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Les quatre cavaliers de l'apocalypse

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Il y eut un silence, et Hartrott parut s'absorber dans ses réflexions, dont il traduisit le résultat par cette nouvelle tirade:

– Par le fait, il y a beau temps que notre victoire a commencé. Nos ennemis nous abhorrent, et néanmoins ils nous imitent. Tout ce qui porte la marque allemande est recherché dans le monde entier. Les pays mêmes qui ont la prétention de résister à nos armées, copient nos méthodes dans leurs écoles et admirent nos théories, y compris celles qui n'ont obtenu en Allemagne qu'un médiocre succès. Souvent nous rions entre nous, comme les augures romains, à constater le servilisme avec lequel les peuples étrangers se soumettent à notre influence. Et ce sont ces gens-là qui ensuite refusent de reconnaître notre supériorité!

Pour la première fois Argensola fit un geste approbatif, que ne suivit d'ailleurs aucun commentaire. Hartrott, qui avait surpris ce geste, lui attribua la valeur d'un assentiment complet, et cela l'induisit à reprendre:

– Mais notre supériorité est évidente, et, pour en avoir la preuve, nous n'avons qu'à écouter ce que disent nos ennemis. Les Latins eux-mêmes n'ont-ils pas proclamé maintes fois que les sociétés latines sont à l'agonie, qu'il n'y a pas de place pour elles dans l'organisation future, et que l'Allemagne seule conserve latentes les forces civilisatrices? Les Français, en particulier, ne répètent-ils pas à qui veut les entendre que la France est en pleine décomposition et qu'elle marche d'un pas rapide à une catastrophe? Eh bien, des peuples qui se jugent ainsi ont assurément la mort dans les entrailles. En outre, les faits confirment chaque jour l'opinion qu'ils ont de leur propre décadence. Il est impossible de douter qu'une révolution éclate à Paris aussitôt après la déclaration de guerre. Tu n'étais pas ici, toi, pour voir l'agitation des boulevards à l'occasion du procès Caillaux. Mais, moi, j'ai constaté de mes yeux comment réactionnaires et révolutionnaires se menaçaient, se frappaient en pleine rue. Ils s'y sont insultés jusqu'à ces derniers jours. Lorsque nos troupes franchiront la frontière, la division des opinions s'accentuera encore; militaristes et antimilitaristes se disputeront furieusement, et en moins d'une semaine ce sera la guerre civile. Ce pays a été gâté jusqu'au cœur par la démocratie et par l'aveugle amour de toutes les libertés. L'unique nation de la terre qui soit vraiment libre, c'est la nation allemande, parce qu'elle sait obéir.

Ce paradoxe bizarre amusa Jules qui dit en riant:

– Vrai, tu crois que l'Allemagne est le seul pays libre?

– J'en suis sûr! déclara le professeur avec une énergie croissante. Nous avons les libertés qui conviennent à un grand peuple: la liberté économique et la liberté intellectuelle.

– Mais la liberté politique?

– Seuls les peuples décadents et ingouvernables, les races inférieures entichées d'égalité et de démocratie, s'inquiètent de la liberté politique. Les Allemands n'en éprouvent pas le besoin. Nés pour être les maîtres, ils reconnaissent la nécessité des hiérarchies et consentent à être gouvernés par une classe dirigeante qui doit ce privilège à l'aristocratie du sang ou du talent. Nous avons, nous, le génie de l'organisation.

Et les deux amis entendirent avec un étonnement effaré la description du monde futur, tel que le façonnerait le génie germanique. Chaque peuple serait organisé de telle sorte que l'homme y donnât à la société le maximum de rendement; tous les individus seraient enrégimentés pour toutes les fonctions sociales, obéiraient comme des machines à une direction supérieure, fourniraient la plus grande quantité possible de travail sous la surveillance des chefs; et cela, ce serait l'État parfait.

Sur ce, Hartrott regarda sa montre et changea brusquement de sujet de conversation.

– Excuse-moi, dit-il, il faut que je te quitte. Les Allemands résidant à Paris sont déjà partis en grand nombre, et je serais parti moi-même, si l'affection familiale que je te porte ne m'avait fait un devoir de te donner un bon conseil. Puisque tu es étranger et que rien ne t'oblige à rester en France, viens chez nous à Berlin. La guerre sera dure, très dure, et, si Paris essaie de se défendre, il se passera des choses terribles. Nos moyens offensifs sont beaucoup plus redoutables qu'ils ne l'étaient en 1870.

Jules fit un geste d'indifférence. Il ne croyait pas à un danger prochain, et d'ailleurs il n'était pas si poltron que son cousin paraissait le croire.

– Tu es comme ton père, s'écria le professeur. Depuis deux jours, j'essaie inutilement de le convaincre qu'il devrait passer en Allemagne avec les siens; mais il ne veut rien entendre. Il admet volontiers que, si la guerre éclate, les Allemands seront victorieux; mais il s'obstine à croire que la guerre n'éclatera pas. Ce qui est encore plus incompréhensible, c'est que ma mère elle-même hésitait à repartir avec moi pour Berlin. Grâce à Dieu, j'ai fini par la convaincre et peut-être, à cette heure, est-elle déjà en route. Il a été convenu entre elle et moi que, si elle était prête à temps, elle prendrait le train de l'après-midi, pour voyager en compagnie d'une de ses amies, femme d'un conseiller de notre ambassade, et que, si elle manquait ce train, elle me rejoindrait à celui du soir. Mais j'ai eu toutes les peines du monde à la décider; elle s'entêtait à me répéter que la guerre ne lui faisait pas peur, que les Allemands étaient de très braves gens, et que, quand ils entreraient à Paris, ils ne feraient de mal à personne.

Cette opinion favorable semblait contrarier beaucoup le docteur.

– Ni ma mère ni ton père, expliqua-t-il, ne se rendent compte de ce qu'est la guerre moderne. Que les Allemands soient de braves gens, je suis le premier à le reconnaître; mais ils sont obligés d'appliquer à la guerre les méthodes scientifiques. Or, de l'avis des généraux les plus compétents, la terreur est l'unique moyen de réussir vite, parce qu'elle trouble l'intelligence de l'ennemi, paralyse son action, brise sa résistance. Plus la guerre sera dure, plus elle sera courte. L'Allemagne va donc être cruelle, très cruelle pour empêcher que la lutte se prolonge. Et il ne faudra pas en conclure que l'Allemagne soit devenue méchante: tout au contraire, sa prétendue cruauté sera de la bonté: l'ennemi terrorisé se rendra plus vite, et le monde souffrira moins. Voilà ce que ton père ne veut pas comprendre; mais tu seras plus raisonnable que lui. Te décides-tu à partir avec moi?

– Non, répondit Jules. Si je partais, j'aurais honte de moi-même. Fuir devant un danger qui n'est peut-être qu'imaginaire!

– Comme il te plaira, riposta l'autre d'un ton cassant. L'heure me presse: je dois aller encore à notre ambassade, où l'on me remettra des documents confidentiels destinés aux autorités allemandes. Je suis obligé de te quitter.

Et il se leva, prit sa canne et son chapeau. Puis, sur le seuil, en disant adieu à son cousin:

– Je te répète une dernière fois ce que je t'ai déjà dit, insista-t-il. Si les Parisiens, comprenant l'inutilité de la résistance, ont la sagesse de nous ouvrir leurs portes, il est possible que tout se passe en douceur; mais, dans le cas contraire… Bref, sois sûr que, de toute façon, nous nous reverrons bientôt. Il ne me déplaira pas de revenir à Paris, lorsque le drapeau allemand flottera sur la Tour Eiffel. Cinq ou six semaines suffiront pour cela. Donc, au revoir jusqu'en septembre. Et crois bien qu'après le triomphe germanique Paris n'en sera pas moins agréable. Si la France disparaît en tant que grande puissance, les Français, eux, resteront, et ils auront même plus de loisirs qu'auparavant pour cultiver ce qu'il y a d'aimable dans leur caractère. Ils continueront à inventer des modes, s'organiseront sous notre direction pour rendre la vie plaisante aux étrangers, formeront quantité de jolies actrices, écriront des romans amusants et des comédies piquantes. N'est-ce point assez pour eux?

Quand la porte fut refermée, Argensola éclata de rire et dit à Jules:

– Il nous la baille bonne, ton dolichocéphale de cousin! Mais pourquoi n'as-tu rien répondu à sa docte conférence?

– C'est ta faute plus que la mienne, repartit Jules en plaisantant. La métaphysique de l'anthropologie et de la sociologie n'est pas précisément mon affaire. Si tu m'avais analysé un plus grand nombre de bouquins ennuyeux sur la philosophie de l'histoire, peut-être aurais-je eu des arguments topiques à lui opposer.

– Mais il n'est pas nécessaire d'avoir lu des bibliothèques pour s'apercevoir que ces théories sont des billevesées de lunatiques. Les races! Les brachycéphales et les dolichocéphales! La pureté du sang! Y a-t-il encore aujourd'hui un homme d'instruction moyenne qui croie à ces antiquailles? Comment existerait-il un peuple de race pure, puisqu'il n'est point d'homme au monde dont le sang n'ait subi une infinité de mélanges dans le cours des siècles? Si les Germains se sont mis de telles sottises dans la tête, c'est qu'ils sont aveuglés par l'orgueil. Les systèmes scientifiques qu'ils inventent ne visent qu'à justifier leur absurde prétention de devenir les maîtres du monde. Ils sont atteints de la folie de l'impérialisme.

– Mais, interrompit Jules, tous les peuples forts n'ont-ils pas eu leurs ambitions impérialistes?

– J'en conviens, reprit Argensola, et j'ajoute que cet orgueil a toujours été pour eux un mauvais conseiller; mais encore est-il équitable de reconnaître que la qualité de l'impérialisme varie beaucoup d'un peuple à l'autre et que, chez les nations généreuses, cette fièvre n'exclut pas les nobles desseins. Les Grecs ont aspiré à l'hégémonie, parce qu'ils croyaient être les plus aptes à donner aux autres hommes la science et les arts. Les Romains, lorsqu'ils étendaient leur domination sur tout le monde connu, apportaient aux régions conquises le droit et les formes de la justice. Les Français de la Révolution et de l'Empire justifiaient leur ardeur conquérante par le désir de procurer la liberté à leurs semblables et de semer dans l'univers les idées nouvelles. Il n'est pas jusqu'aux Espagnols du XVIe siècle qui, en bataillant contre la moitié de l'Europe pour exterminer l'hérésie et pour créer l'unité religieuse, n'aient travaillé à réaliser un idéal qui peut-être était nébuleux et faux, mais qui n'en était pas moins désintéressé. Tous ces peuples ont agi dans l'histoire en vue d'un but qui n'était pas uniquement l'accroissement brutal de leur propre puissance, et, en dernière analyse, ce à quoi ils visaient, c'était le bien de l'humanité. Seule l'Allemagne de ton Hartrott prétend s'imposer au monde en vertu de je ne sais quel droit divin qu'elle tiendrait de la supériorité de sa race, supériorité que d'ailleurs personne ne lui reconnaît et qu'elle s'attribue gratuitement à elle-même.

 

– Ici je t'arrête, dit Jules. N'as-tu pas approuvé tout à l'heure mon cousin Otto, lorsqu'il disait que les ennemis mêmes de l'Allemagne l'admirent et se soumettent à son influence?

– Ce que j'ai approuvé, c'est la qualification de servilisme qu'il appliquait lui-même à cette stupide manie d'admirer et d'imiter l'Allemagne. Il est trop vrai que, depuis bientôt un demi-siècle, les autres peuples ont eu la niaiserie de tomber dans le panneau. Par couardise intellectuelle, par crainte de la force, par insouciante paresse, ils ont prôné sans le moindre discernement tout ce qui venait d'outre-Rhin, le bon et le mauvais, l'or et le talc; et la vanité germanique a été confirmée dans ses prétentions absurdes par la superstitieuse complaisance avec laquelle ses rivaux lui donnaient raison. Voilà pourquoi un pays qui a compté tant de philosophes et de penseurs, tant de génies contemplatifs et de théoriciens profonds, un pays qui peut s'enorgueillir légitimement de Kant le pacifique, de Gœthe l'olympien, du divin Beethoven, est devenu un pays où l'on ne croit plus qu'aux résultats matériels de l'activité sociale, où l'on rêve de faire de l'homme une machine productive, où l'on ne voit dans la science qu'un auxiliaire de l'industrie.

– Mais cela n'a pas mal réussi aux Allemands, fit observer Jules, puisque avec leur science appliquée ils concurrencent et menacent de supplanter bientôt l'Angleterre sur les marchés de l'ancien et du nouveau monde.

– S'ensuit-il, repartit Argensola, qu'ils possèdent une réelle et durable supériorité sur l'Angleterre et sur les autres pays de haute civilisation? La science, même poussée loin, n'exclut pas nécessairement la barbarie. La culture véritable, comme l'a dit ce Nietzsche dont je t'ai analysé le Zarathustra, c'est «l'unité de style dans toutes les manifestations de la vie». Si donc un savant s'est cantonné dans ses études spéciales avec la seule intention d'en tirer des avantages matériels, ce savant peut très bien avoir fait d'importantes découvertes, il n'en reste pas moins un barbare. «Les Français, disait encore Nietzsche, sont le seul peuple d'Europe qui possède une culture authentique et féconde, et il n'est personne en Allemagne qui ne leur ait fait de larges emprunts.» Nietzsche voyait clair; mais ton cousin est fou, archi-fou.

– Tes paroles me tranquillisent, répondit Jules. Je t'avoue que l'assurance de ce grandiloquent docteur m'avait un peu déprimé. J'ai beau n'être pas de nationalité française; en ces heures tragiques, je sens malgré moi que j'aime la France. Je n'ai jamais pris part aux luttes des partis; mais, d'instinct, je suis républicain. Dans mon for intérieur, je serais humilié du triomphe de l'Allemagne et je gémirais de voir son joug despotique s'appesantir sur les nations libres où le peuple se gouverne lui-même. C'est un danger qui, hélas! me paraît très menaçant.

– Qui sait? reprit Argensola pour le réconforter. La France est un pays à surprises. Il faut voir le Français à l'œuvre, quand il travaille à réparer son imprévoyance. Hartrott a beau dire: en ce moment, il y a de l'ordre à Paris, de la résolution, de l'enthousiasme. J'imagine que, dans les jours qui ont précédé Valmy, la situation était pire que celle d'à présent: tout était désorganisé; on n'avait pour se défendre que des bataillons d'ouvriers et de laboureurs qui n'avaient jamais tenu un fusil; et cela n'a pas empêché que, pendant vingt ans, les vieilles monarchies de l'Europe n'ont pu venir à bout de ces soldats improvisés.

Cette nuit-là, Jules eut le sommeil agité par des rêves où, avec une brusque incohérence d'images projetées sur l'écran d'un cinématographe, se succédaient des scènes d'amour, de batailles furieuses, d'universités allemandes, de bals parisiens, de paquebots transatlantiques et de déluge universel.

A la même heure, son cousin Otto von Hartrott, confortablement installé dans un sleeping car, roulait seul vers les rives de la Sprée. Il n'avait pas trouvé sa mère à la gare; mais cela ne lui avait donné aucune inquiétude, et il était convaincu qu'Héléna, partie avec son amie la conseillère d'ambassade, arriverait à Berlin avant lui. En réalité, Héléna était encore chez sa sœur, avenue Victor-Hugo. Voici les contretemps qui l'avaient empêchée de tenir la promesse de départ faite à son fils.

Depuis qu'elle était arrivée à Paris, elle avait, comme de juste, couru les grands magasins et fait une multitude d'emplettes. Or, le jour où elle aurait dû partir, nombre de choses qu'il lui paraissait spécialement nécessaire de rapporter en Allemagne, n'avaient pas été livrées par les fournisseurs. Elle avait donc passé toute la matinée à téléphoner aux quatre coins de Paris; mais, en raison du désarroi général, plusieurs commandes manquaient encore à l'appel, quand vint l'heure de monter en automobile pour le train de l'après-midi. Elle avait donc décidé de ne partir que par le train du soir, avec son fils. Mais, le soir, elle avait une telle montagne de bagages, – malles, valises, caisses, cartons à chapeaux, sacs de nuit, paquets de toute sorte, – que jamais il n'avait été possible de préparer et de charger tout cela en temps opportun. Lorsqu'il avait été bien constaté que le train du soir n'était pas moins irrémédiablement perdu que celui de l'après-midi, elle s'était résignée sans trop de peine à rester. En somme, elle n'était pas fâchée des fatalités imprévues qui l'excusaient d'avoir manqué à sa parole. Qui sait même si elle n'avait pas mis un peu de complaisance à aider le veto du destin? D'une part, malgré les emphatiques discours de son fils, elle n'était pas du tout persuadée qu'il fût urgent de quitter Paris. Et d'autre part, – les cervelles féminines ne répugnent point à admettre des arguments contraires, – la tendre, inconséquente et un peu sotte «romantique» pensait sans doute que, le jour où les armées allemandes entreraient à Paris, la présence d'Héléna von Hartrott serait utile aux Desnoyers pour les protéger contre les taquineries des vainqueurs.

IV
OÙ APPARAISSENT LES QUATRE CAVALIERS

Les jours qui suivirent, Jules et Argensola vécurent d'une vie enfiévrée par la rapidité avec laquelle se succédaient les événements. Chaque heure apportait une nouvelle, et ces nouvelles, presque toujours fausses, remuaient rudement l'opinion en sens contraires. Tantôt le péril de la guerre semblait conjuré; tantôt le bruit courait que la mobilisation serait ordonnée dans quelques minutes. Un seul jour représentait les inquiétudes, les anxiétés, l'usure nerveuse d'une année ordinaire.

On apprit coup sur coup que l'Autriche déclarait la guerre à la Serbie; que la Russie mobilisait une partie de son armée; que l'Allemagne décrétait «l'état de menace de guerre»; que les Austro-Hongrois, sans tenir compte des négociations en cours, commençaient le bombardement de Belgrade; que Guillaume II, pour forcer le cours des événements et pour empêcher les négociations d'aboutir, faisait à son tour à la Russie une déclaration de guerre.

La France assistait à cette avalanche d'événements graves avec un recueillement sobre de paroles et de manifestations. Une résolution froide et solennelle animait tous les cœurs. Personne ne désirait la guerre, mais tout le monde l'acceptait avec le ferme propos d'accomplir son devoir. Pendant la journée, Paris se taisait, absorbé dans ses préoccupations. Seules quelques bandes de patriotes exaltés traversaient la place de la Concorde en acclamant la statue de Strasbourg. Dans les rues, les gens s'abordaient d'un air amical: il semblait qu'ils se connussent sans s'être jamais vus. Les yeux attiraient les yeux, les sourires se répondaient avec la sympathie d'une pensée commune. Les femmes étaient tristes; mais, pour dissimuler leur émotion, elles parlaient plus fort. Le soir, dans le long crépuscule d'été, les boulevards s'emplissaient de monde; les habitants des quartiers lointains affluaient vers le centre, comme aux jours des révolutions d'autrefois, et les groupes se réunissaient, formaient une foule immense d'où s'élevaient des cris et des chants. Ces multitudes se portaient jusqu'au cœur de Paris, où les lampes électriques venaient de s'allumer, et le défilé se prolongeait jusqu'à une heure avancée, avec le drapeau national flottant au-dessus des têtes parmi d'autres drapeaux qui lui faisaient escorte.

Dans une de ces nuits de sincère exaltation, les deux amis apprirent une nouvelle inattendue, incompréhensible, absurde: on venait d'assassiner Jaurès. Cette nouvelle, on la répétait dans les groupes avec un étonnement qui était plus grand encore que la douleur. «On a assassiné Jaurès? Et pourquoi?» Le bon sens populaire qui, par instinct, cherche une explication à tous les attentats, demeurait perplexe. Les hommes d'ordre redoutaient une révolution. Jules Desnoyers craignit un moment que les sinistres prédictions de son cousin Otto ne fussent sur le point de s'accomplir; cet assassinat allait provoquer des représailles et aboutirait à une guerre civile. Mais les masses populaires, quoique cruellement affligées de la mort de leur héros favori, gardaient un tragique silence. Il n'était personne qui, par delà ce cadavre, n'aperçût l'image auguste de la patrie.

Le matin suivant, le danger s'était évanoui. Les ouvriers parlaient de généraux et de guerre, se montraient les uns aux autres leurs livrets de soldats, annonçaient la date à laquelle ils partiraient, lorsque l'ordre de mobilisation aurait été publié.

Les événements continuaient à se succéder avec une rapidité qui n'était que trop significative. Les Allemands envahissaient le Luxembourg et s'avançaient jusque sur la frontière française, alors que leur ambassadeur était encore à Paris et y faisait des promesses de paix.

Le 1er août, dans l'après-midi, furent apposées précipitamment, ça et là, quelques petites affiches manuscrites auxquelles succédèrent bientôt de grandes affiches imprimées qui portaient en tête deux drapeaux croisés. C'était l'ordre de la mobilisation générale. La France entière allait courir aux armes.

– Cette fois, c'est fait! dirent les gens arrêtés devant ces affiches.

Et les poitrines se dilatèrent, poussèrent un soupir de soulagement. Le cauchemar était fini; la réalité cruelle était préférable à l'incertitude, à l'attente, à l'appréhension d'un obscur péril qui rendait les jours longs comme des semaines.

La mobilisation commençait à minuit. Dès le crépuscule, il se produisit dans tout Paris un mouvement extraordinaire. On aurait dit que les tramways, les automobiles et les voitures marchaient à une allure folle. Jamais on n'avait vu tant de fiacres, et pourtant les bourgeois qui auraient voulu en prendre un, faisaient de vains appels aux cochers: aucun cocher ne voulait travailler pour les civils. Tous les moyens de transport étaient pour les militaires, toutes les courses aboutissaient aux gares. Les lourds camions de l'intendance, pleins de sacs, étaient salués au passage par l'enthousiasme général, et les soldats habillés en mécaniciens qui manœuvraient ces pyramides roulantes, répondaient aux acclamations en agitant les bras et en poussant des cris joyeux. La foule se pressait, se bousculait, mais n'en gardait pas moins une insolite courtoisie. Lorsque deux véhicules s'accrochaient et que, par la force de l'habitude, les conducteurs allaient échanger des injures, le public s'interposait et les obligeait à se serrer la main. Les passants qui avaient failli être écrasés par une automobile riaient en criant au chauffeur: «Tuer un Français qui regagne son régiment!» Et le chauffeur répondait: «Moi aussi, je pars demain. C'est ma dernière course.»

Vers une heure du matin, Jules et Argensola entrèrent dans un café des boulevards. Ils étaient fatigués l'un et l'autre par les émotions de la journée. Dans une atmosphère brûlante et chargée de fumée de tabac, les consommateurs chantaient la Marseillaise en agitant de petits drapeaux. Ce public un peu cosmopolite passait en revue les nations de l'Europe et les saluait par des rugissements d'allégresse: toutes ces nations, toutes sans exception, allaient se mettre du côté de la France. Un vieux ménage de rentiers à l'existence ordonnée et médiocre, qui peut-être n'avaient pas souvenir d'avoir jamais été hors de chez eux à une heure aussi tardive, étaient assis à une table près du peintre et de son ami. Entraînés par le flot de l'enthousiasme général, ils étaient descendus jusqu'aux boulevards «afin de voir la guerre de plus près». La langue étrangère que parlaient entre eux ces voisins de table donna au mari une haute idée de leur importance.

 

– Croyez-vous, messieurs, leur demanda-t-il, que l'Angleterre marche avec nous?

Argensola, qui n'en savait pas plus que son interlocuteur, répondit avec assurance:

– Sans aucun doute. C'est chose décidée.

– Vive l'Angleterre! s'écria le petit vieux en se mettant debout.

Et, sous les regards admiratifs de sa femme, il entonna une vieille chanson patriotique, en marquant par des mouvements de bras le rythme du refrain.

Jules et Argensola revinrent pédestrement à la rue de la Pompe. Au milieu des Champs-Élysées, ils rejoignirent un homme coiffé d'un chapeau à larges bords, qui marchait lentement dans la même direction qu'eux, et qui, quoique seul, discourait à voix presque haute. Argensola reconnut Tchernoff et lui souhaita le bonsoir. Alors, sans y être invité, le Russe régla son pas sur celui des deux autres et remonta vers l'Arc de Triomphe en leur compagnie. C'était à peine si Jules avait eu précédemment l'occasion d'échanger avec l'ami d'Argensola quelques coups de chapeau sous le porche; mais l'émotion dispose les âmes à la sympathie. Quant à Tchernoff, qui n'était jamais gêné avec personne, il eut vis-à-vis de Jules absolument la même attitude que s'il l'avait connu depuis sa naissance. Il reprit donc le cours des raisonnements qu'il adressait tout à l'heure aux masses de noire végétation, aux bancs solitaires, à l'ombre verte trouée ça et là par la lueur tremblante des becs de gaz, et il les reprit à l'endroit même où il les avait interrompus, sans prendre la peine de donner à ses nouveaux auditeurs la moindre explication.

– En ce moment, grommela le Russe, ils crient avec la même fièvre que ceux d'ici; ils croient de bonne foi qu'ils vont défendre leur patrie attaquée; ils veulent mourir pour leurs familles et pour leurs foyers, que personne ne menace…

– De qui parlez-vous, Tchernoff? interrogea Argensola.

– D'eux! répondit le Russe en regardant fixement son interlocuteur, comme si la question l'eût étonné. J'ai vécu dix ans en Allemagne, j'ai été correspondant d'un journal de Berlin, et je connais à fond ces gens-là. Eh bien, ce qui se passe à cette heure sur les bords de la Seine se passe aussi sur les bords de la Sprée: des chants, des rugissements de patriotisme, des drapeaux qu'on agite. En apparence c'est la même chose; mais, au fond, quelle différence! La France, elle, ne veut pas de conquêtes: ce soir, la foule a malmené quelques braillards qui hurlaient «A Berlin!». Tout ce que la République demande, c'est qu'on la respecte et qu'on la laisse vivre en paix. La République n'est pas la perfection, je le sais; mais encore vaut-elle mieux que le despotisme d'un monarque irresponsable et qui se vante de régner par la grâce de Dieu.

Tchernoff se tut quelques instants, comme pour considérer en lui-même un spectacle qui s'offrait à son imagination.

– Oui, à cette heure, continua-t-il, les masses populaires de là-bas, se consolant de leurs humiliations par un grossier matérialisme, vocifèrent: «A Paris! A Paris! Nous y boirons du Champagne gratis!» La bourgeoisie piétiste, qui est capable de tout pour obtenir une dignité nouvelle, et l'aristocratie, qui a donné au monde les plus grands scandales des dernières années, vocifèrent aussi: «A Paris! A Paris!», parce que c'est la Babylone du péché, la ville du Moulin-Rouge et des restaurants de Montmartre, seules choses que ces gens en connaissent. Quant à mes camarades de la Social-Démocratie, ils ne vocifèrent pas moins que les autres, mais le cri qu'on leur a enseigné est différent: «A Moscou! A Saint-Pétersbourg! Écrasons la tyrannie russe, qui est un danger pour la civilisation.»

Et, dans le silence de la nuit, Tchernoff eut un éclat de rire qui résonna comme un cliquetis de castagnettes. Après quoi, il poursuivit:

– Mais la Russie est bien plus civilisée que l'Allemagne! La vraie civilisation ne consiste pas seulement à posséder une grande industrie, des flottes, des armées, des universités où l'on n'enseigne que la science. Cela, c'est une civilisation toute matérielle. Il y en a une autre, beaucoup meilleure, qui élève l'âme et qui fait que la dignité humaine réclame ses droits. Un citoyen suisse qui, dans son chalet de bois, s'estime l'égal de tous les hommes de son pays, est plus civilisé que le Herr Professor qui cède le pas à un lieutenant ou que le millionnaire de Hambourg qui se courbe comme un laquais devant quiconque porte un nom à particule. Je ne nie pas que les Russes aient eu à souffrir d'une tyrannie odieuse; j'en sais personnellement quelque chose; je connais la faim et le froid des cachots; j'ai vécu en Sibérie. Mais d'une part, il faut prendre garde que, chez nous, la tyrannie est principalement d'origine germanique; la moitié de l'aristocratie russe est allemande; les généraux qui se distinguent le plus en faisant massacrer les ouvriers grévistes et les populations annexées sont allemands; les hauts fonctionnaires qui soutiennent le despotisme et qui conseillent la répression sanglante, sont allemands. Et d'autre part, en Russie, la tyrannie a toujours vu se dresser devant elle une protestation révolutionnaire. Si une partie de notre peuple est encore à demi barbare, le reste a une mentalité supérieure, un esprit de haute morale qui lui fait affronter les sacrifices et les périls par amour de la liberté. En Allemagne, au contraire, qui a jamais protesté pour défendre les droits de l'homme? Où sont les intellectuels ennemis du tsarisme prussien? Les intellectuels se taisent ou prodiguent leurs adulations à l'oint du Seigneur. En deux siècles d'histoire, la Prusse n'a pas su faire une seule révolution contre ses indignes maîtres; et, aujourd'hui que l'empereur allemand, musicien et comédien comme Néron, afflige le monde de la plus effroyable des calamités, parce qu'il aspire à prendre dans l'histoire un rôle théâtral de grand acteur, son peuple entier se soumet à cette folie d'histrion et ses savants ont l'ignominie de l'appeler «les délices du genre humain». Non, il ne faut pas dire que la tyrannie qui pèse sur mon pays soit essentiellement propre à la Russie: les plus mauvais tsars furent ceux qui voulurent imiter les rois de Prusse. Le Slave réactionnaire est brutal, mais il se repent de sa brutalité, et parfois même il en pleure. On a vu des officiers russes se suicider pour ne point commander le feu contre le peuple ou par remords d'avoir pris part à des tueries. Le tsar actuellement régnant a caressé, dans un rêve humanitaire, la généreuse utopie de la paix universelle et organisé les conférences de la Haye. Le kaiser de la Kultur, lui, a travaillé des années et des années à construire et à graisser une effroyable machine de destruction pour écraser l'Europe. Le Russe est un chrétien humble, démocrate, altéré de justice; l'Allemand fait montre de christianisme, mais il n'est qu'un idolâtre comme les Germains d'autrefois.