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Littérature et Philosophie mêlées

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Sur l'Égypte, en effet, s'appuient les trois civilisations successives d'Asie, d'Afrique et d'Europe. L'Égypte est la clef de voûte de l'ancien continent.

Ici la civilisation se bifurque, pour ainsi parler. Elle prend deux routes, l'une au nord, l'autre au couchant; et, tandis que l'Égypte crée la Grèce en Europe, Sidon apporte Carthage en Afrique. Alors la scène change. L'Asie s'éteint. C'est le tour de l'Afrique. Les carthaginois complètent l'oeuvre des phéniciens, leurs pères. Pendant que derrière eux s'élèvent, comme les arcs-boutants de leur empire, ces royaumes de Nubie, d'Abyssinie, de Nigritie, d'Éthiopie, de Numidie; pendant que se peuple et se féconde cette terre de feu qui doit porter les Juba et les Jugurtha, Carthage s'empare des mers et court les aventures. Elle débarque en Sicile, en Corse, en Sardaigne. Puis la Méditerranée ne lui suffit plus. Ses innombrables vaisseaux franchissent les colonnes d'Hercule, où plus tard la timide navigation des grecs et des romains croira voir les bornes du monde. Bientôt les colonies carthaginoises, risquées sur l'océan, dépassent la péninsule hispanique. Elles montent hardiment vers le nord, et, tout en côtoyant la rive occidentale de l'Europe, apportent le dialecte phénicien, d'abord en Biscaye, où on le retrouve colorant de mots étranges l'ancienne langue ibérique, puis en Irlande, au pays de Galles, en Armorique, où il subsiste encore aujourd'hui, mêlé au celte primitif. Elles enseignent à ces sauvages peuplades quelque chose de leurs arts, de leur commerce, de leur religion; le culte monstrueux du Saturne carthaginois, qui devient le Teutatès celte; les sacrifices humains; et jusqu'au mode de ces sacrifices, les victimes brûlées vives dans des cages d'osier à forme humaine. Ainsi Carthage donne aux celtes ce qu'elle a de la théocratie asiatique, dénaturé par sa féroce civilisation. Les druides sont des mages; seulement ils ont passé par l'Afrique. Tout, chez ces peuples, se ressent de leur contact avec l'orient. Leurs monuments bruts prennent quelque chose d'égyptien. De grossiers hiéroglyphes, les caractères runiques, commencent à en marquer la face, que jusque-là le fer n'avait pas touchée; et il n'est pas prouvé que ce ne soit point la puissante navigation carthaginoise qui ait déposé sur la grève armoricaine cet autre hiéroglyphe monumental, Karnac, livre colossal et éternel dont les siècles ont perdu le sens et dont chaque lettre est un obélisque de granit. Comme Thèbes, la Bretagne a son palais de Karnac.

L'audace punique ne s'est peut-être pas arrêtée là. Qui sait jusqu'où est allée Carthage? N'est-il pas étrange qu'après tant de siècles on ait retrouvé vivant en Amérique le culte du soleil, le Bélus assyrien, le Mithra persan? N'est-il pas étonnant qu'on y ait retrouvé des vestales (les filles du soleil), débris du sacerdoce asiatique et africain, emprunté aussi par Rome à Carthage? N'est-il pas merveilleux enfin que ces ruines du Pérou et du Mexique, magnifiques témoins d'une ancienne civilisation éteinte, ressemblent si fort par leur caractère et par leurs ornements aux monuments syriaques; par leur forme et par leurs hiéroglyphes, à l'architecture égyptienne?..

Quoi qu'il en soit, le colosse carthaginois, maître des mers, héritier de la civilisation d'Asie, d'un bras s'appuyant sur l'Egypte, de l'autre environnant déjà l'Europe, est un moment le centre des nations, le pivot du globe. L'Afrique domine le monde.

Cependant la civilisation a déposé son germe en Grèce16. Il y a pris racine, il s'y est développé, et du premier jet a produit un peuple capable de le défendre contre les irruptions de l'Asie, contre les revendications hautaines de cette vieille mère des nations. Mais, si ce peuple a su défendre le feu sacré, il ne saurait le propager. Manquant de métropole et d'unité, divisée en petites républiques qui luttent entre elles, et dans l'intérieur desquelles se heurtent déjà toutes les formes de gouvernement, démocratie, oligarchie, aristocratie, royauté, ici énervée par des arts précoces, là nouée par des lois étroites, la société grecque a plus de beauté que de puissance, plus d'élégance que de grandeur, et la civilisation s'y raffine avant de se fortifier. Aussi Rome se hâte-t-elle d'arracher à la Grèce le flambeau de l'Europe, elle le secoue du haut du Capitole et lui fait jeter des rayons inattendus. Rome, pareille à l'aigle, son redoutable symbole, étend largement ses ailes, déploie puissamment ses serres, saisit la foudre et s'envole. Carthage est le soleil du monde, c'est sur Carthage que se fixent ses yeux. Carthage est maîtresse des océans, maîtresse des royaumes, maîtresse des nations. C'est une ville magnifique, pleine de splendeur et d'opulence, toute rayonnante des arts étranges de l'orient. C'est une société complète, finie, achevée, à laquelle rien ne manque du travail du temps et des hommes. Enfin, la métropole d'Afrique est à l'apogée de sa civilisation, elle ne peut plus monter, et chaque progrès désormais sera un déclin. Rome au contraire n'a rien. Elle a bien pris déjà tout ce qui était à sa portée; mais elle a pris pour prendre plutôt que pour s'enrichir. Elle est à demi sauvage, à demi barbare. Elle a son éducation ensemble et sa fortune à faire. Tout devant elle, rien derrière.

Quelque temps les deux peuples existent de front. L'un se repose dans sa splendeur, l'autre grandit dans l'ombre. Mais peu à peu l'air et la place leur manquent à tous deux pour se développer. Rome commence à gêner Carthage. Il y a longtemps que Carthage importune Rome. Assises sur les deux rives opposées de la Méditerranée, les deux cités se regardent en face. Cette mer ne suffit plus pour les séparer. L'Europe et l'Afrique pèsent l'une sur l'autre. Comme deux nuages surchargés d'électricité, elles se côtoient de trop près. Elles vont se mêler dans la foudre.

Ici est la péripétie de ce grand drame. Quels acteurs sont en présence! deux races, celle-ci de marchands et de marins, celle-là de laboureurs et de soldats; deux peuples, l'un régnant par l'or, l'autre par le fer; deux républiques, l'une théocratique, l'autre aristocratique; Rome et Carthage; Rome avec son armée, Carthage avec sa flotte; Carthage vieille, riche, rusée, Rome jeune, pauvre et forte; le passé et l'avenir; l'esprit de découverte et l'esprit de conquête; le génie des voyages et du commerce, le démon de la guerre et de l'ambition; l'orient et le midi d'une part, l'occident et le nord de l'autre; enfin, deux mondes, la civilisation d'Afrique et la civilisation d'Europe.

Toutes deux se mesurent des yeux. Leur attitude avant le combat est également formidable. Rome, déjà à l'étroit dans ce qu'elle connaît du monde, ramasse toutes ses forces et tous ses peuples. Carthage, qui tient en laisse l'Espagne, l'Armorique et cette Bretagne que les romains croyaient au fond de l'univers, Carthage a déjà jeté son ancre d'abordage sur l'Europe.

La bataille éclate. Rome copie grossièrement la marine de sa rivale. La guerre s'allume d'abord dans la Péninsule et dans les îles. Rome heurte Carthage dans cette Sicile où déjà la Grèce a rencontré l'Égypte, dans cette Espagne où plus tard lutteront encore l'Europe et l'Afrique, l'orient et l'occident, le midi et le septentrion.

Peu à peu le combat s'engage, le monde prend feu. Les colosses s'attaquent corps à corps, ils se prennent, se quittent, se reprennent. Ils se cherchent et se repoussent. Carthage franchit les Alpes, Rome passe les mers. Les deux peuples, personnifiés en deux hommes, Annibal et Scipion, s'étreignent et s'acharnent pour en finir. C'est un duel à outrance, un combat à mort. Rome chancelle, elle pousse un cri d'angoisse: Annibal ad portas! Mais elle se relève, épuise ses forces pour un dernier coup, se jette sur Carthage, et l'efface du monde.

C'est là le plus grand spectacle qui soit dans l'histoire. Ce n'est pas seulement un trône qui tombe, une ville qui s'écroule, un peuple qui meurt. C'est une chose qu'on n'a vue qu'une fois, c'est un astre qui s'éteint; c'est tout un monde qui s'en va; c'est une société qui en étouffe une autre.

Elle l'étouffé sans pitié. Il faut qu'il ne reste rien de Carthage. Les siècles futurs, ne sauront d'elle que ce qu'il plaira à son implacable rivale. Ils ne distingueront qu'à travers d'épaisses ténèbres cette capitale de l'Afrique, sa civilisation barbare, son gouvernement difforme, sa religion sanglante, son peuple, ses arts, ses monuments gigantesques, ses flottes qui vomissaient le feu grégeois, et cet autre univers connu de ses pilotes, et que l'antiquité romaine nommera dédaigneusement le monde perdu.

Rien n'en restera. Seulement, longtemps après encore, Rome, haletant et comme essoufflée de sa victoire, se recueillera en elle-même, et dira dans une sorte de rêverie profonde: Africa portentosa!

 

Prenons haleine avec elle; voilà le grand oeuvre accompli. La querelle des deux moitiés de la terre, la voilà décidée. Cette réaction de l'occident sur l'orient, déjà la Grèce l'avait tentée deux fois. Argos avait démoli Troie. Alexandre avait été frapper l'Inde à travers la Perse. Mais les rois grecs n'avaient détruit qu'une ville, qu'un empire. Mais l'aventurier macédonien n'avait fait qu'une trouée dans la vieille Asie, qui s'était promptement refermée sur lui. Pour jouer le rôle de l'Europe dans ce drame immense, pour tuer la civilisation orientale, il fallait plus qu'Achille, il fallait plus qu'Alexandre; il fallait Rome.

Les esprits qui aiment à sonder les abîmes ne peuvent s'empêcher de se demander ici ce qui serait advenu du genre humain, si Carthage eût triomphé dans cette lutte. Le théâtre de vingt siècles eût été déplacé. Les marchands eussent régné, et non les soldats. L'Europe eût été laissée aux brouillards et aux forêts. Il se serait établi sur la terre quelque chose d'inconnu.

Il n'en pouvait être ainsi. Les sables et le désert réclamaient l'Afrique; il fallait qu'elle cédât la scène à l'Europe.

A dater de la chute de Carthage, en effet, la civilisation européenne prévaut. Rome prend un accroissement prodigieux; elle se développe tant, qu'elle commence à se diviser. Conquérante de l'univers connu, quand elle ne peut plus faire la guerre étrangère, elle fait la guerre civile. Comme un vieux chêne, elle s'élargit, mais elle se creuse.

Cependant la civilisation se fixe sur elle. Elle en a été la racine, elle en devient la tige, elle en devient la tête. En vain les Césars, dans la folie de leur pouvoir, veulent casser la ville éternelle et reporter la métropole du monde à l'orient. Ce sont eux qui s'en vont; la civilisation ne les suit pas, et ils s'en vont à la barbarie. Byzance deviendra Stamboul. Rome restera Rome.

Le Vatican remplace le Capitole; voilà tout. Tout s'est écroulé de vétusté autour d'elle; la cité sainte se renouvelle. Elle régnait par la force, la voici qui règne par la croyance, plus forte que la force. Pierre hérite de César. Rome n'agit plus, elle parle; et sa parole est un tonnerre. Ses foudres désormais frappent les âmes. A l'esprit de conquête succède l'esprit de prosélytisme. Foyer du globe, elle a des échos dans toutes les nations; et ce qu'un homme, du haut du balcon papal, dit à la ville sacrée, est dit aussi pour l'univers. Urbi et orbi.

Ainsi une théocratie fait l'Europe, comme une théocratie a fait l'Afrique, comme une théocratie a fait l'Asie. Tout se résume en trois cités, Babylone, Carthage, Rome. Un docteur dans sa chaire préside les rois sur leurs trônes. Chef-lieu du christianisme, Rome est le chef-lieu nécessaire de la société. Comme une mère vigilante, elle garde la grande famille européenne, et la sauve deux fois des irruptions du nord, des invasions du midi. Ses murs font rebrousser Attila et les vandales. C'est elle qui forge le martel dont Charles pulvérise Abdérame et les arabes.

On dirait même que Rome chrétienne a hérité de la haine de Rome païenne pour l'orient. Quand elle voit l'Europe assez forte pour combattre, elle lui prêche les croisades, guerre éclatante et singulière, guerre de chevalerie et de religion, pour laquelle la théocratie arme la féodalité.

Voilà deux mille ans que les choses vont ainsi. Voilà vingt siècles que domine la civilisation européenne, la troisième grande civilisation qui ait ombragé la terre.

Peut-être touchons-nous à sa fin. Notre édifice est bien vieux. Il se lézarde de toutes parts. Rome n'en est plus le centre. Chaque peuple tire de son côté. Plus d'unité, ni religieuse ni politique. L'opinion a remplacé la foi. Le dogme n'a plus la discipline des consciences. La révolution française a consommé l'oeuvre de la réforme; elle a décapité le catholicisme comme la monarchie; elle a ôté la vie à Rome. Napoléon, en rudoyant la papauté, l'a achevée; il a ôté son prestige au fantôme. Que fera l'avenir de cette société européenne, qui perd de plus en plus, chaque jour, sa forme papale et monarchique? Le moment ne serait-il pas venu où la civilisation, que nous avons vue tour à tour déserter l'Asie pour l'Afrique, l'Afrique pour l'Europe, va se remettre en route et continuer son majestueux voyage autour du monde? Ne semble-t-elle pas se pencher vers l'Amérique? N'a-t-elle pas inventé des moyens de franchir l'Océan plus vite qu'elle ne traversait autrefois la Méditerranée? D'ailleurs, lui reste-t-il beaucoup à faire en Europe? Est-il si hasardé de supposer qu'usée et dénaturée dans l'ancien continent, elle aille chercher une terre neuve et vierge pour se rajeunir et la féconder? Et pour cette terre nouvelle, ne tient-elle pas tout prêt un principe nouveau; nouveau, quoiqu'il jaillisse aussi, lui, de cet évangile qui a deux mille ans, si toutefois l'évangile a un âge? Nous voulons parler ici du principe d'émancipation, de progrès et de liberté, qui semble devoir être désormais la loi de l'humanité. C'est en Amérique que jusqu'ici l'on en a fait les plus larges applications. Là, l'échelle d'essai est immense. Là, les nouveautés sont à l'aise. Rien ne les gêne. Elles ne trébuchent point à chaque pas contre des tronçons de vieilles institutions en ruines. Aussi, si ce principe est appelé, comme nous le croyons avec joie, à refaire la société des hommes, l'Amérique en sera le centre. De ce foyer s'épandra sur le monde la lumière nouvelle, qui, loin de dessécher les anciens continents, leur redonnera peut-être chaleur, vie et jeunesse. Les quatre mondes deviendront frères dans un perpétuel embrassement. Aux trois théocraties successives d'Asie, d'Afrique et d'Europe succédera la famille universelle. Le principe d'autorité fera place au principe de liberté, qui, pour être plus humain, n'est pas moins divin.

Nous ne savons, mais, si cela doit être, si l'Amérique doit offrir le quatrième acte de ce drame des siècles, il sera certainement bien remarquable qu'à la même époque où naissait l'homme qui devait, préparant l'anarchie politique par l'anarchie religieuse, introduire le germe de mort dans la vieille société royale et pontificale d'Europe, un autre homme ait découvert une nouvelle terre, futur asile de la civilisation fugitive; qu'en un mot, Christophe Colomb ait trouvé un monde au moment où Luther en allait détruire un autre.

Aliquis providet.

1830

SUR M. DOVALLE

Il y a du talent dans les poésies de M. Dovalle; et pourtant sans preneurs, sans coterie, sans appui extérieur, ce recueil, on peut le prédire, aura tout de suite le succès qu'il mérite. C'est que M. Dovalle n'a besoin maintenant de qui que ce soit pour réussir. En littérature, le plus sûr moyen d'avoir raison, c'est d'être mort.

Et puis, ce manuscrit du poëte tué à vingt ans réveille de si douloureux souvenirs! Tant d'émotions se soulèvent en foule sous chacune de ces pages inachevées! On est saisi d'une si profonde pitié au milieu de ces odes, de ces ballades orphelines, de ces chansons toutes saignantes encore! Quelle critique faire après une si poignante lecture? Comment raisonner ce qu'on a senti? Quelle tâche impossible pour nous autres surtout, critiques peu déterminés, simples hommes d'art et de poésie! Aussi, après avoir lu ce manuscrit, n'est-ce pas de l'opinion, mais de l'impression qui m'en reste que je parlerais volontiers.

Et d'abord, ce qui frappe en commençant cette lecture, ce qui frappe en la terminant, c'est que tout dans ce livre d'un poëte si fatalement prédestiné, tout est grâce, tendresse, fraîcheur, douceur harmonieuse, suave et molle rêverie. Et, en y réfléchissant, la chose semble plus singulière encore. Un grand mouvement, un vaste progrès, avec lequel sympathisait complètement M. Dovalle, s'accomplit dans l'art. Ce mouvement, nous l'avons déjà dit bien des fois, n'est qu'une conséquence naturelle, qu'un corollaire immédiat de notre grand mouvement social de 1789. C'est le principe de liberté qui, après s'être établi dans l'état et y avoir changé la face de toute chose, poursuit sa marche, passe du monde matériel au monde intellectuel, et vient renouveler l'art comme il a renouvelé la société. Cette régénération, comme l'autre, est générale, universelle, irrésistible. Elle s'adresse à tout, recrée tout, réédifie tout, refait à la fois l'ensemble et le détail, rayonne en tous sens et chemine en toutes voies. Or (pour n'envisager ici que cette particularité), par cela même qu'elle est complète, la révolution de l'art a ses cauchemars, comme la révolution politique a eu ses échafauds. Cela est fatal. Il faut les uns après les madrigaux de Dorat, comme il fallait les autres après les petits soupers de Louis XV. Les esprits, affadis par la comédie en paniers et l'élégie en pleureuses, avaient besoin de secousses, et de secousses fortes. Cette soif d'émotions violentes, de beaux et sombres génies sont venus de nos jours la satisfaire. Et il ne faut pas leur en vouloir d'avoir jeté dans vos âmes tant de sinistres imaginations, tant de rêves horribles, tant de visions sanglantes. Qu'y pouvaient-ils faire? Ces hommes, qui paraissent si fantasques et si désordonnés, ont obéi à une loi de leur nature et de leur siècle. Leur littérature, si capricieuse qu'elle semble et qu'elle soit, n'est pas un des résultats les moins nécessaires du principe de liberté qui désormais gouverne et régit tout d'en haut, même le génie. C'est de la fantaisie, soit; mais il y a une logique dans cette fantaisie.

Et puis, le grand malheur après tout! Bonnes gens, soyons tranquilles. Pour avoir vu 93, ne nous effrayons pas tant de la terreur en fait de révolutions littéraires. En conscience, tout satanique qu'est le premier, et tout frénétique qu'est le second, Byron et Mathurin me font moins peur que Marat et Robespierre.

Si sérieux que l'on soit, il est difficile de ne pas sourire quelquefois en répondant aux objections que l'ancien régime littéraire emprunte à l'ancien régime politique pour combattre toutes les tentatives de la liberté dans l'art. Certes, après les catastrophes qui, depuis quarante ans, ont ensanglanté la société et décimé la famille, après une puissante révolution qui a fait des places de Grève dans toutes nos villes et des champs de bataille dans toute l'Europe, ce qu'il y a de triste, d'amer, de sanglant dans les esprits, et par conséquent dans la poésie, n'a besoin ni d'être expliqué ni d'être justifié. Sans doute la contemplation des quarante dernières années de notre histoire, la liberté d'un grand peuple qui éclôt géante et écrase une Bastille à son premier pas, la marche de cette haute république qui va les pieds dans le sang et la tête dans la gloire, sans doute ce spectacle, quand la raison nous montre qu'après tout et enfin c'est un progrès et un bien, ne doit pas inspirer moins de joie que de tristesse; mais, s'il nous réjouit par notre côté divin, il nous déchire par notre côté humain, et notre joie même y est triste; de là, pour longtemps, de sombres visions dans les imaginations et un deuil profond mêlé de fierté et d'orgueil dans la poésie.

Heureux pour lui-même le poëte qui, né avec le goût des choses fraîches et douces, aura su isoler son âme de toutes ces impressions douloureuses; et, dans cette atmosphère flamboyante et sombre qui rougit l'horizon longtemps encore après une révolution, aura conservé rayonnant et pur son petit monde de fleurs, de rosée et de soleil!

M. Dovalle a eu ce bonheur, d'autant plus remarquable, d'autant plus étrange chez lui, qui devait finir d'une telle fin et interrompre sitôt sa chanson à peine commencée! Il semblerait d'abord qu'à défaut de douloureux souvenirs, on rencontrera dans son livre quelque pressentiment vague et sinistre. Non, rien de sombre, rien d'amer, rien de fatal. Bien au contraire, une poésie toute jeune, enfantine parfois; tantôt les désirs de Chérubin, tantôt une sorte de nonchalance créole; un vers à gracieuse allure, trop peu métrique, trop peu rhythmique, il est vrai, mais toujours plein d'une harmonie plutôt naturelle que musicale; la joie, la volupté, l'amour; la femme surtout, la femme divinisée, la femme faite muse; et puis partout des fleurs, des fêtes, le printemps, le matin, la jeunesse; voilà ce qu'on trouve dans ce portefeuille d'élégies déchiré par une balle de pistolet.

Ou, si quelquefois cette douce muse se voile de mélancolie, c'est, comme dans le Premier chagrin, un accent confus, indistinct, presque inarticulé, à peine un soupir dans les feuilles de l'arbre, à peine une ride à la face transparente du lac, à peine une blanche nuée dans le ciel bleu. Si même, comme dans la touchante personnification du Sylphe, l'idée de la mort se présente au poëte, elle est si charmante encore et si suave, si loin de ce que sera la réalité, que les larmes en viennent aux yeux.

 
 
    Oh! respectez mes jeux et ma faiblesse,
    Vous qui savez le secret de mon coeur!
    Oh! laissez-moi pour unique richesse
           De l'eau dans une fleur;
    L'air frais du soir; au bois une humble couche,
    Un arbre vert pour me garder du jour…
    Le sylphe après ne voudra qu'une bouche
           Pour y mourir d'amour.
 

Certes, cela ne ressemble guère à un pressentiment. Il me semble que cette grâce, cette harmonie, cette joie qui s'épanouit à tous les vers de M. Dovalle, donnent à cette lecture un charme et un intérêt singuliers. André Chénier, qui est mort bien jeune également et qui pourtant avait dix ans de plus que M. Dovalle, André Chénier a laissé aussi un livre de douces et folles élégies, comme il dit lui-même, où se rencontrent bien çà et là quelques ïambes ardents, fruit de ses trente ans, et tout rouges des réverbérations de la lave révolutionnaire; mais dans lequel dominent, ainsi que dans le livre charmant de M. Dovalle, la grâce, l'amour, la volupté. Aussi quiconque lira le recueil de M. Dovalle sera-t-il longtemps poursuivi par la jeune et pâle figure de ce poëte, souriant comme André Chénier, et sanglant comme lui.

Et puis cette réflexion me vient en terminant: dans ce moment de mêlée et de tourmente littéraire, qui faut-il plaindre, ceux qui meurent ou ceux qui combattent? Sans doute, c'est triste de voir un poëte de vingt ans qui s'en va, une lyre qui se brise, un avenir qui s'évanouit; mais n'est-ce pas quelque chose aussi que le repos? N'est-il pas permis à ceux autour desquels s'amassent incessamment calomnies, injures, haines, jalousies, sourdes menées, basses trahisons; hommes loyaux auxquels on fait une guerre déloyale; hommes dévoués qui ne voudraient enfin que doter le pays d'une liberté de plus, celle de l'art, celle de l'intelligence; hommes laborieux qui poursuivent paisiblement leur oeuvre de conscience, en proie, d'un côté, à de viles machinations de censure et de police, en butte, de l'autre, trop souvent, à l'ingratitude des esprits mêmes pour lesquels ils travaillent; ne leur est-il pas permis de retourner quelquefois la tête avec envie vers ceux qui sont tombés derrière eux et qui dorment dans le tombeau? Invideo, disait Luther dans le cimetière de Worms, invideo, quia quiescunt.

Qu'importe toutefois! Jeunes gens, ayons bon courage; si rude qu'on nous veuille faire le présent, l'avenir sera beau. Le romantisme, tant de fois mal défini, n'est, à tout prendre, et c'est là sa définition réelle, que le libéralisme en littérature. Cette vérité est déjà comprise à peu près de tous les bons esprits, et le nombre en est grand; et bientôt, car l'oeuvre est déjà bien avancée, le libéralisme littéraire ne sera pas moins populaire que le libéralisme politique. La liberté dans l'art, la liberté dans la société, voilà le double but auquel doivent tendre d'un même pas tous les esprits conséquents et logiques; voilà la double bannière qui rallie, à bien peu d'intelligences près (lesquelles s'éclaireront), toute la jeunesse si forte et si patiente d'aujourd'hui; puis avec la jeunesse, et à sa tête, l'élite de la génération qui nous a précédés, tous ces sages vieillards qui, après le premier moment de défiance et d'examen, ont reconnu que ce que font leurs fils est une conséquence de ce qu'ils ont fait eux-mêmes, et que la liberté littéraire est fille de la liberté politique. Ce principe est celui du siècle et prévaudra. Les ultras de tout genre, classiques ou monarchiques, auront beau se prêter secours pour refaire l'ancien régime de toutes pièces, société et littérature, chaque progrès du pays, chaque développement des intelligences, chaque pas de la liberté fera crouler tout ce qu'ils auront échafaudé. Et, en définitive, leurs efforts de réaction auront été utiles. En révolution, tout mouvement fait avancer. La vérité et la liberté ont cela d'excellent que tout ce qu'on fait pour elles et tout ce qu'on fait contre elles les sert également. Or, après tant de grandes choses que nos pères ont faites et que nous avons vues, nous voilà sortis de la vieille forme sociale, comment ne sortirions-nous pas de la vieille forme poétique? A peuple nouveau, art nouveau. Tout en admirant la littérature de Louis XIV, si bien adaptée à sa monarchie, elle saura bien avoir sa littérature propre, et personnelle, et nationale, cette France actuelle, cette France du dix-neuvième siècle, à qui Mirabeau a fait sa liberté et Napoléon sa puissance.

1825-1832

GUERRE AUX DÉMOLISSEURS!

1825

Si les choses vont encore quelque temps de ce train, il ne restera bientôt plus à la France d'autre monument national que celui des Voyages pittoresques et romantiques, où rivalisent de grâce, d'imagination et de poésie le crayon de Taylor et la plume de Ch. Nodier, dont il nous est bien permis de prononcer le nom avec admiration, quoiqu'il ait quelquefois prononcé le nôtre avec amitié.

Le moment est venu où il n'est plus permis à qui que ce soit de garder le silence. Il faut qu'un cri universel appelle enfin la nouvelle France au secours de l'ancienne. Tous les genres de profanation, de dégradation et de ruine menacent à la fois le peu qui nous reste de ces admirables monuments du moyen âge, où s'est imprimée la vieille gloire nationale, auxquels s'attachent à la fois la mémoire des rois et la tradition du peuple. Tandis que l'on construit à grands frais je ne sais quels édifices bâtards, qui, avec la ridicule prétention d'être grecs ou romains en France, ne sont ni romains ni grecs, d'autres édifices admirables et originaux tombent sans qu'on daigne s'en informer, et leur seul tort cependant, c'est d'être français par leur origine, par leur histoire et par leur but. A Blois, le château des états sert de caserne, et la belle tour octogone de Catherine de Médicis croule ensevelie sous les charpentes d'un quartier de cavalerie. A Orléans, le dernier vestige des murs défendus par Jeanne vient de disparaître. A Paris, nous savons ce qu'on a fait des vieilles tours de Vincennes, qui faisaient une si magnifique compagnie au donjon. L'abbaye de Sorbonne, si élégante et si ornée, tombe en ce moment sous le marteau. La belle église romane de Saint-Germain des Prés, d'où Henri IV avait observé Paris, avait trois flèches, les seules de ce genre qui embellissent la silhouette de la capitale. Deux de ces aiguilles menaçaient ruine. Il fallait les étayer ou les abattre; on a trouvé plus court de les abattre. Puis, afin de raccorder, autant que possible, ce vénérable monument avec le mauvais portique dans le style de Louis XIII qui en masque le portail, les restaurateurs ont remplacé quelques-unes des anciennes chapelles par de petites bonbonnières à chapiteaux corinthiens dans le goût de celle de Saint-Sulpice; et on a badigeonné le reste en beau jaune serin. La cathédrale gothique d'Autun a subi le même outrage. Lorsque nous passions à Lyon, en août 1825, il y a deux mois, on faisait également disparaître sous une couche de détrempe rose la belle couleur que les siècles avaient donnée à la cathédrale du primat des Gaules. Nous avons vu démolir encore, près de Lyon, le château renommé de l'Arbresle. Je me trompe, le propriétaire a conservé une des tours, il la loue à la commune, elle sert de prison. Une petite ville historique dans le Forez, Crozet, tombe en ruines, avec le manoir des d'Aillecourt, la maison seigneuriale où naquit Tourville, et des monuments qui embelliraient Nuremberg. A Nevers, deux églises du onzième siècle servent d'écurie. Il y en avait une troisième du même temps, nous ne l'avons pas vue; à notre passage, elle était effacée du sol. Seulement nous en avons admiré à la porte d'une chaumière, où ils étaient jetés, deux chapiteaux romans qui attestaient par leur beauté celle de l'édifice dont ils étaient les seuls vestiges. On a détruit l'antique église de Mauriac. A Soissons, on laisse crouler le riche cloître de Saint-Jean et ses deux flèches si légères et si hardies. C'est dans ces magnifiques ruines que le tailleur de pierres choisit des matériaux. Même indifférence pour la charmante église de Braisne, dont la voûte démantelée laisse arriver la pluie sur les dix tombes royales qu'elle renferme.

A la Charité-sur-Loire, près Bourges, il y a une église romane qui, par l'immensité de son enceinte et la richesse de son architecture, rivaliserait avec les plus célèbres cathédrales de l'Europe; mais elle est à demi ruinée. Elle tombe pierre à pierre, aussi inconnue que les pagodes orientales dans leurs déserts de sable. Il passe là six diligences par jour. Nous avons visité Chambord, cet Alhambra de la France. Il chancelle déjà, miné par les eaux du ciel, qui ont filtré à travers la pierre tendre de ses toits dégarnis de plomb. Nous le déclarons avec douleur, si l'on n'y songe promptement, avant peu d'années, la souscription, souscription qui, certes, méritait d'être nationale, qui a rendu le chef-d'oeuvre du Primatice au pays aura été inutile; et bien peu de chose restera debout de cet édifice, beau comme un palais de fées, grand comme un palais de rois.

16Ceci n'est qu'un premier chapitre. L'auteur n'a pu y indiquer et y classer que les faits les plus généraux et les plus sommaires. Il n'a point négligé pour cela d'autres faits, qui, pour être du second ordre, n'en ont pas moins une haute valeur. On verra dans la suite du livre dont ceci est un fragment, si jamais il termine ce livre, comment il les coordonne et les rattache à l'idée principale. Les preuves arriveront aussi. Il y a bien des cavités à fouiller dans l'histoire, bien des fonds perdus dans cette mer, là même où elle a été le plus explorée, le plus sondée. Et par exemple, la grande civilisation dominante d'Europe, celle qui d'abord apparaît aux yeux, la civilisation grecque et romaine, n'est qu'un grand palimpseste, sous lequel, la première couche enlevée, on retrouve les pélages, les étrusques, les ibères et les celtes. Rien que cela ferait un livre.