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Le comte de Monte Cristo

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Voici à quelle circonstance Andrea devait cette visite, qu’avec tant de peine il se disposait à recevoir.

Au point du jour, les télégraphes avaient joué dans toutes les directions, et chaque localité, prévenue presque immédiatement, avait réveillé les autorités et lancé la force publique à la recherche du meurtrier de Caderousse.

Compiègne, résidence royale; Compiègne, ville de chasse; Compiègne, ville de garnison, est abondamment pourvue d’autorités, de gendarmes et de commissaires de police; les visites avaient donc commencé aussitôt l’arrivée de l’ordre télégraphique, et l’hôtel de la Cloche et de la Bouteille étant le premier hôtel de la ville, on avait tout naturellement commencé par lui.

D’ailleurs, d’après le rapport des sentinelles qui avaient pendant cette nuit été de garde à l’hôtel de ville (l’hôtel de ville est attenant à l’auberge de la Cloche), d’après le rapport des sentinelles, disons-nous, il avait été constaté que plusieurs voyageurs étaient descendus pendant la nuit à l’hôtel.

La sentinelle qu’on avait relevée à six heures du matin se rappelait même, au moment où elle venait d’être placée, c’est-à-dire à quatre heures et quelques minutes, avoir vu un jeune homme monté sur un cheval blanc ayant un petit paysan en croupe, lequel jeune homme était descendu sur la place, avait congédié paysan et cheval, et était allé frapper à l’hôtel de la Cloche, qui s’était ouvert devant lui et s’était refermé sur lui.

C’était sur ce jeune homme si singulièrement attardé que s’étaient arrêtés les soupçons.

Or, ce jeune homme n’était autre qu’Andrea.

C’était forts de ces données, que le commissaire de police et le gendarme, qui était un brigadier, s’acheminaient vers la porte d’Andrea; cette porte était entrebâillée.

«Oh! oh! dit le brigadier, vieux renard nourri dans les ruses de l’état, mauvais indice qu’une porte ouverte! je l’aimerais mieux verrouillée à triple verrou!»

En effet, la petite lettre et l’épingle laissées par Andrea sur la table confirmèrent ou plutôt appuyèrent la triste vérité. Andrea s’était enfui.

Nous disons appuyèrent, parce que le brigadier n’était pas homme à se rendre sur une seule preuve.

Il regarda autour de lui, plongea son œil sous le lit, dédoubla les rideaux, ouvrit les armoires, et enfin s’arrêta à la cheminée.

Grâce aux précautions d’Andrea, aucune trace de son passage n’était demeurée dans les cendres.

Cependant c’était une issue, et dans les circonstances où l’on se trouvait, toute issue devait être l’objet d’une sérieuse investigation.

Le brigadier se fit donc apporter un fagot et de la paille, bourra la cheminée comme il eût fait d’un mortier, et y mit le feu.

Le feu fit craquer les parois de brique; une colonne opaque de fumée s’élança par les conduits et monta vers le ciel comme le sombre jet d’un volcan, mais il ne vit point tomber le prisonnier, comme il s’y attendait.

C’est qu’Andrea, dès sa jeunesse en lutte avec la société, valait bien un gendarme, ce gendarme fût-il élevé au grade respectable de brigadier; prévoyant donc l’incendie, il avait gagné le toit et se tenait blotti contre le tuyau.

Un instant il eut quelque espoir d’être sauvé, car il entendit le brigadier appelant les deux gendarmes et leur criant tout haut:

«Il n’y est plus.»

Mais en allongeant doucement le cou, il vit que les deux gendarmes, au lieu de se retirer, comme la chose naturelle, sur une première annonce, il vit, disons-nous, qu’au contraire les deux gendarmes redoublaient d’attention.

À son tour il regarda autour de lui: l’hôtel de ville, colossale bâtisse du seizième siècle, s’élevait comme un rempart sombre, à sa droite, et par les ouvertures du monument, on pouvait plonger dans tous les coins et recoins du toit, comme du haut d’une montagne on plonge dans la vallée.

Andrea comprit qu’il allait incessamment voir paraître la tête du brigadier de gendarmerie à quelqu’une de ces ouvertures.

Découvert, il était perdu; une chasse sur les toits ne lui présentait aucune chance de succès.

Il résolut donc de redescendre, non point par le même chemin qu’il était venu, mais par un chemin analogue.

Il chercha des yeux celle des cheminées de laquelle il ne voyait sortir aucune fumée, l’atteignit en rampant sur le toit, et disparut par son orifice sans avoir été vu de personne.

Au même instant, une petite fenêtre de l’hôtel de ville s’ouvrait et donnait passage à la tête du brigadier de gendarmerie.

Un instant cette tête demeura immobile comme un de ces reliefs de pierre qui décorent le bâtiment; puis avec un long soupir de désappointement la tête disparut.

Le brigadier, calme et digne comme la loi dont il était le représentant, passa sans répondre à ces mille questions de la foule amassée sur la place, et rentra dans l’hôtel.

«Eh bien? demandèrent à leur tour les deux gendarmes.

– Eh bien, mes fils, répondit le brigadier, il faut que le brigand se soit véritablement distancé de nous ce matin à la bonne heure; mais nous allons envoyer sur la route de Villers-Cotterêts et de Noyon et fouiller la forêt, où nous le rattraperons indubitablement.»

L’honorable fonctionnaire venait à peine, avec l’intonation qui est particulière aux brigadiers de gendarmerie, de donner le jour à cet adverbe sonore, lorsqu’un long cri d’effroi, accompagné de tintement redoublé d’une sonnette, retentit dans la cour de l’hôtel.

«Oh! oh! qu’est-ce que cela? s’écria le brigadier.

– Voilà un voyageur qui semble bien pressé, dit l’hôte. À quel numéro sonne-t-on?

– Au numéro 3.

– Courez-y, garçon!»

En ce moment, les cris et le bruit de la sonnette redoublèrent.

Le garçon prit sa course.

«Non pas, dit le brigadier en arrêtant le domestique; celui qui sonne m’a l’air de demander autre chose que le garçon, et nous allons lui servir un gendarme. Qui loge au numéro 3?

– Le petit jeune homme arrivé avec sa sœur cette nuit en chaise de poste, et qui a demandé une chambre à deux lits.»

La sonnette retentit une troisième fois avec une intonation pleine d’angoisse.

«À moi! monsieur le commissaire! cria le brigadier, suivez-moi et emboîtez le pas.

– Un instant, dit l’hôte, à la chambre numéro 3, il y a deux escaliers: un extérieur, un intérieur.

– Bon! dit le brigadier, je prendrai l’intérieur, c’est mon département. Les carabines sont-elles chargées?

– Oui, brigadier.

– Eh bien, veillez à l’extérieur, vous autres, et s’il veut fuir, feu dessus; c’est un grand criminel, à ce que dit le télégraphe.»

Le brigadier, suivi du commissaire, disparut aussitôt dans l’escalier intérieur, accompagné de la rumeur que ses révélations sur Andrea venaient de faire naître dans la foule.

Voilà ce qui était arrivé:

Andrea était fort adroitement descendu jusqu’aux deux tiers de la cheminée, mais, arrivé là, le pied lui avait manqué, et, malgré l’appui de ses mains, il était descendu avec plus de vitesse et surtout plus de bruit qu’il n’aurait voulu. Ce n’eût été rien si la chambre eût été solitaire; mais par malheur elle était habitée.

Deux femmes dormaient dans un lit, ce bruit les avait réveillées.

Leurs regards s’étaient fixés vers le point d’où venait le bruit, et par l’ouverture de la cheminée elles avaient vu paraître un homme.

C’était l’une de ces deux femmes, la femme blonde qui avait poussé ce terrible cri dont toute la maison avait retenti, tandis que l’autre qui était brune, s’élançant au cordon de la sonnette, avait donné l’alarme, en l’agitant de toutes ses forces.

Andrea jouait, comme on le voit, de malheur.

«Par pitié! cria-t-il, pâle, égaré, sans voir les personnes auxquelles il s’adressait, par pitié! n’appelez pas, sauvez-moi! je ne veux pas vous faire de mal.

– Andrea l’assassin! cria l’une des deux jeunes femmes.

– Eugénie! mademoiselle Danglars! murmura Cavalcanti, passant de l’effroi à la stupeur.

– Au secours! au secours! cria Mlle d’Armilly reprenant la sonnette aux mains inertes d’Eugénie, et sonnant avec plus de force encore que sa compagne.

– Sauvez-moi, on me poursuit! dit Andrea en joignant les mains; par pitié, par grâce, ne me livrez pas!

– Il est trop tard, on monte, répondit Eugénie.

– Eh bien, cachez-moi quelque part, vous direz que vous avez eu peur sans motif d’avoir peur; vous détournerez les soupçons, et vous m’aurez sauvé la vie.»

Les deux femmes, serrées l’une contre l’autre s’enveloppant dans leurs couvertures, restèrent muettes à cette voix suppliante; toutes les appréhensions, toutes les répugnances se heurtaient dans leur esprit.

«Eh bien, soit! dit Eugénie, reprenez le chemin par lequel vous êtes venu, malheureux; partez, et nous ne dirons rien.

– Le voici! le voici! cria une voix sur le palier, le voici, je le vois!»

En effet, le brigadier avait collé son œil à la serrure, et avait aperçu Andrea debout et suppliant.

Un violent coup de crosse fit sauter la serrure, deux autres firent sauter les verrous; la porte brisée tomba en dedans.

Andrea courut à l’autre porte, donnant sur la galerie de la cour, et l’ouvrit, prêt à se précipiter.

Les deux gendarmes étaient là avec leurs carabines et le couchèrent en joue.

Andrea s’était arrêté court; debout, pâle, le corps un peu renversé en arrière, il tenait son couteau inutile dans sa main crispée.

«Fuyez donc! cria Mlle d’Armilly, dans le cœur de laquelle rentrait la pitié à mesure que l’effroi en sortait, fuyez donc!

– Ou tuez-vous!» dit Eugénie du ton et avec la pose d’une de ces vestales qui, dans le cirque, ordonnaient avec le pouce, au gladiateur victorieux, d’achever son adversaire terrassé.

Andrea frémit et regarda la jeune fille avec un sourire de mépris qui prouva que sa corruption ne comprenait point cette sublime férocité de l’honneur.

 

«Me tuer! dit-il en jetant son couteau, pour quoi faire?

– Mais, vous l’avez dit! s’écria Mlle Danglars, on vous condamnera à mort, on vous exécutera comme le dernier des criminels!

– Bah! répliqua Cavalcanti en se croisant les bras, on a des amis.»

Le brigadier s’avança vers lui le sabre au poing.

«Allons, allons, dit Cavalcanti, rengainez, mon brave homme, ce n’est point la peine de faire tant d’esbroufe, puisque je me rends.»

Et il tendit ses mains aux menottes.

Les deux jeunes filles regardaient avec terreur cette hideuse métamorphose qui s’opérait sous leurs yeux l’homme du monde dépouillant son enveloppe et redevenant l’homme du bagne.

Andrea se retourna vers elles, et avec le sourire de l’impudence:

«Avez-vous quelque commission pour monsieur votre père, mademoiselle Eugénie? dit-il, car, selon toute probabilité, je retourne à Paris.»

Eugénie cacha sa tête dans ses deux mains.

«Oh! oh! dit Andrea, il n’y a pas de quoi être honteuse, et je ne vous en veux pas d’avoir pris la poste pour courir après moi… N’étais-je pas presque votre mari?»

Et sur cette raillerie Andrea sortit, laissant les deux fugitives en proie aux souffrances de la honte et aux commentaires de l’assemblée.

Une heure après, vêtues toutes deux de leurs habits de femmes, elles montaient dans leur calèche de voyage.

On avait fermé la porte de l’hôtel pour les soustraire aux premiers regards; mais il n’en fallut pas moins, quand cette porte fut ouverte, passer au milieu d’une double haie de curieux, aux yeux flamboyants, aux lèvres murmurantes.

Eugénie baissa les stores; mais si elle ne voyait plus, elle entendait encore, et le bruit des ricanements arrivait jusqu’à elle.

«Oh! pourquoi le monde n’est-il pas un désert?» s’écria-t-elle en se jetant dans les bras de Mlle d’Armilly, les yeux étincelants de cette rage qui faisait désirer à Néron que le monde romain n’eût qu’une seule tête, afin de la trancher d’un seul coup.

Le lendemain, elles descendaient à l’hôtel de Flandre, à Bruxelles.

Depuis la veille, Andrea était écroué à la Conciergerie.

LXCIX. La loi

On a vu avec quelle tranquillité Mlle Danglars et Mlle d’Armilly avaient pu accomplir leur transformation et opérer leur fuite: c’est que chacun était trop occupé de ses propres affaires pour s’occuper des leurs.

Nous laisserons le banquier, la sueur au front, aligner en face du fantôme de la banqueroute les énormes colonnes de son passif, et nous suivrons la baronne, qui, après être restée un instant écrasée sous la violence du coup qui venait de la frapper, était allée trouver son conseiller ordinaire, Lucien Debray.

C’est qu’en effet la baronne comptait sur ce mariage pour abandonner enfin une tutelle qui, avec une fille du caractère d’Eugénie, ne laissait pas que d’être fort gênante; c’est que dans ces espèces de contrats tacites qui maintiennent le lien hiérarchique de la famille, la mère n’est réellement maîtresse de sa fille qu’à condition d’être continuellement pour elle un exemple de sagesse et un type de perfection.

Or, Mme Danglars redoutait la perspicacité d’Eugénie et les conseils de Mlle d’Armilly, elle avait surpris certains regards dédaigneux lancés par sa fille à Debray, regards qui semblaient signifier que sa fille connaissait tout le mystère de ses relations amoureuses et pécuniaires avec le secrétaire intime, tandis qu’une interprétation plus sagace et plus approfondie eût, au contraire, démontré à la baronne qu’Eugénie détestait Debray, non point parce qu’il était dans la maison paternelle une pierre d’achoppement et de scandale, mais parce quelle le rangeait tout bonnement dans la catégorie de ces bipèdes que Diagène essayait de ne plus appeler des hommes, et que Platon désignait par la périphrase d’animaux à deux pieds et sans plumes.

Mme Danglars, à son point de vue, et malheureusement dans ce monde chacun a son point de vue à soi qui l’empêche de voir le point de vue des autres, Mme Danglars, à son point de vue, disons-nous, regrettait donc infiniment que le mariage d’Eugénie fût manqué, non point parce que ce mariage était convenable, bien assorti et devait faire le bonheur de sa fille, mais parce que ce mariage lui rendait sa liberté.

Elle courut donc, comme nous l’avons dit, chez Debray, qui après avoir, comme tout Paris, assisté à la soirée du contrat et au scandale qui en avait été la suite, s’était empressé de se retirer à son club, où, avec quelques amis, il causait de l’événement qui faisait à cette heure la conversation des trois quarts de cette ville éminemment cancanière qu’on appelle la capitale du monde.

Au moment où Mme Danglars, vêtu d’une robe noire et cachée sous un voile, montait l’escalier qui conduisait à l’appartement de Debray, malgré la certitude que lui avait donnée le concierge que le jeune homme n’était point chez lui, Debray s’occupait à repousser les insinuations d’un ami qui essayait de lui prouver qu’après l’éclat terrible qui venait d’avoir lieu, il était de son devoir d’ami de la maison d’épouser Mlle Eugénie Danglars et ses deux millions.

Debray se défendait en homme qui ne demande pas mieux que d’être vaincu; car souvent cette idée s’était présentée d’elle-même à son esprit, puis, comme il connaissait Eugénie, son caractère indépendant et altier, il reprenait de temps en temps une attitude complètement défensive, disant que cette union était impossible, en se laissant toutefois sourdement chatouiller par l’idée mauvaise qui, au dire de tous les moralistes, préoccupe incessamment l’homme le plus probe, et le plus pur, veillant au fond de son âme comme Satan veille derrière la croix. Le thé, le jeu, la conversation, intéressante, comme on le voit, puisqu’on y discutait de si graves intérêts, durèrent jusqu’à une heure du matin.

Pendant ce temps, Mme Danglars, introduite par le valet de chambre de Lucien, attendait, voilée et palpitante, dans le petit salon vert entre deux corbeilles de fleurs qu’elle-même avait envoyées le matin, et que Debray, il faut le dire, avait lui-même rangées, étagées, émondées avec un soin qui fit pardonner son absence à la pauvre femme.

À onze heures quarante minutes, Mme Danglars, lassée d’attendre inutilement, remonta en fiacre et se fit reconduire chez elle.

Les femmes d’un certain monde ont cela de commun avec les grisettes en bonne fortune, qu’elles ne rentrent pas d’ordinaire passé minuit. La baronne rentra dans l’hôtel avec autant de précaution qu’Eugénie venait d’en prendre pour sortir; elle monta légèrement, et le cœur serré, l’escalier de son appartement, contigu, comme on sait, à celui d’Eugénie.

Elle redoutait si fort de provoquer quelque commentaire; elle croyait si fermement, pauvre femme respectable en ce point du moins, à l’innocence de sa fille et à sa fidélité pour le foyer paternel!

Rentrée chez elle, elle écouta à la porte d’Eugénie, puis, n’entendant aucun bruit, elle essaya d’entrer; mais les verrous étaient mis.

Mme Danglars crut qu’Eugénie, fatiguée des terribles émotions de la soirée, s’était mise au lit et qu’elle dormait.

Elle appela la femme de chambre et l’interrogea.

«Mlle Eugénie, répondit la femme de chambre, est rentrée dans son appartement avec Mlle d’Armilly, puis elles ont pris le thé ensemble; après quoi elles m’ont congédiée, en me disant qu’elles n’avaient plus besoin de moi.»

Depuis ce moment, la femme de chambre était à l’office, et, comme tout le monde, elle croyait les deux jeunes personnes dans l’appartement.

Mme Danglars se coucha donc sans l’ombre d’un soupçon; mais, tranquille sur les individus, son esprit se reporta sur l’événement.

À mesure que ses idées s’éclaircissaient en sa tête les proportions de la scène du contrat grandissaient; ce n’était plus un scandale, c’était un vacarme; ce n’était plus une honte, c’était une ignominie.

Malgré elle alors, la baronne se rappela qu’elle avait été sans pitié pour la pauvre Mercédès, frappée naguère, dans son époux et dans son fils, d’un malheur aussi grand.

«Eugénie, se dit-elle, est perdue, et nous aussi. L’affaire, telle qu’elle va être présentée, nous couvre d’opprobre; car dans une société comme la nôtre, certains ridicules sont des plaies vives, saignantes, incurables.

«Quel bonheur, murmura-t-elle. Que Dieu ait fait à Eugénie ce caractère étrange qui m’a si souvent fait trembler!»

Et son regard reconnaissant se leva vers le ciel, dont la mystérieuse Providence dispose tout à l’avance selon les événements qui doivent arriver, et d’un défaut, d’un vice même, fait quelquefois un bonheur.

Puis, sa pensée franchit l’espace, comme fait, en étendant ses ailes, l’oiseau d’un abîme, et s’arrêta sur Cavalcanti.

«Cet Andrea était un misérable, un voleur, un assassin; et cependant cet Andrea possédait des façons qui indiquaient une demi-éducation, sinon une éducation complète; cet Andrea s’était présenté dans le monde avec l’apparence d’une grande fortune, avec l’appui de noms honorables.»

Comment voir clair dans ce dédale? À qui s’adresser pour sortir de cette position cruelle?

Debray, à qui elle avait couru avec le premier élan de la femme qui cherche un secours dans l’homme qu’elle aime et qui parfois la perd, Debray ne pouvait que lui donner un conseil; c’était à quelque autre plus puissant que lui qu’elle devait s’adresser.

La baronne pensa alors à M. de Villefort.

C’était M. de Villefort qui avait voulu faire arrêter Cavalcanti, c’était M. de Villefort qui sans pitié avait porté le trouble au milieu de sa famille comme si c’eût été une famille étrangère.

Mais non; en y réfléchissant, ce n’était pas un homme sans pitié que le procureur du roi; c’était un magistrat esclave de ses devoirs, un ami loyal et ferme qui, brutalement, mais d’une main sûre, avait porté le coup de scalpel dans la corruption: ce n’était pas un bourreau, c’était un chirurgien, un chirurgien qui avait voulu isoler aux yeux du monde l’honneur des Danglars de l’ignominie de ce jeune homme perdu qu’ils avaient présenté au monde comme leur gendre.

Du moment où M. de Villefort, ami de la famille Danglars, agissait ainsi, il n’y avait plus à supposer que le procureur du roi eût rien su d’avance et se fût prêté à aucune des menées d’Andrea.

La conduite de Villefort, en y réfléchissant, apparaissait donc encore à la baronne sous un jour qui s’expliquait à leur avantage commun.

Mais là devait s’arrêter l’inflexibilité du procureur du roi; elle irait le trouver le lendemain et obtiendrait de lui, sinon qu’il manquât à ses devoirs de magistrat, tout au moins qu’il leur laissât toute la latitude de l’indulgence.

La baronne invoquerait le passé; elle rajeunirait ses souvenirs, elle supplierait au nom d’un temps coupable, mais heureux; M. de Villefort assoupirait l’affaire, ou du moins il laisserait (et, pour arriver à cela, il n’avait qu’à tourner les yeux d’un autre côté), ou du moins il laisserait fuir Cavalcanti, et ne poursuivrait le crime que sur cette ombre de criminel qu’on appelle la contumace.

Alors seulement elle s’endormit plus tranquille.

Le lendemain, à neuf heures, elle se leva, et sans sonner sa femme de chambre, sans donner signe d’existence à qui que ce fût au monde, elle s’habilla, et, vêtue avec la même simplicité que la veille, elle descendit l’escalier, sortit de l’hôtel, marcha jusqu’à la rue de Provence, monta dans un fiacre et se fit conduire à la maison de M. de Villefort.

Depuis un mois cette maison maudite présentait l’aspect lugubre d’un lazaret où la peste se serait déclarée; une partie des appartements étaient clos à l’intérieur et à l’extérieur; les volets, fermés, ne s’ouvraient qu’un instant pour donner de l’air; on voyait alors apparaître à cette fenêtre la tête effarée d’un laquais; puis la fenêtre se refermait comme la dalle d’un tombeau retombe sur un sépulcre, et les voisins se disaient tout bas:

«Est-ce que nous allons encore voir aujourd’hui sortir une bière de la maison de M. le procureur du roi?»

Mme Danglars fut saisie d’un frisson à l’aspect de cette maison désolée; elle descendit de son fiacre, et, les genoux fléchissants, s’approcha de la porte fermée et sonna.

Ce ne fut qu’à la troisième fois qu’eut retenti le timbre, dont le tintement lugubre semblait participer lui-même à la tristesse générale, qu’un concierge apparut entrebâillant la porte dans une largeur juste assez grande pour laisser passer ses paroles.

Il vit une femme, une femme du monde, une femme élégamment vêtue, et cependant la porte continua demeurer à peu près close.

«Mais ouvrez donc! dit la baronne.

– D’abord, madame, qui êtes-vous? demanda le concierge.

 

– Qui je suis? mais vous me connaissez bien.

– Nous ne connaissons plus personne, madame.

– Mais vous êtes fou, mon ami! s’écria la baronne.

– De quelle part venez-vous?

– Oh! c’est trop fort.

– Madame, c’est l’ordre, excusez-moi; votre nom?

– Mme la baronne Danglars. Vous m’avez vue vingt fois.

– C’est possible, madame; maintenant que voulez-vous?

– Oh! que vous êtes étrange! et je me plaindrai à M. de Villefort de l’impertinence de ses gens.

– Madame, ce n’est pas de l’impertinence, c’est de la précaution: personne n’entre ici sans un mot de M. d’Avrigny, ou sans avoir à parler à M. le procureur du roi.

– Eh bien, c’est justement à M. le procureur du roi que j’ai affaire.

– Affaire pressante?

– Vous devez bien le voir, puisque je ne suis pas encore remontée dans ma voiture. Mais finissons: voici ma carte, portez-la à votre maître.

– Madame attendra mon retour?

– Oui, allez.»

Le concierge referma la porte, laissant Mme Danglars dans la rue.

La baronne, il est vrai, n’attendit pas longtemps; un instant après, la porte se rouvrit dans une largeur suffisante pour donner passage à la baronne: elle passa, et la porte se referma derrière elle.

Arrivé dans la cour, le concierge, sans perdre la porte de vue un instant, tira un sifflet de sa poche et siffla.

Le valet de chambre de M. de Villefort parut sur le perron.

«Madame excusera ce brave homme, dit-il en venant au-devant de la baronne: mais ses ordres sont précis, et M. de Villefort m’a chargé de dire à madame qu’il ne pouvait faire autrement qu’il avait fait.»

Dans la cour était un fournisseur introduit avec les mêmes précautions, et dont on examinait les marchandises.

La baronne monta le perron; elle se sentait profondément impressionnée par cette tristesse qui élargissait pour ainsi dire le cercle de la sienne, et, toujours guidée par le valet de chambre, elle fut introduite, sans que son guide l’eût perdue de vue, dans le cabinet du magistrat.

Si préoccupée que fût Mme Danglars du motif qui l’amenait, la réception qui lui était faite par toute cette valetaille lui avait paru si indigne, qu’elle commença par se plaindre.

Mais Villefort souleva sa tête appesantie par la douleur et la regarda avec un si triste sourire, que les plaintes expirèrent sur ses lèvres.

«Excusez mes serviteurs d’une terreur dont je ne puis leur faire un crime: soupçonnés, ils sont devenus soupçonneux.»

Mme Danglars avait souvent entendu dans le monde parler de cette terreur qu’accusait le magistrat; mais elle n’aurait jamais pu croire, si elle n’avait eu l’expérience de ses propres yeux, que ce sentiment pût être porté à ce point.

«Vous aussi, dit-elle, vous êtes donc malheureux?

– Oui, madame, répondit le magistrat.

– Vous me plaignez alors?

– Sincèrement, madame.

– Et vous comprenez ce qui m’amène?

– Vous venez me parler de ce qui vous arrive, n’est-ce pas?

– Oui, monsieur, un affreux malheur.

– C’est-à-dire une mésaventure.

– Une mésaventure! s’écria la baronne.

– Hélas! madame, répondit le procureur du roi avec son calme imperturbable, j’en suis arrivé à n’appeler malheur que les choses irréparables.

– Eh! monsieur, croyez-vous qu’on oubliera?…

– Tout s’oublie, madame, dit Villefort; le mariage de votre fille se fera demain, s’il ne se fait pas aujourd’hui, dans huit jours, s’il ne se fait pas demain. Et quant à regretter le futur de Mlle Eugénie, je ne crois pas que telle soit votre idée.»

Mme Danglars regarda Villefort, stupéfaite de lui voir cette tranquillité presque railleuse.

«Suis-je venue chez un ami? demanda-t-elle d’un ton plein de douloureuse dignité.

– Vous savez que oui, madame», répondit Villefort, dont les joues se couvrirent, à cette assurance qu’il donnait, d’une légère rougeur.

En effet, cette assurance faisait allusion à d’autres événements qu’à ceux qui les occupaient à cette heure, la baronne et lui.

«Eh bien, alors, dit la baronne, soyez plus affectueux, mon cher Villefort; parlez-moi en ami et non en magistrat, et quand je me trouve profondément malheureuse, ne me dites point que je doive être gaie.»

Villefort s’inclina.

«Quand j’entends parler de malheurs, madame, dit-il, j’ai pris depuis trois mois la fâcheuse habitude de penser aux miens, et alors cette égoïste opération du parallèle se fait malgré moi dans mon esprit. Voilà pourquoi, à côté de mes malheurs, les vôtres me semblaient une mésaventure; voilà pourquoi, à côté de ma position funeste, la vôtre me semblait une position à envier; mais cela vous contrarie, laissons cela. Vous disiez, madame?…

– Je viens savoir de vous, mon ami, reprit la baronne, où en est l’affaire de cet imposteur?

– Imposteur! répéta Villefort; décidément, madame, c’est un parti pris chez vous d’atténuer certaines choses et d’en exagérer d’autres; imposteur, M. Andrea Cavalcanti, ou plutôt M. Benedetto! Vous vous trompez, madame, M. Benedetto est bel et bien un assassin.

– Monsieur, je ne nie pas la justesse de votre rectification; mais plus vous vous armerez sévèrement contre ce malheureux, plus vous frapperez notre famille. Voyons, oubliez-le pour un moment, au lieu de le poursuivre, laissez-le fuir.

– Vous venez trop tard, madame, les ordres sont déjà donnés.

– Eh bien, si on l’arrête… Croyez-vous qu’on l’arrêtera?

– Je l’espère.

– Si on l’arrête (écoutez, j’entends toujours dire que les prisons regorgent), eh bien, laissez-le en prison.»

Le procureur du roi fit un mouvement négatif.

«Au moins jusqu’à ce que ma fille soit mariée, ajouta la baronne.

– Impossible, madame; la justice a des formalités.

– Même pour moi? dit la baronne, moitié souriante, moitié sérieuse.

– Pour tous, répondit Villefort; et pour moi-même comme pour les autres.

– Ah!» fit la baronne, sans ajouter en paroles ce que sa pensée venait de trahir par cette exclamation.

Villefort la regarda avec ce regard dont il sondait les pensées.

«Oui, je sais ce que vous voulez dire, reprit-il, vous faites allusion à ces bruits terribles répandus dans le monde, que toutes ces morts qui, depuis trois mois m’habillent de deuil; que cette mort à laquelle vient comme par miracle, d’échapper Valentine, ne sont point naturelles.

– Je ne songeais point à cela, dit vivement Mme Danglars.

– Si, vous y songiez, madame, et c’était justice, car vous ne pouviez faire autrement que d’y songer, et vous vous disiez tout bas: Toi qui poursuis le crime réponds: Pourquoi donc y a-t-il autour de toi des crimes qui restent impunis?»

La baronne pâlit.

«Vous vous disiez cela, n’est-ce pas, madame?

– Eh bien, je l’avoue.

– Je vais vous répondre.»

Villefort rapprocha son fauteuil de la chaise de Mme Danglars; puis, appuyant ses deux mains sur son bureau, et prenant une intonation plus sourde que de coutume:

«Il y a des crimes qui restent impunis, dit-il, parce qu’on ne connaît pas les criminels, et qu’on craint de frapper une tête innocente pour une tête coupable; mais quand ces criminels seront connus (Villefort étendit la main vers un crucifix placé en face de son bureau), quand ces criminels seront connus, répéta-t-il, par le Dieu vivant, madame, quels qu’ils soient, ils mourront! Maintenant, après le serment que je viens de faire et que je tiendrai, madame, osez me demander grâce pour ce misérable!

– Eh! monsieur, reprit Mme Danglars, êtes-vous sûr qu’il soit aussi coupable qu’on le dit?

– Écoutez, voici son dossier: Benedetto, condamné d’abord à cinq ans de galères pour faux, à seize ans; le jeune homme promettait, comme vous voyez; puis évadé, puis assassin.

– Et qui est ce malheureux?

– Eh! sait-on cela! Un vagabond, un Corse.

– Il n’a donc été réclamé par personne?

– Par personne; on ne connaît pas ses parents.

– Mais cet homme qui était venu de Lucques?

– Un autre escroc comme lui; son complice peut-être.»

La baronne joignit les mains.

«Villefort! dit-elle avec sa plus douce et sa plus caressante intonation.

– Pour Dieu! madame, répondit le procureur du roi avec une fermeté qui n’était pas exempte de sécheresse, pour Dieu! ne me demandez donc jamais grâce pour un coupable.

«Que suis-je, moi? la loi. Est-ce que la loi a des yeux pour voir votre tristesse? Est-ce que la loi a des oreilles pour entendre votre douce voix? Est-ce que la loi a une mémoire pour se faire l’application de vos délicates pensées? Non, madame, la loi ordonne, et quand la loi a ordonné, elle frappe.