples toutes les femmes qui trompent et tous les maris trompés, mettez à la porte tous les bâtards et tous les voleurs, je nourris Naples pendant un an avec un boisseau de blé, et au bout d'un an il me restera encore plus de farine qu'il ne m'en faudra pour faire une galette d'un pouce d'épaisseur et de six pieds de tour.

Cette manière de dire la vérité est peut-être un peu brutale, mais Polichinelle ne s'est pas dégrossi le moins du monde: il est resté ce bon paysan de la campagne que Dieu l'a fait, et qu'il ne faut pas confondre avec notre Polichinelle que le diable emporte, ni avec le Punch anglais que le bourreau pend. Non, celui-là meurt chrétiennement dans son lit, ou plutôt celui-là ne meurt jamais; c'est toujours le même Polichinelle, avec son costume, sa camisole de calicot, son pantalon de toile, son chapeau pointu et son demi-masque noir. Notre Polichinelle, à nous, est un être fantastique, porteur de deux bosses comme il n'en existe pas, frondeur, libertin, vantard, bretteur, voltairien, sophiste, qui bat sa femme, qui bat le guet, qui tue le commissaire. Le Polichinelle napolitain est bonhomme, bête et malin à la fois, comme on dit de nos paysans; il est poltron comme Sganarelle, gourmand comme Crispin, franc comme Gautier Garguille.

Autour de Polichinelle, et comme des planètes relevant de son système et tournant dans son tourbillon, se groupent l'improvisateur et l'écrivain public.

L'improvisateur est un grand homme sec, vêtu d'un habit noir, râpé, luisant, auquel il manque deux ou trois boutons par devant et un bouton par derrière. Il a d'ordinaire une culotte courte qui retient des bas chinés au dessus du genou, ou un pantalon collant qui se perd dans des guêtres. Son chapeau bossué atteste les fréquens contacts qu'il a eus avec le public, et les lunettes qui couvrent ses yeux indiquent que son regard est affaibli par ses longues lectures. Au reste, cet homme n'a pas de nom, cet homme s'appelle l'improvisateur.

L'improvisateur est réglé comme l'horloge de l'église de San-Egidio. Tous les jours, une heure avant le coucher du soleil, l'improvisateur débouche de l'angle du Château-Neuf par la strada del Molo, et s'avance d'un pas grave, lent et mesuré, tenant à la main un livre relié en basane, à la couverture usée, aux feuillets épaissis. Ce livre, c'est l'Orlando furioso du divin Arioste.

En Italie, tout est divin: on dit le divin Dante, le divin Pétrarque, le divin Arioste et le divin Tasse. Toute autre épithète serait indigne de la majesté de ces grands poètes.

L'improvisateur a son public à lui. A quelque chose que ce public soit occupé, soit qu'il rie aux facéties de Polichinelle, soit qu'il pleure aux sermons d'un capucin, ce public quitte tout pour venir à l'improvisateur.

Aussi l'improvisateur est-il comme les grands généraux de l'antiquité et des temps modernes, qui connaissaient chacun de leurs soldats par son nom. L'improvisateur connaît tout son cercle; s'il lui manque un auditeur, il le cherche des yeux avec inquiétude; et si c'est un de ses appassionati, il attend qu'il soit venu pour commencer, ou recommence quand il arrive.

L'improvisateur rappelle ces grands orateurs romains qui avaient constamment derrière eux une flûte pour leur donner le la. Sa parole n'a ni les variations du chant, ni la simplicité du discours. C'est la modulation de la mélopée. Il commence froidement et d'un ton sourd et traînant; mais bientôt il s'anime avec l'action: Roland provoque Ferragus, sa voix se hausse au ton de la menace et du défi. Les deux héros se préparent; l'improvisateur imite leurs gestes, tire son épée, assure son bouclier. Son épée, c'est le premier bâton venu, et qu'il arrache le plus souvent à son voisin; son bouclier, c'est son livre; car il sait tellement son divin Orlando par coeur, que tant que durera la lutte terrible il n'aura pas besoin de jeter les yeux sur le texte, qu'il allongera d'ailleurs ou raccourcira à sa fantaisie, sans que le génie métromanique des écoutans en soit choqué le moins du monde; c'est alors qu'il fait beau de voir l'improvisateur.

En effet, l'improvisateur devient acteur; qu'il ait choisi le rôle de Roland ou celui du Ferragus, chacun des coups qu'il doit recevoir ou porter, il les porte où les reçoit. Alors il s'anime dans sa victoire ou s'exalte dans sa défaite. Vainqueur, il fond sur son ennemi, le presse, le poursuit, le renverse, l'égorge, le foule aux pieds, relève la tête et triomphe du regard. Vaincu, il rompt, recule, défend le terrain pied à pied, bondit à droite, bondit à gauche, saute en arrière, invoque Dieu ou le diable, selon que, pour le moment, il est païen ou chrétien, emploie toutes les ressources de la ruse, toutes les astuces de la faiblesse; enfin, poussé par son adversaire, il tombe sur un genou; combat encore, se renverse, se tord, se roule, puis, voyant que cette lutte est inutile, tend la gorge pour mourir avec grâce, comme le gladiateur gaulois, vieille tradition que l'amphithéâtre a léguée au Môle.

S'il est vainqueur, l'improvisateur prend son chapeau, comme Bélisaire son casque, et réclame impérieusement son dû. S'il est vaincu, il se glisse jusqu'à son feutre, fait le tour de la société et demande humblement l'aumône; tant les natures du Midi sont impressionnables, tant elles ont de facilité à se transformer elles-mêmes et à devenir ce qu'elles désirent être.

Malheureusement, comme nous l'avons dit, l'improvisateur s'en va; nos pères l'ont vu, nous l'avons vu; nos fils, s'ils se pressent, le verront encore, mais, à coup sûr, nos petits-fils et nos neveux ne le verront pas.

Il n'en est pas de même de l'écrivain public, son voisin. Bien des siècles se passeront encore sans que tout le monde sache écrire, et surtout dans la très fidèle ville de Naples. Puis, lorsque tout le monde saura écrire, ne restera-t-il donc pas encore la lettre anonyme, ce poison que vend l'écrivain public en se faisant un peu prier, comme le pharmacien de Roméo et Juliette vend l'arsenic? Quant à moi, je reçois, pour mon compte seul, assez de lettres anonymes pour défrayer honorablement un écrivain public ayant femme et enfans.

Le scribe qui peut écrire sur le devant de sa table: Qui si scrive in francese, est sûr de sa fortune. Pourquoi? Apprenez-le-moi, car je n'en sais rien. La langue française est la langue de la diplomatie, c'est vrai, mais les diplomates n'échangent point leurs notes par la voie des écrivains publics.

Au reste, l'écrivain public napolitain opère en plein air, en face de de tous, coram populo. Est-ce un progrès, est-ce un retard de la civilisation?

C'est que le peuple napolitain n'a pas de secret; il pense tout haut, il prie tout haut et se confesse tout haut. Celui qui sait le patois du Môle, et qui se promènera une heure par jour dans les églises, n'aura qu'à écouter ce qui se dit à l'autel ou au confessionnal, et à la fin de la semaine il sera initié dans les secrets les plus intimes de la vie napolitaine.

Ah! j'oubliais de dire que l'écrivain public napolitain est gentilhomme, ou du moins qu'on lui donne ce titre.

 

En effet, interrogez l'écrivain: c'est toujours un galantuomo qui a eu des malheurs; doutez-en, et il vous montrera comme preuve un reste de redingote de drap.

On ne saurait s'expliquer l'influence du drap sur le peuple napolitain: c'est pour lui le cachet de l'aristocratie, le signe de la prééminence. Un vestido di panno peut se permettre, vis-à-vis du lazzarone, bien des choses que je ne conseillerais pas de tenter à un vestido di telo.

Cependant, le vestido di telo a encore une grande supériorité sur le lazzarone, qui, en général, n'est vêtu que d'air.

III
Le Tombeau de Virgile

Pour faire diversion à nos promenades dans Naples, nous résolûmes, Jadin et moi, de tenter quelques excursions dans ses environs. Des fenêtres de notre hôtel nous apercevions le tombeau de Virgile et la grotte de Pouzzoles. Au delà de cette grotte, que Sénèque appelle une longue prison, était le monde inconnu des féeries antiques; l'Averne, l'Achéron, le Styx; puis, s'il faut en croire Properce, Baïa, la cité de perdition, la ville luxurieuse, qui, plus sûrement et plus vite que toute autre ville, conduisait aux sombres et infernaux royaumes.

Nous prîmes en main notre Virgile, notre Suétone et notre Tacite; nous montâmes dans notre corricolo, et comme notre cocher nous demandait où il devait nous conduire, nous lui répondîmes tranquillement: – Aux enfers. Notre cocher partit au galop.

C'est à l'entrée de la grotte de Pouzzoles qu'est situé le tombeau présumé de Virgile.

On monte au tombeau du poète par un sentier tout couvert de ronces et d'épines: c'est une ruine pittoresque que surmonte un chêne vert, dont les racines l'enveloppent comme les serres d'un aigle. Autrefois, disait-on, à la place de ce chêne était un laurier gigantesque qui y avait poussé tout seul. A la mort du Dante, le laurier mourut. Pétrarque en planta un second qui vécut jusqu'à Sannazar. Puis enfin Casimir Delavigne en planta un troisième qui ne reprit même pas de bouture. Ce n'était pas la faute de l'auteur des Messéniennes, la terre était épuisée.

On descend au tombeau par un escalier à demi ruiné, entre les marches duquel poussent de grosses touffes de myrtes; puis on arrive à la porte columbarium, on en franchit le seuil et l'on se trouve dans le sanctuaire.

L'urne qui contenait les cendres de Virgile y resta, assure-t-on, jusqu'au quatorzième siècle. Un jour on l'enleva sous prétexte de la mettre en sûreté: depuis ce jour elle n'a plus reparu.

Après un instant d'exploration intérieure, Jadin sortit pour faire un croquis du monument et me laissa seul dans le tombeau. Alors mes regards se reportèrent naturellement en arrière, et j'essayai de me faire une idée bien précise de Virgile et de ce monde antique au milieu duquel il vivait.

Virgile était né à Andes, près de Mantoue, le 15 octobre de l'an 70 avant Jésus-Christ, c'est-à-dire lorsque César avait trente ans; et il était mort à Brindes, en Calabre, le 22 septembre de l'an 19, c'est-à-dire lorsque Auguste en avait quarante-trois.

Il avait connu Cicéron, Caton d'Utique, Pompée, Brutus, Cassius, Antoine et Lépide; il était l'ami de Mécène, de Salluste, de Cornélius Nepos, de Catulle et d'Horace. Il fut le maître de Properce d'Ovide et de Tibulle, qui naquirent tous trois comme il finissait ses Géorgiques.

Il avait vu tout ce qui s'était passé dans cette période, c'est-à-dire les plus grands événemens du monde antique: la chute de Pompée, la mort de César, l'avènement d'Octave, la rupture du triumvirat; il avait vu Caton déchirant ses entrailles, il avait vu Brutus se jetant sur son épée, il avait vu Pharsale, il avait vu Philippes, il devait voir Actium.

Beaucoup ont comparé ce siècle à notre dix-septième siècle; rien n'y ressemblait moins cependant: Auguste avait bien plus de Louis-Philippe que de Louis XIV. Louis XIV était un grand roi, Auguste fut un grand politique.

Aussi le siècle de Louis XIV ne comprend-il réellement que la première moitié de sa vie. Le siècle d'Auguste commence après Actium, et s'étend sur toute la dernière partie de son existence.

Louis XIV, après avoir été le maître du monde, meurt battu par ses rivaux, méprisé par ses courtisans, honni par son peuple, laissant la France pauvre, plaintive et menacée, et redevenu un peu moins qu'un homme, après s'être cru un peu plus qu'un dieu.

Auguste, au contraire, commence par les luttes intérieures, les proscriptions et les guerres civiles; puis, Lépide mort, Brutus mort, Antoine mort, il ferme le temple de Janus qui n'avait pas été fermé depuis deux cent six ans, et meurt presqu'à l'âge de Louis XIV, c'est vrai, mais laissant Rome riche, tranquille et heureuse; laissant l'empire plus grand qu'il ne l'avait pris des mains de César, ne quittant la terre que pour monter au ciel, ne cessant d'être homme que pour passer dieu.

Il y a loin de Louis XIV descendant de Versailles à Saint-Denis au milieu des sifflets de la populace, à Auguste montant à l'Olympe par la voie Appia au milieu des acclamations de la multitude.

On connaît Louis XIV, dédaigneux avec sa noblesse, hautain avec ses ministres, égoïste avec ses maîtresses; dilapidant l'argent de la France en fêtes dont il est le héros, en carrousels dont il est le vainqueur, en spectacles dont il est le dieu; toujours roi pour sa famille comme pour son peuple, pour ses courtisans en prose comme pour ses flatteurs en vers; n'accordant une pension à Corneille que parce que Boileau parle de lui abandonner la sienne; éloignant Racine de lui parce qu'il a eu le malheur de prononcer devant lui le nom de son prédécesseur, Scarron; se félicitant de la blessure de madame la duchesse de Bourgogne, qui donnera plus de régularité désormais à ses voyages de Marly, sifflotant un air d'opéra près du cercueil de son frère, et voyant passer devant lui le cadavre de ses trois fils sans s'informer qui les a empoisonnés, de peur de découvrir les véritables coupables dans sa maîtresse ou dans ses bâtards.

En quoi ressemble à cela, je vous le demande, l'écolier qui vient d'Apollonie pour recueillir l'héritage de César?

Voulez-vous voir Octave, ou Thurinus comme on l'appelait alors? puis nous passerons à César, et de César à Auguste, et vous verrez si ce triple et cependant unique personnage a un seul trait de l'amant de mademoiselle de La Vallière, de l'amant de madame de Montespan, et de l'amant de madame de Maintenon, qui lui aussi est un seul et même personnage.

César vient de tomber au Capitole; Brutus et Cassius viennent d'être chassés de Rome par le peuple, qui les a portés la veille en triomphe; Antoine vient de lire le testament de César qui intitule Octave son héritier. Le monde tout entier attend Octave.

C'est alors que Rome voit entrer dans ses murs un jeune homme de vingt-un ans à peine, né sous le consulat de Cicéron et d'Antoine, le 22 septembre de l'an 689 de la fondation de Rome, c'est-à-dire soixante-deux ans avant Jésus-Christ, qui naîtra sous son règne.

Octave n'avait aucun des signes extérieurs de l'homme réservé aux grandes choses; c'était un enfant que sa petite taille faisait paraître encore plus jeune qu'il n'était réellement; car, au dire même de l'affranchi Julius Maratus, quoiqu'il essayât de se grandir à l'aide des épaisses semelles de ses sandales, Octave n'avait que cinq pieds deux pouces: il est vrai que c'était la taille qu'avait eue Alexandre et celle que devait avoir Napoléon. Mais Octave ne possédait ni la force physique du vainqueur de Bucéphale, ni le regard d'aigle du héros d'Austerlitz; il avait au contraire le teint pâle, les cheveux blonds et bouclés, les yeux clairs et brillans, les sourcils joints, le nez saillant d'en haut et effilé par le bas, les lèvres minces, les dents écartées, petites et rudes, et la physionomie si douce et si charmante, qu'un jour qu'il passera les Alpes, l'expression de cette physionomie retiendra un Gaulois qui avait formé le projet de le jeter dans un précipice. Quant à sa mise, elle est des plus simples: au milieu de cette jeunesse romaine qui se farde, qui met des mouches, qui grasseye, qui se dandine; parmi ces beaux et ces trossuli, ces modèles de l'élégance de l'époque, qu'on reconnaît à leur chevelure parfumée de baume, partagée par une raie, et que le fer du barbier roule deux fois par jour en longs anneaux de chaque côté de leurs tempes; à leurs barbes rasées avec soin, de manière à ne laisser aux uns que des moustaches, aux autres qu'un collier; à leurs tuniques transparentes ou pourprées, dont les manches démesurées couvriraient leurs mains tout entières s'ils n'avaient soin d'élever leurs mains pour que ces manches, en se retroussant, laissent voir leurs bras polis à la pierre ponce et leurs doigts couverts de bagues; Octave se fait remarquer par sa toge de toile, par son laticlave de laine, et par le simple anneau qu'il porte au premier doigt de la main gauche, et dont le chaton représente un sphinx. Aussi toute cette jeunesse, qui ne comprend rien à cette excentricité qui donne à l'héritier de César un air plébéien, nie-t-elle qu'il soit, comme on l'assure, de sang aristocratique, et prétend-elle que son père Cn. Octavius était un simple diviseur de tribu ou tout au plus un riche banquier. D'autres vont plus loin, et assurent que son grand-père était meunier, et qu'il ne porte cette simple toge blanche que pour qu'on n'y voie pas les traces de la farine: Materna tibi farina, dit Suétone; et Suétone, comme on le sait, est le Tallemant des Réaux de l'époque.

Et cependant les dieux ont prédit de grandes choses à cet enfant; mais ces grandes choses, au lieu de les raconter, de les redire, de s'en faire un titre, sinon à l'amour, du moins à la superstition de ses concitoyens, il les renferme en lui-même et les garde dans le sanctuaire de ses espérances. Des présages ont accompagné et suivi sa naissance, et Octave croit aux présages, aux songes et aux augures. Autrefois, les murs de Volletri furent frappés de la foudre, et un oracle a prédit qu'un citoyen de cette ville donnerait un jour des lois au monde. En outre, un autre bruit s'est répandu, qu'Asclépiades et Mendès consigneront plus tard dans leur livre sur les choses divines: c'est qu'Atia, mère d'Octave, s'étant endormie dans le temple d'Apollon, fut réveillée comme par des embrassemens, et s'aperçut avec effroi qu'un serpent s'était glissé dans sa poitrine et l'enveloppait de ses replis; dix mois après elle accoucha. Ce n'est pas tout: le jour de son accouchement, son mari, retenu chez lui par cet événement, ayant différé de se rendre au sénat, où l'on s'occupait de la conjuration de Catilina, et ayant expliqué en y arrivant la cause de son retard, Publius Nigidius, augure très renommé pour la certitude de ses prédictions, se fit dire l'heure précise de la naissance d'Octave, et déclara que, si sa science ne le trompait pas, ce maître du monde promis par le vieil oracle de Velletri venait enfin de naître.

Voilà les signes qui avaient précédé la naissance d'Octave. Voici ceux qui l'avaient suivie:

Un jour que l'enfant prédestiné, alors âgé de quatre ans, dînait dans un bois, un aigle s'élança de la cime d'un roc où il était perché et lui enleva le pain qu'il tenait à la main, remonta dans le ciel, puis, un instant après, rapporta au jeune Octave le pain tout mouillé de l'eau des nuages.

Enfin, deux ans après, Cicéron, accompagnant César au Capitole, racontait, tout en marchant, à un de ses amis, qu'il avait vu en songe, la nuit précédente, un enfant au regard limpide, à la figure douce, aux cheveux bouclés, lequel descendait du ciel à l'aide d'une chaîne d'or et s'arrêtait à la porte du Capitole, où Jupiter l'armait d'un fouet. Au moment où il racontait ce songe, il aperçut le jeune Octave et s'écria que c'était là le même enfant qu'il avait vu la nuit précédente.

Il y avait là, comme on le voit, plus de promesses qu'il n'en fallait pour tourner une jeune tête; mais Octave était de ces hommes qui n'ont jamais été jeunes et à qui la tête ne tourne pas. C'était un esprit calme, réfléchi, rusé, incertain et habile, ne se laissant point emporter aux premiers mouvemens de sa tête ou de son coeur, mais les soumettant incessamment à l'analyse de son intérêt et aux calculs de son ambition. Dans aucun des partis qui s'étaient succédé depuis cinq ans qu'il avait revêtu la robe virile, il n'avait adopté de couleur; ce qui était une excellente position, attendu que, quelque parti qu'il adoptât, son avenir n'avait point à rompre avec son passé. Plus heureux donc qu'Henri IV en 1593 et que Louis-Philippe en 1830, il n'avait point d'engagemens pris et se trouvait à peu près dans la situation, moins la gloire passée, ce qui était encore une chance de plus pour lui, où se trouva Bonaparte au 18 brumaire.

 

Comme alors, il y avait deux partis, mais deux partis qui, quoique portant les mêmes noms, n'avaient aucune analogie avec ceux qui existaient en France en 99; car, à cette époque, le parti républicain, représenté par Brutus, était le parti aristocratique; et le parti royaliste, représenté par Antoine, était le parti populaire.

C'était donc entre ces deux hommes qu'il fallait qu'Octave se fît jour en créant un troisième parti, servons-nous d'un mot moderne, un parti juste-milieu.

Un mot sur Brutus et sur Antoine.

Brutus a trente-trois ou trente-quatre ans; il est d'une taille ordinaire, il a les cheveux courts, la barbe coupée à la longueur d'un demi-pouce, le regard calme et fier, et un seul pli creusé par la pensée au milieu du front: du moins, c'est ainsi que le représentent les médailles qu'il a fait frapper en Grèce avec le titre d'imperator; entendez-vous? Brutus imperator, c'est-à-dire Brutus, général. Ne prenez donc jamais le mot imperator que dans ce sens, et non dans celui que lui ont donné depuis Charlemagne et Napoléon.

Continuons.

Il descend, par son père, de ce Junius Brutus qui condamna ses deux fils à mort, et dont la statue est au Capitole au milieu de celle des rois qu'il a chassés; et, par sa mère, de ce Servilius Ahala qui, étant général de la cavalerie sous Quintus Cincinnatus, tua de sa propre main Spurius Mélius qui aspirait à la royauté. Son père, mari de Servilie, fut tué par ordre de Pompée, pendant les guerres de Marius et de Sylla; et il est neveu de ce même Caton qui s'est déchiré les entrailles à Utique. Un bruit populaire le dit fils de César, qui aurait séduit sa mère avec une perle valant six millions de sesterces, c'est-à-dire douze cent mille francs à peu près. Mais on a tant prêté de bonnes fortunes à César, qu'il ne faut pas croire tout ce qu'on en dit. Jeune, Brutus a étudié la philosophie en Grèce; il appartient à la secte platonicienne, et il a puisé à Athènes et à Corinthe ces idées de liberté aristocratique qui formaient la base gouvernementale des petites républiques grecques. Officier en Macédoine sous Pompée, il s'est fait remarquer à Pharsale par son grand courage. Gouverneur dans les Gaules pour César, il s'est fait remarquer dans la province par sa sévère probité. C'est un de ces hommes qui n'agissent jamais sans conviction, mais qui, des qu'ils ont une conviction, agissent toujours; c'est une de ces âmes profondes et retirées où les dieux qui s'en vont trouvent un tabernacle; c'est un de ces coeurs couverts d'un triple acier, comme dit Horace, qui tiennent la mort pour amie, et qui la voient venir en souriant. Le regard incessamment tourné vers les vertus des âges antiques, il ne voit pas les vices des jours présens; il croit que le peuple est toujours un peuple de laboureurs; il croit que le sénat est toujours une assemblée de rois. Son seul tort est d'être né après le brutal Marius, le galant Sylla et le voluptueux César, au lieu de naître au temps de Cincinnatus, des Gracques ou des premiers Scipions. Il a été coulé tout de bronze dans une époque où les statues sont de boue et d'or. Quand un pareil homme commet un crime, c'est son siècle qu'il faut accuser et non pas lui.

Au reste, Brutus vient de faire une grande faute: il a quitté Rome, oubliant que c'est sur le lieu même où l'on a commencé une révolution qu'il faut l'accomplir.

Quant à Antoine, c'est le contraste le plus complet que le ciel ait pu mettre en opposition avec la figure calme, froide et sévère que nous venons de dessiner.

Antoine a quarante-six ans, sa taille est haute, ses membres musculeux, sa barbe épaisse, son front large, son nez aquilin. Il prétend descendre d'Hercule; et comme c'est le plus habile cavalier, le plus fort discobole, le plus rude lutteur qu'il y ait eu depuis Pompée, personne ne lui conteste cette généalogie, si fabuleuse qu'elle paraisse à quelques uns. Enfant, sa grande beauté l'a fait remarquer de Curion, et il a passé avec lui les premières années de son adolescence dans la débauche et dans l'orgie. Avant de revêtir la robe virile, c'est-à-dire à seize ans à peu près, il avait déjà fait pour un million et demi de dettes; mais ce qu'on lui reproche surtout, c'est le cynisme de son intempérance. Le lendemain des noces du mime Hippias, il s'est rendu à l'assemblée publique si gorgé de vin qu'il a été obligé de s'arrêter à l'angle d'une rue et de le rendre aux yeux de tous, quoique le mime Sergius, avec lequel il vit dans un commerce infâme, et qui a, dit-on, toute influence sur lui, essayât d'étendre son manteau entre lui et les passans. Après Sergius, sa compagnie la plus habituelle est la courtisane Cythéris, qu'il mène partout avec lui dans une litière, et à laquelle il fait un cortége aussi nombreux que celui de sa propre mère. Chaque fois qu'il part pour l'armée, c'est avec une suite d'histrions et de joueurs de flûte. Lorsqu'il s'arrête, il fait dresser ses tentes sur le bord des rivières ou sous l'ombre des forêts. S'il traverse une ville, c'est sur un char traîné par des lions qu'il conduit avec des rênes d'or. En temps de paix, il porte une tunique étroite et une cape grossière. En temps de guerre, il est couvert des plus riches armes qu'il a pu se procurer, pour attirer à lui les coups des plus rudes et des plus braves ennemis. Car Antoine, avec la force physique, a reçu le courage brutal; ce qui fait qu'il est un dieu pour le soldat, et une idole pour le peuple. Du reste, orateur habile dans le style asiatique, par un seul discours il a chassé Brutus et Cassius de Rome. Fastueux et plein d'inégalité, prétendant être le fils d'un dieu, et descendant parfois au niveau de la bête, Antoine croit imiter César en le singeant à la guerre et à la tribune. Mais entre Antoine et César il y a un abîme: Antoine n'a que des défauts, César avait des vices; Antoine n'a que des qualités, César avait des vertus: Antoine, c'est la prose; César, c'est la poésie.

Mais pour le moment, tel qu'il est, Antoine règne à Rome; car il y a réaction pour César, et Antoine représente César: c'est lui qui continue le vainqueur des Gaules et de l'Egypte. Il vend les charges, il vend les places, il vend jusqu'aux trônes; il vient pour vingt mille francs, ce qui n'est pas cher, comme on voit, de donner un diplôme de roi en Asie; car Antoine a sans cesse besoin d'argent. Cependant il n'y a pas plus de quinze jours qu'il a forcé la veuve de César de lui remettre les vingt-deux millions laissés par César; il est vrai que, des ides de mars au mois d'avril, Antoine a payé pour huit millions de dettes: mais comme on assure qu'il a pillé le trésor public, qui, au dire de Cicéron, contenait sept cents millions de sesterces, c'est-à-dire cent quarante millions de francs à peu près; si grand dépensier que soit Antoine, comme il n'a payé aucun des legs de César, il doit bien lui rester encore une centaine de millions; et un homme du caractère d'Antoine, avec cent millions derrière lui, est un homme à craindre.

A propos, nous oublions une chose: Antoine était le mari de Fulvie.

Voilà donc celui contre lequel Octave aura d'abord à lutter.

Octave comprit que le sénat, tout en votant des remerciemens à Antoine, détestait d'autant plus ce maître grossier qu'il lui obéissait plus lâchement. Octave se glissa tout doucement dans le sénat, appela Cicéron son père, demanda humblement et obtint sans conteste de porter le grand nom de César, seule portion de son héritage à laquelle, disait-il, il eût jamais aspiré; paya tout doucement, et sur sa propre fortune, les legs que César avait laissés aux vétérans et qu'Antoine leur retenait; joua le citoyen pur, le patriote désintéressé; refusa les faisceaux qu'on lui offrait, et proposa tout bas, pour faire honneur à Antoine et pour lui donner l'occasion d'achever ce qu'il avait si bien commencé, d'envoyer Antoine chasser Décimus Brutus de la Gaule Cisalpine. Antoine, enchanté d'échapper aux criailleries des héritiers de César, part en promettant de ramener Décimus Brutus pieds et poings liés. A peine est-il parti que le sénat respire. Alors Octave voit que le moment est venu: il déclare qu'il croit Antoine l'ennemi de la république, met à la disposition du sénat une armée qu'il a achetée, sans que personne s'en doute, de ses propres deniers. Alors le sénat tout entier se lève contre Antoine. Cicéron embrasse Octave, il propose de le nommer chef de cette armée; et comme cette proposition cause quelque étonnement: Ornandum tollendum, dit-il en se retournant vers les vieilles têtes du sénat. Mauvais calembourg qu'entend Octave, et qui coûtera la vie à celui qui l'a fait. Mais Octave refuse; il est faible de corps, ignorant en fait de guerre; il veut deux collègues pour n'avoir aucune responsabilité à supporter; et, sur sa demande, un décret du sénat lui adjoint les consuls Hirtius et Pansa.