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Les quatre cavaliers de l'apocalypse

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Pourtant le pauvre Marcel ne se plaisait guère dans la capitale prussienne. Quinze jours après son arrivée, il avait déjà une terrible envie de prendre la fuite. Non, jamais il ne s'entendrait avec ces gens-là! Très aimables, d'une amabilité gluante et visiblement désireuse de plaire, mais si extraordinairement dépourvue de tact qu'elle choquait à chaque instant. Les amis des Hartrott protestaient de leur amour pour la France; mais c'était l'amour compatissant qu'inspire un bébé capricieux et faible, et ils ajoutaient à ce sentiment de commisération mille souvenirs fâcheux des guerres où les Français avaient été vaincus. Au contraire, tout ce qui était allemand, – un édifice, une station de chemin de fer, un simple meuble de salle à manger, – donnait lieu à d'orgueilleuses comparaisons:

– En France vous n'avez pas cela… En Amérique vous n'avez jamais rien vu de pareil…

Marcel rongeait son frein; mais, pour ne pas blesser ses hôtes, il les laissait dire. Quant à Luisa et à Chichi, elles ne pouvaient se résigner à admettre que l'élégance berlinoise fût supérieure à l'élégance parisienne; et Chichi scandalisa même ses cousines en leur déclarant tout net qu'elle ne pouvait souffrir ces petits officiers qui avaient la taille serrée par un corset, qui portaient à l'œil un monocle inamovible, qui s'inclinaient devant les jeunes filles avec une raideur automatique et qui assaisonnaient leurs lourdes galanteries d'une grimace de supériorité.

Jules, sous la direction de ses cousins, explora la vertueuse société de Berlin. L'aîné, le savant, fut laissé à l'écart: ce malheureux, toujours absorbé dans ses livres, avait peu de rapports avec ses frères. Ceux-ci, sous-lieutenants ou élèves-officiers, montrèrent avec orgueil à Jules les progrès de la haute noce germanique. Il connut les restaurants de nuit, qui étaient une imitation de ceux de Paris, mais beaucoup plus vastes. Les femmes qui, à Paris, se rencontraient par douzaines, se rencontraient là par centaines. La soûlerie scandaleuse y était, non un accident, mais un fait expressément voulu et considéré comme indispensable au plaisir. Les viveurs s'amusaient par pelotons, le public s'enivrait par compagnies, les vendeuses d'amour formaient des régiments. Jules n'éprouva qu'une sensation de dégoût en présence de ces femelles serviles et craintives qui, accoutumées à être battues, ne dissimulaient pas l'avidité impudente avec laquelle elles tâchaient de se rattraper des mécomptes, des préjudices et des torgnoles qu'elles avaient à souffrir dans leur commerce; et il trouva répugnant ce libertinage brutal qui s'étalait, vociférait, faisait parade de ses prodigalités absurdes.

– Vous n'avez point cela à Paris, lui disaient ses cousins en montrant les salons énormes où s'entassaient par milliers les buveurs et les buveuses.

– Non, nous n'avons point cela à Paris, répondait-il avec un imperceptible sourire.

Lorsque les Desnoyers rentrèrent en France, ils poussèrent un soupir de soulagement. Toutefois Marcel rapporta d'Allemagne une vague appréhension: les Allemands avaient fait beaucoup de progrès. Il n'était pas un patriote aveugle, et il devait se rendre à l'évidence. L'industrie germanique était devenue très puissante et constituait un réel danger pour les peuples voisins. Mais, naturellement optimiste, il se rassurait en se disant: «Ils vont être très riches, et, quand on est riche, on n'éprouve pas le besoin de se battre. Somme toute, la guerre que redoutent quelques toqués est fort improbable!»

Jules, sans se casser la tête à méditer sur de si graves questions, reprit tout simplement son existence d'avant le voyage, mais avec quelques louables variantes. Il avait pris à Berlin du dégoût pour la débauche incongrue, et il s'amusa beaucoup moins que jadis dans les restaurants de Montmartre. Ce qui lui plaisait maintenant, c'étaient les salons fréquentés par les artistes et par leurs protectrices. Or, la gloire vint l'y trouver à l'improviste. Ni la peinture des âmes, ni les amours coûteuses et les duels variés ne l'avaient mis en vedette: ce fut par les pieds qu'il triompha.

Un nouveau divertissement, le tango, venait d'être importé en France pour le plus grand bonheur des humains. Cet hiver-là, les gens se demandaient d'un air mystérieux: «Savez-vous tanguer?» Cette danse des nègres de Cuba, introduite dans l'Amérique du Sud par les équipages des navires qui importent aux Antilles les viandes de conserve, avait conquis la faveur en quelques mois. Elle se propageait victorieusement de nation en nation, pénétrait jusque dans les cours les plus cérémonieuses, culbutait les traditions de la décence et de l'étiquette: c'était la révolution de la frivolité. Le pape lui-même, scandalisé de voir le monde chrétien s'unir sans distinction de sectes dans le commun désir d'agiter les jambes avec une frénésie aussi infatigable que celle des possédés du moyen âge, croyait devoir se convertir en maître de ballet et prenait l'initiative de recommander la furlana comme plus décente et plus gracieuse que le tango.

Or, ce tango que Jules voyait s'imposer en souverain au Tout-Paris, il le connaissait de vieille date et l'avait beaucoup pratiqué à Buenos-Aires, après sa sortie du collège, sans se douter que, lorsqu'il fréquentait les bals les plus abjects des faubourgs, il faisait ainsi l'apprentissage de la gloire. Il s'y adonna donc avec l'ardeur de celui qui se sent admiré, et il fut vite regardé comme un maître. «Il tient si bien la ligne!», disaient les dames qui appréciaient l'élégance vigoureuse de son corps svelte et bien musclé. Lui, dans sa jaquette bombée à la poitrine et pincée à la taille, les pieds serrés dans des escarpins vernis, il dansait gravement, sans prononcer un mot, d'un air presque hiératique, tandis que les lampes électriques bleuissaient les deux ailes de sa chevelure noire et luisante. Après quoi, les femmes sollicitaient l'honneur de lui être présentées, avec la douce espérance de rendre leurs amies jalouses lorsque celles-ci les verraient au bras de l'illustre tangueur. Les invitations pleuvaient chez lui; les salons les plus inaccessibles lui étaient ouverts; chaque soir, il gagnait une bonne douzaine d'amitiés, et on se disputait la faveur de recevoir de lui des leçons. Le «peintre d'âmes» offrait volontiers aux plus jolies solliciteuses de les leur donner dans son atelier, de sorte que d'innombrables élèves affluaient à la rue de la Pompe.

– Tu danses trop, lui disait Argensola; tu te rendras malade.

Ce n'était pas seulement à cause de la santé de son protecteur que le secrétaire-écuyer s'inquiétait de l'excessive fréquence de ces visites; il les trouvait fort gênantes pour lui-même. Car, chaque après-midi, juste au moment où il se délectait dans une paisible lecture auprès du poêle bien chaud, Jules lui disait à brûle-pourpoint:

– Il faut que tu t'en ailles. J'attends une leçon nouvelle.

Et Argensola s'en allait, non sans donner à tous les diables, in petto, les belles tangueuses.

Au printemps de 1914, il y eut une grande nouvelle: les Desnoyers s'alliaient aux Lacour. René, fils unique du sénateur, avait fini par inspirer à Chichi une sympathie qui était presque de l'amour. Bien entendu, le sénateur n'avait fait aucune opposition à un projet de mariage qui, plus tard, vaudrait à son fils un nombre respectable de millions. Au surplus, il était veuf et il aimait à donner chez lui des soupers et des bals; sa bru ferait les honneurs de la maison, et l'excellente table où il recevrait plus somptueusement que jamais ses collègues et tous les personnages notoires de passage à Paris, lui permettrait de regagner un peu du prestige qu'il commençait à perdre au palais du Luxembourg.

III
LE COUSIN DE BERLIN

Pendant le voyage fait par Jules en Argentine, Argensola, investi des fonctions de gardien de l'atelier, avait vécu bien tranquille: il n'avait plus auprès de lui le «peintre d'âmes» pour le déranger au milieu de ses lectures, et il pouvait absorber en paix une quantité d'ouvrages écrits sur les sujets les plus disparates. Il lui resta même assez de temps pour lier connaissance avec un voisin bizarre, logé dans un petit appartement de deux pièces, au même étage que l'atelier, mais où l'on n'accédait que par un escalier de service, et qui prenait jour sur une cour intérieure.

Ce voisin, nommé Tchernoff, était un Russe qu'Argensola avait vu souvent rentrer avec des paquets de vieux livres, et qui passait de longues heures à écrire près de la fenêtre de sa chambre. L'Espagnol, dont l'imagination était romanesque, avait d'abord pris Tchernoff pour un homme mystérieux et extraordinaire: avec cette barbe en désordre, avec cette crinière huileuse, avec ces lunettes chevauchant sur de vastes narines qui semblaient déformées par un coup de poing, le Russe l'impressionnait. Ensuite, lorsque le hasard d'une rencontre les eut mis en rapport, Argensola, en entrant pour la première fois chez Tchernoff, sentit croître sa sympathie: ami des livres, il voyait des livres partout, d'innombrables livres, les uns alignés sur des rayons, d'autres empilés dans les coins, d'autres éparpillés sur le plancher, d'autres amoncelés sur des chaises boiteuses, sur de vieilles tables et même sur un lit que l'on ne refaisait pas tous les jours. Mais il éprouva une sorte de désillusion, lorsqu'il apprit qu'en somme il n'y avait rien d'étrange et d'occulte dans l'existence de son nouvel ami. Ce que Tchernoff écrivait près de la fenêtre, c'était tout simplement des traductions exécutées, soit sur commande et moyennant finances, soit gratuitement pour des journaux socialistes. La seule chose étonnante, c'était le nombre des langues que Tchernoff possédait. Comme les hommes de sa race, il avait une merveilleuse facilité à s'approprier les vivantes et les mortes, et cela expliquait l'incroyable diversité des idiomes dans lesquels étaient écrits les volumes qui encombraient son appartement. La plupart étaient des ouvrages d'occasion, qu'il avait achetés à bas prix sur les quais, dans les caisses des bouquinistes; et il semblait qu'une atmosphère de mysticisme, d'initiations surhumaines, d'arcanes clandestinement transmis à travers les siècles, émanât de ces bouquins poudreux dont quelques-uns étaient à demi rongés par les rats. Mais, confondus avec ces vieux livres, il y en avait beaucoup de nouveaux, qui attiraient l'œil par leurs couvertures d'un rouge flamboyant; et il y avait aussi des libelles de propagande socialiste, des brochures rédigées dans toutes les langues de l'Europe, des journaux, une infinité de journaux dont tous les titres évoquaient l'idée de révolution.

 

D'abord Tchernoff avait témoigné à l'Espagnol peu de goût pour les visites et pour la causerie. Il souriait énigmatiquement dans sa barbe d'ogre et se montrait avare de paroles, comme s'il voulait abréger la conversation. Mais Argensola trouva le moyen d'apprivoiser ce sauvage: il l'amena dans l'atelier de Jules, où les bons vins et les fines liqueurs eurent vite fait de rendre le Russe plus communicatif. Argensola apprit alors que Tchernoff avait fait en Sibérie une longue quoique peu agréable villégiature, et que, réfugié depuis quelques années à Paris, il y avait trouvé un accueil bienveillant dans la rédaction des journaux avancés.

Le lendemain du jour où Jules était rentré à Paris, Argensola, qui causait avec Tchernoff sur le palier de l'escalier de service, entendit qu'on sonnait à la porte de l'atelier. Le secrétaire-écuyer, qui ne s'offensait pas de joindre encore à ces fonctions celles de valet de chambre, accourut pour introduire le visiteur chez le «peintre d'âmes». Ce visiteur parlait correctement le français, mais avec un fort accent allemand; et, par le fait, c'était l'aîné des cousins de Berlin, le docteur Julius von Hartrott, qui, après un court séjour à Paris et au moment de retourner en Allemagne, venait prendre congé de Jules.

Les deux cousins se regardèrent avec une curiosité où il y avait un peu de méfiance. Ils avaient beau être liés par une étroite parenté, ils ne se connaissaient guère, mais assez cependant pour sentir qu'il existait entre eux une complète divergence d'opinions et de goûts.

Jules, pour éviter que son cousin se trompât sur la condition sociale de l'introducteur, présenta celui-ci en ces termes:

– Mon ami l'artiste espagnol Argensola, non moins remarquable par ses vastes lectures que par son magistral talent de peintre.

– J'ai maintes fois entendu parler de lui, répondit imperturbablement le docteur, avec la suffisance d'un homme qui se pique de tout savoir.

Puis, comme Argensola faisait mine de se retirer:

– Vous ne serez pas de trop dans notre entretien, monsieur, lui dit-il sur le ton ambigu d'un supérieur qui veut montrer de la condescendance à un inférieur et d'un conférencier qui, infatué de lui-même, n'est pas fâché d'avoir un auditeur de plus pour les belles choses qu'il va dire.

Argensola s'assit donc avec les deux autres, mais un peu à l'écart, de sorte qu'il pouvait considérer à son aise l'accoutrement d'Hartrott. L'Allemand avait l'aspect d'un officier habillé en civil. Toute sa personne exprimait manifestement le désir de ressembler aux hommes d'épée, lorsqu'il leur arrive de quitter l'uniforme. Son pantalon était collant comme s'il était destiné à entrer dans des bottes à l'écuyère. Sa jaquette, garnie de deux rangées de boutons sur le devant et serrée à la taille, avait de longues et larges basques et des revers très montants, ce qui lui donnait une vague ressemblance avec une tunique militaire. Ses moustaches roussâtres, plantées sur une forte mâchoire, et ses cheveux coupés en brosse complétaient la martiale similitude. Mais ses yeux, – des yeux d'homme d'étude, grands, myopes et un peu troubles, – s'abritaient derrière des lunettes aux verres épais et donnaient malgré tout à leur propriétaire l'apparence d'un homme pacifique. Cet Hartrott, après avoir conquis le diplôme de docteur en philosophie, venait d'être nommé professeur auxiliaire dans une université, sans doute parce qu'il avait déjà publié trois ou quatre volumes gros et lourds comme des pavés; et, au surplus, il était membre d'un «séminaire historique», c'est-à-dire d'une société savante qui se consacrait à la recherche des documents inédits et qui avait pour président un historien fameux. Le jeune professeur portait à la boutonnière la rosette d'un ordre étranger.

Le respect de Jules pour le savant de la famille n'allait pas sans quelque mélange de dédain: c'était sa façon de se venger de ce pédant qu'on lui proposait sans cesse pour modèle. Selon lui, un homme qui ne connaissait la vie que par les livres et qui passait son existence à vérifier ce qu'avaient fait les hommes d'autrefois, n'avait aucun droit au titre de sage, alors surtout que de telles études ne tendaient qu'à confirmer les Allemands dans leurs préjugés et dans leur outrecuidance. En somme, que fallait-il pour écrire sur un minime fait historique un livre énorme et illisible? La patience de végéter dans les bibliothèques, de classer des milliers de fiches et de les recopier plus ou moins confusément. Dans l'opinion du peintre, son cousin Julius n'était qu'une manière de «rond-de-cuir», c'est-à-dire un de ces individus que désigne plus pittoresquement encore le terme populaire d'outre-Rhin: Sitzfleisch haben. La première qualité de ces savants-là, c'est d'être assez bien rembourrés pour qu'il leur soit possible de passer des journées entières le derrière sur une chaise.

Le docteur expliqua l'objet de sa visite. Venu à Paris pour une mission importante dont les autorités universitaires allemandes l'avaient chargé, il avait beaucoup regretté l'absence de Jules et il aurait été très fâché de repartir sans l'avoir vu. Mais, hier soir, sa mère Héléna lui avait appris que le peintre était de retour, et il s'était empressé d'accourir à l'atelier. Il devait quitter Paris le soir même: car les circonstances étaient graves.

– Tu crois donc à la guerre? lui demanda Jules.

– Oui. La guerre sera déclarée demain ou après-demain. Elle est inévitable. C'est une crise nécessaire pour le salut de l'humanité.

Jules et Argensola, ébahis, regardèrent celui qui venait d'énoncer gravement cette belliqueuse et paradoxale proposition, et ils comprirent aussitôt qu'Hartrott était venu tout exprès pour leur parler de ce sujet.

– Toi, continua Hartrott, tu n'es pas Français, puisque tu es né en Argentine. On peut donc te dire la vérité tout entière.

– Mais toi, répliqua Jules en riant, où donc es-tu né?

Hartrott eut un geste instinctif de protestation, comme si son cousin lui avait adressé une injure, et il repartit d'un ton sec:

– Moi, je suis Allemand. En quelque endroit que naisse un Allemand, il est toujours fils de l'Allemagne.

Puis, se tournant vers Argensola:

– Vous aussi, monsieur, vous êtes un étranger, et, puisque vous avez beaucoup lu, vous n'ignorez pas que l'Espagne, votre patrie, doit aux Germains ses qualités les meilleures. C'est de nous que lui sont venus le culte de l'honneur et l'esprit chevaleresque, par l'intermédiaire des Goths, des Visigoths et des Vandales, qui l'ont conquise.

Argensola se contenta de sourire imperceptiblement, et Hartrott, flatté d'un silence qui lui parut approbatif, poursuivit son discours.

– Nous allons assister, soyez-en certains, à de grands événements, et nous devons nous estimer heureux d'être nés à l'époque présente, la plus intéressante de toute l'histoire. En ce moment l'axe de l'humanité se déplace et la véritable civilisation va commencer.

A son avis, la guerre prochaine serait extraordinairement courte. L'Allemagne avait tout préparé pour que cet événement pût s'accomplir sans que la vie économique du monde souffrît d'une trop profonde perturbation. Un mois lui suffirait pour écraser la France, le plus redoutable de ses adversaires. Ensuite elle se retournerait contre la Russie qui, lente dans ses mouvements, ne serait pas capable d'opposer à cette offensive une défense immédiate. Enfin elle attaquerait l'orgueilleuse Angleterre, l'isolerait dans son archipel, lui interdirait de faire dorénavant obstacle à la prépondérance allemande. Ces coups rapides et ces victoires décisives n'exigeraient que le cours d'un été, et, à l'automne, la chute des feuilles saluerait le triomphe définitif de l'Allemagne.

Ensuite, avec l'assurance d'un professeur qui, parlant du haut de la chaire, n'a pas à craindre d'être réfuté par ceux qui l'écoutent, il expliqua la supériorité de la race germanique. Les hommes se divisaient en deux groupes, les dolichocéphales et les brachycéphales. Les dolichocéphales représentaient la pureté de la race et la mentalité supérieure, tandis que les brachycéphales n'étaient que des métis, avec tous les stigmates de la dégénérescence. Les Germains, dolichocéphales par excellence, étaient les uniques héritiers des Aryens primitifs, et les autres peuples, spécialement les Latins du Sud de l'Europe, n'étaient que des Celtes brachycéphales, représentants abâtardis d'une race inférieure. Les Celtes, incorrigibles individualistes, n'avaient jamais été que d'ingouvernables révolutionnaires, épris d'un égalitarisme et d'un humanitarisme qui avaient beaucoup retardé la marche de la civilisation. Au contraire les Germains, dont l'âme est autoritaire, mettaient au-dessus de tout l'ordre et la force. Élus par la nature pour commander aux autres peuples, ils possédaient toutes les vertus qui distinguent les chefs-nés. La Révolution française n'avait été qu'un conflit entre les Celtes et les Germains. La noblesse française descendait des guerriers germains installés dans les Gaules après l'invasion dite des Barbares, tandis que la bourgeoisie et le tiers-état représentaient l'élément gallo-celtique. La race inférieure, en l'emportant sur la supérieure, avait désorganisé le pays et perturbé le monde. Ce que le celtisme avait inventé, c'était la démocratie, le socialisme, l'anarchisme. Mais l'heure de la revanche germanique avait sonné enfin, et la race du Nord allait se charger de rétablir l'ordre, puisque Dieu lui avait fait la faveur de lui conserver son indiscutable supériorité.

– Un peuple, conclut-il, ne peut aspirer à de grands destins que s'il est foncièrement germanique. Nous sommes l'aristocratie de l'humanité, «le sel de la terre», comme a dit notre empereur.

Et, tandis que Jules, stupéfait de cette insolente philosophie de l'histoire, gardait le silence, et qu'Argensola continuait de sourire imperceptiblement, Hartrott entama le second point de sa dissertation.

– Jusqu'à présent, expliqua-t-il, on n'a fait la guerre qu'avec des soldats; mais celle-ci, on la fera avec des savants et avec des professeurs. L'Université n'a pas eu moins de part à sa préparation que l'État-Major. La science germanique, la première de toutes, est unie pour jamais à ce que les révolutionnaires latins appellent dédaigneusement le militarisme. La force, reine du monde, est ce qui crée le droit, et c'est elle qui imposera partout notre civilisation. Nos armées représentent notre culture, et quelques semaines leur suffiront pour délivrer de la décadence celtique les peuples qui, grâce à elles, recouvreront bientôt une seconde jeunesse.

Le prodigieux avenir de sa race lui inspirait un enthousiasme lyrique. Guillaume Ier, Bismarck, tous les héros des victoires antérieures lui paraissaient vénérables; mais il parlait d'eux comme de dieux moribonds, dont l'heure était passée. Ces glorieux ancêtres n'avaient fait qu'élargir les frontières et réaliser l'unité de l'empire; mais ensuite, avec une prudence de vieillards valétudinaires, ils s'étaient opposés à toutes les hardiesses de la génération nouvelle, et leurs ambitions n'allaient pas plus loin que l'établissement d'une hégémonie continentale. Aujourd'hui c'était le tour de Guillaume II, le grand homme complexe dont la patrie avait besoin. Ainsi que l'avait dit Lamprecht, maître de Julius von Hartrott, l'empereur représentait à la fois la tradition et l'avenir, la méthode et l'audace; comme son aïeul, il était convaincu qu'il régnait par la grâce de Dieu; mais son intelligence vive et brillante n'en reconnaissait et n'en acceptait pas moins les nouveautés modernes; s'il était romantique et féodal, s'il soutenait les conservateurs agrariens, il était en même temps un homme du jour, cherchait les solutions pratiques, faisait preuve d'un esprit utilitaire à l'américaine. En lui s'équilibraient l'instinct et la raison. C'était grâce à lui que l'Allemagne avait su grouper ses forces et reconnaître sa véritable voie. Les universités l'acclamaient avec autant d'enthousiasme que les armées: car la germanisation mondiale dont Guillaume serait l'auteur, allait procurer à tous les peuples d'immenses bienfaits.

 

– Gott mit uns! s'écria-t-il en matière de péroraison. Oui, Dieu est avec nous! Il existe, n'en doutez pas, un Dieu chrétien germanique qui est notre Grand Allié et qui se manifeste à nos ennemis comme une divinité puissante et jalouse.

Cette fois, le sourire d'Argensola devint un petit rire ouvertement sarcastique. Mais le docteur était trop enivré de ses propres paroles pour y prendre garde.

– Ce qu'il nous faut, ajouta-t-il, c'est que l'Allemagne entre enfin en possession de toutes les contrées où il y a du sang germain et qui ont été civilisées par nos aïeux.

Et il énuméra ces contrées. La Hollande et la Belgique étaient allemandes. La France l'était par les Francs, à qui elle devait un tiers de son sang. L'Italie presque entière avait bénéficié de l'invasion des Lombards. L'Espagne et le Portugal avaient été dominés et peuplés par des conquérants de race teutonne. Mais le docteur ne s'en tenait point là. Comme la plupart des nations de l'Amérique étaient d'origine espagnole ou portugaise, le docteur les comprenait dans ses revendications. Quant à l'Amérique du Nord, sa puissance et sa richesse étaient l'œuvre des millions d'Allemands qui y avaient émigré. D'ailleurs Hartrott reconnaissait que le moment n'était pas encore venu de penser à tout cela et que, pour aujourd'hui, il ne s'agissait que du continent européen.

– Ne nous faisons pas d'illusions, poursuivit-il sur un ton de tristesse hautaine. A cette heure, le monde n'est ni assez clairvoyant ni assez sincère pour comprendre et apprécier nos bienfaits. J'avoue que nous avons peu d'amis. Comme nous sommes les plus intelligents, les plus actifs, les plus capables d'imposer aux autres notre culture, tous les peuples nous considèrent avec une hostilité envieuse. Mais nous n'avons pas le droit de faillir à nos destins, et c'est pourquoi nous imposerons à coups de canon cette culture que l'humanité, si elle était plus sage, devrait recevoir de nous comme un don céleste.

Jusqu'ici Jules, impressionné par l'autorité doctorale avec laquelle Hartrott formulait ses affirmations, n'avait presque rien dit. D'ailleurs, l'ex-professeur de tango était mal préparé à soutenir une discussion sur de tels sujets avec le savant professeur tudesque. Mais, agacé de l'assurance avec laquelle son cousin raisonnait sur cette guerre encore problématique, il ne put s'empêcher de dire:

– En somme, pourquoi parler de la guerre comme si elle était déjà déclarée? En ce moment, des négociations diplomatiques sont en cours et peut-être tout finira-t-il par s'arranger.

Le docteur eut un geste d'impatience méprisante.

– C'est la guerre, te dis-je! Lorsque j'ai quitté l'Allemagne, il y a huit jours, je savais que la guerre était certaine.

– Mais alors, demanda Jules, pourquoi ces négociations? Et pourquoi le gouvernement allemand fait-il semblant de s'entremettre dans le conflit qui a éclaté entre l'Autriche et la Serbie? Ne serait-il pas plus simple de déclarer la guerre tout de suite?

– Notre gouvernement, reprit Hartrott avec franchise, préfère que ce soient les autres qui la déclarent. Le rôle d'attaqué obtient toujours plus de sympathie que celui d'agresseur, et il justifie les résolutions finales, quelque dures qu'elles puissent être. Au surplus, nous avons chez nous beaucoup de gens qui vivent à leur aise et qui ne désirent pas la guerre; il convient donc de leur faire croire que ce sont nos ennemis qui nous l'imposent, pour que ces gens sentent la nécessité de se défendre. Il n'est donné qu'aux esprits supérieurs de comprendre que le seul moyen de réaliser les grands progrès, c'est l'épée, et que, selon le mot de notre illustre Treitschke, la guerre est la forme la plus haute du progrès.

Selon Hartrott, la morale avait sa raison d'être dans les rapports des individus entre eux, parce qu'elle sert à rendre les individus plus soumis et plus disciplinés; mais elle ne fait qu'embarrasser les gouvernements, pour qui elle est une gêne sans profit. Un État ne doit s'inquiéter ni de vérité ni de mensonge; la seule chose qui lui importe, c'est la convenance et l'utilité des mesures prises. Le glorieux Bismarck, afin d'obtenir la guerre qu'il voulait contre la France, n'avait pas hésité à altérer un télégramme, et Hans Delbruck avait eu raison d'écrire à ce sujet: «Bénie soit la main qui a falsifié la dépêche d'Ems!» En ce qui concernait la guerre prochaine, il était urgent qu'elle se fît sans retard: aucun des ennemis de l'Allemagne n'était prêt, de sorte que les Allemands qui, eux, se préparaient depuis quarante ans, étaient sûrs de la victoire. Qu'était-il besoin de se préoccuper du droit et des traités? L'Allemagne avait la force, et la force crée des lois nouvelles. L'histoire ne demande pas de comptes aux vainqueurs, et les prêtres de tous les cultes finissent toujours par bénir dans leurs hymnes les auteurs des guerres heureuses. Ceux qui triomphent sont les amis de Dieu.

– Nous autres, continua-t-il, nous ne sommes pas des sentimentaux; nous ne faisons la guerre ni pour châtier les Serbes régicides, ni pour délivrer les Polonais opprimés par la Russie. Nous la faisons parce que nous sommes le premier peuple du monde et que nous voulons étendre notre activité sur toute la planète. La vieille Rome, mortellement malade, appela barbares les Germains qui ouvrirent sa fosse. Le monde d'aujourd'hui a, lui aussi, une odeur de mort, et il ne manquera pas non plus de nous appeler barbares. Soit! Lorsque Tanger et Toulon, Anvers et Calais seront allemands, nous aurons le loisir de disserter sur la barbarie germanique; mais, pour l'instant, nous possédons la force et nous ne sommes pas d'humeur à discuter. La force est la meilleure des raisons.

– Êtes-vous donc si certains de vaincre? objecta Jules. Le destin ménage parfois aux hommes de terribles surprises. Il suscite des forces occultes avec lesquelles on n'a pas compté et qui peuvent réduire à néant les plans les mieux établis.

Hartrott haussa les épaules. Qu'est-ce que l'Allemagne aurait devant elle? Le plus à craindre de ses ennemis, ce serait la France; mais la France n'était pas capable de résister aux influences morales énervantes, aux labeurs, aux privations et aux souffrances de la guerre: un peuple affaibli physiquement, infecté de l'esprit révolutionnaire, désaccoutumé de l'usage des armes par l'amour excessif du bien-être. Ensuite il y avait la Russie; mais les masses amorphes de son immense population étaient longues à réunir, difficiles à mouvoir, travaillées par l'anarchisme et par les grèves. L'état-major de Berlin avait disposé toutes choses de telle façon qu'il était certain d'écraser la France en un mois; cela fait, il transporterait les irrésistibles forces germaniques contre l'empire russe avant même que celui-ci ait eu le temps d'entrer en action.

– Quant aux Anglais, poursuivit Hartrott, il est douteux que, malgré l'entente cordiale, ils prennent part à la lutte. C'est un peuple de rentiers et de sportsmen dont l'égoïsme est sans limites. Admettons toutefois qu'ils veuillent défendre contre nous l'hégémonie continentale qui leur a été octroyée par le Congrès de Vienne, après la chute de Napoléon. Que vaut l'effort qu'ils tenteront de faire? Leur petite armée n'est composée que du rebut de la nation, et elle est totalement dépourvue d'esprit guerrier. Lorsqu'ils réclameront l'assistance de leurs colonies, celles-ci, qui ont tant à se plaindre d'eux, se feront une joie de les lâcher. L'Inde profitera de l'occasion pour se soulever contre ses exploiteurs, et l'Égypte s'affranchira du despotisme de ses tyrans…