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Gabriel Lambert

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XV
LA BOUQUETIÈRE

Trois jours après, je partis, mon père croyant que j'allais à Caen, et Thomas Lambert et le curé sachant seuls que j'allais à Paris.

Je passai par le village où était mon enfant, et je le pris avec moi. Pauvre folle que j'étais de ne pas songer que c'était déjà trop de moi!

Le surlendemain j'étais à Paris.

Je descendis rue des Vieux-Augustins, à l'hôtel de Venise: c'était le seul hôtel dont je connusse le nom. C'était celui où il était descendu, où je lui avais écrit.

Là, je demandai des informations sur lui; on se le rappelait parfaitement: il vivait toujours enfermé dans sa chambre, et travaillant sans cesse avec un graveur sur cuivre, on ne savait pas à quoi.

On se rappelait parfaitement que quelque temps après son départ de l'hôtel, un homme d'une cinquantaine d'années, et qui avait l'air d'un paysan, était venu faire les mêmes questions que moi.

Je m'informai où était l'Opéra. On m'indiqua le chemin que je devais suivre, et je me lançai pour la première fois dans les rues de Paris.

Voici quel était le plan que j'avais arrêté dans mon esprit. Gabriel venait à l'Opéra; j'attendrais devant l'Opéra toutes les voitures qui s'arrêteraient. Si Gabriel descendait de l'une d'elles, je le reconnaîtrais bien; je demanderais son adresse au valet, et le lendemain je lui écrirais pour lui dire que j'étais à Paris, et lui demander à le voir.

Dès le soir de mon arrivée, je mis ce plan à exécution. C'était il y a eu mardi huit jours. J'ignorais que l'Opéra ne jouait que les lundis, mercredis et vendredis.

J'attendis donc vainement l'ouverture des portes. Je m'informai des causes de cette solitude et de cette obscurité. On me dit que la représentation était pour le lendemain seulement.

Je revins à mon hôtel, où je restai toute la journée du lendemain, seule avec mon pauvre enfant; je l'avais si peu vu que j'étais heureuse de cet isolement et de cette solitude. A Paris, inconnue comme je l'étais, j'osais au moins être mère.

Le soir vint, et je sortis de nouveau.

Je croyais que je pourrais attendre sous le péristyle, mais les sergens de ville ne me le permirent pas.

Je vis deux ou trois femmes qui circulaient librement: je demandai pourquoi on leur permettait à elles ce qui n'était pas permis à moi; on me répondit que c'était des bouquetières.

Au milieu de toute cette préoccupation, beaucoup de voitures arrivèrent, mais je ne pus voir ceux qui en descendaient, peut-être Gabriel était-il parmi eux.

C'était une soirée perdue, c'était encore deux jours à attendre; j'étais résignée; je rentrai à l'hôtel avec un nouveau projet.

C'était, le surlendemain, de prendre un bouquet de chaque main et de me faire passer pour une bouquetière.

J'achetai des fleurs, je fis les deux bouquets, et j'allai reprendre mon poste: cette fois on me laissa circuler librement.

Je m'approchais de toutes les voitures qui s'arrêtaient et j'examinais avec attention les personnes qui en descendaient.

Il était neuf heures à peu près, et tout le monde semblait être arrivé, lorsqu'une dernière voiture en retard apparut à son tour et passa devant moi.

A travers l'ouverture de la portière je crus reconnaître Gabriel.

Je fus prise d'un si grand tremblement que je m'appuyai contre une borne pour ne pas tomber. Le laquais ouvrit la portière; un jeune homme, qui ressemblait à Gabriel, s'en élança; je fis un pas pour aller à lui, mais je sentis que j'allais tomber sur le pavé.

– A quelle heure? demanda le cocher.

– A onze heures et demie, dit-il en montant légèrement les escaliers.

Et il disparut sous le péristyle tandis que la voiture s'éloignait au galop.

C'était son visage, c'était sa voix: mais comment ce jeune homme élégant et aux manières aisées pouvait-il être le pauvre Gabriel? La métamorphose me semblait tout à fait impossible.

Et cependant, à l'émotion que j'avais éprouvée, je comprenais qu'il était impossible que ce fût un autre que lui.

J'attendis.

Onze heures et demie sonnèrent. On commença de sortir de l'Opéra, puis les voitures s'avancèrent à la suite les unes des autres.

Un groupe, qui se composait d'un homme de cinquante ans à peu près, d'un jeune homme et de deux femmes, s'approcha d'une des voitures: le jeune homme était Gabriel, il donnait le bras à la plus âgée des deux femmes: la plus jeune me parut charmante.

Cependant, il ne monta pas avec elle dans la voiture. Il les accompagna seulement jusqu'au marche-pied; puis, après les avoir saluées, il fit quelques pas en arrière, et attendit sur les marches que sa voiture le vînt prendre à son tour.

J'eus donc tout le temps de l'examiner, et je ne conservai aucun doute: c'était bien lui; il donnait de bruyans signes d'impatience, et quand le cocher s'approcha, il le gronda pour l'avoir fait attendre ainsi cinq minutes.

Était-ce bien là l'humble et timide Gabriel? l'enfant que je protégeais contre les autres enfans?

– Où va monsieur, demanda le laquais en fermant la portière.

– Chez moi, dit Gabriel.

La voiture partit aussitôt, gagna le boulevard et tourna à droite.

Je rentrai à l'hôtel, ne sachant point si je dormais ou si je veillais, et croyant quelquefois que tout ce que j'avais vu était un rêve.

Le surlendemain même chose arriva: seulement, cette fois, au lieu d'attendre le départ du coupé à la sortie de l'Opéra, je l'attendis au coin de la rue Lepelletier; le coupé passa à minuit moins quelques minutes; il suivit quelque temps le boulevard, et entra dans la seconde rue à ma droite; j'allai jusqu'à cette rue pour savoir comment elle se nommait: c'était la rue Taitbout.

Le surlendemain j'attendis au coin de la rue Taitbout. De cette façon, je pensais que j'arriverais à voir où s'arrêterait la voiture.

En effet, la voiture entra au numéro onze, preuve de plus qu'il habitait là.

J'arrivai devant la porte au moment où le concierge en refermait les deux battans.

– Que voulez-vous? me dit-il.

– N'est-ce point ici, demandai-je d'une voix à laquelle j'essayais inutilement de donner un accent de fermeté, n'est-ce point ici que demeure monsieur Gabriel Lambert?

– Gabriel Lambert? reprit le concierge, je ne connais pas ce nom-là; il n'y a personne de ce nom dans la maison.

– Mais ce monsieur qui rentre, comment rappelez-vous donc?

– Lequel?

– Celui dont voici la voiture.

– Je l'appelle le baron Henry de Faverne, et non pas Gabriel Lambert; si c'est cela que vous voulez savoir, ma belle enfant, vous voilà au courant de la chose.

Et il referma la porte sur moi.

Je revins à l'hôtel, incertaine sur ce que je devais faire. C'était bien Gabriel, il n'y avait pour moi aucun doute, mais c'était Gabriel enrichi, cachant son véritable nom, et auquel, par conséquent, ma visite devait être deux fois désagréable.

Je lui écrivis. Seulement, sur l'adresse, je mis «A monsieur le baron Henry de Faverne, pour faire passer à monsieur Gabriel Lambert.»

Je lui demandais une entrevue et je signai: MARIE GRANGER.

Puis, le lendemain, j'envoyai la lettre par un commissionnaire en lui ordonnant d'attendre la réponse.

Le commissionnaire revint bientôt en me disant que le baron n'était pas chez lui.

Le lendemain, j'y allai moi-même; sans doute j'étais consignée à la porte, car les valets me dirent que monsieur le baron n'était pas visible.

Le surlendemain, j'y retournai. Les valets me dirent que monsieur le baron avait répondu qu'il ne me connaissait pas et défendait de me recevoir davantage.

Alors je pris mon enfant dans mes bras et vins m'asseoir sur la borne en face de la porte.

J'étais décidée à rester jusqu'à ce qu'il sortît.

J'y restai toute la journée, puis la nuit vint.

A deux heures du matin une patrouille passa et me demanda qui j'étais et ce que je faisais là.

Je répondis que j'attendais.

Le chef de la patrouille m'ordonna alors de le suivre.

Je le suivis sans savoir où il me conduisait.

C'est alors que vous êtes venu et que vous m'avez réclamée.

Et maintenant, monsieur, vous savez tout; vous veniez de sa part, je n'ai d'autre appui à Paris que vous. Vous paraissez bon; que faut-il que je fasse? dites, conseillez-moi.

– Je n'ai rien à vous dire ce soir, répondis-je, mais je le verrai demain matin.

– Et avez-vous quelque espoir pour moi, monsieur?

– Oui, répondis-je, j'ai l'espoir qu'il ne voudra pas vous revoir.

– Oh! mon Dieu! que voulez-vous dire?

– Je veux dire, ma chère enfant, que mieux vaut être, croyez-moi, la pauvre Marie Granger que la baronne Henry de Faverne.

– Hélas! vous croyez donc comme moi que c'est…

– Je crois que c'est un misérable, et je suis à peu près sûr de ne pas me tromper.

– Ah! ma fille, ma fille, dit la pauvre mère en allant se jeter à genoux devant le fauteuil de son enfant et en le couvrant de ses deux bras, comme si elle eût pu le protéger contre l'avenir qui l'attendait.

Il était trop tard pour qu'elle retournât à son hôtel de la rue des Vieux-Augustins.

J'appelai ma femme de charge, et je la remis, elle et son enfant, entre ses mains.

Puis, j'envoyai un de mes domestiques annoncer à la maîtresse de l'hôtel de Venise que mademoiselle Marie Granger, s'étant trouvée indisposée chez le docteur Fabien, où elle dînait, ne pouvait pas rentrer avant le lendemain.

XVI
CATASTROPHE

Le lendemain, ou plutôt le même jour, mon valet de chambre entra chez moi à sept heures du matin.

– Monsieur, me dit-il, un domestique de monsieur le baron Henry de Faverne est là et attend déjà depuis une demi-heure; mais comme monsieur s'est couché à trois heures, je n'ai pas voulu le réveiller.

«J'eusse même tardé encore, s'il n'en était arrivé un second plus pressant que le premier.

 

– Eh bien! que demandent ces deux domestiques?

– Ils viennent dire que leur maître attend monsieur. Il paraît que le baron est très souffrant et ne s'est pas couché de la nuit.

– Répondez que j'y vais à l'instant même.

En effet, je m'habillai en toute hâte, et je courus chez le baron.

Comme me l'avaient dit ses domestiques, il ne s'était pas couché, mais seulement il s'était jeté tout habillé sur son lit.

Je le trouvai donc avec son pantalon et ses bottes, enveloppé d'une grande robe de chambre en damas. Son habit et son gilet étaient suspendus sur une chaise, et tout annonçait dans l'appartement le désordre d'une nuit d'agitation et d'insomnie.

– Ah! docteur, c'est vous, me dit-il; qu'on ne laisse entrer personne.

Et, d'un signe de la main, il congédia le valet qui m'avait introduit.

– Pardon, lui dis-je, de ne pas être venu plus tôt. Mon domestique n'a pas voulu m'éveiller, je m'étais couché à trois heures du matin.

– C'est moi qui vous prie d'agréer mes excuses; je vous ennuie, docteur, je vous fatigue, et avec vous la chose est d'autant plus terrible qu'on ne sait comment vous dédommager de vos peines; mais vous voyez que je souffre réellement, n'est-ce pas? et vous avez pitié de moi.

Je le regardai.

Il était en effet difficile de voir une figure plus bouleversée que la sienne: il me fit pitié.

– Oui, vous souffrez, lui dis-je, et je comprends que pour vous la vie soit un supplice.

– C'est-à-dire, voyez, docteur, c'est-à-dire qu'il n'y a pas une de ces armes, poignard ou pistolet, que je n'aie appuyé deux ou trois fois sur mon cœur ou sur mon front! Mais, que voulez-vous?

Il baissa la voix en ricanant.

– Je suis un lâche; j'ai peur de mourir.

«Croyez-vous cela? vous, docteur, vous qui m'avez vu me battre; croyez-vous que j'aie peur de mourir?

– Au premier abord, j'ai jugé que vous n'aviez pas le courage moral, monsieur.

– Comment, docteur, vous osez me dire à moi, en face…

– Je vous dis que vous n'avez que le courage sanguin, c'est-à-dire celui qui monte à la tête avec le sang. Je vous dis que vous n'avez aucune résolution; et, la preuve, c'est qu'ayant eu dix fois l'envie de vous tuer, comme vous le dites, c'est qu'ayant sous la main des armes de toute espèce, vous m'avez demandé du poison.

Il poussa un soupir, tomba dans un fauteuil et garda le silence.

– Mais, lui dis-je au bout d'un instant, ce n'est pas pour soutenir une thèse sur le courage physique ou moral, sanguin ou bilieux, que vous m'avez fait venir, n'est-ce pas? c'est pour me parler d'elle?

– Oui, oui, vous avez raison, c'est pour vous parler d'elle. Vous l'avez vue, n'est-ce pas?

– Oui.

– Eh bien! qu'en dites-vous?

– Je dis que c'est un noble cœur, je dis que c'est une sainte jeune fille.

– Oui, mais en attendant elle me perdra, car elle n'a voulu entendre à rien, n'est-ce pas? elle refuse toute indemnité, elle veut que je l'épouse, ou elle ira crier sur les toits qui je suis, et peut-être ce que je suis.

– Je ne dois pas vous cacher qu'elle était venue à Paris dans cette intention.

– Et en aurait-elle changé depuis? docteur, seriez-vous parvenu à l'en faire changer?

– Je lui ai dit du moins, ce que je pense, qu'il valait mieux être Marie Granger que madame de Faverne.

– Qu'entendez-vous par là, docteur? voudriez-vous dire?..

– Je veux dire, monsieur Lambert, repris-je froidement, qu'entre le malheur passé de Marie Granger et le malheur à venir de mademoiselle de Macartie, je préférerais le malheur de la pauvre fille qui n'aura pas de nom à donner à son enfant.

– Hélas! oui, oui, docteur, vous avez raison, c'est un nom fatal que le mien. Mais, dites-moi, mon père vit-il toujours?

– Oui.

– Ah! Dieu soit loué! je n'ai pas eu de ses nouvelles depuis plus de quinze mois.

– Il est venu à Paris pour vous y chercher, quand il a su que vous n'étiez pas parti pour la Guadeloupe.

– Grand Dieu!.. et qu'a-t-il appris à Paris?

– Il a appris que vous n'aviez jamais été chez le banquier, et que la lettre qu'il avait reçue de votre prétendu protecteur n'avait jamais été écrite par lui.

Le malheureux poussa un soupir qui ressemblait à un gémissement; puis il porta les mains à ses yeux.

– Il sait cela, il sait cela, murmura-t-il après un instant de silence. Mais enfin, qu'y a-t-il à dire? cette lettre était supposée, c'est vrai, cela ne faisait de tort à personne. Je voulais venir à Paris; je serais devenu fou si je n'y étais pas venu. J'ai employé ce moyen, c'était le seul; n'en eussiez-vous pas fait autant à ma place, docteur?

– Est-ce sérieusement que vous me demandes cela monsieur? lui demandai-je en le regardant fixement.

– Docteur, vous êtes l'homme le plus inflexible que je connaisse, reprit le baron en se levant et en se promenant à grands pas. Vous ne m'avez jamais dit que des duretés et cependant, comment cela se fait-il? vous êtes le seul homme en qui j'aie une confiance sans bornes. Si un autre soupçonnait la moitié des choses que vous savez!..

Il s'approcha d'un pistolet pendu à la muraille, et porta la main sur la crosse avec une expression de férocité qui appartenait plutôt à une bête sauvage.

– Je le tuerais!

En ce moment un valet entra.

– Que voulez-vous? demanda brusquement le baron.

– Pardon, si j'interromps monsieur malgré son ordre, mais monsieur a remonté ses écuries il y a trois mois, et c'est un commis de la Banque qui vient pour toucher un des billets que monsieur a faits.

– Et de combien est le billet? demanda le baron.

– De quatre mille francs.

– C'est bien, dit le baron allant à son secrétaire, et, retirant du portefeuille qu'il m'avait donné autrefois à garder quatre billets de banque de mille francs chacun; tenez, les voilà, et rapportez-moi le billet.

C'était une action toute simple que de prendre dans un portefeuille des billets de banque et de les remettre à un domestique.

Cependant le baron accomplit cette action avec une hésitation visible, et son visage ordinairement pâle devint livide lorsqu'il suivit d'un regard inquiet le domestique qui sortait avec les billets.

Il y eut entre nous deux un moment de silence sombre, pendant lequel le baron remua deux ou trois fois les lèvres pour parler; mais à chaque fois les paroles expirèrent sur les lèvres.

Le domestique ouvrit la porte de nouveau.

– Eh bien! qu'y a-t-il encore? demanda le baron avec une vive impatience.

– Le porteur désirerait dire un mot à monsieur.

– Cet homme n'a rien à me dire! s'écria le baron; il a son argent, qu'il s'en aille.

Le porteur apparut alors derrière le domestique, et se glissa entre lui et la porte.

– Pardon, dit-il, pardon; vous vous trompez, monsieur, j'ai quelque chose à vous dire.

Puis d'un bond s'élançant au collet du baron,

– J'ai à vous dire que vous êtes un faussaire! s'écria-t-il, et qu'au nom de la loi je vous arrête.

Le baron jeta un cri de terreur et devint couleur de cendre.

– A moi, murmura-t-il; à moi, docteur; Joseph, appelle mes gens; à moi, à moi!

– A moi! cria aussi d'une voix forte le prétendu porteur de la Banque; à moi, les autres!

Aussitôt la porte d'un escalier secret s'ouvrit, et deux hommes se précipitèrent dans la chambre du baron.

C'étaient deux agens de la police de sûreté.

– Mais qui êtes-vous? s'écria le baron en se débattant; qui êtes-vous, et que me voulez-vous?

– Monsieur le baron, je suis V… dit le faux employé de la Banque, et vous êtes pincé; ne faites donc pas de bruit, pas de scandale, et suivez-nous gentiment.

Le nom que venait de prononcer cet homme était si connu que je tressaillis malgré moi.

– Vous suivre, continua le baron, tout en se débattant; vous suivre, et où cela vous suivre?

– Pardieu! où l'on conduit les gens comme vous; vous n'êtes pas à vous en informer, j'en suis sûr, et vous devez le savoir … au dépôt de la police, pardieu!

– Jamais! s'écria le prisonnier, jamais. Et, par un violent effort, se débarrassant des deux hommes qui le tenaient, il s'élança vers son lit, et saisit un poignard turc.

Au même instant, le faux porteur de la Banque tira, d'un mouvement rapide comme la pensée, deux pistolets de poche qu'il dirigea contre le baron.

Mais il s'était mépris aux intentions de celui-ci: ce fut contre lui-même qu'il tourna l'arme.

Les deux agens voulurent se précipiter sur lui pour la lui arracher.

– Inutile! dit V… inutile! Soyez tranquilles, il ne se tuera pas; je connais messieurs les faussaires de longue date: ce sont des gaillards qui ont le plus grand respect pour leur personne. Allez, mon ami, allez, continua-t-il en se croisant les bras et en laissant le malheureux libre de se poignarder; ne vous gênez pas pour nous; faites, faites.

Le baron sembla vouloir donner un démenti à celui qui venait de lui porter cet étrange défi; il rapprocha vivement sa main de sa poitrine, se frappa de plusieurs coups, et tomba en poussant un cri. Sa chemise se couvrit de sang.

– Vous le voyez bien, lui dis-je en m'élançant vers le baron, le malheureux s'est tué.

Il se mit à rire.

– Tué, lui! ah! pas si bête! Ouvrez la chemise, docteur.

– Docteur! repris-je étonné.

– Pardieu! reprit V… je vous connais: vous êtes le docteur Fabien. Ouvrez sa chemise, et si vous trouvez une seule blessure qui ait plus de quatre ou cinq lignes de profondeur, je demande à être guillotiné à sa place.

Cependant je doutais, car le malheureux était véritablement évanoui et sans mouvement.

J'ouvris sa chemise et je visitai ses blessures.

Il y en avait six; mais, comme l'avait prédit V… c'étaient de véritables piqûres d'épingle.

Je m'éloignai avec dégoût.

– Eh bien! me dit V… suis-je bon physiologiste, monsieur le docteur? Allons, allons, continua-t-il, mettez-moi les poucettes à ce gaillard-là, ou sans cela il frétillera tout le long de la route.

– Non, non, messieurs, s'écria le baron tiré de son évanouissement par cette menace; pourvu qu'on me laisse aller en voiture, je ne dirai pas un mot, je ne ferai pas une tentative d'évasion, je vous en donne ma parole d'honneur.

– Entendez-vous, mes enfans, il donne sa parole d'honneur; c'est rassurant, hein? Que dites-vous de la parole d'honneur de monsieur?

Les deux agens se mirent à rire, et s'avancèrent vers le baron avec les poucettes.

J'éprouvais une impression de malaise que je ne puis rendre. Je voulus me retirer.

– Non! non! s'écria le baron en se cramponnant à mon bras; non, ne vous en allez pas. Si vous vous en allez, ils n'auront plus aucune pitié de moi; ils me traîneront dans les rues comme un criminel.

– Mais à quoi puis-je vous être bon, moi, monsieur? demandai-je. Je n'ai aucune influence sur ces messieurs.

– Si, si, vous en avez, docteur; détrompez-vous, dit-il à demi-voix, un honnête homme a toujours de l'influence sur ces gens-là. Demandez-leur de m'accompagner jusqu'à la police, et vous verrez qu'ils me laisseront aller en voiture et qu'ils ne me garrotteront pas.

Un sentiment de profonde pitié me serrait le cœur, et l'emportait sur le mépris.

– Monsieur V… dis-je au chef des agens, ce malheureux me prie d'intercéder en sa faveur; il est connu dans tout le quartier, il a été reçu dans le monde… Eh bien! je vous en supplie, épargnez-lui les humiliations inutiles.

– Monsieur Fabien, me répondit V… avec une politesse exquise, je n'ai rien à refuser à un homme comme vous.

»J'ai entendu que cet homme vous priait de l'accompagner jusqu'à la police. Eh bien! si vous y consentez, je monterai avec vous dans la voiture, voilà tout, et les choses se passeront en douceur.

– Docteur, je vous en supplie, dit le baron.

– Eh bien! dis-je, soit, j'accomplirai ma mission jusqu'au bout. Monsieur V… ayez la bonté d'envoyer chercher un fiacre.

– Et faites-le approcher de la porte qui donne dans la rue du Helder! s'écria le baron.

– Fil-de-soie, dit V… avec un ton d'ironie impossible à rendre, exécutez les ordres de monsieur le baron.

L'individu désigné sous le nom de Fil-de-soie sortit pour exécuter la mission dont il était chargé.

– Pendant ce temps, dit V… avec la permission de monsieur le baron, je ferai une petite perquisition dans le secrétaire.

Gabriel fît un mouvement vers le secrétaire.

– Oh! ne vous dérangez pas, monsieur le baron, dit V… en étendant le bras. Quand nous en trouverions quelques-uns là-dedans, il n'en serait ni plus ni moins: nous en avons déjà une centaine au moins qui sortent de votre fabrique.

 

Le prisonnier tomba assis sur une chaise, et celui qui l'avait arrêté procéda à la perquisition.

– Ah! ah! dit-il, je connais ces secrétaires-là, c'est de la façon de Barthélémy. Voyons d'abord les tiroirs, nous verrons les secrets ensuite.

Et il fouilla dans tous les tiroirs, où, excepté le portefeuille dont nous avons déjà parlé, il n'y avait rien que des lettres.

– Maintenant, dit-il, voyons les secrets.

Gabriel le suivait des yeux en pâlissant et en rougissant tour à tour.

Ce fut alors que j'admirai la dextérité de cet homme. Il y avait dans le secrétaire quatre secrets différens; non-seulement aucun ne lui échappa, mais encore, à l'instant même, sans tâtonner, à la simple inspection, il en découvrit le mécanisme.

– Voilà le pot aux roses, dit-il en réunissant une centaine de billets de cinq cents francs et de mille francs. Peste! monsieur le baron, vous n'y alliez pas de main-morte: quatre gaillards comme vous seulement, et au bout de l'année la Banque sauterait.

Le prisonnier ne répondit que par un gémissement profond, et en cachant sa tête entre ses deux mains.

En ce moment Fil-de-soie, l'agent, rentra.

– Messieurs, le fiacre est à la porte, dit-il.

– En ce cas, dit V… partons.

– Mais, interrompis-je, vous voyez que monsieur est en robe de chambre; vous ne pouvez l'emmener ainsi.

– Oui, oui, s'écria Gabriel, il faut que je m'habille.

– Habillez-vous donc, et faites vite. J'espère que nous sommes gentils, hein?.. Il est vrai que ce n'est pas pour vous ce que nous en faisons, c'est pour monsieur le docteur.

Et il se retourna de mon côté et me salua.

Mais au lieu de profiter de la permission qui lui était donnée, Gabriel restait immobile sur sa chaise.

– Eh bien! eh bien! remuons-nous donc un peu, voyons, et plus vite que ça! Nous avons à neuf heures un autre monsieur à pincer, et il ne faut pas que l'un nous fasse manquer l'autre.

Gabriel ouvrit l'armoire où étaient pendus ses habits; mais il en détacha cinq ou six avant de s'arrêter à l'un d'eux.

– Avec la permission de monsieur le baron, dit V… nous lui servirons de valets de chambre.

Et il fit un signe aux agens, qui tirèrent d'une commode un gilet et une cravate, tandis que lui choisissait dans l'armoire une redingote.

Alors commença la plus étrange toilette que j'eusse vue de ma vie. Debout et vacillant sur ses jambes, le prisonnier se laissait faire, fixant sur chacun de nous un œil étonné.

On lui noua sa cravate au cou, on lui passa son gilet, on lui mit son habit comme on eût fait à un automate, puis on lui posa son chapeau sur la tête, et on lui glissa dans la main une badine à pomme d'or.

On eût dit que si on ne le soutenait pas, il allait tomber.

Les deux agens le prirent chacun sous une épaule, et c'est alors seulement qu'il sembla se réveiller.

– Non, non, s'écria-t-il en se cramponnant à mon bras; ainsi, ainsi! vous me l'avez promis, docteur.

– Oui, repris-je; mais venez.

– Monsieur le baron, dit V… je vous préviens que si vous faites un mouvement pour fuir, je vous brûle la cervelle.

Je sentis tout son corps frissonner à cette menace.

– Ne vous ai-je pas donné ma parole d'honneur de ne point chercher à m'échapper? dit-il, essayant de couvrir sa lâcheté sous un sentiment d'honorable apparence.

– Ah! c'est vrai, dit V… en armant ses pistolets, je l'avais oublié. Marchons.

Nous descendîmes l'escalier, le malheureux appuyé sur mon bras et suivi par le chef et ses deux alguazils.

Arrivés dans la cour, un des deux agens courut au fiacre et en ouvrit la portière.

Avant d'y monter, Gabriel jeta un regard effaré à droite et à gauche, comme pour voir s'il n'y avait pas moyen de fuir.

Mais en ce moment il sentit qu'on lui appuyait quelque chose entre les deux épaules; il se retourna: c'était le canon du pistolet.

D'un seul bond il se précipita dans le fiacre.

V… me fit signe de la main de monter et de prendre le fond. Ce n'était pas l'occasion de faire des cérémonies. Je me plaçai au poste qui m'était désigné.

Il dit alors en argot à ses deux agens quelques paroles que je ne pus comprendre; et, montant à son tour, il s'assit sur le devant.

Le cocher ferma la portière.

– A la préfecture de police, n'est-ce pas, mon maître, dit-il.

– Oui, répondit V…; mais comment savez-vous où nous allons, mon ami?

– Chut! je vous ai reconnu, dit le cocher; c'est déjà la troisième fois que je vous mène, et toujours en compagnie.

– Eh bien! dit V… fiez-vous donc à l'incognito!

Le fiacre se mit à rouler du côté du boulevard; puis il prit la rue de Richelieu, gagna le pont Neuf, suivit le quai des Orfèvres, tourna à droite, passa sous une voûte, enfila une espèce de ruelle, et s'arrêta devant une porte.

Alors, seulement, le prisonnier parut sortir de sa torpeur; pendant toute la route il n'avait pas dit un seul mot.

– Comment! s'écria-t-il, déjà! déjà! déjà!

– Oui, monsieur le baron, dit V… voilà votre logement provisoire; il est moins élégant que celui de la rue Taitbout; mais, dame! dans votre profession, il y a des hauts et des bas, faut être philosophe.

Ce disant, il ouvrit la portière et sauta hors du fiacre.

– Avez-vous quelque recommandation à me faire avant que je vous quitte, monsieur? demandai-je au prisonnier.

– Oui, oui; qu'elle ne sache rien de ce qui est arrivé.

– Qui, elle?

– Marie.

– Ah! c'est vrai, répondis-je; pauvre femme! je l'avais oubliée. Soyez tranquille, je ferai ce que je pourrai pour lui cacher la vérité.

– Merci, merci, docteur. Ah! je le savais bien que vous étiez mon seul ami.

– Eh bien! j'attends, dit le chef de la brigade.

Gabriel poussa un soupir, secoua tristement la tête, et s'apprêta à descendre.

Comme pour l'aider, V… le prit par le bras; tous deux s'approchèrent de la porte fatale, qui s'ouvrit d'elle-même et comme si elle reconnaissait son grand pourvoyeur.

Le prisonnier me jeta un dernier regard de détresse, et la porte se referma sur eux avec un bruit sourd et retentissant.

Le même jour, Marie quitta Paris et retourna à Trouville.

Comme je l'avais promis à Gabriel, je ne lui avais rien dit; mais elle se doutait de tout.