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Le comte de Moret

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CHAPITRE VI.
MARINA ET JAQUELINO

Quelques minutes avant que Latil ne manifestât son existence par les deux mots qu'en général prononce tout blessé revenant à la vie, et qui d'ailleurs faisaient en première ligne partie du répertoire de notre spadassin, un jeune homme s'était présenté à l'hôtel de la Barbe Peinte, et s'était informé si la chambre n. 13, située au premier étage, n'était point occupée par une paysanne des environs de Paris, nommée Marina. Elle était, avait-il ajouté, reconnaissable à ses beaux cheveux et à ses beaux yeux noirs, que faisait valoir le cacolet ponceau qui devait leur servir de cadre, et à sa mise tout entière qui rappelait celle de ces âpres montagnes de Navarre que Henri IV avait, tête et pieds nus, tant de fois escaladées tout enfant.

Mme Soleil, avec un charmant sourire, laissa au jeune homme tout le temps de s'informer, car sans doute lui plaisait-il de regarder dans tous ses détails cette tête juvénile; après quoi sa réponse, accompagnée d'un coup d'œil d'intelligence, fut que la jeune paysanne, désignée sous le nom de Marina, était dans la chambre indiquée et attendait depuis une demi-heure à peu près.

Et, en même temps, un geste gracieux de Mme Soleil, geste comme en ont toujours les femmes de trente à trente-cinq ans pour les beaux garçons de vingt à vingt-deux ans, en même temps, un geste gracieux de Mme Soleil, disons-nous, indiquait au questionneur l'escalier au haut duquel il devait trouver la chambre désignée sous le numéro 13.

Le jeune homme était, en effet, comme nous l'avons dit, un beau garçon de vingt à vingt-deux ans, de taille moyenne, mais bien prise, et dans chacun des mouvements de laquelle se révélaient l'élégance et la force. Il avait les yeux bleus des races du Nord, abrités par les sourcils et les cheveux noirs des races du Midi. Un teint plutôt hâlé par le soleil que pâli par la fatigue, une moustache fine, une royale naissante, des lèvres fines et railleuses qui, en s'ouvrant, laissaient voir un double rang de dents blanches qu'eût envié plus d'une bouche de femme, complétaient le charmant ensemble de cette physionomie.

Son costume de paysan basque était à la fois commode et élégant; il se composait d'un béret rouge, sang de bœuf, orné à son centre d'un gros gland noir, tombant sur les épaules, et de deux plumes, l'une du même ton que le béret, l'autre de la même couleur que le gland, encadrant coquettement le visage. Le pourpoint, du même drap que le béret, passementé de noir comme lui, laissait voir par une de ses manches ouvertes et pendantes, par la manche droite, un de ces dessous qui, à la rigueur, pouvaient dans ces temps d'attaques journalières et d'embuscades nocturnes servir de plastron et amortir un coup de poignard ou d'épée.

Ce pourpoint, boutonné du haut en bas, était en arrière sur les modes de Paris, où l'on portait déjà depuis plus de dix ans le pourpoint boutonné du haut seulement, afin de laisser sortir, entre lui et le haut-de-chausses, les plis d'une chemise de fine batiste et des flots de rubans et de dentelles. Il se fermait sur une espèce de pantalon à pied, de buffle gris, auquel on avait adapté des semelles à haut talon, qui tenait lieu de bottes à celui qui le portait.

Un poignard passé à la ceinture de cuir qui lui serrait la taille et qui soutenait une longue rapière lui battant les mollets, complétait le costume de celui qu'à tort nous avons désigné sous le nom de paysan, et qui, d'après l'arme qu'il portait, avait droit au titre de gentilhomme campagnard.

Arrivé devant la porte, il commença par s'assurer qu'elle était bien surmontée du n. 13, et certain de ne pas se tromper, il frappa d'une façon particulière, c'est-à-dire deux coups pressés; puis, après un intervalle, deux autres coups encore, puis enfin un cinquième coup, en observant entre ce quatrième et ce cinquième coup le même intervalle qu'entre les deux premiers et le troisième et le quatrième.

A ce cinquième coup, sans se faire attendre, la porte s'ouvrit, ce qui prouvait que le visiteur était attendu.

La personne qui ouvrait la porte était une femme de vingt-huit à trente ans, dans toute la puissance d'une luxuriante beauté. Ses yeux, qui avaient servi d'indication au jeune homme dans le signalement qu'il avait donné d'elle, étincelaient comme deux diamants noirs sous l'écrin de velours de ses longues paupières. Ses cheveux étaient d'une nuance tellement foncée, que toute comparaison empruntée à l'encre, au charbon, à l'aile de corbeau, était insuffisante. Ses joues étaient d'une pâleur chaude et ambrée dénonçant des passions plutôt tumultueuses et passagères que profondes et durables. Son cou, serré par quatre rangs de corail, était emmanché dans des épaules vigoureusement dessinées, et descendait, par une pente doucement fuyante, vers une gorge singulièrement provocante par ses rapides ondulations. Malgré ses contours, qui, sculpturalement parlant, appartenaient plutôt à la Niobé qu'à la Diane, la taille était fine – ou plutôt paraissait plus fine qu'elle n'était, par le rebondissement tout espagnol des hanches. La jupe courte, de la même couleur que le cacolet, c'est-à-dire rouge zébrée de velours noir, laissait voir un bas de jambe plus aristocratique que ne le comportait le costume, et un pied qui, relativement au reste de cette plantureuse nature, paraissait d'une petitesse exagérée.

Nous avons eu tort de dire que la porte s'ouvrait, nous eussions dû dire s'entre-bâillait seulement, car ce ne fut que quand le jeune homme eut prononcé le nom de Marina et que celle qu'il désignait sous ce nom, comme par une espèce de mot d'ordre, lui eut répondu par celui de Jaquelino, que la porte s'ouvrit tout à fait, et que celle qui en était la gardienne s'effaça pour laisser entrer celui qu'elle attendait et derrière lequel elle referma vivement le battant au verrou, se retournant aussitôt d'ailleurs, pressée qu'elle était sans doute de voir celui à qui elle avait affaire.

– Ventre-Saint-Gris! s'écria le jeune homme, que j'ai là une succulente cousine.

– Et moi sur mon âme, un beau cousin! dit la jeune femme.

– Par ma foi! continua Jaquelino, quand on est si proches parents que nous le sommes et qu'on ne s'est jamais vu, m'est avis que l'on doit commencer à faire connaissance en s'embrassant.

– Je n'ai rien à dire contre cette manière de souhaiter la bienvenue à ses parents, répondit Marina en tendant ses deux joues qui se couvrirent d'une rougeur passagère, à laquelle un habile observateur ne se fût pas trompé, et qu'il eût attribuée à un désir facile à irriter plutôt qu'à une pudeur trop susceptible.

Les deux jeunes gens s'embrassèrent.

– Ah! par l'âme de mon joyeux père, dit le jeune homme avec un accent de bonne humeur qui paraissait lui être naturelle, la plus agréable chose de ce monde est, je crois, d'embrasser une jolie femme, si ce n'est cependant de recommencer, ce qui doit être plus agréable encore.

Et il étendit les bras une seconde fois, pour joindre le précepte aux paroles.

– Tout beau! cousin, dit la jeune femme en l'arrêtant court, nous causerons de cela plus tard, si vous voulez bien; non point que la chose ne me paraisse aussi plaisante qu'à vous, mais parce que le temps nous manque. C'est votre faute; pourquoi avez-vous perdu une demi-heure à me faire vous attendre?

– Eh! pardieu, la belle demande, parce que je croyais être attendu par quelque grosse nourrice allemande, ou par quelque sèche duègne espagnole; mais vienne l'occasion de nous retrouver ensemble, et je jure Dieu, ma belle cousine, que c'est moi qui vous attendrai.

– Je prends acte de la promesse; mais à cette heure, je n'en suis pas moins pressée d'aller dire à celle qui m'envoie que je vous ai vu et que vous êtes prêt en tout point à obéir à ses ordres, comme il convient à un courtois chevalier à l'égard d'une grande princesse.

– Ces ordres, dit le jeune homme en mettant un genou en terre, je les attends humblement.

– Oh! vous à mes genoux, Monseigneur! Monseigneur! y songez-vous? s'écria Marina en le relevant.

Puis elle ajouta avec son provocant sourire:

– C'est dommage, vous êtes charmant ainsi.

– Voyons, dit le jeune homme, en prenant les mains de sa prétendue cousine et en la faisant asseoir près de lui, d'abord et avant tout, a-t-on appris mon retour avec satisfaction?

– Avec joie.

– Est-ce avec plaisir que l'on m'accorde cette audience?

– Avec bonheur.

– Et la mission dont je suis chargé sera-t-elle accueillie avec sympathie?

– Avec enthousiasme.

– Et cependant, voilà huit jours que je suis arrivé, et deux jours que j'attends.

– Vous êtes charmant, en vérité, mon cousin. Et combien y a-t-il de jours, je vous prie, que nous-mêmes sommes arrivée de La Rochelle: deux jours et demi.

– C'est vrai.

– Et sur ces deux jours et demi, à quoi ont été occupés hier et avant-hier?

– A des fêtes, je le sais, puisque je les ai vues!

– D'où les avez-vous vues?

– Mais de la rue, comme un simple mortel.

– Comment les avez-vous trouvées?

– Superbes.

– N'est-ce pas qu'il a de l'imagination, notre cher cardinal? Sa Majesté Louis XIII déguisé en Jupiter.

– Et en Jupiter Stator.

– Stator ou autre, peu m'importe.

– Ah! il n'importe pas si peu, ma belle cousine; toute la question au contraire est là.

– Là! Où?

– Dans le mot Stator. Savez-vous ce que veut dire stator?

– Ma foi, non.

– Cela veut dire Jupiter qui arrête, ou qui s'arrête.

– Tâchons que ce soit Jupiter qui s'arrête.

– Au pied des Alpes, n'est-ce pas?

– Nous ferons tout ce que nous pourrons pour cela. Dieu merci, malgré la foudre qu'il tenait à la main, et dont il menaçait à la fois l'Autriche et l'Espagne…

 

– Foudre de bois…

– Et sans ailes; les ailes de la foudre, à l'endroit de la guerre, c'est l'argent, et je ne crois pas le roi ni le cardinal très riches en ce moment. Donc, chère cousine, Jupiter Stator, après avoir menacé l'Orient et l'Occident, déposera probablement la foudre sans l'avoir lancée.

– Oh! dites cela ce soir à nos deux pauvres reines, et vous les rendrez bien heureuses.

– J'ai mieux que cela à leur dire, j'ai à leur remettre, comme je l'ai fait savoir à Leurs Majestés, une lettre du prince de Piémont, qui jure bien que l'armée française ne passera pas les Alpes.

– Pourvu que cette fois il tienne parole! Ce n'est pas son habitude, vous le savez.

– Mais cette fois, il a tout intérêt à la tenir.

– Nous bavardons, cousin, nous bavardons, et nous laissons le temps se perdre inutilement.

– C'est votre faute, cousine, dit le jeune homme avec ce franc sourire qui montre toutes les dents, c'est vous qui n'avez pas voulu l'employer à des choses utiles.

– Soyez donc dévoué à vos maîtres et ôtez-vous pour eux le pain de la bouche, voilà comment vous êtes récompensée de votre dévouement, par des reproches! Mon Dieu, que les hommes sont injustes!

– Je vous écoute, cousine.

Et le jeune homme donna à sa figure l'expression la plus grave qu'il put inventer.

– Eh bien, ce soir même, vers onze heures, vous êtes attendu au Louvre.

– Comment, ce soir? C'est ce soir que j'aurai l'honneur d'être reçu par Leurs Majestés?

– Ce soir même.

– Je croyais qu'il y avait justement spectacle et ballet de circonstance ce soir à la cour.

– Oui; mais la reine, en apprenant cette nouvelle, s'est plainte aussitôt d'une grande fatigue et d'un insupportable mal de tête; elle a dit qu'il n'y avait que le sommeil qui pût la remettre. On a appelé Bouvard; Bouvard a reconnu tous les symptômes d'une migraine persistante. Bouvard, tout bon médecin du roi qu'il est, nous appartient corps et âme. Il a recommandé le repos le plus absolu, et la reine se repose en vous attendant.

– Mais, comment entrerai-je au Louvre? je ne présume pas que ce soit en me présentant.

– Tout est prévu, soyez tranquille. Ce soir, en habit de cavalier, vous vous trouverez rue des Fossés-Saint-Germain; un page à la livrée de Mme la princesse, chamois et bleu, vous attendra au coin de la rue des Poulies; il aura le mot d'ordre jusqu'au corridor qui conduit à la chambre de la reine, où la demoiselle d'honneur de service vous recevra de ses mains. Si Sa Majesté peut vous admettre immédiatement près d'elle, vous serez immédiatement introduit; sinon, vous attendrez dans quelque cabinet avoisinant sa chambre, que le moment soit arrivé.

– Et pourquoi n'est-ce pas vous, chère cousine, qui vous chargerez de me faire prendre patience, en attendant? Je vous jure que cela me serait infiniment agréable.

– Parce que ma semaine de service est finie, et que j'emploie mon temps au dehors, comme vous voyez.

– Et vous m'avez même l'air de l'employer agréablement.

– Que voulez-vous, cousin, on ne vit qu'une fois.

En ce moment, on entendit tinter l'horloge des Blancs-Manteaux.

– Neuf heures, s'écria Mariana! Embrassez-moi vite, cousin, et poussez-moi dehors. J'ai à peine le temps de rentrer au Louvre et de dire que j'ai pour parent un charmant cavalier qui donnerait… Que donneriez-vous bien pour la reine?

– Ma vie! Est-ce assez?

– C'est trop; ne donnez jamais que ce que vous pourriez reprendre, et non ce qui, une fois donné, ne se retrouve pas. Au revoir cousin!

– A propos, dit le jeune homme l'arrêtant, n'y a-t-il pas quelque signe de reconnaissance, quelque mot d'ordre à échanger avec le page?

– C'est vrai, j'oubliai. Vous lui direz: Cazal, et il vous répondra: Mantoue.

Et la jeune femme présenta cette fois à son prétendu cousin, non plus ses deux joues mais ses deux lèvres, sur lesquelles retentit un double baiser.

Puis elle s'élança par les escaliers avec la rapidité d'une femme qui, si l'on tentait de la retenir, ne serait pas bien sûre de résister.

Jaquelino resta un moment après elle, ramassa son béret qui était tombé dès le commencement du dialogue, le rajusta sur sa tête, et sans doute pour donner le temps à la messagère du Louvre de s'éloigner et de disparaître, descendit lentement l'escalier en chantant cette chanson de Ronsard:

 
Il me semble que la journée
Dure plus longue qu'une année,
Quand par malheur je n'ai ce bien
De voir la grand'beauté de celle
Qui tient mon cœur et sans laquelle,
Vissé-je tout, je ne vois rien.
 

Il en était au troisième couplet de sa chanson et à la dernière marche de l'escalier, lorsque de cette dernière marche, plongeant sur la salle basse où avaient l'habitude de se tenir les buveurs, il vit, éclairé par la lueur d'une chandelle collée à la muraille, un homme pâle et tout sanglant couché sur une table, et qui paraissait près d'expirer. A son côté se tenait un capucin, qui semblait écouter la confession du mourant. Les curieux se pressaient aux portes et aux fenêtres, mais contenus par la présence du moine et par la solennité de l'acte qu'accomplissait le blessé, ils n'osaient entrer.

Cette vue interrompit la chanson sur les lèvres du chanteur, et comme l'hôtelier se trouvait à la portée de sa voix:

– Hé! maître Soleil! fit-il.

Maître Soleil s'approcha, son bonnet à la main.

– Qu'y a-t-il pour votre service, mon beau jeune homme?

– Que diable fait donc cet homme couché sur une table, avec un moine près de lui?

– Il se confesse.

– Je le vois pardieu bien, qu'il se confesse. Mais qui est-il? et pourquoi se confesse-t-il?

– Qui est-il? reprit l'hôtelier avec un soupir. C'est un brave et honnête garçon, nommé Etienne Latil, et des meilleurs clients de ma maison… Pourquoi il se confesse? parce qu'il n'a plus probablement que quelques heures à vivre. Comme il a des sentiments religieux, il demandait à grands cris un prêtre, quand ma femme a avisé ce digne capucin, qui sortait des Blancs-Manteaux, et l'a rappelé.

– Et de quoi meurt-il, votre honnête homme?

– Oh! monsieur, c'est-à-dire qu'un autre en serait déjà mort dix fois: il meurt de deux terribles coups d'épée, un qui entre dans le dos et qui lui sort par la poitrine, l'autre qui lui entre dans la poitrine et qui lui sort par le dos.

– Il avait donc affaire à plusieurs hommes?

– A quatre, monsieur, à quatre.

– Une querelle?

– Non, une vengeance.

– Une vengeance?

– Oui, l'on craignait qu'il ne parlât.

– Et s'il eût parlé, qu'eût-il pu dire?

– Qu'on lui avait offert mille pistoles pour assassiner le comte de Moret, et qu'il avait refusé.

Le jeune homme tressaillit à ce nom, et, regardant fixement l'hôtelier.

– Pour assassiner le comte de Moret? répéta-t-il. Etes-vous bien sûr de ce que vous dites-là, brave homme?

– Je le tiens de sa bouche même. C'est la première chose qu'il a dite après avoir demandé à boire.

– Le comte de Moret, répéta le jeune homme, Antoine de Bourbon?

– Antoine de Bourbon, oui.

– Le fils de Henri IV?

– Et de Mme Jacqueline de Bueil, comtesse de Moret.

– C'est étrange!

– Si étrange que ce soit, c'est cependant ainsi!

Alors, après un nouveau silence d'un instant, au grand étonnement de maître Soleil, et malgré ses cris: «Où allez-vous?» le jeune homme écarta les marmitons et les servantes qui encombraient la porte intérieure, entra dans la salle occupée par le capucin et par Etienne Latil seulement, s'approcha du blessé, et, jetant sur la table une bourse qu'au son qu'elle rendit, on pouvait juger honnêtement garnie:

– Etienne Latil, lui dit-il, voilà pour vous faire soigner. Si vous en revenez, dès que vous serez transportable, faites-vous conduire à l'hôtel du duc de Montmorency, rue des Blancs-Manteaux. Si vous en mourez, mourez dans la confiance du Seigneur, les messes ne manqueront pas au salut de votre âme.

A l'approche du jeune homme, le blessé s'était soulevé sur son coude, et, comme à la vue d'un spectre, il était resté muet, les yeux ouverts, les sourcils froncés, la bouche béante.

Puis, lorsque le jeune homme s'éloigna:

– Le comte de Moret! murmura le blessé, en se laissant retomber sur la table.

Quant au capucin, dès les premiers pas que le faux Jaquelino avait faits dans la chambre, il avait vivement tiré son capuchon sur son visage, comme s'il eût craint d'être connu par lui.

CHAPITRE VII.
ESCALIERS ET CORRIDORS

En sortant de l'hôtellerie de la Barbe Peinte, le comte de Moret, dont nous n'avons plus besoin de maintenir l'incognito, descendit la rue de l'Homme-Armé, tourna à droite, prit la rue des Blancs-Manteaux, et alla frapper à l'hôtel du duc de Montmorency, Henri II du nom, qui s'ouvrait par deux portes, l'une donnant dans la rue des Blancs-Manteaux, l'autre donnant sur la rue Sainte-Avoye.

Sans doute, le fils de Henri IV avait de grandes familiarités dans la maison, car, aussitôt qu'il eut été reconnu, un jeune page d'une quinzaine d'années saisit un chandelier à quatre branches, alluma les cires et marcha devant lui.

Le prince suivit le page.

L'appartement du comte de Moret était au premier étage. Le page éclaira une des chambres en allumant deux autres candélabres semblables au premier, puis, s'adressant au prince:

– Son Altesse a-t-elle quelque chose à me commander? demanda-t-il.

– Es-tu occupé près de ton maître, ce soir, Galaor? fit le comte de Moret.

– Non, monseigneur, j'ai congé.

– Veux-tu venir avec moi, alors?

– Avec grand plaisir, monseigneur.

– En ce cas, habille-toi chaudement, prends un bon manteau, la nuit sera froide.

– Oh! oh! dit le jeune page, habitué par son maître, grand coureur de ruelles, à de pareilles aubaines, j'aurai une garde à monter, à ce qu'il paraît?

– Oui, et une garde d'honneur, au Louvre. Mais tu sais, Galaor, pas un mot, même à ton maître.

– Cela suffit, monseigneur, dit l'enfant avec un sourire et en mettant un doigt sur ses lèvres.

Puis il fit un mouvement pour sortir.

– Attends, dit le comte de Moret, j'ai encore quelques instructions à te donner.

Le page s'inclina.

– Tu selleras toi-même un cheval, et tu mettras des pistolets chargés dans les fontes.

– Un seul cheval?

– Oui, un seul. Tu monteras en croupe derrière moi, un second cheval attirerait l'attention.

– Monseigneur sera obéi de point en point.

Dix heures sonnèrent, le comte écouta, en les comptant, les battements du bronze.

– Dix heures, répéta-t-il; c'est bien, va, que dans un quart d'heure tout soit prêt.

Le page s'inclina et sortit, tout fier de la marque de confiance que lui donnait le comte.

Quant à celui-ci, il choisit dans sa garde-robe un vêtement de cavalier, simple mais élégant, avec le pourpoint de velours grenat et les chausses de velours bleu; de magnifiques dentelles de Bruxelles formaient le col et les manchettes de sa fine chemise de batiste s'échappant par les crevés des bras et par l'intervalle laissé à la ceinture, entre le pourpoint et les chausses. Il passa de longues bottes de buffle montant jusqu'au-dessus du genou, et se coiffa d'un feutre gris, orné de deux plumes assorties aux couleurs de son vêtement, c'est-à-dire bleue et grenat, retenues par une ganse de diamants; puis, sur le tout, il passa un riche baudrier, soutenant une épée à la poignée de vermeil, mais à la lame d'acier, arme tout à la fois de luxe et de défense.

Puis, avec la coquetterie naturelle aux jeunes gens, il donna quelques minutes au soin de son visage, veilla à ce que ses cheveux bouclés naturellement, tombassent de chaque côté de son visage d'une façon régulière, tressa la cadenette que l'on portait à la tempe gauche et qui descendait jusqu'à la ceinture, donna le tour à ses moustaches, tira sa royale qui refusait de s'allonger aussi rapidement qu'il l'eût désiré, prit dans un tiroir une bourse destinée à remplacer celle qu'il avait donnée à Latil, puis, comme si cette bourse lui avait tout à coup rappelé un souvenir oublié:

– Mais qui diable, murmura-t-il, a donc intérêt à me faire tuer?

Et, comme son esprit ne lui fournissait aucune réponse satisfaisante à la question qu'il venait de se faire à lui-même, il réfléchit un instant, écarta ce souvenir avec l'insouciance de la jeunesse, se tâta pour s'assurer qu'il n'oubliait rien, jeta un regard de côté sur sa glace, et descendit l'escalier, chantant le dernier couplet de cette chanson de Ronsard, dont nous lui avons entendu fredonner le premier à l'hôtellerie de la Barbe Peinte.

 
 
Chanson, va-t'en où je t'adresse,
Dans la chambre de ma maîtresse;
Et dis, baisant sa blanche main,
Que, pour en santé me remettre,
Il ne lui faut rien moins promettre
Que de te cacher dans son sein.
 

A la porte de la rue, le comte trouva le cheval et le page qui l'attendaient. Il se mit en selle avec la légèreté et l'élégance d'un écuyer consommé. Sans invitation, Galaor sauta en croupe derrière lui. Le comte, après s'être assuré que le page était bien assis, mit son cheval au trot; il descendit la rue Maubuée, puis la rue Trousse-vache, gagna la rue Saint-Honoré, et remonta la rue des Poulies.

Au coin de la rue des Poulies et de la rue des Fossés-Saint-Germain, au-dessous d'une madone éclairée par une lampe, était assis sur une borne un jeune garçon qui, voyant un cavalier avec un jeune page en croupe, pensa que c'était probablement à ce cavalier qu'il avait affaire, et ouvrit le manteau dans lequel il était enveloppé.

Ce manteau couvrait un habit chamois et bleu, c'est-à-dire la livrée de Mme la princesse.

Le comte reconnut le page qui lui avait été annoncé, fit descendre Galaor, et mettant pied à terre à son tour, s'approcha du jeune garçon.

Celui-ci descendit de sa borne et se tint dans une attente respectueuse.

– Cazal! dit le comte.

– Mantoue! répondit le page.

Le comte fit de la main signe à Galaor de s'éloigner, et, se retournant vers celui qui devait lui servir de guide:

– C'est bien toi que je dois suivre alors, mon bel enfant? demanda-t-il.

– Oui, monsieur le comte, si vous le voulez bien, répondit celui-ci d'une voix si veloutée, que l'idée vint à l'instant même au prince qu'il avait affaire à une femme.

– Eh bien alors, dit-il, cessant de tutoyer son douteux compagnon, ayez la bonté de m'indiquer le chemin.

Ce changement dans l'accent et dans les paroles du comte n'échappa point à celui ou à celle à qui ces dernières paroles étaient adressées; il fixa sur lui un œil railleur, ne chercha point à étouffer un éclat de rire, fit un signe de la tête, et marcha en effet devant lui.

Ils traversèrent alors le pont-levis, grâce au mot d'ordre que dit tout bas le page à la sentinelle, puis ils franchirent la porte du Louvre et se dirigèrent vers l'angle nord.

Arrivé au guichet, le page prit son manteau sur son bras, afin que l'on vît bien sa livrée bleue et chamois, et d'une voix qu'il fit tous ses efforts pour masculiniser:

– Maison de madame la princesse, dit-il.

Mais, dans le mouvement, le page avait été obligé de découvrir son visage; un rayon de la lanterne qui éclairait le guichet avait donné dessus, et, à l'abondance de ses cheveux blonds tombant sur ses épaules, à ses yeux bleus si pleins de larmes et de gaité, à sa bouche si fine et si spirituelle, si prodigue de morsures et de baisers, le comte de Moret avait reconnu Marie de Rohan Montbazon, duchesse de Chevreuse.

Il se rapprocha d'elle vivement, et au détour de l'escalier:

– Chère Marie, lui demanda-t-il, est-ce que le duc me fait toujours l'honneur d'être jaloux de moi?

– Non, mon cher comte, répondit-elle, surtout depuis qu'il vous sait amoureux de madame de la Montagne, à faire des folies pour elle.

– Bien répondu! dit en riant le prince, et je vois que, pour l'esprit comme pour le visage, vous êtes toujours la plus spirituelle et la plus jolie créature qui soit au monde.

– Quand je ne serais revenue de Hollande que pour m'entendre faire ce compliment de votre bouche, dit le page en saluant, je ne regretterais pas mes frais de voyage, monseigneur.

– Ah çà! mais je croyais que depuis l'aventure des jardins d'Amiens vous étiez exilée?

– On a reconnu mon innocence et celle de Sa Majesté, et, sur les instances de la reine, M. le cardinal a daigné me pardonner.

– Sans condition?

– On a exigé de moi le serment que je ne me mêlerais plus d'intrigue.

– Et ce serment, vous le tenez?

– Scrupuleusement, comme vous voyez.

– Et votre conscience ne vous dit rien?

– J'ai dispense du pape.

Le comte se mit à rire.

– Et d'ailleurs, continua le faux page, ce n'est point intriguer que de conduire un beau-frère chez sa belle-sœur.

– Chère Marie, lui dit le comte de Moret, en lui prenant la main, et en la lui baisant avec ce désir amoureux qu'il tenait du roi son père et que nous avons vu éclater dans ses paroles, dès le commencement de la scène avec sa fausse cousine, dans l'hôtellerie de la Barbe Peinte; chère Marie, est-ce que vous m'auriez gardé cette surprise que votre chambre se trouvât sur le chemin de la chambre de la reine?

– Ah! que vous êtes bien le fils légitime, s'il en fut, de Henri IV! Tous les autres ne sont que des bâtards.

– Même mon frère Louis XIII? dit en riant le comte.

– Surtout votre frère Louis XIII, que Dieu garde. Que n'a-t-il donc un peu de votre sang dans les veines!

– Nous ne sommes pas de la même mère, duchesse.

– Et qui sait, peut-être pas du même père non plus.

– Tenez, Marie! s'écria le comte de Moret, vous êtes adorable, et il faut que je vous embrasse!

– Etes-vous fou? Embrasser un page sur l'escalier! Mais vous voulez donc vous perdre de réputation, surtout arrivant d'Italie?

– Allons! décidément, dit le comte, je ne suis pas en veine ce soir. Et il laissa tomber la main de la duchesse.

– Bon! dit-elle, la reine lui a envoyé à l'hôtellerie de la Barbe Peinte une de nos plus jolies femmes, et il se plaint!

– Ma cousine Marina?

– Eh! oui, votre cousine Marina.

– Ah! ventre-saint-gris! vous devriez bien me dire quelle est cette enchanteresse.

– Comment! vous ne la connaissez pas?

– Non.

– Vous ne connaissez pas Fargis?

– Fargis, la femme de notre ambassadeur en Espagne?

– Justement! On l'a placée près de la reine après la fameuse scène des jardins d'Amiens dont je vous parlais tout à l'heure et qui nous a fait exiler toutes.

– Eh bien! à la bonne heure, dit le comte de Moret en éclatant de rire, voilà une reine bien gardée, avec la duchesse de Chevreuse à la tête de son lit et Mme de Fargis au pied! Ah! mon pauvre frère Louis XIII!.. Avouez, duchesse, qu'il n'a pas de chance.

– Mais savez-vous, monseigneur, que vous êtes impertinent à ravir, et qu'il est bien heureux que nous soyons arrivés?

– Nous sommes donc arrivés?

La duchesse tira une clef de sa poche et ouvrit la porte d'un corridor obscur.

– Voilà votre chemin, monseigneur, dit-elle.

– Je présume que vous n'avez pas la prétention de me faire entrer là-dedans?

– Au contraire, vous allez y entrer, et tout seul même.

– Bon! l'on a juré ma mort. Je vais trouver quelque trappe ouverte sous mes pieds et bonsoir à Antoine de Bourbon! Au fait, je n'y perdrai pas grand'chose, les femmes me traitent si mal.

– Ingrat! Si vous connaissiez celle qui vous attend à l'autre bout de ce corridor…

– Comment! s'écria le comte de Moret, au bout de ce corridor, je suis attendu par une femme?

– Ce sera la troisième de la soirée, et vous vous plaignez, bel Amadis?

– Non, je ne me plains pas. Au revoir, duchesse!

– Prenez garde à la trappe.

La duchesse referma la porte sur le comte, qui se trouva dans la plus complète obscurité.

Le comte hésita un instant. Il ignorait complétement où il était. Il eut d'abord l'idée de revenir sur ses pas, mais le bruit de la clef tournant dans la serrure et fermant la porte à double tour l'arrêta.

Enfin, après quelques secondes d'hésitation, décidé à pousser l'aventure jusqu'au bout:

– Ventre-saint-gris! se dit-il, la belle duchesse a dit que j'étais le fils légitime de Henri IV, ne la faisons pas mentir.

Et il s'avança vers l'extrémité du corridor opposée à celle par laquelle il était entré, retenant son haleine, marchant à tâtons et les bras en avant.

A peine eut-il fait vingt pas dans l'obscurité la plus profonde, avec cette hésitation que l'homme le plus brave éprouve dans les ténèbres, qu'il entendit un frôlement de robe et une respiration qui semblaient venir à lui.

Il s'arrêta. Le frôlement et la respiration s'arrêtèrent.

Il cherchait comment il adresserait la parole à ce bruit charmant, lorsqu'une voix douce et tremblante demanda:

– Est-ce vous, monseigneur?

La voix était à deux pas à peine.

– Oui, répondit le comte.

Le comte fit un pas en avant, et rencontra une main étendue cherchant sa main, mais à peine l'eut-il touchée qu'elle se retira, timide comme la sensitive.

Un léger cri, qui tenait le milieu entre la surprise et la crainte, se fit entendre et passa, aux oreilles du prince, faible et mélodieux comme le soupir d'un sylphe ou la vibration d'une harpe éolienne.