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Gabriel Lambert

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»Nous marchions sans entendre un bruit, sans rencontrer une ombre; le chemin fut long à travers cette ville effrayante de calme et de repos: enfin nous arrivâmes à notre maison.

» – Te reconnais-tu? me dit Satan.

» – Oui, répondis-je sourdement; entrons.

» – Attends, il faut que j'ouvre. C'est encore moi qui ai inventé le vol avec effraction: j'ai une seconde clef de toutes les portes, excepté de celle du paradis, cependant.

»Nous entrâmes.

»Le calme du dehors se continuait au dedans; c'était horrible.

»Je croyais rêver; je ne respirais plus. Vous figurez-vous rentrant dans votre chambre où vous êtes mort depuis deux jours, retrouvant toutes choses telles qu'elles étaient pendant votre maladie, empreintes seulement de cet air sombre que donne la mort; revoyant tous les objets rangés comme ne devant plus être touchés par vous. La seule chose animée que j'eusse vue depuis ma sortie du cimetière fut ma grande pendule à côté de laquelle un être humain était mort, et qui continuait de compter les heures de mon éternité comme elle avait compté les heures de ma vie.

»J'allai à la cheminée, j'allumai une bougie pour m'assurer de la vérité, car tout ce qui m'entourait m'apparaissait à travers une clarté pâle et fantastique qui me donnait pour ainsi dire une vue intérieure. Tout était réel; c'était bien ma chambre; je vis le portrait de ma mère, me souriant toujours; j'ouvris les livres que je lisais quelques jours avant ma mort; seulement le lit n'avait plus de draps, et il y avait des scellés partout.

»Quant à Satan, il s'était assis au fond, et lisait attentivement la Vie des Saints.

»En ce moment, je passai devant une grande glace, et je me vis dans mon étrange costume, couvert d'un linceul, pâle, les yeux ternes. Je doutai de cette vie que me rendait une puissance inconnue, et je me mis la main sur le cœur.

»Mon cœur ne battait pas.

»Je portai la main à mon front, le front était froid comme la poitrine, le pouls muet comme le cœur; et cependant je reconnaissais tout ce que j'avais quitté; il n'y avait donc que la pensée et les yeux qui vécussent en moi.

»Ce qu'il y avait d'horrible encore, c'est que je ne pouvais détacher mon regard de cette glace qui me renvoyait mon image sombre, glacée, morte. Chaque mouvement de mes lèvres se reflétait comme le hideux sourire d'un cadavre. Je ne pouvais pas quitter ma place; je ne pouvais pas crier.

»L'horloge fit entendre ce ronflement sourd et lugubre qui précède la sonnerie des vieilles pendules, et sonna deux heures; puis tout redevint calme.

»Quelques instants après, une église voisine sonna à son tour, puis une autre, puis une autre encore.

»Je voyais dans un coin de la glace Satan qui s'était endormi sur la Vie des Saints.

»Je parvins à me retourner. Il y avait une glace en face de celle que je regardais, si bien que je me voyais répété des milliers de fois avec cette clarté pâle d'une seule bougie dans une vaste salle.

»La peur était arrivée à son comble: je poussai un cri.

»Satan se réveilla.

» – Voilà pourtant avec quoi, me dit-il en me montrant le livre, on veut donner la vertu aux hommes. C'est si ennuyeux que je me suis endormi, moi qui veille depuis six mille ans. Tu n'es pas encore prêt?

» – Si, répliquai-je machinalement, me voilà.

» – Hâte-toi, répliqua Satan, brise les scellés, prends tes habits et de l'or surtout, beaucoup d'or; laisse tes tiroirs ouverts, et demain la justice trouvera bien moyen de condamner quelque pauvre diable pour rupture de scellés; ce sera mon petit bénéfice.

»Je m'habillai. De temps en temps je me touchais le front et la poitrine; tous deux étaient froids.

»Quand je fus prêt, je regardai Satan.

» – Nous allons la voir? lui dis-je.

» – Dans cinq minutes.

» – Et demain?

» – Demain, me dit-il, tu reprendras ta vie ordinaire; je ne fais pas les choses à demi.

» – Sans conditions?

» – Sans conditions.

» – Partons, lui dis-je.

» – Suis moi.

»Nous descendîmes.

»Au bout de quelques instans nous étions devant la maison où l'on m'avait fait appeler quatre jours auparavant.

»Nous montâmes.

»Je reconnus le perron, le vestibule, l'antichambre. Les abords du salon étaient pleins de monde. C'était une fête éblouissante de lumières, de fleurs, de pierreries et de femmes.

»On dansait.

»A la vue de cette joie, je crus à ma résurrection.

»Je me penchai à l'oreille de Satan, qui ne m'avait pas quitté.

»Où est-elle? lui dis-je.

»Dans son boudoir.

»J'attendis que la contredanse fut finie. Je traversai le salon; les glaces aux feux des bougies me renvoyèrent mon image pâle et sombre. Je revis ce sourire qui m'avait glacé; mais là ce n'était plus la solitude, c'était le monde; ce n'était plus le cimetière, c'était un bal; ce n'était plus la tombe, c'était l'amour. Je me laissai enivrer, et j'oubliai un instant d'où je venais, ne pensant qu'à celle pour qui j'étais venu.

»Arrivé à la porte du boudoir, je la vis; elle était plus belle que la beauté, plus chaste que la foi. Je m'arrêtai un instant comme en extase; elle était vêtue d'une robe d'une blancheur éblouissante, les épaules et les bras nus. Je revis, plutôt en imagination qu'en réalité, un petit point rouge à l'endroit que j'avais saigné. Quand je parus, elle était entourée de jeunes gens qu'elle écoutait à peine; elle leva nonchalamment ses beaux yeux si pleins de volupté, m'aperçut, sembla hésiter à me reconnaître, puis, me faisant un sourire charmant, quitta tout le monde et vint à moi.

» – Vous voyez que je suis forte, me dit-elle.

»L'orchestre se fit entendre.

» – Et pour vous le prouver, continua-t-elle en me prenant le bras, nous allons valser ensemble.

»Elle dit quelques mots à quelqu'un qui passait à côté d'elle. Je vis Satan auprès de moi.

» – Tu m'as tenu parole, lui dis-je, merci; mais il me faut cette femme cette nuit même.

» – Tu l'auras, me dit Satan; mais essuie-toi le visage, tu as un ver sur la joue.

»Et il disparut, me laissant encore plus glacé qu'auparavant. Comme pour me rendre à la vie, je pressai le bras de celle que je venais chercher du fond de la tombe, et je l'entraînai dans le salon.

»C'était une de ces valses enivrantes où tous ceux qui nous entourent disparaissent, où Ton ne vit plus que l'un pour l'autre, où les mains s'enchaînent, où les haleines se confondent, où les poitrines se touchent. Je valsais les yeux fixés sur ses yeux, et son regard, qui me souriait éternellement, semblait me dire: «Si tu savais les trésors d'amour et de passion que je donnerais à mon amant! si tu savais ce qu'il y a de volupté dans mes caresses, ce qu'il y a de feu dans mes baisers! A celui qui m'aimerait, toutes les beautés de mon corps, toutes les pensées de mon âme, car je suis jeune, car je suis aimante, car je suis belle!»

»Et la valse nous emportait dans son tourbillon lascif et rapide.

»Cela dura longtemps. Quand la mesure cessa, nous étions les seuls à valser encore.

»Elle tomba sur mon bras, la poitrine oppressée, souple comme un serpent, et leva sur moi ses grands yeux, qui semblèrent me dire, à défaut de la bouche: «Je t'aime!»

»Je l'entraînai dans le boudoir, où nous étions seuls. Les salons devenaient déserts.

»Elle se laissa tomber sur une causeuse, fermant à demi les yeux sous la fatigue, comme sous une étreinte d'amour.

»Je me penchai sur elle, et lui dis à voix basse:

» – Si vous saviez comme je vous aime!

» – Je le sais, me dit-elle, et je vous aime aussi, moi.

»C'était à devenir fou.

» – Je donnerais ma vie, dis-je, pour une heure d'amour avec vous, et mon âme pour une nuit.

» – Écoute, fit-elle en ouvrant une porte cachée dans la tapisserie, dans un instant nous serons seuls. Attends-moi.

»Elle me poussa doucement, et je me trouvai seul dans sa chambre à coucher, éclairée encore par la lampe d'albâtre.

»Tout y avait un parfum de mystérieuse volupté impossible à décrire. Je m'assis près du feu, car j'avais froid; je me regardai dans la glace, j'étais toujours aussi pâle. J'entendais les voitures qui partaient une à une; puis, quand la dernière eut disparu, il se fit un silence morne et solennel. Peu à peu mes terreurs me revinrent; je n'osais plus me retourner, j'avais froid. Je m'étonnais qu'elle ne vînt pas: je comptais les minutes, et je n'entendais aucun bruit. J'avais les coudes sur les genoux et la tête dans mes mains.

»Alors je me mis à penser à ma mère, ma mère qui pleurait à cette heure son fils mort, ma mère dont j'étais toute la vie, et qui n'avait eu que ma seconde pensée. Tous les jours de mon enfance me repassèrent devant les yeux comme un riant songe. Je vis que partout où j'avais eu une blessure à panser, une douleur à éteindre, c'était toujours à ma mère que j'avais eu recours. Peut-être, à l'heure où je me préparais à une nuit d'amour, se préparait-elle à une nuit d'insomnie, seule, silencieuse, auprès des objets qui me rappellent à elle, ou veillant avec mon seul souvenir. Cette pensée était affreuse; j'avais des remords; les larmes me vinrent aux yeux. Je me levai. Au moment où je regardais la glace, j'aperçus une ombre pâle et blanche derrière moi, me regardant fixement.

»Je me retournai, c'était ma belle maîtresse.

»Heureusement que mon cœur ne battait pas, car, d'émotion en émotion, il eût fini par se briser.

»Tout était silencieux, au dehors comme au dedans.

»Elle m'attira près d'elle, et bientôt j'oubliai tout. Ce fut une nuit impossible à raconter, avec des plaisirs inconnus, avec des voluptés telles, qu'elles approchent de la souffrance. Dans mes rêves d'amour je ne retrouvais rien de pareil à cette femme que je tenais dans mes bras, ardente comme une Messaline, chaste comme une madone, souple comme une tigresse, avec des baisers qui brûlaient les lèvres, avec des mots qui brûlaient le cœur. Elle avait en elle quelque chose de si puissamment attractif, qu'il y avait des moments où j'en avais peur.

 

»Enfin la lampe commença à pâlir quand le jour commença à poindre.

» – Écoute, me dit cette femme, il faut partir; voici le jour, tu ne peux rester ici; mais le soir, à la première heure de la nuit, je t'attends, n'est-ce pas?

»Une dernière fois je sentis ses lèvres sur les miennes, elle pressa convulsivement mes mains, et je partis.

»C'était toujours le même calme dehors.

»Je marchais comme un fou, croyant à peine à ma vie, n'ayant même pas la pensée d'aller chez ma mère ou de rentrer chez moi, tant cette femme entourait mon cœur.

»Je ne sais qu'une chose qu'on désire plus qu'une première nuit à passer avec sa maîtresse: c'est une seconde.

»Le jour s'était levé, triste, sombre, froid. Je marchai au hasard dans la campagne déserte et désolée, pour attendre le soir.

»Le soir vint de bonne heure.

»Je courus à la maison du bal.

»Au moment où je franchissais le seuil de la porte, je vis un vieillard pâle et cassé qui descendait le perron.

» – Où va monsieur? me dit le concierge.

» – Chez madame de P… lui dis-je.

» – Madame de P… fit-il en me regardant étonné et en me montrant le vieillard, c'est monsieur qui habite cet hôtel; il y a deux mois qu'elle est morte.

»Je poussai un cri et je tombai à la renverse.»

– Et après? dis-je à celui qui venait de parler.

– Après? dit-il en jouissant de notre attention et en pesant sur ses mots, après je me réveillai, car tout cela n'était qu'un rêve.

UNE AME A NAITRE

Il y a six mille ans à peu près…

Le monde était créé depuis un demi-siècle. Dieu avait déjà chassé Adam et Ève du paradis terrestre. Il n'y avait donc dans le ciel que les âmes qui devaient descendre un jour sur la terre, et animer successivement les corps qui naîtraient.

La première qui revint à Dieu fut celle d'Abel, et les chants des archanges et la bénédiction du Seigneur accueillirent le retour de l'âme exilée et martyre qui dut le jour à une faute et l'amour à un crime.

La seconde fut celle d'Ève, et lorsque les portes du ciel s'étaient rouvertes devant cette âme pécheresse, flétrie par le péché, mais épurée par la douleur, toutes les âmes de l'avenir s'étaient pressées autour d'elle pour apprendre quelque chose de la terre.

Ève s'était contentée de répondre: «J'ai péché, j'ai souffert, j'ai prié; la vie a beaucoup de passions, beaucoup de douleurs et bien peu de joies.» Puis elle s'était retirée à la droite de Dieu, pour achever auprès de lui sa prière commencée ici-bas.

Pour toutes ces âmes qui ne connaissaient que le ciel, c'étaient deux mots bien inconnus que les passions et les douleurs. Elles ne comprenaient qu'une éternité de calme, comme elles ne voyaient qu'une étendue de sérénité; aussi se promenaient-elles toutes rêveuses dans les jardins d'étoiles que Dieu fit éclore sous leurs pas, se demandant les unes aux autres ce que pouvaient être les choses ignorées au ciel qu'on appelait sur la terre passions et douleurs.

Alors elles s'éloignaient quelquefois du groupe que forment les élus auprès du Seigneur, et suivaient mystérieusement une route isolée, jusqu'à ce qu'arrivées dans un endroit où nulle autre ne les avaient suivies, elles pussent se pencher sur la voute du ciel, et chercher à voir ce qui se passait parmi les hommes; mais les ténèbres des passions restaient aussi impénétrables à leurs yeux célestes que les lueurs de l'éternité à notre science humaine.

Or, parmi toutes ces âmes curieuses de cette terre nouvelle, il y en avait une à qui son bon ange avait dit: «Tu naîtras un jour du sein d'une femme, tu quitteras ta forme immortelle pour le monde que le Seigneur vient de faire.»

– Et quand dois-je naître? avait demandé l'âme.

– Attends et prie en attendant, avait répondu l'ange.

Et il s'était envolé à l'orient du ciel, laissant la pauvre âme encore plus curieuse qu'auparavant.

Un jour, le soleil se voila dans les cieux, une autre âme venait de quitter la terre, et quand elle s'était présentée à la porte du Seigneur, l'ange de justice l'en avait chassée.

Tout le cortège radieux du Seigneur s'était mis à genoux, redoublant de louanges et de prières, et demandant ce qu'avait fait celui que Dieu chassait.

Dieu répondit

– Il se nommait Caïn, et il a tué Abel.

Et le ciel se voila pour le premier crime comme il s'était voilé pour la première faute.

– Que peut-il y avoir dans le monde, se demandait l'âme qui devait naître, pour qu'un frère tue son frère?

Et elle attendait toujours, et elle priait en attendant.

Cependant, la première faute et le premier crime avaient excité la colère de Dieu, si bien que les morts se succédaient avec rapidité, et qu'il revenait au ciel bien moins d'âmes qu'il n'en était parti. Mais chaque fois qu'il en arrivait une, on lui demandait des nouvelles de la terre; ce à quoi elle répondait: «Devant Dieu l'on perd le souvenir des hommes; mais tout ce que Dieu fait est beau, et la terre, au milieu de ses douleurs, a bien des joies.»

Et elle allait rendre compte au Seigneur de ce qu'elle avait de douleurs et de prières à opposer à ce qu'elle avait de fautes.

Les siècles se passaient, et l'âme attendait toujours.

Un jour, les anges, courbés devant le trône éternel, virent, non pas de la colère, mais une larme dans les yeux du Seigneur, et cette larme fit le déluge.

Quarante jours le ciel pleura sur les fautes de la terre, et la terre disparut.

Du haut de la voûte céleste, les anges suivaient du regard et de la prière, comme d'ici-bas nous suivons une étoile, quelque chose qui glissait sur les eaux: c'était l'arche de Noé.

La pauvre âme qui attendait sa naissance avait cru un moment que le monde était effacé pour l'éternité, et qu'elle ne naîtrait jamais; l'arche lui rendit l'espoir: le monde se refit.

Chaque fois qu'une âme quittait le ciel pour la terre, celle qui attendait l'accompagnait le plus loin possible et lui disait:

– Ma sœur, au retour tu me raconteras ce qu'on fait dans le monde.

Et elle disparaissait.

Chaque fois qu'à l'heure de la prière l'âme de l'avenir se trouvait auprès de son bon ange, elle lui disait:

– Naîtrai-je bientôt?

– Attends et prie.

Et les siècles passaient.

Cependant le monde se faisait tout à fait méchant. Les louanges redoublaient au ciel à mesure que le culte se perdait sur la terre. A peine si de temps en temps il revenait une âme exilée, mais celle-là était reçue avec des chants et des fleurs, et Dieu la bénissait.

Comme le châtiment n'avait pas arrêté les crimes, Dieu voulut essayer du pardon. Il fit une âme à l'image de sa pureté, et il l'envoya sur la terre. Les anges l'accompagnaient en chantant, et ils restèrent longtemps agenouillés derrière elle quand ils l'eurent perdue de vue.

A peine cette âme, à qui Dieu avait donné le nom de son fils, et à qui la terre avait donné le nom de Jésus, eut elle passé trente ans dans son exil, que les âmes commencèrent à revenir au ciel épurées par cet homme divin. Chaque jour c'était fête, chaque jour l'éternité de bonheur recommençait radieuse et splendide, et chaque jour le ciel se peuplait de vierges et de martyrs.

Enfin le fils de Dieu reparut après sa mission, tenant à ses mains déchirées sa couronne d'épines.

Dieu lui dit:

– Viens, mon fils, tes pieds se sont meurtris aux pierres de la route, mais ton cœur est resté pur devant les tentations.

Et il le fit asseoir à sa droite.

– Quel peut être ce monde, se disait l'âme rêveuse, où l'on ose faire mourir le fils de Dieu!

Il n'était bruit au ciel que d'une grande pécheresse que le Christ avait convertie, et que l'on attendait avec impatience.

Elle arriva.

La première âme qui vint au devant d'elle fut celle qui attendait toujours sa naissance. Elle lui dit:

– Ma sœur, quel était ton nom?

– Magdeleine, répondit la pécheresse.

– Et la terre, a-t-elle bien des joies?

– Oui; mais elles sont passagères, et celles du Seigneur sont éternelles.

Et Magdeleine alla s'agenouiller aux pieds de Dieu.

L'âme continuait d'attendre; elle avait entendu le Seigneur dire à Magdeleine: «Il te sera beaucoup remis, parce que tu as beaucoup aimé.» Et elle se demandait ce qu'était cet amour, dont on ne savait rien au ciel, qui avait perdu Ève et qui sauvait Magdeleine.

Aussi devenait-elle de plus en plus impatiente de se voir révéler les mystères de ce monde où Dieu exilait tant d'âmes; de ce monde éloigné et inconnu, où pour quelques années de passions on sacrifiait une éternité de bonheur. Ce n'était pas du désir, sa nature lui défendait d'en avoir, c'était de l'espérance. Peut-être voulait-elle subir comme les autres son martyre, pour revenir à Dieu ceinte d'une double couronne; peut-être, après tout, était-elle d'une essence moins divine que ses sœurs, et avait-elle ressenti le souffle de colère qu'en quittant le paradis l'ange tombé jeta sur elles. Toujours est-il qu'au milieu de la béatitude immense, c'était cette joie temporelle qu'elle attendait.

Et chaque fois qu'elle rencontrait son ange, elle lui faisait la même question, à laquelle il faisait la même réponse.

Les nouvelles qu'on recevait de la terre n'étaient cependant pas bien entraînantes pour une fille du ciel. Les apôtres avaient suivi de près le Christ, et, s'ils arrivaient l'âme pure, ils étaient bien défigurés quant au corps. Les hommes ne paraissaient pas vouloir suivre le chemin tracé par la main divine. Les vierges qui revenaient au ciel remerciaient Dieu de les avoir dépouillées de leur enveloppe terrestre, et quand elles parlaient de la terre, elles parlaient sans regrets.

L'âme attendait toujours.

Les siècles passaient.

Enfin la loi du Seigneur reprit le dessus. La lumière avait d'abord été trop forte, si bien qu'au lieu d'éclairer elle avait aveuglé; c'était un moment charmant pour venir sur la terre. Il n'y avait plus d'empereurs cruels; il n'y avait plus d'apôtres martyrs; tout semblait marcher selon la volonté éternelle, et pour l'âme solitaire qui se serait contentée d'ombre et d'amour, la terre aurait eu bien des joies; c'est du moins ce que disaient certaines âmes dont le premier soin, en arrivant au ciel, était de chercher celles qu'elles avaient perdues sur la terre, et de continuer, sous le regard de Dieu, l'amour commencé parmi les hommes.

– Il n'y a que là-bas qu'on trouve cet amour, se disait l'âme. Quand donc naîtrai-je?

– Attends et prie, répondait l'ange.

C'était désolant, d'autant plus que le ciel s'était tout à coup illuminé d'un astre merveilleux, qu'on appelait une comète, qui était encore ignorée des hommes, et que l'âme craignait que ce ne fût pour la destruction du monde que Dieu eût fait ce nouvel instrument de justice, puisqu'il avait dit que le monde périrait par le feu.

L'âme comprit qu'il fallait se hâter. Elle alla trouver son ange et lui dit:

– Dieu permettra-t-il bientôt ma naissance?

– Bientôt, reprit l'ange.

– Et quand?

– Dans un siècle, un siècle et demi, à peu près.

Où serait-on patient, si l'on ne l'était au ciel? L'âme attendit.

Décidément le monde devenait heureux et semblait retourner à l'âge d'or. Le Christ s'était servi de l'amour terrestre pour arriver à la foi. Il avait mis une révélation dans ce premier péché de la première femme, et grâce à cela, on pouvait passer quelques mois sur la terre sans se compromettre.

Cependant l'âme comprenait que cette espérance d'un autre monde que celui de Dieu était déjà un péché, et qu'elle y arriverait souillée d'une faute originelle d'autant plus grande qu'elle était commise au milieu de l'innocence éternelle. Aussi, lorsqu'elle priait pour les autres, elle priait un peu pour elle.

Le temps marchait rapidement, car, devant les yeux du Seigneur et devant l'éternité, chaque siècle ne met pas plus de temps à passer que le grain de sable qui tombe du sablier.

L'âme voyait arriver avec bonheur le moment tant attendu. Plus il approchait, plus elle questionnait celles qui revenaient de notre monde, plus elle avait soif de cet amour terrestre et presque de ces douleurs qui rompraient la monotonie de la béatitude.

Aussi se promenait-elle, à l'heure où la nuit descend sur la terre, dans les chemins les plus cachés du ciel, tâchant de soulever un coin du voile diamanté que chaque soir Dieu étend sur le ciel. Elle suivait en rêvant la voie lactée, se disant: «Quelle punition Dieu me fera-t-il subir pour la faute que je commets auprès de lui quand je ne devrais avoir qu'un désir, sa vue; qu'un bonheur, la prière; qu'une joie, l'éternité?»

 

De temps en temps l'ange passait auprès d'elle et lui disait: «Patience!»

L'âme attendait.

Enfin un soir qu'elle rêvait, comme de coutume, en regardant une révolution qui s'opérait dans une étoile, l'ange s'approcha d'elle:

– Ta mère est née aujourd'hui, lui dit-il.

– Ma mère! s'écria l'âme.

– Oui.

– Alors je n'ai guère plus de dix-huit ans à attendre; car j'espère qu'elle se mariera jeune, ma mère.

– Attends, et prie en attendant.

L'âme était triomphante. Elle quitta sa solitude, elle oublia la révolution de son étoile, et vint se mêler aux autres, faisant part de tous côtés de la naissance de sa mère.

Maintenant qu'elle avait la certitude de naître, une chose l'inquiétait encore: c'était de savoir si elle naîtrait homme ou femme. Mais, pour ceci, les mystères de l'avenir étaient impénétrables: il fallait attendre.

Chaque jour elle demandait à l'ange:

– Comment va ma mère aujourd'hui?

– Elle vient de faire sa première dent.

– Quel bonheur! disait l'âme.

Et le lendemain elle recommençait ses questions.

Cependant chaque jour elle entrait de plus en plus dans son péché; avant même de naître, elle avait déjà à expier.

Un matin l'ange vint au devant d'elle et lui dit:

– Ta mère s'est mariée aujourd'hui.

– Ma mère s'est mariée!

– Il y a une heure.

– Et je n'ai plus à attendre?..

– Que neuf mois, dit l'ange.

L'âme alla faire part du mariage de sa mère, comme elle avait fait part de sa naissance et de sa première dent. Elle reçut les félicitations de tout le ciel. La chronique dit même qu'elle reçut des commissions de celles qui avaient oublié ou laissé quelque chose sur la terre.

Du reste, comme un péché ne va jamais sans l'autre, elle devenait d'une fierté insupportable; il n'y avait plus moyen de l'approcher, et depuis qu'elle devait aller sur la terre, cela lui avait tellement tourné la tête qu'elle s'était fait beaucoup d'ennemis, et elle était complètement brouillée avec deux prophètes et cinq martyrs.

Quel châtiment Dieu réservait-il à cette âme qui troublait ainsi la sérénité éternelle du firmament?

Plus elle approchait du moment tant attendu depuis six mille ans, plus elle voulait savoir quelque chose du monde qu'elle allait habiter; mais on eût dit qu'à mesure qu'elle approchait de sa naissance, elle avançait dans l'ombre: si bien qu'elle ne se doutait pas de ce qu'elle allait trouver.

Sur ces entrefaites elle rencontra fange.

– Eh bien? lui dit-elle.

– Eh bien! ta mère est enceinte

– De moi?

– De toi.

L'âme poussa une exclamation qui sur la terre serait un péché, et qui dans le ciel serait un crime.

Jamais on n'avait vu une âme plus occupée et plus désireuse de la vie corporelle; aussi celles qui n'avaient d'autre amour que Dieu la laissaient à ses amours terrestres, et l'on commençait à prier pour elle.

Sa joie augmentait donc à mesure que le temps passait, et un jour qu'elle était plus joyeuse, parce qu'elle venait de calculer qu'elle n'avait plus que quelques jours à attendre, l'ange vint à elle.

– Eh bien? dit l'âme.

– Hélas! fit l'ange, ta mère est morte en couches.

– Et moi? s'écria l'âme égoïste.

– Toi, tu es morte en venant au monde.

La punition suivit de près la faute.

L'âme sentit que le ciel manquait sous ses pieds: elle était précipitée dans les limbes.