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Gabriel Lambert

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VIII
LE MALADE

Je sortis.

Cinq minutes après j'étais chez une excellente garde-malade, à qui je donnai des instructions, et qui s'achemina à l'instant même vers la demeure de monsieur Henry de Faverne.

Je revins à midi, comme je le lui avais promis.

Il dormait encore.

J'eus un instant l'idée de continuer mes courses et de revenir plus tard.

Mais il avait tant recommandé à la garde qu'on me priât, si je venais, d'attendre son réveil, que je m'assis dans le salon, au risque de perdre une demi-heure de ce temps toujours si précieux pour un médecin.

Je profitai de cette attente pour jeter un coup d'œil autour de moi, et pour achever, s'il m'était possible, par la vue des objets extérieurs, de me taire une opinion positive sur cet homme.

Au premier abord, tous les objets revêtaient l'aspect de l'élégance, et ce n'est qu'en examinant l'appartement en détail qu'on y reconnaissait le cachet d'une somptuosité sans goût: les tapis étaient d'une couleur éclatante, et des plus beaux que puissent fournir les magasins de Sallandrouze, mais ils ne s'harmoniaient ni avec la couleur des tentures ni avec celle des meubles.

Partout l'or dominait: les moulures des portes et du plafond étaient dorées, des franges d'or pendaient aux rideaux, et la tapisserie disparaissait sous la multitude de cadres dorés qui couvraient les murailles et qui contenaient des gravures à 20 francs, ou de mauvaises copies de tableaux de maîtres qu'on avait dû vendre à l'ignorant acquéreur pour des originaux.

Quatre étagères s'élevaient aux quatre coins du salon, mais au milieu de quelques chinoiseries assez précieuses se pavanaient des ivoires de Dieppe et des porcelaines modernes si grossièrement travaillées qu'elles ne laissaient pas même la chance de croire qu'elles s'étaient glissées là comme des figurines de Saxe.

La pendule et les candélabres étaient dans le même goût, et une table chargée de livres magnifiquement reliés complétait l'ensemble, en offrant un prospectus assez médiocre du maître de la maison.

Le tout était neuf et paraissait acheté depuis trois ou quatre mois au plus.

J'achevais cet examen, qui ne m'avait rien appris de nouveau, mais qui m'avait confirmé dans l'opinion que j'étais chez quelque nouvel enrichi, au goût défectueux, qui était bien parvenu à réunir autour de lui les insignes mais non la réalité de la vie élégante, lorsque la garde entra, et me dit que le blessé venait de se réveiller.

Je passai aussitôt du salon dans la chambre à coucher.

Là, toute mon attention fut absorbée par le malade.

Cependant, au premier coup d'œil, je m'aperçus que son état n'avait point empiré; au contraire, les symptômes continuaient d'être favorables.

Je le rassurai donc, car ses craintes continuaient d'être les mêmes, et la fièvre qui l'agitait leur donnait un certain degré d'exagération pénible à voir dans un homme. Maintenant, comment cet homme si faible avait-il accompli cet acte de courage d'insulter un homme connu comme Olivier pour sa facilité à mettre l'épée à la main, et comment, l'ayant insulté, s'était-il conduit sur le terrain comme il avait fait.

C'était un mystère dont le secret devait être l'objet d'un calcul suprême, ou, au contraire, d'une colère incalculée. Je pensai, au reste, que quelque jour tout cela s'éclaircirait pour moi, peu de secrets demeurant cachés obstinément aux médecins.

Moins préoccupé de son état, je pus alors examiner sa personne; c'était, comme son appartement, un composé d'anomalies.

Tout ce que l'art avait pu aristocratiser en lui avait pris un certain caractère d'élégance; ses cheveux d'un blond fade étaient coupés à la mode, ses favoris rares étaient taillés avec régularité.

Mais la main qu'il me tendait pour que je lui tâtasse le pouls était commune, les soins qu'il en avait pris depuis quelque temps n'avaient pu en corriger la grossièreté native; ses ongles étaient mal faits, rongés, vulgaires; et, près de son lit, des bottes qu'il avait quittées le matin même indiquaient que son pied était, comme la main, d'origine toute plébéienne.

Comme je l'ai dit, le blessé avait la fièvre, et cependant cette fièvre, quoique assez forte, avait peine à donner de l'expression à ses yeux, qui, à ce que je remarquai, ne se fixaient presque jamais directement ni sur un homme ni sur une chose; en échange, sa parole était d'une agitation et d'une volubilité extrêmes.

– Ah! vous voilà donc, mon cher docteur, me dit-il; eh bien! vous le voyez, je ne suis pas encore mort, et vous êtes un grand prophète; mais suis-je hors de danger, docteur? Ce maudit coup d'épée! il était bien appliqué. Il passe donc sa vie à faire des armes, ce spadassin, ce calomniateur, ce misérable Olivier?

Je l'interrompis.

– Pardon, lui dis-je, je suis le médecin et l'ami de monsieur d'Hornoy; c'est lui que j'ai suivi sur le terrain, et non pas vous.

«Je vous connais de ce matin, monsieur; et lui, je le connais depuis dix ans.

«Vous comprenez donc que, si vous continuez à l'attaquer, je serai forcé de vous prier de vous adresser à quelqu'un de mes confrères.

– Comment, docteur, s'écria le blessé, vous m'abandonneriez dans l'état où je suis? ce serait affreux. Sans compter que vous trouverez peu de pratiques qui paieront comme moi.

– Monsieur!

– Oh! oui, je sais, vous faites tous semblant d'être désintéressés; puis quand vient, comme on dit, le quart d'heure de Rabelais, vous savez bien présenter votre mémoire.

– C'est possible, monsieur, qu'on ait ce reproche à faire à quelques-uns de mes confrères, mais je vous prouverai, quant à moi, en ne prolongeant pas mes visites au-delà du terme strictement nécessaire, que l'avidité que vous reprochez à mes collègues n'est pas mon défaut dominant.

– Allons, voilà que vous vous fâchez, docteur?

– Non, je réponds à ce que vous me dites.

– C'est qu'il ne faut pas trop faire attention à ce que je dis; vous savez, nous autres gentilshommes, nous avons quelquefois la parole un peu leste; pardonnez-moi donc.

Je m'inclinai, il me tendit la main.

– J'ai déjà tâté votre pouls, lui dis-je, il est aussi bon qu'il peut l'être.

– Allons, voilà que vous me gardez rancune parce que j'ai dit du mal de monsieur Olivier; il est votre ami, j'ai eu tort; mais il est tout simple que je lui en veuille, à part le coup d'épée qu'il m'a donné.

– Et que vous êtes venu chercher, répondis-je, d'une façon à ce qu'il ne vous la refusât point, vous en conviendrez.

– Oui, je l'ai insulté; mais je voulais me battre avec lui, et quand on veut se battre avec les gens il faut bien les insulter.

«Pardon, docteur, voulez-vous me rendre le service de sonner?

Je tirai le cordon de la sonnette, un des valets entra.

– Est-on venu s'informer de ma santé de la part de monsieur de Macartie?

– Non, monsieur le baron, répondit le laquais.

– C'est singulier, murmura le malade, visiblement fâché de ce manque d'intérêt.

Il y eut un instant de silence, pendant lequel je fis un mouvement pour prendre ma canne.

– Car vous savez ce qu'il m'a fait, votre ami Olivier?

– Non. J'ai entendu parler de quelques mots dits sur vous au club, n'est-ce point cela?

– Il m'a fait, ou plutôt il a voulu me faire manquer un mariage magnifique: une jeune personne de dix-huit ans, belle comme les amours, et cinquante mille livres de rente, rien que cela.

– Et comment a-t-il pu vous faire manquer ce mariage?

– Par ses calomnies, docteur: en disant qu'il ne connaissait personne de mon nom à la Guadeloupe; tandis que mon père, le comte de Faverne, possède là-bas deux lieues de terrain, une habitation magnifique avec trois cents noirs. Mais j'ai écrit à monsieur de Malpas, le gouverneur, et dans deux mois ces papiers seront ici; on verra lequel de nous deux a menti.

– Olivier pourra s'être trompé, monsieur, mais il n'aura pas menti.

– Et, en attendant, voyez-vous, il est cause que celui qui devait être mon beau-père n'envoie pas même demander de mes nouvelles.

– Il ignore peut-être que vous vous êtes battu?

– Il ne l'ignore pas, puisque je le lui avais dit hier.

– Vous le lui avez dit?

– Certainement. Lorsqu'il m'a rapporté les propos que monsieur Olivier tenait sur moi, je lui dis: «Ah! c'est comme cela! eh bien! pas plus tard que ce soir, j'irai lui chercher une querelle, à ce beau monsieur Olivier, et l'on verra si j'en ai peur.

Je commençai à comprendre le courage momentané de mon malade. C'était de l'argent placé à cent pour cent; un duel pouvait lui rapporter une jolie femme et cinquante mille livres de rente; il s'était battu.

Je me levai.

– Quand vous reverrai-je, docteur?

– Demain je viendrai lever l'appareil.

– J'espère que si l'on parle de ce duel devant vous, docteur, vous direz que je me suis bien conduit.

– Je dirai ce que j'ai vu, monsieur.

– Ce misérable Olivier, murmura le blessé, j'aurais donné cent mille francs pour le tuer sur le coup.

– Si vous êtes assez riche pour payer cent mille francs la mort d'un homme, répondis-je, vous devez moins regretter votre mariage, qui n'ajoutait que cinquante mille livres de rente à votre fortune.

– Oui; mais ce mariage me plaçait, ce mariage me permettait de cesser des spéculations hasardeuses; un jeune homme, d'ailleurs, né avec des goûts aristocratiques, n'est jamais assez riche. Aussi je joue à la Bourse; il est vrai que j'ai du bonheur: le mois passé j'ai gagné plus de trente mille francs.

– Je vous en fais mon compliment, monsieur. A demain.

– Attendez donc … je crois qu'on a sonné!

– Oui.

– On vient?

– Oui.

Un domestique entra.

Pour la première fois, je vis les yeux du baron s'arrêter fixement sur un homme.

 

– Eh bien?.. demanda-t-il, sans donner le temps au valet de parler.

– Monsieur le baron, dit le valet, c'est monsieur le comte de Macartie qui fait demander de vos nouvelles.

– En personne?

– Non, il envoie son valet de chambre.

– Ah! fit le malade, et vous avez répondu?..

– Que monsieur le baron était grièvement blessé, mais que le docteur avait répondu de lui.

– Est-ce vrai, docteur, que vous répondez de moi?

– Eh! oui, mille fois oui, repris-je; à moins cependant que vous ne fassiez quelque imprudence.

– Oh! quant à cela, soyez tranquille. Dites-moi, docteur, puisque monsieur le comte de Macartie envoie demander de mes nouvelles, cela prouve qu'il ne croit pas aux propos de monsieur Olivier.

– Sans doute.

– Eh bien! alors guérissez-moi vite, et vous serez de la noce.

– Je ferai de mon mieux pour arriver à ce but. Je saluai, et je sortis.

IX
LE BILLET DE CINQ CENTS FRANCS

Une fois dehors, je respirai plus librement. Chose singulière, cet homme m'inspirait une répulsion que je ne pouvais comprendre, et qui ressemblait au dégoût qu'on éprouve à la vue d'une araignée ou d'un crapaud; j'avais hâte de le voir hors de danger pour cesser toute relation avec lui.

Le lendemain, je revins comme je le lui avais promis; la blessure allait à merveille.

Le propre des plaies faites par les coups d'épée est de tuer raide ou de guérir vite.

La blessure de monsieur de Faverne promettait une guérison radicale.

Huit jours après, il était hors de danger.

Selon la promesse que je m'étais faite, je lui annonçai alors que mes visites devenant parfaitement inutiles, j'allais les cesser à compter du lendemain.

Il insista pour que je revinsse, mais mon parti était pris, je tins bon.

– En tout cas, dit le convalescent, vous ne me refuserez pas de me rapporter vous-même le portefeuille que je vous ai remis: il est d'une trop grande valeur pour le confier à un domestique, et je compte sur ce dernier acte de votre complaisance.

Je m'y engageai.

Le lendemain, je rapportai effectivement le portefeuille; monsieur de Faverne me fit asseoir près de son lit, et, tout en jouant avec le portefeuille, l'ouvrit. Il pouvait contenir une soixantaine de billets de banque, la plupart de mille francs; le baron en tira deux ou trois, et s'amusa à les chiffonner.

Je me levai.

– Docteur, reprit-il, n'y a-t-il pas une chose qui vous étonne comme moi?

– Laquelle? demandai-je.

– C'est qu'on ait le courage de contrefaire un billet de banque.

– Cela m'étonne, parce que c'est une lâche et infâme action.

– Infâme, peut-être, mais pas si lâche. Savez-vous qu'il faut une main bien ferme pour écrire ces deux petites lignes:

LA LOI PUNIT DE MORT
LE CONTREFACTEUR…

– Oui, sans doute, mais le crime a son courage à lui. Tel qui attend un homme au coin d'un bois pour l'assassiner a presque autant de courage qu'un soldat qui monte à l'assaut, ou qui enlève une batterie; cela n'empêche pas que l'on décore l'un et qu'on envoie l'autre à l'échafaud.

– A l'échafaud!.. Je comprends qu'on envoie un assassin à l'échafaud, mais ne trouvez-vous pas, docteur, que guillotiner un homme pour avoir fait de faux billets, c'est bien cruel?

Le baron dit ces mots avec une altération de voix et de risage si visible, qu'elle me frappa.

– Vous avez raison, lui dis-je; aussi sais-je de bonne source que l'on doit incessamment adoucir cette peine, et la borner aux galères.

– Vous savez cela, docteur? s'écria vivement le malade; vous savez cela… En êtes-vous sûr?

– Je l'ai entendu dire à celui-là même dont la proposition viendra.

– Au roi. Au fait, c'est vrai, vous êtes médecin par quartier du roi. Ah! le roi a dit cela! Et quand cette proposition doit-elle être faite?

– Je ne sais.

– Informez-vous, docteur, je vous en prie; cela m'intéresse.

– Cela vous intéresse, vous? demandai-je avec surprise.

– Sans doute. Cela n'intéresse-t-il pas tout ami de l'humanité d'apprendre qu'une loi trop sévère est abrogée?

– Elle n'est pas abrogée, monsieur; seulement les galères remplaceront la mort; cela vous paraît-il une bien grande amélioration au sort des coupables?

– Non, sans doute, non! reprit le baron embarrassé; on pourrait même dire que c'est pis; mais au moins la vie et l'espoir restent; le bagne n'est qu'une prison, et il n'y a pas de prison dont on ne parvienne à se sauver.

Cet homme me répugnait de plus en plus; je fis un mouvement pour m'en aller.

– Eh bien! docteur, vous me quittez déjà? dit le baron en roulant avec embarras deux ou trois billets de banque dans sa main, avec l'intention visible de les glisser dans la mienne.

– Sans doute, repris-je en faisant un nouveau pas en arrière; n'êtes-vous pas guéri, monsieur? A quoi donc pourais-je vous être bon maintenant?

– Comptez-vous pour rien le plaisir de votre société?

– Malheureusement, monsieur, nous autres médecins, nous avons peu de temps à donnera ce plaisir, si vif qu'il soit. Notre société, à nous, c'est la maladie, et dès que nous l'avons chassée d'une maison, il faut que nous sortions derrière elle pour la poursuivre dans une autre. Ainsi donc, monsieur le baron, permettez que je prenne congé de vous.

– Mais n'aurai-je donc pas le plaisir de vous revoir?

– J'en doute, monsieur; vous courez le monde, et moi j'y vais peu; mes heures sont comptées, et chacune d'elles a son emploi.

– Mais si cependant je retombais malade?

– Oh! ceci est autre chose, monsieur.

– Ainsi dans ce cas je pourrais compter sur vous?

– Parfaitement.

– Docteur, votre parole.

– Je n'ai pas besoin de vous la donner, puisque je ne ferais qu'accomplir un devoir.

– N'importe, donnez-la-moi toujours.

– Eh bien! monsieur, je vous la donne.

Le baron me tendit de nouveau la main; mais comme je me doutais que cette main renfermait toujours les billets de banque en question, je fis semblant de ne pas voir le geste amical par lequel il prenait congé de moi, et je sortis.

Le lendemain, je reçus sous pli, et avec la carte de monsieur le baron Henry de Faverne, un billet de banque de mille francs et un de cinq cents.

Je lui répondis aussitôt:

«Monsieur le baron,

»Si vous aviez attendu que je vous présentasse mon mémoire, vous auriez vu que je n'estimais pas mon faible mérite si haut que vous voulez bien le faire.

»J'ai l'habitude de fixer moi-même le prix de mes visites; et, pour mettre en repos votre générosité, je vous préviens que je les porte avec vous au plus haut, c'est-à-dire à vingt francs.

»J'ai eu l'honneur de me rendre dix fois chez vous, c'est donc deux cents francs seulement que vous me devez: vous m'avez envoyé quinze cents francs, je vous en renvoie treize cents.

»J'ai l'honneur d'être, etc., etc.

«FABIEN.»

En effet, je gardai le billet de cinq cents francs, et renvoyai au baron de Faverne celui de mille francs avec trois cents francs d'argent; puis je mis ce billet dans un portefeuille où se trouvaient déjà une douzaine d'autres billets de la même somme.

Le lendemain, j'eus quelques emplettes à faire chez un bijoutier. Ces emplettes se montaient à 2,000 francs, je payai avec quatre billets de banque de cinq cents francs chacun.

Huit jours après, le bijoutier, accompagné de deux exempts de police, se présenta chez moi.

Un des quatre billets que je lui avais donnés avait été reconnu faux à la Banque, où il avait un paiement à faire.

On lui avait alors demandé de qui il tenait ces billets, il m'avait nommé, et l'on venait aux enquêtes auprès de moi.

Comme j'avais tiré ces quatre billets d'un portefeuille où, comme je l'ai dit, il y en avait une douzaine d'autres, et que ces billets me venaient de différentes sources, il me fut impossible de donner aucun renseignement à la justice.

Seulement, comme je connaissais mon bijoutier pour un parfait honnête homme, je déclarai que j'étais prêt à rembourser les cinq cents francs si l'on me représentait le billet; mais on me répondit que ce n'était point l'habitude, la banque payant tous les billets qu'on lui présentait, fussent-ils reconnus faux.

Le bijoutier, parfaitement lavé du soupçon d'avoir passé sciemment un faux billet, sortit de chez moi.

Après quelques nouvelles questions, les deux agens de police sortirent à leur tour, et je n'entendis plus parler de cette sale affaire.

X
UN COIN DU VOILE

Trois mois s'étaient écoulés lorsque, dans ma correspondance du matin, je trouvai le petit billet suivant:

«Mon cher docteur,

»Je suis vraiment bien malade, et j'ai sérieusement besoin de toute votre science; passez donc aujourd'hui chez moi, si vous ne me gardé pas rancune.

»Votre tout dévoué,
»HENRY, BARON DE FAVERNE,
»rue Taitbout, n° 11.»

Cette lettre, que je rapporte textuellement avec les deux fautes d'orthographe dont elle était ornée, confirma l'opinion que je m'étais faite du manque d'éducation de mon client. Au reste, si, comme il le disait, il était né à la Guadeloupe, la chose était moins étonnante.

On sait en général combien l'éducation des colons est négligée.

Mais, d'un autre coté, le baron de Faverne n'avait ni les petites mains, ni les petits pieds, ni la taille svelte et gracieuse, ni le charmant parler des hommes des tropiques, et, pour moi, il était évident que j'avais affaire à quelque provincial dégrossi par le séjour de la capitale.

Au reste, comme il pouvait effectivement être malade, je me rendis chez lui.

J'entrai et le trouvai dans un petit boudoir tendu de damas violet et orange.

A mon grand étonnement, cette espèce de réduit était d'un goût supérieur au reste de l'appartement.

Il était à demi couché sur un sofa, dans une pose visiblement étudiée, et vêtu d'un pantalon de soie à pieds et d'une robe de chambre éclatante; il roulait entre ses gros doigts un charmant petit flacon de Klagman ou de Benvenuto Cellini.

– Ah! que c'est bon et gracieux à vous d'être venu me voir, docteur, dit-il en se soulevant à demi et me faisant signe de m'asseoir. Au reste, je ne vous ai pas menti; je suis horriblement souffrant.

– Qu'avez-vous! lui demandai-je; serait-ce votre blessure?

– Non; grâce à Dieu, il n'y paraît pas plus maintenant que si c'était une simple piqûre de sangsue. Non, je ne sais pas, docteur; si je ne craignais pas que vous vous moquiez de moi, je vous dirais que je crois que j'ai des vapeurs.

Je souris.

– Oui, n'est-ce pas, continua-t-il, c'est une maladie que vous réservez exclusivement pour vos belles malades. Mais le fait est qu'il n'en est pas moins vrai que je souffre beaucoup, et cela sans savoir dire ce dont je souffre, ni comment je souffre.

– Diable! ça devient dangereux. Serait-ce de l'hypocondrie?

– Comment dites-vous cela, docteur?

Je répétai le mot; mais je vis qu'il ne présentait aucun sens à l'esprit du baron de Faverne; en attendant je lui pris la main et posai les deux doigts sur l'artère.

Il avait, en effet, le pouls nerveux et agité.

Pendant que je calculais les battemens de l'artère, on sonna; le baron bondit, et les pulsations se hâtèrent.

– Qu'avez-vous? lui demandai-je.

– Rien, répondit-il, seulement c'est plus fort que moi, quand j'entends une sonnette je tressaille; et puis, tenez, je dois pâlir. Ah! docteur, je vous le dis, je suis bien malade.

En effet, le baron était devenu livide.

Je commençai à croire qu'il n'exagérait point, et qu'en réalité il souffrait beaucoup; seulement j'étais convaincu que cet ébranlement physique avait une cause morale.

Je le regardai fixement, il baissa les yeux, et à la pâleur qui lui avait couvert le visage succéda une vive rougeur.

– Oui, lui dis-je, c'est évident, vous souffrez.

– N'est-ce pas, docteur? s'écria-t-il. Eh bien! j'ai déjà vu deux de vos confrères; car vous avez été si singulier avec moi que je n'osais vous envoyer chercher. Les imbéciles se sont mis à rire quand je leur ai dit que j'avait mal aux nerfs.

– Vous souffrez, repris-je, mais ce n'est point une cause physique qui vous fait souffrir; vous avez quelque douleur morale, une inquiétude grave peut-être.

Il tressaillit.

– Et quelle inquiétude voulez-vous que j'aie? tout, au contraire, va pour le mieux.

 

«Mon mariage… A propos, vous savez? mon mariage avec mademoiselle de Macartie, que votre monsieur Olivier avait failli faire rompre…

– Oui, eh bien?

– Eh bien, il aura lieu dans quinze jours; le premier ban est publié… Au reste, il a été bien puni de ses propos, et il m'en a fait ses excuses.

– Comment cela?

– Germain, dit le baron, donnez-moi ce portefeuille qui est sur le coin de la cheminée.

Le domestique obéit, le baron prit le portefeuille et l'ouvrit.

– Tenez, dit-il avec un léger tremblement dans la voix, voici mon acte de naissance: né à la Pointe-à-Pitre, comme vous voyez; puis voici le certificat de monsieur de Malpas, constatant que mon père est un des premiers et des plus riches propriétaires de la Guadeloupe.

On a fait voir ces papiers à monsieur Olivier, et, comme il connaissait la signature du gouverneur, il a été obligé d'avouer que cette signature était bien la sienne.

Tout en poursuivant cet examen, le tremblement nerveux du baron augmentait.

– Vous souffrez davantage? lui dis-je.

– Comment voulez-vous que je ne souffre pas! on me poursuit, on me persécute, la calomnie s'attache à moi. Je ne sais pas si d'un jour à l'autre on ne m'accusera pas de quelque crime. Oh! oui, oui, docteur, vous avez raison, continua le baron en se raidissant, je souffre, je souffre beaucoup.

– Voyons, il faut vous calmer.

– Me calmer, c'est bien aisé à dire! Parbleu! si je pouvais me calmer je serais guéri.

«Tenez, il y a des momens où mes nerfs se raidissent comme s'ils voulaient se rompre, où mes dents se serrent comme si elles voulaient se briser, ou j'entends des bourdonnemens dans ma tête comme si toutes les cloches de Notre-Dame tintaient à mon oreille; alors, continua-t-il il me semble que je vais devenir fou.

«Docteur, quelle est la mort la plus douce?

– Pourquoi cela?

– C'est qu'il me prend parfois des envies de me tuer.

– Allons donc!

– Docteur, on dit qu'en s'empoisonnant avec de l'acide prussique, c'est fait en un instant.

– C'est effectivement la mort la plus rapide que l'on connaisse.

– Docteur, à tout hasard, vous devriez me préparer un flacon d'acide prussique.

– Vous êtes fou.

– Tenez, je vous le paierai ce que vous voudrez, mille écus, six mille francs, dix mille francs: si toutefois vous me répondez qu'on meurt sans souffrir.

Je me levai.

– Eh bien, quoi? me dit-il en me retenant.

– Je regrette, monsieur, que vous me disiez sans cesse de ces choses, qui non seulement abrègent mes visites, mais qui encore rendent de plus longues relations avec vous presque impossibles.

– Non, non, restez, je vous prie; ne voyez-vous pas que j'ai la fièvre, et que c'est cela qui me fait parler ainsi.

Il sonna, le même valet reparut de nouveau.

– Germain, j'ai bien soif, dit le baron; donnez-moi quelque chose à boire.

– Que désire monsieur le baron?

– Vous prendrez bien quelque chose avec moi, n'est-ce pas?

– Non, merci absolument, répondis-je.

– C'est égal, continua-t-il, apportez deux verres et une bouteille de rhum.

Germain sortit.

Germain rentra quelques instans après avec un plateau où étaient les objets demandés; seulement je remarquai que les récipiens, au lieu d'être des verres à liqueur, étaient des verres à vin de bordeaux.

Le baron les remplit tous les deux; seulement sa main tremblait si fort qu'une partie de la liqueur, au moins égale à celle que contenaient les verres, tomba sur le plateau.

– Goûtez cela, dit-il, c'est d'excellent rhum que j'ai rapporté moi-même de la Guadeloupe, où votre monsieur Olivier d'Hornoy prétend que je n'ai jamais été.

– Je vous rends grâce, je n'en bois jamais.

Il prit un de ces deux verres.

– Comment, lui dis-je, vous allez boire cela?

– Sans doute.

– Mais si vous continuez cette vie-là, vous brûlerez jusqu'au gilet de flanelle qui vous couvre la poitrine.

– Est-ce que vous croyez qu'on peut se tuer en buvant beaucoup de rhum?

– Non, mais on peut se donner une gastro-entérite, dont on meurt un beau jour après cinq ou six ans d'atroces douleurs.

Il reposa le verre sur le plateau; puis laissant retomber sa tête sur sa poitrine et ses mains sur ses genoux:

– Ainsi, docteur, murmura-t-il avec un soupir, vous reconnaissez donc que je suis bien malade?

– Je ne dis pas que vous soyez malade, je dis que vous souffrez.

– N'est-ce pas la même chose?

– Non.

– Et que me conseillez-vous, enfin? Pour toute souffrance la médecine doit avoir des ressources; ce ne serait pas la peine alors de payer si cher les médecins.

– Ce n'est pas pour moi que vous dites cela, je présume? répondis-je en riant.

– Oh non! vous êtes un modèle en toute chose.

Il prit le verre de rhum et le but sans songer à ce qu'il faisait. Je ne l'arrêtai point, car je voulais voir quelle sensation cette liqueur brûlante produirait sur lui.

La sensation parut être nulle; on eût dit qu'il venait d'avaler un verre d'eau.

Il était évident pour moi que cet homme avait souvent cherché à s'étourdir par l'usage des boissons alcooliques.

En effet, au bout d'un instant, il parut reprendre quelque énergie.

– Au fait, dit-il, interrompant le silence et répondant è ses propres pensées, au fait, je suis bien bon de me tourmenter ainsi! Bah! je suis jeune, je suis riche, je jouis de la vie, cela durera tant que cela pourra.

Il prit le second verre et l'avala comme le premier.

– Ainsi, docteur, dit-il, vous ne me conseillez rien?

– Si fait, je vous conseille d'avoir confiance en moi et de m'annoncer ce qui vous tourmente.

– Vous croyez donc toujours que j'ai quelque chose que je n'ose pas dire?

– Je dis que vous avez quelque secret que vous gardez pour vous.

– Important! dit-il, avec un sourire forcé.

– Terrible.

Il pâlit et prit machinalement le goulot de la bouteille pour se verser un troisième verre.

Je l'arrêtai,

– Je vous ai déjà dit que vous vous tueriez, repris-je.

Il se laissa aller en arrière en appuyant sa tête au lambris.

– Oui, docteur, oui, vous êtes un homme de génie; oui, vous avez deviné cela tout de suite, vous, tandis que les autres n'y ont vu que du feu; oui, j'ai un secret, et, comme vous le dites, un secret terrible, un secret qui me tuera plus sûrement que le rhum que vous m'empêchez de boire, un secret que j'ai toujours eu envie de confier à quelqu'un, et que je vous dirais, à vous, si, comme les confesseurs, vous aviez fait vœu de discrétion, mais jugez donc, si ce secret me tourmente si fort lorsque j'ai la conviction que moi seul le connais, ce que ce serait si j'avais l'éternel tourment de savoir qu'il est connu par quelque autre.

Je me levai.

– Monsieur, lui dis-je, je ne vous ai pas demandé d'aveu, je ne vous ai pas fait de confidence; vous m'avez fait venir comme médecin, et je vous ai dit que la médecine n'avait rien à faire à votre état.

«Maintenant, gardez votre secret, vous en êtes le maître, que ce secret pèse sur votre cœur ou sur votre conscience.

«Adieu, monsieur le baron.

Et le baron me laissa sortir sans me répondre, sans faire un mouvement pour me retenir, sans me rappeler; seulement, en me retournant pour fermer la porte, je pus voir qu'il étendait une troisième fois la main vers cette bouteille de rhum, sa fatale consolatrice.