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Le Jour des Rois

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ACTE DEUXIÈME

SCÈNE I

Le bord de la mer
ANTONIO, SÉBASTIEN

ANTONIO. – Vous ne voulez pas rester plus longtemps? Et vous ne voulez pas que je vous accompagne?

SÉBASTIEN. – Non, je vous en prie; mon étoile jette sur moi une clarté sinistre: la malignité de ma destinée pourrait peut-être empoisonner la vôtre. Je vous demanderai donc la permission de porter mes maux tout seul: ce serait bien mal reconnaître votre amitié pour moi, que d'en faire retomber une partie sur vous.

ANTONIO. – Faites-moi connaître au moins en quel lieu vous vous proposez d'aller.

SÉBASTIEN. – Non, non, monsieur; le voyage que j'ai résolu est une véritable extravagance. – Cependant je remarque en vous une discrétion si délicate que vous ne chercherez pas à m'extorquer le secret que je veux garder… Et la politesse me fait un devoir de vous le révéler moi-même. Il faut donc que vous sachiez de moi, Antonio, que mon nom est Sébastien, que j'ai changé en celui de Rodrigo; mon père était ce Sébastien de Messaline, dont je sais que vous avez ouï parler. Il a laissé après lui deux enfants, moi, et une soeur, tous deux nés à la même heure: s'il eût plu au ciel, nous aurions de même fini notre vie ensemble; mais, vous, monsieur, vous avez changé mes destins; car quelques heures avant que vous m'ayez retiré des abîmes de la mer, ma soeur était noyée.

ANTONIO. – Hélas! funeste jour!

SÉBASTIEN. – Une jeune personne, monsieur, qui, quoiqu'on dît qu'elle me ressemblait beaucoup, passait pour belle aux yeux de beaucoup de gens. Il ne me convient pas à moi d'oser avoir d'elle une aussi haute idée que les autres; mais du moins puis-je assurer hardiment qu'elle portait une âme que l'envie même était forcée de dire belle. Elle est noyée, monsieur, dans l'eau salée, et il me semble que je vais encore y noyer son souvenir.

ANTONIO. – Excusez-moi, monsieur, de la mauvaise chère que je vous ai fait faire.

SÉBASTIEN. – Cher Antonio, c'est moi qui vous prie de me pardonner l'embarras que je vous ai causé.

ANTONIO. – Si, pour prix de mon amitié, vous ne voulez pas me tuer, permettez-moi d'être votre serviteur.

SÉBASTIEN. – Si vous ne voulez pas détruire votre ouvrage, je veux dire, tuer celui que vous avez sauvé, n'exigez pas cela de moi. Adieu, en un mot: mon coeur est plein de reconnaissance; et je suis encore si près d'avoir les manières de ma mère, qu'un peu plus et mes yeux vont me trahir. Je vais à la cour du comte Orsino: adieu.

(Il sort.)

ANTONIO. – Que la bonté de tous les dieux ensemble accompagne tes pas! J'ai beaucoup d'ennemis à la cour d'Orsino; sans cela, je ne tarderais pas à t'y revoir. – Mais, advienne que pourra, je t'adore tant, que pour toi tous les dangers me sembleront un jeu, et je veux y aller.

(Il sort.)

SCÈNE II

Une rue
VIOLA entre, MALVOLIO la suit

MALVOLIO. – N'étiez-vous pas, il y a un moment, avec la comtesse Olivia?

VIOLA. – A l'instant même, monsieur; en marchant d'un pas ordinaire je ne suis encore arrivé qu'ici.

MALVOLIO. – Elle vous renvoie cette bague, monsieur; vous auriez pu m'épargner cette peine, et la reprendre vous-même. Elle ajoute, en outre, que vous ayez à bien assurer votre maître qu'il peut désespérer, et qu'elle ne veut point de lui; et ceci encore, que vous n'ayez jamais la hardiesse de revenir négocier pour lui, à moins que ce ne soit pour rapporter la manière dont votre seigneur, entendez-le bien, aura pris son refus.

VIOLA. – Elle a reçu cette bague de moi: je n'en veux point.

MALVOLIO. – Allons, monsieur, vous la lui avez méchamment jetée: et son intention est qu'elle vous soit rendue. (Il la jette à ses pieds.) Si elle vaut la peine que vous vous baissiez, la voilà sous vos yeux; sinon, qu'elle soit à celui qui la trouvera.

(Il sort.)

VIOLA. – Je n'ai point laissé de bague chez elle; que veut dire cette dame? Que ma fortune ne permette pas que ma figure l'ait charmée! – Elle m'a bien regardée, et si attentivement qu'il me semblait que ses yeux égaraient sa langue; car elle ne me parlait que par mots interrompus et d'un air distrait. Elle m'aime sûrement. C'est une ruse de sa passion qui m'invite à la revoir par ce grossier messager. Ce n'est point du tout une bague de mon maître! D'abord, il ne lui en a point envoyé; c'est pour moi-même. – Si cela est (comme cela est en effet), pauvre femme, il vaudrait mieux pour elle être amoureuse d'un songe! Déguisement, tu es, je le vois, une méchanceté, dont l'adroit ennemi du genre humain sait tirer grand parti. Combien il est aisé à ceux qui ont quelques appas pour tromper de faire impression sur la molle cire du coeur des femmes! Hélas! c'est la faute de notre fragilité, et non pas la nôtre; car nous sommes ce que nous avons été faites. Comment ceci s'arrangera-t-il? Mon maître l'aime passionnément; et moi, pauvre fille métamorphosée, je suis aussi éprise de lui. Et elle, dans sa méprise, parait raffoler de moi. Qu'est-ce que tout ceci deviendra? Mon état me fait désespérer de l'amour de mon maître; et étant une femme, hélas! que d'inutiles soupirs poussera l'infortunée Olivia! O temps! c'est à toi de débrouiller ceci et non à moi: le noeud est trop compliqué pour que je le puisse dénouer.

(Elle sort.)

SCÈNE III

Appartement de la maison d'Olivia
SIR TOBIE BELCH, SIR ANDRÉ AGUE-CHEEK

SIR TOBIE. – Approchez, sir André. N'être pas au lit après minuit, c'est être levé de bonne heure; et diluculo surgere30… vous savez…

SIR ANDRÉ. – Non, en bonne foi, je ne sais pas, moi; mais je sais qu'être levé tard c'est être levé tard.

SIR TOBIE. – Fausse conclusion, que je hais autant qu'un flacon vide! Être debout après minuit, et aller alors au lit, c'est se coucher matin; en sorte qu'aller se coucher après minuit, c'est aller se coucher de bonne heure. Notre vie n'est-elle pas composée de quatre éléments?

SIR ANDRÉ. – On le dit: mais je crois, moi, qu'elle est plutôt composée du boire et du manger.

SIR TOBIE. – Vous êtes un savant: allons donc manger et boire. – Holà! Marianne, entendez-vous? – Un flacon de vin.

(Entre le bouffon.)

SIR ANDRÉ. – Voici, ma foi, le fou qui vient.

LE BOUFFON. – Eh bien! mes coeurs? N'avez-vous jamais vu notre portrait à nous trois?

SIR TOBIE. – Sois le bienvenu, ânon; allons, une chanson.

SIR ANDRÉ. – Sur ma foi, ce fou a une excellente voix! Je voudrais pour quarante shillings avoir sa jambe, et une voix pour chanter aussi douce que celle du fou. En vérité, tu étais dans tes plus charmantes folies hier au soir, lorsque tu parlas de Pigrogromitus, des Vapians passant l'équinoxiale de Queubus: cela était excellent, en vérité; je t'ai envoyé douze sous pour ta bonne amie; les as-tu reçus?

LE BOUFFON. – Oui, j'ai remis ta gracieuseté à mon jupon court; car le nez de Malvolio n'est pas un manche de fouet31; madame a la main blanche, et le myrmidon n'est pas un bouchon.

SIR ANDRÉ. – Excellent! c'est la plus jolie folie pour la fin. Allons, une chanson.

SIR TOBIE. – Avance; voilà douze sous pour toi; chante-nous une chanson.

SIR ANDRÉ. – Voilà encore un teston de moi; si un chevalier donne…

LE BOUFFON. – Voudriez-vous une chanson d'amour, ou une chanson morale?

SIR TOBIE. – Une chanson d'amour, une chanson d'amour!

SIR ANDRÉ. – Oui, oui; je ne me soucie point de morale.

LE BOUFFON chante.

 
O ma maîtresse! où êtes-vous errante?
Arrêtez et m'écoutez: Votre sincère amant s'avance,
Votre amant qui peut chanter haut ou bas.
Ne trotte pas plus loin, mon cher coeur:
Les voyages finissent par la rencontre des amants,
C'est ce que sait le fils de tout homme sage.
 

SIR ANDRÉ. – Admirable, en vérité!

SIR TOBIE. – Bien, très-bien.

LE BOUFFON.

 
Qu'est-ce que l'amour? Il n'est pas fait pour l'avenir.
La joie présente fait rire dans le présent;
Ce qui est à venir est encore incertain;
Il n'y a point de moisson à recueillir des délais.
Viens donc, ma chérie, me donner vingt baisers,
La jeunesse est une étoffe qui ne peut durer.
 

SIR ANDRÉ. – Une voix douce comme du miel, aussi vrai que je suis chevalier.

SIR TOBIE. – Une voix contagieuse!

SIR ANDRÉ. – Des plus douces et des plus contagieuses, sur ma foi.

SIR TOBIE. – A entendre par le nez, c'est une douce contagion32. Mais commencerons-nous une danse de tourne-ciel33? Éveillerons-nous la chouette par un canon, qui ravisse les trois âmes34 d'un tisserand? Ferons-nous cela?

 

SIR ANDRÉ. – Si vous m'aimez, faisons-le. Allons, commence. Je suis un chien pour les canons.

LE BOUFFON. – Par Notre-Dame, monsieur, il y a des chiens qui vont bien au canon.

SIR ANDRÉ. – Certainement; chantons: Coquin, tais-toi.

LE BOUFFON. —Tais-toi, coquin, chevalier? Je serai donc forcé de vous appeler coquin, chevalier?

SIR ANDRÉ. – Ce n'est pas la première fois que j'ai forcé un homme à m'appeler coquin. Commence, fou; la chanson commence par Tais-toi.

LE BOUFFON. – Je ne commencerai jamais si je me tais.

SIR ANDRÉ. – Bon là, ma foi. Allons, commence.

(Ils chantent.)
(Entre Marie.)

MARIE. – Quels hurlements de chats faites-vous donc ici? Si ma maîtresse n'a pas appelé son intendant, Malvolio, et ne lui a pas ordonné de vous mettre à la porte, ne me croyez jamais.

SIR TOBIE. – Madame est une Catayenne35; nous sommes des politiques: Malvolio est une canaille, et nous sommes trois joyeux garçons36. Ne suis-je pas son parent? Ne suis-je pas de son sang? Foin de madame! – (Chantant.) Il était un homme à Babylone, madame, madame.

LE BOUFFON. – Malepeste! le chevalier est dans une merveilleuse folie.

SIR ANDRÉ. – Oui, il s'en tire assez bien, quand il est bien disposé, et moi aussi: il fait le fou avec plus de grâce que moi; mais je le fais plus au naturel.

SIR TOBIE, chantant. —Ah! le douzième jour de décembre.

MARIE. – Au nom de Dieu, taisez-vous.

(Entre Malvolio.)

MALVOLIO. – Hé! mes maîtres, êtes-vous fous? ou qu'êtes-vous donc? N'avez-vous ni esprit, ni savoir-vivre, ni honnêteté, pour bavarder comme des chaudronniers à cette heure de la nuit? Faites-vous une taverne de la maison de madame, que vous vous égosillez ainsi à crier vos airs de tailleurs, sans adoucir ou baisser vos voix? N'avez-vous donc aucun respect pour le lieu, les personnes et les temps?

SIR TOBIE. – Nous avons gardé les temps, monsieur, dans nos canons. Allez au diable37.

MALVOLIO. – Sir Tobie, il faut que je sois tout rond avec vous. Ma maîtresse m'a donné ordre de vous dire que, quoiqu'elle vous reçoive comme son parent, elle n'a point de parenté avec vos désordres. Si vous pouvez vous séparer de votre mauvaise conduite, vous serez toujours le bienvenu dans sa maison: sinon, s'il vous plaisait de prendre congé d'elle, elle est toute disposée à vous faire ses adieux.

SIR TOBIE, chantant. —Adieu, cher coeur, puisqu'il faut que je parte38.

MALVOLIO. – Oui, bon sir Tobie.

SIR TOBIE, chantant. —Ses yeux dénotent que ses jours sont bientôt à leur fin.

MALVOLIO. – Les choses en sont-elles là?

SIR TOBIE, chantant. —Mais moi, je ne mourrai jamais.

LE BOUFFON. – En cela vous mentez, sir Tobie.

MALVOLIO. – Pour cela, je suis très-disposé à vous croire.

SIR TOBIE, en chantant. —Lui dirai-je de s'en aller?

LE BOUFFON. —Et quand vous le feriez?

SIR TOBIE. —Lui dirai-je de s'en aller, sans le ménager?

LE BOUFFON. —Oh! non, non, vous n'oseriez.

SIR TOBIE. – Vous détonnez, l'ami; vous mentez. – Êtes-vous plus qu'un intendant? Croyez-vous que, parce que vous êtes vertueux39, il n'y aura plus ni gâteaux, ni bière?

LE BOUFFON. – Oui, par sainte Anne, et le gingembre aussi sera chaud dans la bouche.

SIR TOBIE. – Tu as raison. – Allez, monsieur, allez frotter votre chaîne avec de la mie de pain40. Un flacon de vin, Marie!

MALVOLIO. – Mademoiselle Marie, si vous faisiez quelque cas de la faveur de ma maîtresse, vous ne voudriez pas prêter les mains à cette conduite grossière; ma maîtresse en sera informée, je vous le jure.

(Il sort.)

MARIE. – Va secouer les oreilles.

SIR ANDRÉ. – Lui donner un rendez-vous en duel, et puis lui manquer de parole et se jouer de lui, ce serait une aussi bonne oeuvre que de boire quand on a faim.

SIR TOBIE. – Faites cela, chevalier. Je vais vous écrire un cartel ou je lui ferai connaître de vive voix votre indignation contre lui.

MARIE. – Mon cher sir Tobie, soyez patient pour ce soir; depuis que le jeune page du comte a vu aujourd'hui ma maîtresse, elle est fort troublée. Quant à monsieur Malvolio, laissez-moi faire: si je ne le mystifie pas au point de le faire passer en proverbe, et de le rendre un objet de risée publique, croyez que je n'ai pas assez d'esprit pour me coucher tout à l'heure dans mon lit; je sais que je suis en état de le faire.

SIR TOBIE. – Instruis, instruis-nous: conte-nous quelque chose de lui.

MARIE. – Ma foi, monsieur, il est quelquefois une espèce de puritain.

SIR ANDRÉ. – Oh! si je le croyais, je le battrais comme un chien.

SIR TOBIE. – Quoi, pour être puritain? Ta sublime raison, cher chevalier?

SIR ANDRÉ. – Je n'ai point de sublime raison pour cela, mais j'ai d'assez bonnes raisons.

MARIE. – Le diable, c'est qu'il n'est pas toujours un puritain, ni quoi que ce soit avec suite, si ce n'est un serviteur des circonstances; un sot plein d'affectation qui sait par coeur les affaires d'État, sans livre et sans étude, et vous débite sa science par grands morceaux; un homme qui a la meilleure opinion de lui-même, et si farci, à ce qu'il s'imagine, de perfections, que c'est un article de foi pour lui qu'on ne peut le voir sans l'aimer; et c'est sur ce vice-là que ma vengeance trouvera matière à s'exercer.

SIR TOBIE. – Que feras-tu?

MARIE. – Je glisserai sur son chemin quelques épîtres d'amour en style obscur, dans lesquelles, à la couleur de sa barbe, à la forme de sa jambe, à sa tournure, à sa démarche, à l'expression de ses yeux, à son front, à son teint, il se reconnaîtra dépeint de la manière la plus palpable. Je peux écrire tout comme ferait madame votre nièce; nous pouvons à peine distinguer nos deux écritures dans une lettre dont le sujet est oublié.

SIR TOBIE. – Excellent! Je flaire la ruse.

SIR ANDRÉ. – Elle me monte aussi au nez.

SIR TOBIE. – Il croira, par des lettres que vous laisserez tomber sur son passage, qu'elles viennent de ma nièce, et qu'elle est amoureuse de lui.

MARIE. – Oui, mon projet est un cheval de cette couleur-là.

SIR ANDRÉ41. – Et votre cheval fera de lui un âne.

MARIE. – Oui, un âne, je n'en doute pas

SIR ANDRÉ. – Oh! cela sera admirable.

MARIE. – Un plaisir de roi, je vous en assure. Je sais que ma médecine opérera sur lui. Je vous posterai tous deux en embuscade, et le fou fera le troisième dans un lieu où il trouvera la lettre: observez bien comme il l'interprétera. Pour ce soir, au lit; et rêvons à l'événement. Adieu!

(Elle sort.)

SIR TOBIE. – Bonne nuit, Penthésilée42.

SIR ANDRÉ. – Par ma foi, c'est une brave fille.

SIR TOBIE. – C'est une excellente levrette, et de race pure, et une fille qui m'adore. Qu'en dites-vous?

SIR ANDRÉ. – J'ai été adoré aussi jadis, moi.

SIR TOBIE. – Allons-nous mettre au lit, chevalier. – Tu aurais besoin d'envoyer demander plus d'argent.

SIR ANDRÉ. – Si je ne peux regagner votre nièce, je suis dans un mauvais pas.

SIR TOBIE. – Envoie demander de l'argent, chevalier: si tu ne parviens pas à la fin à l'avoir, dis que je suis un chien à la queue coupée43.

SIR ANDRÉ. – Si je ne le fais pas, ne faites jamais fond sur ma parole; prenez-le comme vous voudrez.

SIR TOBIE. – Allons, venez, je vais brûler un peu de rhum; il est trop tard pour aller se coucher maintenant; allons, chevalier, venez.

(Ils sortent.)

SCÈNE IV

Appartement dans le palais du duc
LE DUC, VIOLA, CURIO et autres

LE DUC. – Faites-nous un peu de musique. – Ah! bonjour, mes amis. – Allons, bon Césario, seulement ce morceau de chant, cette vieille chanson ancienne que nous entendîmes hier au soir. Il me semblait qu'elle soulageait beaucoup mon âme souffrante, plus que ces airs légers et ces refrains répétés dans ces mesures vives et brusques. – Allons, seulement un couplet.

 

CURIO. – Avec la permission de Votre Altesse, celui qui pourrait le chanter n'est pas ici.

LE DUC. – Qui était-ce donc!

CURIO. – Feste le bouffon, seigneur; un fou qui amusait beaucoup le père de madame Olivia: il est quelque part dans la maison.

LE DUC. – Cherchez-le, et qu'on joue l'air en l'attendant. (Curio sort. Musique.) Approche, jeune homme; si tu aimes jamais, dans les doux transports de ta passion souviens-toi de moi; car tous les vrais amants sont tels que je suis, changeants et volages dans tous les autres sentiments, excepté dans la constante pensée de l'objet aimé. – Comment trouves-tu cet air?

VIOLA. – Il retentit comme un écho dans le coeur qui sert de trône à l'amour.

LE DUC. – Tu en parles en maître; je gagerais ma vie que, tout jeune que tu es, ton oeil s'est fixé sur quelque beauté qui le charme. N'est-il pas vrai, mon enfant?

VIOLA. – Un peu, avec votre permission.

LE DUC. – Quelle espèce de femme est-ce?

VIOLA. – De votre complexion.

LE DUC. – Elle n'est donc pas digne de toi. Quel âge, au vrai?

VIOLA. – Environ de votre âge, seigneur.

LE DUC. – Elle est trop âgée, par le ciel! Qu'une femme choisisse toujours un époux plus âgé qu'elle, c'est le moyen qu'elle lui soit plus assortie, et plus sûre de régner dans son coeur; car, mon enfant, nous avons beau nous vanter, nous sommes plus étourdis, plus flottants dans nos caprices; nous sommes aisément emportés par le désir et par l'inconstance; notre amour s'use et se perd plus vite que celui des femmes.

VIOLA. – Je le crois, seigneur.

LE DUC. – Aie donc soin que ton amante soit plus jeune que toi, ou ton affection ne pourra durer. Les femmes sont comme les roses; leur belle fleur, une fois épanouie, tombe dans l'heure même.

VIOLA. – Et cela est vrai. Hélas! quel triste sort que de se flétrir au moment où elles atteignent la perfection!

(Rentrent Curio et le bouffon.)

LE DUC. – Allons, mon ami, la chanson que tu as chantée hier au soir. Remarque-la, Césario; elle est ancienne et simple. Les fileuses, et celles qui tricotent au soleil, et les jeunes filles dont le coeur est libre, tout en tissant leur fil avec des outils d'os, ont coutume de la chanter: c'est la naïve vérité, et elle peint bien l'innocence de l'amour comme le bon vieux temps.

LE BOUFFON. – Êtes-vous prêt, monsieur?

LE DUC – Oui, je t'en prie, chante.

LE BOUFFON.

(Chant.)
 
Viens; ô mort! viens;
Qu'on me couche sous un triste cyprès:
Fuis, fuis, souffle de ma vie.
Une beauté cruelle m'a donné la mort.
Semez de branches d'if mon blanc linceul;
Préparez-le.
Jamais homme ne joua dans la mort un rôle aussi sincère
Que le mien.
 
 
Point de fleurs, pas une douce fleur
Sur mon noir cercueil.
Point d'ami, pas un seul ami pour saluer
Mon pauvre corps et l'endroit où mes os seront jetés;
Pour épargner mille et mille soupirs,
Ah! couchez-moi-là,
Où l'amant, triste et fidèle, ne trouve jamais mon tombeau,
Pour y pleurer.
 

LE DUC, lui donnant sa bourse. – Voilà pour ta peine.

LE BOUFFON. – Il n'y a nulle peine; j'ai du plaisir à chanter, monsieur.

LE DUC. – Eh bien! je veux te payer ton plaisir.

LE BOUFFON. – A vrai dire, monsieur, le plaisir se paye une fois ou l'autre.

LE DUC. – A présent, permets-moi de te quitter.

LE BOUFFON. – Allons, que le dieu de la mélancolie te protège, et que ton tailleur te fasse un habit de taffetas changeant; car ton âme est une véritable opale. Je voudrais embarquer des hommes aussi constants sur la mer, afin qu'ils eussent affaire partout, et que leur but ne fût nulle part; car c'est là ce qui fait toujours un bon voyage de rien. Adieu.

(Le bouffon sort.)

LE DUC. – Qu'on me laisse. (Curio sort avec la suite du duc, excepté Viola.) Encore une fois, Césario, va trouver cette souveraine cruelle; dis-lui que mon amour, plus noble que les trésors de l'univers, ne met aucun prix à une étendue de terres boueuses; dis-lui que je fais des dons que la Fortune lui a accordés le cas que je fais de cette volage déesse; mais que c'est cette merveille, cette reine des joyaux que la nature a enchâssée en elle, qui seule attire mon âme.

VIOLA. – Mais, seigneur, si elle ne peut vous aimer?

LE DUC. – Je ne puis recevoir une pareille réponse.

VIOLA. – Ma foi, il le faudra bien. Supposez que quelque dame, comme il en est peut-être, souffre pour l'amour de vous, dans son coeur, des tourments aussi violents que vous en souffrez pour Olivia; vous ne pouvez l'aimer et vous le lui déclarez, n'est-elle pas forcée de recevoir votre refus?

LE DUC. – Il n'est point de coeur de femme qui puisse contenir les battements d'une passion aussi forte que celle dont l'amour tourmente mon coeur; il n'est point de coeur de femme assez vaste pour contenir autant d'amour; elles ne savent pas garder. Hélas! on peut bien appeler leur amour un appétit des sens. Ce n'est qu'un goût qui irrite leur palais sans affecter leur coeur: il s'éteint dans la satiété, et finit par le dégoût et l'aversion. Mais le mien est aussi affamé que la mer, et peut digérer autant qu'elle. N'établis aucune comparaison entre l'amour qu'une femme peut concevoir pour moi, et celui que j'ai pour Olivia.

VIOLA. – Oui, mais je sais…

LE DUC. – Que sais-tu?

VIOLA. – Je sais trop bien l'amour que les femmes ont pour les hommes. Je vous l'assure, elles ont le coeur aussi fidèle que nous. Mon père avait une fille qui aimait un homme, comme il se pourrait par aventure que moi, si j'étais femme, j'aimasse Votre Altesse.

LE DUC. – Et quelle est son histoire?

VIOLA. – Une page blanche44, seigneur. Jamais elle n'a déclaré son amour, mais elle a laissé sa passion, cachée comme le ver dans le bouton, dévorer les roses de ses joues: elle languissait dans ses pensées; et, pâle et mélancolique, elle était tranquille comme la patience sur un monument, souriant à la douleur. N'était-ce pas là véritablement de l'amour? Nous autres hommes, nous pouvons en dire davantage, en jurer davantage: mais, en vérité, nos démonstrations vont plus loin que notre volonté; car toujours nous prouvons beaucoup par nos serments, et bien peu par notre amour.

LE DUC. – Mais ta soeur est-elle morte de son amour, mon enfant?

VIOLA. – Je suis tout ce qui reste de filles dans la maison de mon père, et de frères aussi, et cependant je ne sais… – Seigneur, irai-je trouver cette dame?

LE DUC. – Oui, voilà ce dont il s'agit. Vole vers elle; donne-lui ce bijou: dis-lui que mon amour ne peut céder ni supporter aucun refus.

(Ils sortent.)
30«Se lever au petit jour est utile à la santé,» adage latin.
31A whipstock, il a l'odorat fin.
32A dulcet in contagion, jeu de mots intraduisible.
33A welkin-dance, boire jusqu'à ce que le ciel tourne sur nos têtes.
34Apparemment l'âme végétative, l'âme sensitive et l'âme raisonnable.
35«Terme de mépris, dont l'origine est indifférente.» (STEEVENS.)
36Malvolio is a peg-a-ramsey, and three merry men be we. Ces derniers mots sont le commencement d'une chanson; Peg-a-ramsey est le titre d'une ballade ancienne.
37C'est le sens qu'il faut donner, selon Malone, à ces mots: Sneck up.
38Chanson qu'on trouve dans le recueil de Percy.
39C'était la coutume de faire des gâteaux en famille à la Toussaint. Les puritains traitaient cette coutume de superstition.
40«Les intendants ou maîtres d'hôtel portaient au cou une chaîne en signe de supériorité sur les autres domestiques; et le meilleur moyen d'éclaircir un métal, c'est de le frotter avec de la mie de pain.» (STEEVENS.)
41Tirwhylt pense qu'il faut donner cette réponse et celle d'après à sir Tobie; il les trouve trop fines pour sir André, qui ne juge rien par lui-même, et ne fait que répéter l'avis des autres.
42Nom d'une amazone.
43«Cut. Par les lois forestières, on coupait la queue aux chiens des paysans et roturiers.» (STEEVENS.) Selon d'autres, il faut traduire cut par cheval: «Dis que je suis un cheval.»
44A blank.