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L'abîme

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– Vous ferez renaître ici les temps heureux, mademoiselle, – dit-il. – C'est une personne comme vous… et pas une autre… qui pourrait ramener la chance dans la maison.

– Ramener la chance!.. – fit-elle dans son charmant Anglais un peu gauche. – J'ai peur de ne pas vous comprendre.

– Mademoiselle, – dit Joey d'un air confidentiel, – Monsieur Wilding a changé ici la chance. Ne le savez-vous pas? C'était avant qu'il prit pour associé le jeune George Vendale. Je les ai avertis. Allez, allez, ils s'en apercevront. Pourtant, si vous veniez quelquefois dans cette maison, et si vous chantiez pour conjurer le sort, vous sauriez peut-être bien l'apaiser.

Le Mercredi suivant, on remarqua autour de la table que l'appétit de Joey n'était plus digne de lui-même. On chuchota, on sourit. Chacun disait que ce miracle de Joey Laddle ne mangeant plus que comme un homme ordinaire, était produit par l'attente du plaisir qu'il se promettait à entendre chanter Mademoiselle Obenreizer, et par la crainte de ne pouvoir se procurer une bonne place pour ne rien perdre de ce plaisir. On sait que Joey Laddle avait l'oreille un peu dure. Ces malins propos arrivèrent jusqu'à Wilding, qui, dans sa bonté accoutumée, appela Joey auprès de lui. Et Joey Laddle, ayant écouté avec ravissement, se mit à répéter tout bas la fameuse phrase qui avait eu, la semaine précédente, un si grand succès de gaieté dans l'auditoire: «Après cela vous pouvez tous, tant que vous êtes, aller vous coucher.»

Mais les plaisirs simples et la douce joie qui animaient depuis quelque temps le Carrefour des Écloppés ne devaient pas avoir une longue durée. Il y avait une chose, une triste chose, dont chacun ne s'apercevait que trop bien depuis longtemps, et dont on évitait de parler comme d'un sujet pénible. La santé de Wilding était mauvaise.

Peut-être Walter Wilding aurait-il supporté le coup qui l'avait frappé dans la plus grande affection de sa vie; peut-être aurait-il triomphé du sentiment qui l'obsédait; peut-être aurait il fermé l'œil, à cette voix qui lui criait sans cesse: «Tu tiens dans le monde la place d'un autre et tu jouis de son bien;» peut-être aurait-il défié et vaincu l'une de ces douleurs, l'un de ces deux tourments; mais, réunis ensemble, ils étaient trop forts. Un homme, hanté par deux fantômes, est promptement terrassé. Ces deux spectres, – l'idée de celle qui n'était point sa mère et de celui qui était Wilding, le vrai Walter Wilding; – ces deux spectres s'asseyaient à sa table avec lui, buvaient dans son verre, et s'installaient la nuit à son chevet. S'il songeait à l'attachement de sa mère supposée, il se sentait mourir. Quand, pour se reprendre à la vie, il se retraçait l'affection dont l'entouraient dans sa maison ses subordonnés et ses serviteurs, il se disait que cette affection aussi, il l'avait volée; il se disait qu'il avait frauduleusement acquis le droit de les rendre heureux, car ce droit était celui d'un autre; le plaisir que cet autre y trouverait, il le lui dérobait encore comme le reste.

Peu à peu, sous cette impression terrible qui lui déchirait le cœur, son corps s'affaissa. Son pas s'alourdit, ses yeux cherchaient la terre. Il s'avouait bien qu'il n'était point coupable de l'erreur dont il recueillait injustement le profit, mais il reconnaissait en même temps son impuissance à réparer cette erreur. Les jours, les semaines, les mois s'écoulaient, et personne ne venait. Sur l'invitation des journaux, personne ne venait chez Bintrey réclamer son nom et son bien. La tête de Wilding s'égarait, et il en avait conscience. Il lui arrivait parfois que toute une heure, tout un jour s'effaçait de son esprit, comme si ce jour n'avait pas brillé à l'égal des autres. Il se disait: «Qu'ai-je fait hier?» et ne s'en souvenait plus. Sa mémoire se perdait. Une fois elle lui échappa justement tandis qu'il dirigeait les chœurs et battait la mesure. Il ne la retrouva que longtemps après au milieu de la nuit, et il se promenait alors dans la cour de sa maison à la clarté de la lune.

– Qu'est-il donc arrivé? – demanda-t-il à Vendale.

– Vous n'avez pas été très bien, – lui répondit celui-ci. – Voilà tout.

Wilding chercha une explication sur le visage de ses employés qui l'entourèrent.

– Nous sommes contents de voir que vous allez mieux, – lui dirent-ils.

Et il n'en put tirer autre chose.

Un jour, enfin, – et son association avec Vendale ne durait encore que depuis cinq mois, – il fut forcé de prendre le lit. Madame Goldstraw, sa femme de charge, devint sa garde-malade.

– Puisque je suis couché et que vous me soignez, Madame Goldstraw, – lui dit-il, – peut-être ne trouverez-vous pas mauvais que je vous appelle Sally?

– Ce nom résonne plus naturellement à mon oreille que tout autre, – fit-elle. – Et c'est celui que je préfère.

– Je vous remercie. Je crois que dans ces derniers temps j'ai dû éprouver certaines crises… Est-ce vrai, Sally?.. Oh! vous n'avez plus à craindre de me le dire maintenant…

– Cela vous est arrivé, monsieur.

– Voilà l'explication que je cherchais, – murmura-t-il. – Sally, Monsieur Obenreizer dit que la terre est si petite, qu'il n'est pas étonnant que les mêmes gens se heurtent sans cesse et se retrouvent partout… Voyez! Puisque vous êtes près de moi, me voilà presque revenu aux Enfants Trouvés pour y mourir.

Il étendit la main vers les siennes. Elle la prit avec douceur.

– Vous ne mourrez point, cher Monsieur Wilding.

– C'est ce que Monsieur Bintrey m'assure; mais depuis que je suis couché, j'éprouve le même calme, le même repos que jadis, quand j'étais heureux, au moment où j'allais dormir. En vérité, je m'endors aussi doucement que dans mon enfance, lorsque vous me berciez, Sally, vous en souvenez-vous?

Après un instant de silence, il se mit à sourire.

– Je vous en prie, nourrice, embrassez-moi, – dit-il.

Sa raison l'abandonnait tout à fait, il se croyait dans le dortoir de l'Hospice.

Sally, accoutumée naguère à se pencher sur les pauvres petits orphelins, se pencha vers ce pauvre homme, orphelin aussi, et le baisant au front:

– Que Dieu vous protège! – murmura-t-elle.

Il rouvrit les yeux.

– Sally, – dit-il, – ne me remuez pas. Je suis très bien couché, je vous assure… Ah! je crois que mon heure est venue. Je ne sais quel effet ma mort va produire sur vous, Sally, mais sur moi-même…

Il perdit connaissance… et il mourut…

DEUXIÈME ACTE

Vendale se déclare

L'été et l'automne s'étaient écoulés. On arrivait à la Noël et à l'année nouvelle.

Comme deux loyaux exécuteurs testamentaires, déterminés à remplir leur devoir envers le mort, Vendale et Bintrey avaient tenu plus d'un conseil. L'homme de loi avait fait tout d'abord ressortir l'impossibilité matérielle de suivre aucune marche régulière. Tout ce qui pouvait être fait d'utile et de sensé pour découvrir le propriétaire légitime du bien qu'ils avaient entre les mains n'avait-il pas été fait par Wilding lui-même? Il résultait clairement de l'insuccès de ces différentes tentatives que le temps ou la mort n'avaient laissé aucune trace de l'enfant adopté. À quoi bon continuer à faire des annonces, si l'on ne voulait point entrer dans certaines particularités explicatives; et si l'on y entrait, n'était-on pas sûr de voir arriver la moitié des imposteurs de l'Angleterre?

– Si nous trouvons quelque jour une chance, une occasion, – disait Bintrey, – nous la saisirons aux cheveux… sinon… Eh bien, réunissons-nous pour une autre consultation au premier anniversaire de la mort de Wilding.

Tel fut l'avis de l'homme d'affaires. C'est ainsi que Vendale, bien qu'animé du plus sérieux désir de remplir le vœu de l'ami qu'il avait perdu, fut contraint de laisser, pour le moment, dormir cette affaire.

Abandonnant donc les intérêts du passé pour songer à ceux de l'avenir, le jeune homme voyait devant ses yeux cet avenir de plus en plus incertain. Des mois s'étaient écoulés depuis sa première visite à Soho Square, et jusqu'alors le seul langage dont il eût pu se servir pour faire comprendre à Marguerite qu'il l'aimait, avait été celui des yeux, fortifié quelquefois d'un rapide serrement de mains. Quel était donc l'obstacle qui s'opposait à l'avancement de ses espérances? Toujours le même. Les occasions se présentaient en vain, et Vendale avait beau redoubler d'efforts pour arriver à causer seul à seul un moment avec Marguerite, toutes ses tentatives se terminaient par le même déboire et le même accident. À l'instant favorable Obenreizer trouvait le moyen d'être là.

Que faire? On était aux derniers jours de l'année. Vendale crut avoir, enfin, rencontré un hasard propice, et il se jura, cette fois, d'en profiter pour entretenir la jeune Suissesse. Il venait de recevoir un billet tout cordial d'Obenreizer qui le conviait, à l'occasion du nouvel an, à un petit dîner de famille dans Soho Square.

«Nous ne serons que quatre convives,» disait la lettre.

– Nous ne serons que deux! – se dit Vendale avec résolution.

La solennité du jour de l'an chez les Anglais consiste à donner à dîner ou à se rendre aux dîners d'autrui, rien de plus. Au delà du détroit, c'est la coutume, en pareil jour, que de donner et de recevoir des présents. Or, il est toujours possible d'acclimater une coutume étrangère, et Vendale n'hésita pas un instant à en faire l'essai. La seule difficulté pour lui fut de décider quel cadeau il allait faire à Marguerite. Si ce cadeau était trop riche, l'orgueil de cette jolie fille de paysan, qui sentait avec impatience l'inégalité de leur condition sociale à tous deux, en serait blessé. Un présent qu'un homme pauvre eût aussi bien pu faire que lui, parut à Vendale le seul qui fût capable de trouver le chemin du cœur de la Suissesse. Il résista donc fortement à la tentation que les diamants et les rubis faisaient naître devant ses yeux et il fit l'emplette d'une broche en filigrane de Gênes, l'ornement le plus simple qu'il eût pu découvrir dans la boutique du joaillier.

 

Le jour du dîner, comme il entrait dans la maison de Soho Square, Marguerite vint au-devant de lui. Il glissa doucement son cadeau dans la main de la jeune fille.

– C'est le premier jour de l'an que vous passez en Angleterre, – lui dit-il, – voulez-vous me permettre d'imiter ce qui se fait à pareil jour dans votre pays?

Elle le remercia, non sans un peu de contrainte, regardant l'écrin et ne sachant ce qu'il pouvait contenir. Lorsqu'elle l'eut ouvert et qu'elle vit la simplicité de cette offrande, elle devina sans peine l'intention du jeune homme, et se tournant vers lui toute radieuse, son regard lui disait: «Pourquoi vous cacherais-je que vous avez su me plaire et me flatter?»

Vendale ne l'avait jamais trouvée si charmante qu'en ce moment dans son costume d'hiver: une jupe en soie de couleur sombre, un corsage de velours noir montant jusqu'au cou et garni d'un duvet de cygne. Jamais il n'avait admiré si fort le contraste de ses cheveux noirs et de son teint éblouissant. Ce ne fut que lorsqu'elle le quitta pour s'approcher d'un miroir et substituer sa broche de filigrane à celle qu'elle portait auparavant, que Vendale s'aperçut de la présence des autres personnes assises dans la chambre. Les mains d'Obenreizer prirent alors possession de ses coudes, et son hôte le remercia de l'attention qu'il avait eue pour Marguerite.

– Un présent d'une si grande simplicité témoigne chez celui qui l'a fait d'un tact bien délicat! – dit-il d'un air presque imperceptible de raillerie.

Vendale, en ce moment, s'aperçut qu'il y avait un autre invité que lui-même à ce repas de famille.

Un seul invité. Obenreizer le lui présenta comme un compatriote et un ami. La figure de ce compatriote était insignifiante et morne; le corps de cet ami était gros; son âge: c'était l'automne de la vie. Dans le courant de la soirée il eut occasion de développer deux talents ou deux capacités peu ordinaires. Personne ne savait mieux être muet, personne ne vidait plus lestement les bouteilles que l'ami et le compatriote d'Obenreizer.

Madame Dor n'était point dans l'appartement; on ne manqua pas d'expliquer son absence. Il parait que les habitudes de la bonne dame étaient si simples qu'elle ne dînait jamais qu'au milieu du jour.

– Elle viendra s'excuser dans la soirée, – dit Obenreizer.

Vendale se demanda si l'absence de Madame Dor n'avait pas une autre raison que la simplicité de son goût. Il pensa qu'elle avait pour une fois interrompu ses occupations domestiques ordinaires, qui consistaient à nettoyer des gants et qu'elle daignait faire la cuisine. La vérité de cette supposition se manifesta dès les premiers plats qu'on servit et qui témoignaient d'un art culinaire bien supérieur à la cuisine Anglaise élémentaire et brutale. Le dîner fut parfait. Quant aux vins, les gros yeux toujours roulants du convive muet les célébraient avec éloquence, et les convoitaient, ravis, en extase. Il disait un: Bon! quand la bouteille arrivait pleine; il soupirait un: Ah! quand on la remportait vide. Ce fut là toute la somme d'esprit et de gaieté qu'il dépensa durant le repas.

Le silence est parfois contagieux; accablés par leurs soucis personnels, Marguerite et Vendale cédaient à ce bel exemple de mutisme. Tout le poids de la conversation retomba sur Obenreizer qui l'accepta bravement.

Il ouvrit et répandit son cœur.

– Je suis un étranger éclairé, – dit-il.

Et le voilà chantant les louanges de l'Angleterre!

Et quand tous les autres sujets furent épuisés, il revint à cette source inépuisable, faisant toujours courir ce petit ruisseau avec la main.

– Examinez cette nation Anglaise. Quels hommes grands, et robustes, et propres! Considérez les villes. Quelle magnificence dans les édifices! Quel ordre et quelle régularité dans les rues! Admirez leurs lois qui combinent l'éternel principe de la justice avec cet autre éternel principe du respect et de l'amour des livres, des shillings, et des pence? Est-ce qu'en Angleterre, on n'applique point ce produit monnayé à toutes les injures civiles, depuis l'injure faite à l'honneur d'un homme jusqu'à l'injure faite à son nez? Vous avez séduit ma fille, allons! des pence, des shillings, et des livres! Vous m'avez renversé et donné des horions sur la face! des livres, des pence, et des shillings. Après cela, je vous le demande, où la prospérité matérielle d'un tel pays pourrait-elle s'arrêter?

Obenreizer plongeant du regard dans l'avenir, chercha vainement à entrevoir la fin de cette prospérité sans bornes! Son enthousiasme demanda la permission, suivant la mode Anglaise, de s'exhaler dans un toast.

– Voilà notre modeste dîner terminé! – s'écria-t-il. – Voilà notre frugal dessert sur la table! Voici l'admirateur de l'Angleterre qui se conforme aux habitudes Anglaises, et qui fait un speach. Un toast à ces blanches falaises d'Albion, Monsieur Vendale? Un toast à vos vertus patriotiques, à votre heureux climat, à vos charmantes femmes, à vos foyers, à votre Habeas corpus, à toutes vos institutions, à l'Angleterre! Heep!.. heep!.. heep!.. hooray!..

À peine Obenreizer avait-il poussé cette dernière note du vivat Britannique, à peine l'ami muet avait-il savouré la dernière goutte contenue dans son verre, que le festin fut interrompu par un coup frappé à la porte. Une servante entra, apportant un billet à son maître. Obenreizer l'ouvrit, le lut, le tendit tout ouvert à son compatriote, avec une expression de contrariété visible. L'esprit engourdi de Vendale se réveilla tout à coup. Le jeune homme se mit à surveiller son hôte. Avait-il enfin trouvé un allié sous la forme de ce billet si mal accueilli par le Suisse? Le hasard si longtemps attendu se présentait-il enfin?

– J'ai bien peur qu'il n'y ait pas de remède, – dit Obenreizer à son compatriote, – et que nous soyons forcés de sortir.

L'ami muet lui rendit la lettre en levant les épaules et se versa une demi-rasade. Ses gros doigts s'enroulèrent avec tendresse autour du goulot de la bouteille, comme s'il voulait la presser amoureusement encore une fois avant que de lui dire adieu. Ses gros yeux considéraient Marguerite et Vendale comme à travers un brouillard. Il fit un terrible effort et une phrase entière sortit tout d'un trait de sa bouche.

– Je crois, – dit-il, – que j'aurais désiré un peu plus de vin.

Après quoi le souffle lui manqua. Il respira convulsivement et se dirigea vers la porte.

– Je suis blessé, confus, et au désespoir de ce qui arrive, – dit Obenreizer à Vendale. – Un malheur est arrivé à l'un de mes compatriotes. Il est seul; mon ami que voilà et moi, nous n'avons pas d'autre alternative que de nous rendre auprès de lui et de le secourir. Que puis-je vous dire pour m'excuser? Comment vous dépeindre mon désappointement de me voir ainsi privé de l'honneur de votre compagnie?..

Il s'arrêta avec l'espérance visible que Vendale allait prendre son chapeau et se retirer. Mais celui-ci croyait enfin avoir saisi l'occasion d'un tête-à-tête avec Marguerite.

– Je vous en prie, – dit-il, – ne vous désolez pas si fort. J'attendrai ici votre retour avec le plus grand plaisir.

Marguerite rougit vivement et alla s'asseoir devant son métier à tapisserie dans l'embrasure de la croisée. Les yeux d'Obenreizer se couvrirent de leur nuage, un sourire quelque peu amer passa sur ses lèvres. Dire à Vendale qu'il n'espérait point rentrer de bonne heure, c'eût été risquer d'offenser un homme dont la bienveillance lui était d'une importance commerciale sérieuse. Il accepta donc sa défaite avec la meilleure grâce possible.

– À la bonne heure! – s'écria-t-il, – que de franchise!.. que d'amitié!.. Comme c'est bien Anglais, cela!

Il s'agitait fort, ayant l'air de chercher autour de lui un objet dont il avait apparemment besoin. Il disparut un moment par la porte qui s'ouvrait sur la pièce voisine, revint avec son chapeau et son paletot, annonça qu'il rentrerait aussitôt qu'il le pourrait, pressa les coudes de Vendale, et sortit avec l'ami muet.

Vendale se retourna vers la fenêtra où Marguerite s'était assise.

Là, comme s'il était tombé du plafond ou sorti du parquet, là dans son attitude sempiternelle, le visage tourné vers le poêle, se trouvait un obstacle inattendu, sous la forme de Madame Dor. Elle se souleva, regarda par-dessus sa large et plantureuse épaule, et retomba comme une masse sur sa chaise. Travaillait-elle? Oui. À nettoyer les gants d'Obenreizer? Non. À repriser ses bas.

La situation devenait trop cruelle. Deux moyens se présentèrent à l'esprit de Vendale. Était-il possible de se défaire de Madame Dor, et de la fourrer dans son poêle? Le poêle ne pourrait la contenir. Était-il possible de traiter la bonne dame non plus comme une personne vivante, mais comme un objet mobilier? Pouvait-on, avec un effort d'intelligence, arriver à la considérer, par exemple, comme une commode, et sa coiffure de gaze noire comme un objet qu'on aurait laissé traîner dessus par accident! Oui, l'on pouvait faire cet effort, et l'intelligence de Vendale le fit. Il alla prendre place dans l'enfoncement de la croisée à l'ancienne mode, tout près de Marguerite et de son métier. La commode fit un léger mouvement, mais ne le fit suivre d'aucune observation. Rappelez-vous ici qu'un gros meuble est difficile à remuer.

Plus silencieuse et plus contrainte qu'à l'ordinaire, Marguerite était émue. Ses belles couleurs s'effacèrent de ses joues; une énergie fiévreuse courut dans ses doigts; la jeune fille se pencha sur sa broderie, travaillant avec autant d'activité que si elle travaillait pour vivre. Vendale n'était guère moins agité; il sentait combien de ménagements il fallait prendre pour amener doucement Marguerite à écouter son aveu, et à lui en faire un autre en échange. L'amour d'une jeune fille est chose délicate, qu'il ne faut point traiter brusquement; aussi Vendale essaya-t-il d'abord d'un système d'approches graduelles; il prit des détours et écouta d'un air soumis la voix qui, tout bas, l'avertissait d'être plus circonspect. Adroitement, il ramena la mémoire de Marguerite vers le passé, vers l'époque de leur première rencontre lorsqu'ils voyageaient en Suisse. Ils firent ainsi revivre entre eux les sensations d'autrefois, et les souvenirs de cet heureux temps qui n'était plus. Peu à peu la contrainte de Marguerite se dissipa; elle sourit, elle écouta Vendale; elle lui souriait et son aiguille devenait paresseuse. Elle fit plus d'un faux point dans son ouvrage. Cependant les deux jeunes gens se parlaient de plus en plus ouvertement à voix basse, leurs deux visages se penchaient l'un vers l'autre.

Madame Dor se conduisit comme un ange. Pas une seule fois elle ne se retourna, ni ne souffla mot. Elle continuait à se débattre avec les bas d'Obenreizer, les tenant serrés sous son bras gauche et levant le bras droit vers le ciel. Il y eut pour les amoureux de délicieux et indescriptibles moments, où Madame Dor paraissait vraiment être assise sens dessus dessous et ne plus contempler que ses jambes, ses propres et respectables jambes qui s'agitaient en l'air. Ces mouvements ascensionnels se succédaient, mais plus lentement, à mesure que les minutes s'écoulaient. En même temps, sur la tête de Madame Dor, la gaze noire se balançait, tombait en avant, revenait en arrière. Un paquet de bas s'échappa des genoux de la bonne dame et demeura sur le parquet; un énorme peloton de laine suivit les bas et s'en alla rouler sur la table. La coiffure de gaze entra de nouveau en danse. Un son étrange, qui ressemblait un peu au miaulement d'un gros chat, un peu au cri d'une planche de bois tendre qu'on rabote, s'éleva au-dessus des chuchotements de nos deux amoureux. C'est que la nature et Madame Dor s'étaient entendues ensemble pour le plus grand bonheur de Vendale; la vieille Suissesse, la meilleure des femmes, dormait.

Marguerite se leva pour l'arracher aux douceurs de ce repos d'occasion. Vendale retint la jeune fille par le bras et la repoussa doucement vers sa chaise.

– Ne la dérangez pas, – murmura-t-il. – J'ai longtemps attendu le moment de vous dire un secret. Laissez-moi parler enfin.

Marguerite reprit sa place, elle essaya de reprendre son aiguille, mais ses yeux étaient couverts d'un voile et sa main tremblait.

– Nous rappelions, tout à l'heure, – dit Vendale, – cet heureux temps où nous nous sommes rencontrés et où, pour la première fois, nous avons voyagé ensemble. Oh! j'ai un aveu à vous faire, Marguerite, je vous ai caché quelque chose. Lorsque plus tard je vous parlai de ce premier voyage, je vous fis part de toutes les impressions que j'avais rapportées en Angleterre, une seule exceptée. Pouvez-vous deviner quelle était cette impression qui effaçait toutes les autres?

 

Les yeux de Marguerite demeurèrent fixés sur sa broderie, elle détourna son visage. De grands signes de trouble commencèrent à se manifester sur son chaste corsage de velours noir, non loin des blanches régions dont la broche de filigrane fermait le passage. Elle ne répondit pas un mot. Et cependant Vendale insistait sans pitié pour obtenir une réponse.

– Cette impression, que je rapportais de Suisse, – dit-il, – quelle était-elle?.. Ne pouvez-vous la deviner?

Cette fois, elle tourna les yeux vers lui. Un faible sourire effleurait ses lèvres.

– L'impression de la beauté des montagnes, je pense, – dit-elle.

– Non… non… une émotion bien plus précieuse que celle-là!..

– De la beauté des lacs, alors?..

– Non, les lacs me sont devenus plus chers parce qu'ils me rappellent cette émotion qu'aucun mot ne peut rendre. J'aime les lacs, mais leur beauté n'est pas si étroitement liée à mon bonheur dans le présent et à mes espérances d'avenir. C'est de vous que ce bonheur dépend. Vous seule pouvez me rendre la vie aimable et belle, Marguerite, par un mot tombé de vos lèvres. Je vous aime!..

Le front de Marguerite se pencha lorsque Vendale lui prit la main. Il attira la jeune fille vers lui et la regarda. Des larmes s'échappaient de ses beaux yeux célestes et roulaient doucement sur ses joues polies.

– Oh! Monsieur Vendale, – dit-elle tristement, – il eût été bien mieux de garder votre secret. Avez-vous oublié la distance qui est entre nous? Ce que vous dites ne peut jamais… jamais être…

– Il ne peut y avoir de distance entre nous, que celle que vous creuserez vous-même, Marguerite, en ne m'aimant point lorsque je vous aime. Il n'y a pas de plus haut rang que le vôtre dans le royaume de la bonté et de la beauté. Dites-moi, Marguerite, dites-moi tout bas ce seul petit mot que je vous demande et qui m'apprendra si vous voulez être ma femme.

Elle soupira.

– Pensez à votre famille, – murmura-t-elle, – et pensez à la mienne!

Vendale l'attira de plus près sur son cœur.

– Si vous vous laissez arrêter par un obstacle comme celui-là, – dit-il, – savez-vous ce que je croirai, Marguerite?.. C'est que je vous ai offensée.

Marguerite tressaillit.

– Oh! ne croyez pas cela! – s'écria-t-elle.

Ces mots n'étaient pas encore sortis de ses lèvres qu'elle comprit le sens que Vendale ne pouvait manquer de leur donner. Son aveu lui avait échappé malgré elle; une rougeur charmante couvrit son visage; elle fit un effort pour se dégager de l'embrassement du jeune homme; elle le regardait d'un air suppliant; elle essaya de parler, mais sa voix expira sur ses lèvres dans un baiser qu'il venait d'y imprimer.

– Laissez-moi, – dit-elle, – laissez-moi me retirer, Monsieur Vendale.

– Appelez-moi George.

Marguerite laissa la tête du jeune homme se reposer sur son sein. Son cœur enfin s'élançait vers lui.

– George! – murmura-t-elle.

– Dites-moi que vous m'aimez.

Ses bras enlacèrent le cou de George, sa bouche toucha la joue brûlante du jeune homme, et elle murmura ces mots délicieux:

– Je vous aime!

Il y eut un moment de silence, bientôt troublé par le bruit de la porte de la maison qui s'ouvrait et se refermait. Ce bruit arriva par bonheur aux oreilles distraites des deux amants, dans le silence de cette soirée d'hiver, et Marguerite se leva en sursaut.

– Laissez-moi partir, – dit-elle, – c'est lui! Elle sortit précipitamment de la chambre et toucha, en passant, l'épaule de Madame Dor. La bonne dame s'éveilla avec un ronflement terrible, regarda par-dessus son épaule gauche, par-dessus son épaule droite, puis sur ses genoux. Elle n'y découvrit ni bas, ni laine, ni aiguille. Cependant les pas d'Obenreizer retentissaient dans l'escalier.

– Mon Dieu! – dit Madame Dor, s'adressant au poêle.

Vendale ramassa les bas et le peloton, et jeta le tout à Madame Dor.

– Mon Dieu! – répéta-t-elle, – tandis que cette avalanche s'engloutissait dans son vaste giron.

La porte s'ouvrit. Obenreizer entra. Du premier coup d'œil, il vit que Marguerite était absente.

– Eh! quoi! – s'écria-t-il, – ma nièce s'est retirée! Ma nièce n'est point restée pour vous faire compagnie, Monsieur Vendale. C'est impardonnable, je vais la ramener.

Vendale l'arrêta.

– Ne dérangez pas Mademoiselle Obenreizer, – dit-il. – Je vois que vous êtes revenu sans votre ami.

– Il est resté auprès de notre compatriote pour le consoler. Une scène à déchirer le cœur, Monsieur Vendale. Les pénates au Mont de Piété! Toute une famille plongée dans les larmes! Nous nous sommes tous embrassés en silence. Mon ami était le seul qui fût resté maître de lui!

Là-dessus, il envoya chercher du vin.

– Puis-je vous dire un mot en particulier, Monsieur Obenreizer? – lui demanda Vendale.

– Assurément.

Obenreizer se tourna vers Madame Dor.

– Bonne et chère créature, vous succombez au besoin de repos, – lui dit-il, – Monsieur Vendale vous excusera.

Madame Dor se mit en route et n'accomplit pas, sans peine, le grand voyage du poêle à son lit. Chemin faisant, elle laissa tomber un bas; Vendale le ramassa et ouvrit la porte à la bonne dame. Elle fit un pas en avant. Voilà encore un bas par terre! Vendale se baissa de nouveau et Obenreizer intervint avec force excuses, tout en lançant à la vieille Suissesse certain regard qui acheva de la mettre en désordre. Cette fois, tous les bas roulèrent ensemble sur le parquet, et, frappée d'épouvante, Madame Dor s'enfuit, tandis qu'Obenreizer balayait des deux mains tout le parquet avec fureur.

– Madame Dor! – s'écria-t-il.

– Mon Dieu!

On entendit un sifflement dans l'air et Madame Dor disparut sous une grêle de bas. Obenreizer ne se possédait plus.

– Que devez-vous penser, Monsieur Vendale, – s'écria-t-il, – de ce déplorable empiétement des détails domestiques dans ma maison? Quant à moi, j'en rougis vraiment. Ah! nous commençons mal la nouvelle année: tout a été de travers ce soir. Asseyez-vous, je vous prie, et dites-moi ce que je puis vous offrir. Ne prouverons-nous point ensemble notre respect à une de vos grandes institutions Anglaises? Ma foi, mon étude, à moi, toute mon étude, c'est d'être un joyeux compagnon. Je vous propose un grog.

Vendale déclina le grog, avec tout le respect voulu pour cette grande institution ironiquement célébrée par Obenreizer.

– Je désire vous parler d'une chose qui m'intéresse, plus qu'aucune autre au monde, – reprit-il. – Vous avez pu remarquer, dès les premiers moments où nous nous sommes rencontrés, l'admiration que m'a inspirée votre charmante nièce.

– Vous êtes bon, Monsieur Vendale. Au nom de ma nièce, je vous remercie.

– Peut-être avez-vous aussi observé dans ces derniers temps que mon admiration pour Mademoiselle Obenreizer s'était changée en un sentiment plus profond… plus tendre?

– L'appellerons-nous le sentiment de l'amitié, Monsieur Vendale?

– Donnez-lui le nom d'amour… et vous serez plus près de la vérité.

Obenreizer fit un bond hors de son fauteuil. Le battement étrange, à peine perceptible, qui était chez lui le plus sûr indice d'une prochaine colère, se fit voir sur ses joues.

– Vous êtes le tuteur de Mademoiselle Marguerite, – continua Vendale, – je vous demande de m'accorder la plus grande des faveurs, la main de votre nièce…

Obenreizer retomba sur sa chaise.

– Monsieur Vendale, – dit-il, – vous me pétrifiez.

– J'attendrai, – fit Vendale, – j'attendrai que vous soyez remis.

– Bon! – murmura Obenreizer, – un mot avant que je revienne à moi! Vous n'avez rien dit de tout ceci à ma nièce.

– J'ai ouvert mon cœur tout entier à Mademoiselle Marguerite, et j'ai lieu d'espérer…

– Quoi! – s'écria Obenreizer, – vous avez fait une pareille demande à ma nièce sans avoir pris mon consentement… Vous avez fait cela?