L'appellativisation du prénom

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Dans son ouvrage Das Rotwelsch des deutschen Gauners (1905), Ludwig GÜNTHER (1859–1943), professeur à l’Université de Gießen, souligne la grande productivité de l’appellativisation des noms de personnes dans l’argot des malfaiteurs. L’auteur explique ce phénomène par le désir du peuple de s’exprimer au moyen de mots renvoyant à la réalité concrète (cf. 1905 : 79 sq.). Il cite de nombreuses formations issues de prénoms courants désignant des types de malfaiteurs (Achelpeter ‘compagnon trop vieux pour voler et qui se contente de manger’ [rotwelsch acheln]), des professions (Stechhans ‘tailleur’), en particulier celles représentant un danger (Lattenseppel ‘policier, gendarme’, de Latte ‘fusil’), ainsi que des objets (Blankmichel ‘épée du bourreau’ ; 1905 : 81–85). Les noms historiques (« historische Namen ») sont moins fréquents (Rebbemausche ‘pince-monseigneur’, déformation ironique du nom de Rabbi Moses, premier législateur du peuple d’Israël ; 1905 : 86).

Dans son ouvrage Die französische und provenzalische Sprache und ihre Mundarten (1906), Hermann SUCHIER (1848–1914), professeur de romanistique à l’Université de Halle, considère le passage des noms propres à l’état de noms communs comme une source d’enrichissement du vocabulaire (cf. 1906 : 833). Il estime que les noms littéraires (« Namen der Dichtung ») sont plus fréquemment à l’origine de noms communs (Agnès de L’École des femmes > agnès ‘femme ingénue’, Renard de la fable > renard) que les noms historiques (« historische Namen » ; Cicéron > cicérone ‘guide touristique’) et souligne le rôle de l’ellipse52 dans le processus d’antonomase (liqueur de Cognac > cognac).

Dans sa thèse de doctorat présentée la même année et consacrée aux noms propres employés comme noms communs en français, Alfred KÖLBEL (1884-?) note d’emblée que le sujet n’a pas encore été traité de manière satisfaisante pour le français :

Il suffit de jeter un rapide coup d’œil sur les travaux dans ce domaine pour voir que la recherche en onomastique vient à peine de dépasser le stade des balbutiements. Car à l’exception de quelques études isolées fort méritoires, auxquelles viennent s’ajouter des travaux portant sur quelques dialectes, menés certes avec un zèle qui mérite d’être souligné, mais qui, en raison d’insuffisances méthodologiques et de l’absence de distance critique, restent peu fiables et d’un intérêt limité, on peut, sans exagérer, affirmer sans peine qu’en France, le phénomène n’a jusqu’à présent fait l’objet d’aucune étude globale un tant soit peu détaillée qui satisferait aux exigences de la science.53

L’auteur souhaite contribuer à combler ce retard en livrant une collecte de données qui puisse servir à des études ultérieures sur le sujet (cf. 1907 : 8). Il ne retient pour l’analyse que les noms de personnes intégrés durablement dans la langue populaire et familière et qui sont également employés par les couches plus instruites de la population (cf. 1907 : 11) et en exclut les expressions socio- et idiolectales. Les items sont issus de prénoms (adolphe ‘souteneur’), de noms de famille (chauvin54) et de noms de personnages historiques ou fictifs (médicis ‘femme maligne et perfide’, cendrillon ‘jeune fille qui doit assurer les travaux pénibles du foyer’) et classés comme chez KRUEGER (1891) selon le domaine initialement associé au porteur du nom. La distinction entre les noms d’origine biblique (« Namen biblischer Herkunft »), ceux issus de l’Antiquité (« Namen aus dem klassischen Altertum ») et ceux liés à l’histoire du Moyen Âge et de l’époque moderne, y compris les noms de personnages de théâtre et de romans ainsi que les prénoms (« Namen aus der Geschichte des Mittelalters[55] und der neueren Zeit. Theatertypen. Romanfiguren. Vornamen »), n’est pas sans poser quelques problèmes : la dernière catégorie soulève ainsi la question du classement de gille(s) (‘clown de foire’) et de (maître) jacques (‘valet’, de la pièce de Molière L’avare), prénoms désignant des personnages de théâtre. De même, elle ne fait pas apparaître le statut de prénom pour les déonomastiques benjamin et ève (‘femme’), rangés dans la catégorie des noms d’origine biblique, ainsi que pour auguste (‘protecteur des arts et des sciences’) et hélène (‘femme très courtisée’), figurant dans la catégorie des noms de l’Antiquité. Les listes contiennent entre autres des informations sur le porteur initial, des phrases d’exemples tirées de la littérature et quelques dérivés (catinisme ‘mœurs, habitudes de catin’). Elles reposent sur le dépouillement de nombreux dictionnaires généraux anciens et modernes56, de dictionnaires de l’argot57 ainsi que d’œuvres littéraires classiques (Boileau, Molière, La Fontaine, Racine).

Philipp KEIPER (1855–1927) et Theodor ZINK (1871–1934), souhaitant compléter la collection de MEISINGER (1904/05), consacrent en 1910 un article aux noms communs issus de noms de personnes dans la région du Palatinat. Les auteurs rangent leurs exemples dans trois groupes : 1. mots issus de prénoms fréquents (Staches ‘lourdaud, rustre’ ; diminutif de Eustachius), 2. mots formés à partir de (pré)noms hébraïques attestés dans l’Ancien Testament (Judas ‘traître’), 3. mots renvoyant à l’Antiquité et à l’époque moderne (Herkules ‘homme d’une force physique exceptionnelle’, Napoleon ‘petit garçon courageux’). Quant à la collecte des données, ZINK se borne à indiquer qu’il a profité de sa qualité d’enseignant pour recueillir un certain nombre de mots en écoutant ses élèves de Kaiserslautern (cf. 1910 : 126).

Dans la partie sémantique de sa Grammaire historique de la langue française (1913), Kristoffer NYROP (1858–1931), professeur de langue et littérature françaises à Copenhague, étudie de manière approfondie le processus de transformation de noms propres en noms communs58. À la différence de REINIUS (1903) qui combine les critères sémantique et génétique pour analyser les seuls noms formant type (« class-names »), NYROP propose de classer l’ensemble des déonomastiques selon ces deux critères. Il donne la priorité au critère sémantique en distinguant les mots et expressions désignant des êtres vivants (humains, animaux) de ceux désignant des objets, ces deux groupes se trouvant subdivisés ensuite selon le critère génétique (cf. 1913 : 363 sqq.). Les formations du premier groupe ont pour origine des « noms littéraires » (harpagon ‘avare’), des « noms historiques » (ganelon ‘traître’), des « noms classiques » (apollon), des « noms bibliques » (joseph ‘homme niais, timide en amour’) et des « prénoms » (alphonse ‘souteneur’, jean ‘cocu’ ; martin ‘âne’, margot ‘pie’). Les déonomastiques issus de prénoms du deuxième groupe figurent dans les sous-catégories « inventions et produits » (eustache ‘couteau de poche’), « monnaies » (carolus59, louis) et « cas divers » (judas, moïse ‘petite corbeille capitonnée servant de berceau’). La classification de NYROP n’est pas exempte non plus de chevauchements et le traitement taxinomique de certains noms est discutable : ainsi, Alphonse est rangé dans la sous-catégorie des « prénoms » et non dans celle des « noms littéraires », et ce alors que NYROP (1913 : 371) lui-même indique que « le type a été défini par A[lexandre] Dumas fils, dans une pièce de théâtre ».

Dans son article posthume Niederdeutsche, besonders westfälische Vornamen in besonderer Anwendung (1916/17), Gottfried KUHLMANN (1885–1915) explique, à l’instar de GÜNTHER (1905), que l’emploi fréquent de prénoms comme noms communs est spécifique au mode de vie des paysans, qui recourent selon lui à des images et comparaisons du quotidien pour exprimer de manière concrète des idées abstraites (cf. 1916/17 : 87). Les prénoms en question peuvent être ceux d’individus présentant une caractéristique qui les prédestine à en devenir le type, d’autres peuvent, par leur sonorité, rappeler un mot ou être associés à une image (den Olrik anbeen60 ‘vomir’, Olr- rappelant le son émis lors du vomissement). Il cite enfin quelques prénoms très fréquents au nord de l’Allemagne, dont Jan, que l’on retrouve dans de nombreux mots complexes et expressions (Janhagel ‘populace’, Jan Niggetid ‘celui qui s’enthousiasme pour tout ce qui est moderne’ [du dialecte de Westphalie niggetid ‘homme curieux’], Jan vull Muul ‘vantard’ [de l’expression das Maul zu voll nehmen], etc.).

La thèse de Karl SANG (1890–1972) intitulée Die appellative Verwendung von Eigennamen bei Luther (1921) est à notre connaissance la première étude sur l’emploi nominal de noms propres en allemand qui ne repose pas sur le dépouillement de dictionnaires et de glossaires, mais analyse le phénomène dans l’œuvre d’un auteur. Les écrits de Luther datant d’une époque où l’emploi nominal de prénoms était courant dans la langue populaire, ils constituent une source particulièrement riche pour notre objet d’analyse. SANG (1921 : VI) souligne par ailleurs que l’intérêt de ce genre d’études n’est pas limité au domaine de l’histoire de la langue, mais qu’elles éclairent également certains aspects de l’histoire culturelle. Parmi les formations relevées, l’auteur distingue les noms parfaitement intégrés dans l’usage (Meister Hans ‘exécuteur des hautes œuvres, bourreau’) de ceux dont l’emploi, plus occasionnel, revêt une fonction stylistique (Antichrist ‘le pape’ ; cf. 1921 : VIII). Les listes alphabétiques contiennent, outre des noms propres employés comme noms communs (Babylon ‘ville pécheresse, prison’, Loth ‘homme pieux parmi les non-croyants’), aussi quelques adjectifs (ägyptisch ‘obstiné, buté’, böhmisch ‘hussitique’61). Certains mots ou expressions sont issus du nom de personnages bibliques, tels que Cain (‘pécheur’), Judas (‘traître’) et Lazarus (‘homme pauvre’), d’autres de prénoms fréquents – pour certains jusqu’à aujourd’hui – servant à désigner des hommes (Claus, Conrad, Georg, Kunz, Hans et Peter) et des femmes quelconques (Grete) ainsi que des êtres démoniaques comme le diable (Heinz). Ce qui retient l’attention, c’est moins l’emploi nominal de noms propres que le fait que Luther ait eu recours à des prénoms pour critiquer et/ou railler certains de ses contemporains, en premier lieu ses détracteurs62 : Judas et Heinz zu Rom désignent le Pape, Hans Worst (dans le pamphlet Wider Hans Worst ; 1541) et Heinz Teufel le duc Heinrich von Braunschweig (1921 : 59 sqq.). La question de savoir dans quelle mesure cet emploi référentiel peut être considéré comme appellatif reste toutefois en suspens.

 

Othmar MEISINGER publie en 1924 son ouvrage Hinz und Kunz. Deutsche Vornamen in erweiterter Bedeutung, issu de ses relevés de 1904/05 et 1910, complétés par des formations du bas-allemand. Son glossaire rassemble, sur près de cent pages, des entrées consacrées à 199 prénoms masculins et 64 prénoms féminins, numérotées et classées par ordre alphabétique, et fournit des informations sur l’origine et l’emploi des déonomastiques correspondants ainsi que des phrases d’exemples ou des renvois à des œuvres littéraires dans lesquels ces formations sont attestées63. Il constitue à notre connaissance la plus importante collection de déonomastiques allemands issus de prénoms à ce jour.

Karl MEISEN (1891–1973), spécialiste d’histoire culturelle allemande, traite de l’emploi folklorique de noms de personnes en Rhénanie (1925). L’auteur centre sa présentation sur les expressions populaires employées par un cercle restreint de locuteurs originaires d’une région bien précise. À l’exception de (deutscher) Michel, dont l’emploi n’est d’ailleurs aucunement limité à la Rhénanie, il cite essentiellement des mots désignant des hommes cruels ou des vauriens, formés à partir des sobriquets de brigands ayant sévi dans la région rhénane (dont Schinderhannes pour Johannes Bückler [vers 1779–1803]).

Considérant que les parlers de la région de Waldeck (Hesse) sont insuffisamment représentés dans le recueil de MEISINGER (1924), Bernard MARTIN (1889–1983) publie un article Vornamen in erweiterter Bedeutung in den waldeckischen Mundarten (1926) visant à pallier cette absence. Sa liste de déonomastiques, issue du dépouillement du Waldeckisches Wörterbuch64 et de collectes personnelles, contient toutefois quelques formations comme Faselhans, Stoffel et Struwwelpeter dont l’emploi ne se limite pas à cette région. Dans une étude ultérieure, il s’intéresse aux noms communs issus de Johannes dans les dialectes de la Hesse (MARTIN 1950)65.

Par son article dédié aux emplois nominaux des prénoms et des noms de famille (1926), Robert TRÖGEL (?-?) souhaite compléter les travaux existants en présentant des déonomastiques allemands et, plus sporadiquement, français qui sont en voie de disparition ou, au contraire, non encore attestés à l’écrit66. L’auteur propose une classification largement identique à celle de NEEDON (1896), reposant sur les catégories ÊTRES HUMAINS (dummer August), ANIMAUX ET PLANTES (Hans ‘cheval’, fleißiges Liesel ‘impatiente’ [bot.]) et INANIMÉS (Birkenhänsel ‘fouet, martinet pour enfants’, martin ‘bâton pour faire avancer les ânes’).

Dans son ouvrage de référence Dal nome proprio al nome comune (1927), Bruno MIGLIORINI (1896–1975), spécialiste d’italien à l’Université La Sapienza de Rome et président de l’Accademia della Crusca de 1949 à 1963, étudie le passage du nom propre au nom commun dans les langues romanes, en particulier l’italien et le français67. Dès le début, MIGLIORINI (1927 : 2) précise que son objectif n’est pas de définir de manière tranchée les catégories de « nom propre » et de « nom commun », mais d’en dégager les propriétés les plus saillantes. Il propose ensuite une classification des déonomastiques selon le domaine initialement associé au porteur du nom, distinguant ainsi « il mondo cristiano » (it. moyses ‘législateur’, Gesù/jésus ‘bel enfant’), « il mondo classico » (penelope/pénélope ‘épouse fidèle’) et « il mondo profano » (gargantuà/gargantua ‘gros mangeur’). Enfin, il analyse les glissements sémantiques (« spostamenti di significato » ; 1927 : 310–329) qu’il définit comme des ‘changements de sens allant de pair avec un changement du concept (ou de l’objet)’68, citant comme exemples les dérivés marivauder et turlupiner formés à partir de Marivaud et de Turpulin (1927 : 327).

Dans sa thèse Vornamen als appellative Personenbezeichnungen (1929), soutenue à l’Université d’Helsinki, Ewald MÜLLER (1885–1950) étudie de manière approfondie l’un des aspects centraux de l’emploi nominal des prénoms en allemand. Partant du constat que le phénomène a été traité essentiellement par le biais de présentations analysant isolément chaque nom ou déonomastique, l’auteur se fixe pour objectif d’appréhender le phénomène de manière globale et systématique (cf. 1929 : 4). Il place au centre de son étude les noms communs issus de prénoms populaires tels que Appel (‘femme naïve ou sale’ ; diminutif de Apollonia) et faule Trine, résultant d’un transfert moins conscient que dans le cas des noms renvoyant à des personnages historiques ou littéraires comme Adam et Benjamin (cf. 1929 : 5 sq.). MÜLLER opte pour une classification sémantique en distinguant 1. les formations désignant l’appartenance sociale, la profession ou l’origine géographique et 2. celles renvoyant à des propriétés individuelles (physiques ou mentales). Dans chacune de ces catégories, il classe les formations selon la présence ou l’absence d’un élément caractérisant (« Name mit charakterisierendem Zusatz » vs « Name als alleiniger Bedeutungsträger »), se concentrant sur les composés et les expressions figées dans lesquels les prénoms adopteraient plus aisément un statut de nom commun qu’en emploi autonome. Les exemples proviennent essentiellement de dictionnaires dialectaux du haut-allemand69 ainsi que de quelques dictionnaires du bas-allemand70.

La même année, Georges DOUTREPONT (1868–1941), professeur de littérature française à l’Université de Louvain, présente son étude sur les prénoms français à sens péjoratif (1929). Ce travail met l’accent sur les mots et expressions « ayant une acception dénigrante d’une portée abstraite ou individuelle » (1929 : 6), laissant de côté les noms d’objets comme jules (‘pot de chambre’), d’emploi argotique. Il s’ouvre par un relevé de déonomastiques qui contient des indications sur l’origine, l’emploi et la signification de ces mots ou expressions, les mots complexes auxquels ils ont donné lieu ainsi que des phrases d’exemple tirées de la littérature (1929 : 6–51). L’auteur examine ensuite les causes sociales, historiques, phonétiques, étymologiques et littéraires de la péjoration de ces expressions (1929 : 53–112). Il rassemble enfin en annexe quelques noms d’animaux issus de prénoms (bernard-l’hermite, martinet [diminutif de Martin], etc.) ainsi que des mots ou expressions wallons désignant des personnes (wihot [diminutif de Wilhelm] ‘cocu’, zâbê [diminutif d’Isabeau] ‘femme de rien, gourgandine’ ; 1929 : 113–121). L’étude de DOUTREPONT repose sur le dépouillement de dictionnaires généraux et historiques71 du français, d’ouvrages consacrés aux argots72 et au wallon73 ainsi que d’œuvres classiques de la littérature française (La Fontaine, Molière, Rabelais). L’auteur passe sous silence les travaux, pourtant importants, de SCHULTZ (1894) et de KÖLBEL (1907) sur la question.

Axel PETERSON (1898-?), dans sa thèse richement documentée Le passage populaire des noms de personne à l’état de noms communs dans les langues romanes et particulièrement en français (1929), s’intéresse aux déonomastiques de la langue populaire « dont le sens n’est pas déterminé par une allusion à une certaine personne » (1929 : III). Pour l’auteur, ce phénomène montre clairement que le nom propre est plus qu’une simple étiquette dénuée de sens, faute de quoi son emploi comme nom commun « devient quelque chose d’inexplicable, et on se demande quel est le souffle qui ranime le mort pour le faire entrer de nouveau dans la langue vivante » (1929 : 2). Souhaitant appréhender les noms propres à partir de leur fonction de communication et « dans leur relation à la pensée » (1929 : 3), il accorde une attention toute particulière aux associations qui les unissent à leurs porteurs. Dans le cas des déonomastiques issus de prénoms pour lesquels on ne peut établir d’origine individuelle, ces associations, reposant sur une multitude de référents possibles, varient plus fortement selon les locuteurs et l’environnement culturel que dans le cas de noms renvoyant à un individu identifiable :

Faute d’élément intellectuel, les idées associées au nom propre non attribué se réduisent aux idées accessoires qui sont le résidu inconscient des attributions antérieures ou qui s’associent au nom à cause de sa forme par exemple lorsque celle-ci rappelle un mot significatif. C’est donc l’élément émotionnel qui a le dessus. Aussi l’emploi générique d’un tel nom a-t-il un caractère plus affectif, spontané et populaire, tandis que l’emploi générique d’un nom attribué est d’un caractère intellectuel, raisonné et, souvent, littéraire. (PETERSON 1929 : 18)

L’auteur analyse les mots et expressions désignant des humains, animaux et objets issus de noms de personnes. Les noms masculins (1929 : 19–106) renvoient à des hommes moyens, quelconques (guillaume), à la nationalité (michel ‘Allemand’), à la profession (charlot ‘exécuteur des hautes œuvres, bourreau’), à l’appartenance sociale (jacques ‘paysan’) ou à des particularités d’ordre physique ou moral (jean-bout-d’homme ‘homme de petite taille’, jean ‘sot’). Les noms féminins (1929 : 107–137) servent quant à eux à désigner essentiellement des femmes quelconques (marie), des filles ou femmes faciles et des prostituées (catin, margot [diminutif de Marguerite]) ainsi que leurs caractéristiques physiques et morales, en partie différentes de celles attribuées aux hommes (margot ‘femme bavarde’, marie graillon ‘souillon’). Le cas des noms féminins appliqués aux hommes (cathelaine ‘femmelette’ [wallon] ; diminutif de Catherine) et celui des noms d’hommes appliqués aux femmes (louis ‘prostituée’), plus rare selon l’auteur, sont traités dans un chapitre à part (cf. 1929 : 138–147). PETERSON (1929 : 148–173) analyse ensuite en détail le passage du prénom au nom générique attribué à tel ou tel animal et distingue deux principaux types de transferts visant à le personnifier : le premier fait intervenir un nom propre d’animal (margot aurait d’abord été donné comme nom individuel à une vache avant de désigner toutes les vaches), le second une désignation de personne (margot pour la pie, en lien avec l’acception ‘femme bavarde’). L’auteur (1929 : 174–201) s’attache par ailleurs à montrer l’évolution sémantique de certains prénoms désignant des objets ou des idées abstraites, notamment des parties du corps (jacques ‘mollets’) et des objets représentant l’humain (catin ‘poupée’ ; Canada), qui dans certains cas peuvent avoir une fonction euphémique (bernard ‘derrière’) ou cryptique (jacques ‘passe-partout’ dans l’argot des malfaiteurs). En conclusion, l’auteur revient sur le rôle central de la fréquence, « cause essentielle qui, développant la généralité du nom propre, amène celui-ci à l’état de nom commun » (1929 : 202)74. Si l’étude de PETERSON repose pour l’essentiel sur les mêmes sources que KÖLBEL (1907) et DOUTREPONT (1929)75, elle s’en distingue par le nombre plus important de dictionnaires et lexiques dialectaux et régionaux consultés76 s’imposant par son approche comparative.

La thèse de doctorat de Friedrich CRAMER (1898-?) intitulée Die Bedeutungsentwicklung von „Jean“ im Französischen (1931) paraît deux ans plus tard. Il s’agit à notre connaissance de la première étude consacrée à un seul prénom, en l’occurrence au prénom masculin le plus fréquent en français77. CRAMER s’intéresse tout d’abord à certains aspects étymologiques et sociolinguistiques tels que l’origine du prénom, sa répartition géographique en France, sa fréquence au sein des différentes couches sociales et ses connotations péjoratives (1931 : 7–18). Les mots et expressions issues de Jean et de ses nombreuses variantes dialectales sont ensuite classés dans les catégories suivantes : 1. NOMS DE PERSONNES (jean, jan ‘sot, niais’ en provençal, janin en picard, jeanneton ‘fille débauchée’ à Paris), 2. NOMS D’ANIMAUX ET DE PLANTES (jean des bois ‘loup’ en Anjou ; saint-jean ‘lierre’ dans le nord et en Languedoc, ‘giroflée jaune’ en Anjou)78 et 3. NOMS D’INANIMÉS (dian rosset ‘soleil’ dans le canton de Vaud et dans la région de Genève, jean du houx ‘bâton’ ; 1931 : 18–75). Le chapitre suivant (1931 : 75–89) est consacré à divers domaines d’utilisation des formations avec Jean, allant de la langue quotidienne où elles sont employées entre autres comme sobriquets (Jean d’épée pour Napoléon) ou désignent les parties du corps (saint-jean-le-rond ‘fesses’), aux enseignes de magasins ou de restaurants (À la petite Jeannette) et aux maladies (mal de Saint-Jean ‘épilepsie’) en passant par la poésie et les chansons populaires. CRAMER (1931 : 89–98) conclut par une analyse des causes religieuses, historiques et linguistiques (étymologie populaire, recherche d’expressivité79, jeu) de la profusion de ce type de formations. L’auteur a consulté des ouvrages linguistiques de référence sur le français et les langues romanes80, mais aussi sur l’allemand81, ainsi que des œuvres classiques et folkloriques82. Trois ans plus tard, le même auteur analyse les causes de la péjoration affectant les désignations des sots issues de prénoms gallo-romans (CRAMER 1934). Dans sa thèse de doctorat consacrée à l’influence du culte de saint Nicolas sur les noms propres en France, Gertrude FRANKE (1906-?) présente les emplois appellatifs du prénom Nicolas et de ses diminutifs et en analyse les multiples causes de péjoration (1934 : 91–121)83.