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Littérature et Philosophie mêlées

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SUR LORD BYRON

A PROPOS DE SA MORT

Nous sommes en juin 1824. Lord Byron vient de mourir.

On nous demande notre pensée sur lord Byron, et sur lord Byron mort. Qu'importe notre pensée? à quoi bon l'écrire, à moins qu'on ne suppose qu'il est impossible à qui que ce soit de ne pas dire quelques paroles dignes d'être recueillies en présence d'un aussi grand poëte et d'un aussi grand événement? A en croire les ingénieuses fables de l'orient, une larme devient perle en tombant dans la mer.

Dans l'existence particulière que nous a faite le goût des lettres, dans la région paisible où nous a placé l'amour de l'indépendance et de la poésie, la mort de Byron a dû nous frapper, en quelque sorte, comme une calamité domestique. Elle a été pour nous un de ces malheurs qui touchent de près. L'homme qui a dévoué ses jours au culte des lettres sent le cercle de sa vie physique se resserrer autour de lui, en même temps que la sphère de son existence intellectuelle s'agrandit. Un petit nombre d'êtres chers occupent les tendresses de son coeur, tandis que tous les poëtes morts et contemporains, étrangers et compatriotes, s'emparent des affections de son âme. La nature lui avait donné une famille, la poésie lui en crée une seconde. Ses sympathies, que si peu d'êtres éveillent auprès de lui, s'en vont chercher, à travers le tourbillon des relations sociales, au delà des temps, au delà des espaces, quelques hommes qu'il comprend et dont il se sent digne d'être compris. Tandis que, dans la rotation monotone des habitudes et des affaires, la foule des indifférents le froisse et le heurte sans émouvoir son attention, il s'établit, entre lui et ces hommes épars que son penchant a choisis, d'intimes rapports et des communications, pour ainsi dire, électriques. Une douce communauté de pensées l'attache, comme un lien invisible et indissoluble, à ces êtres d'élite, isolés dans leur monde ainsi qu'il l'est dans le sien; de sorte que, lorsque par hasard il vient à rencontrer l'un d'entre eux, un regard leur suffit pour se révéler l'un à l'autre; une parole, pour pénétrer mutuellement le fond de leurs âmes et en reconnaître l'équilibre; et, au bout de quelques instants, ces deux étrangers sont ensemble comme deux frères nourris du même lait, comme deux amis éprouvés par la même infortune.

Qu'il nous soit permis de le dire, et, s'il le faut, de nous en glorifier, une sympathie du genre de celle que nous venons d'expliquer nous entraînait vers Byron. Ce n'était pas certainement l'attrait que le génie inspire au génie; c'était du moins un sentiment sincère d'admiration, d'enthousiasme et de reconnaissance; car on doit de la reconnaissance aux hommes dont les oeuvres et les actions font battre noblement le coeur. Quand on nous a annoncé la mort de ce poëte, il nous a semblé qu'on nous enlevait une part de notre avenir. Nous n'avons renoncé qu'avec amertume à jamais nouer avec Byron une de ces poétiques amitiés qu'il nous est si doux et si glorieux d'entretenir avec la plupart des principaux esprits de notre époque, et nous lui avons adressé ce beau vers dont un poëte de son école saluait l'ombre généreuse d'André Chénier:

Adieu donc, jeune ami que je n'ai pas connu.

Puisque nous venons de laisser échapper un mot sur l'école particulière de lord Byron, il ne sera peut-être pas hors de propos d'examiner ici quelle place elle occupe dans l'ensemble de la littérature actuelle, que l'on attaque comme si elle pouvait être vaincue, que l'on calomnie comme si elle pouvait être condamnée. Des esprits faux, habiles à déplacer toutes les questions, cherchent à accréditer parmi nous une erreur bien singulière. Ils ont imaginé que la société présente était exprimée en France par deux littératures absolument opposées, c'est-à-dire que le même arbre portait naturellement à la fois deux fruits d'espèces contraires, que la même cause produisait simultanément deux effets incompatibles. Mais ces ennemis des innovations ne se sont pas même aperçus qu'ils créaient là une logique toute nouvelle. Ils continuent chaque jour de traiter la littérature qu'ils nomment classique comme si elle vivait encore, et celle qu'ils appellent romantique comme si elle allait périr. Ces doctes rhéteurs, qui vont proposant sans cesse de changer ce qui existe contre ce qui a existé, nous rappellent involontairement le Roland fou de l'Arioste qui prie gravement un passant d'accepter une jument morte en échange d'un cheval vivant. Roland, il est vrai, convient que sa jument est morte, tout en ajoutant que c'est là son seul défaut. Mais les Rolands du prétendu genre classique ne sont pas encore à cette hauteur, en fait de jugement ou de bonne foi. Il faut donc leur arracher ce qu'ils ne veulent pas accorder, et leur déclarer qu'il n'existe aujourd'hui qu'une littérature comme il n'existe qu'une société; que les littératures antérieures, tout en laissant des monuments immortels, ont dû disparaître et ont disparu avec les générations dont elles ont exprimé les habitudes sociales et les émotions politiques. Le génie de notre époque peut être aussi beau que celui des époques les plus illustres, il ne peut être le même; et il ne dépend pas plus des écrivains contemporains de ressusciter une littérature12 passée, qu'il ne dépend du jardinier de faire reverdir les feuilles de l'automne sur les rameaux du printemps.

Qu'on ne s'y trompe pas, c'est en vain surtout qu'un petit nombre de petits esprits essayent de ramener les idées générales vers le désolant système littéraire du dernier siècle. Ce terrain, naturellement aride, est depuis longtemps desséché. D'ailleurs on ne recommence pas les madrigaux de Dorat après les guillotines de Robespierre, et ce n'est pas au siècle de Bonaparte qu'on peut continuer Voltaire. La littérature réelle de notre âge, celle dont les auteurs sont proscrits à la façon d'Aristide; celle qui, répudiée par toutes les plumes, est adoptée par toutes les lyres; celle qui, malgré une persécution vaste et calculée, voit tous les talents éclore dans sa sphère orageuse, comme ces fleurs qui ne croissent qu'en des lieux battus des vents; celle enfin qui, réprouvée par ceux qui décident sans méditer, est défendue par ceux qui pensent avec leur âme, jugent avec leur esprit et sentent avec leur coeur; cette littérature n'a point l'allure molle et effrontée de la muse qui chanta le cardinal Dubois, flatta la Pompadour et outragea notre Jeanne d'Arc. Elle n'interroge ni le creuset de l'athée ni le scalpel du matérialiste. Elle n'emprunte pas au sceptique cette balance de plomb dont l'intérêt seul rompt l'équilibre. Elle n'enfante pas dans les orgies des chants pour les massacres. Elle ne connaît ni l'adulation ni l'injure. Elle ne prête point de séductions au mensonge. Elle n'enlève point leur charme aux illusions. Étrangère à tout ce qui n'est pas son but véritable, elle puise la poésie aux sources de la vérité. Son imagination se féconde par la croyance. Elle suit les progrès du temps, mais d'un pas grave et mesuré. Son caractère est sérieux, sa voix est mélodieuse et sonore. Elle est, en un mot, ce que doit être la commune pensée d'une grande nation après de grandes calamités, triste, fière et religieuse. Quand il le faut, elle n'hésite pas à se mêler aux discordes publiques pour les juger ou pour les apaiser. Car nous ne sommes plus au temps des chansons bucoliques, et ce n'est pas la muse du dix-neuvième siècle qui peut dire:

Non me agitant populi fasces, aut purpura regum.

Cette littérature cependant, comme toutes les choses de l'humanité, présente, dans son unité même, son côté sombre et son côté consolant. Deux écoles se sont formées dans son sein, qui représentent la double situation où nos malheurs politiques ont respectivement laissé les esprits, la résignation et le désespoir. Toutes deux reconnaissent ce qu'une philosophie moqueuse avait nié, l'éternité de Dieu, l'âme immortelle, les vérités primordiales et les vérités révélées; mais celle-ci pour adorer, celle-là pour maudire. L'une voit tout du haut du ciel, l'autre du fond de l'enfer. La première place au berceau de l'homme un ange qu'il retrouve encore assis au chevet de son lit de mort; l'autre environne ses pas de démons, de fantômes et d'apparitions sinistres. La première lui dit de se confier, parce qu'il n'est jamais seul; la seconde l'effraye en l'isolant sans cesse. Toutes deux possèdent également l'art d'esquisser des scènes gracieuses et de crayonner des figures terribles; mais la première, attentive à ne jamais briser le coeur, donne encore aux plus sombres tableaux je ne sais quel reflet divin; la seconde, toujours soigneuse d'attrister, répand sur les images les plus riantes comme une lueur infernale. L'une, enfin, ressemble à Emmanuel, doux et fort, parcourant son royaume sur un char de foudre et de lumière; l'autre est ce superbe Satan13 qui entraîna tant d'étoiles dans sa chute lorsqu'il fut précipité du ciel. Ces deux écoles jumelles, fondées sur la même base, et nées, pour ainsi dire, au même berceau, nous paraissent spécialement représentées dans la littérature européenne par deux illustres génies, Chateaubriand et Byron.

 

Au sortir de nos prodigieuses révolutions, deux ordres politiques luttaient sur le même sol. Une vieille société achevait de s'écrouler; une société nouvelle commençait à s'élever. Ici des ruines, là des ébauches. Lord Byron, dans ses lamentations funèbres, a exprimé les dernières convulsions de la société expirante. M. de Chateaubriand, avec ses inspirations sublimes, a satisfait aux premiers besoins de la société ranimée. La voix de l'un est comme l'adieu du cygne à l'heure de la mort; la voix de l'autre est pareille au chant du phénix renaissant de sa cendre.

Par la tristesse de son génie, par l'orgueil de son caractère, par les tempêtes de sa vie, lord Byron est le type du genre de poésie dont il a été le poëte. Tous ses ouvrages sont profondément marqués du sceau de son individualité. C'est toujours une figure sombre et hautaine que le lecteur voit passer dans chaque poëme comme à travers un crêpe de deuil. Sujet quelquefois, comme tous les penseurs profonds, au vague et à l'obscurité, il a des paroles qui sondent toute une âme, des soupirs qui racontent toute une existence. Il semble que son coeur s'entr'ouvre à chaque pensée qui en jaillit comme un volcan qui vomit des éclairs. Les douleurs, les joies, les passions n'ont point pour lui de mystères, et s'il ne fait voir les objets réels qu'à travers un voile, il montre à nu les régions idéales. On peut lui reprocher de négliger absolument l'ordonnance de ses poëmes; défaut grave, car un poëme qui manque d'ordonnance est un édifice sans charpente ou un tableau sans perspective. Il pousse également trop loin le lyrique dédain des transitions; et l'on désirerait parfois que ce peintre si fidèle des émotions intérieures jetât sur les descriptions physiques des clartés moins fantastiques et des teintes moins vaporeuses. Son génie ressemble trop souvent à un promeneur sans but qui rêve en marchant, et qui, absorbé dans une intuition profonde, ne rapporte qu'une image confuse des lieux qu'il a parcourus. Quoi qu'il en soit, même dans ses moins belles oeuvres, cette capricieuse imagination s'élève à des hauteurs où l'on ne parvient pas sans des ailes. L'aigle a beau fixer ses yeux sur la terre, il n'en conserve pas moins le regard sublime dont la portée s'étend jusqu'au soleil14. On a prétendu que l'auteur de Don Juan appartenait, par un côté de son esprit, à l'école de l'auteur de Candide. Erreur! il y a une différence profonde entre le rire de Byron et le rire de Voltaire. Voltaire n'avait pas souffert.

Ce serait ici le moment de dire quelque chose de la vie si tourmentée du noble poëte; mais, dans l'incertitude où nous sommes sur les causes réelles des malheurs domestiques qui avaient aigri son caractère, nous aimons mieux nous taire, de peur que notre plume ne s'égare malgré nous. Ne connaissant lord Byron que d'après ses poëmes, il nous est doux de lui supposer une vie selon son âme et son génie. Comme tous les hommes supérieurs, il a certainement été en proie à la calomnie. Nous n'attribuons qu'à elle les bruits injurieux qui ont si longtemps accompagné l'illustre nom du poëte. D'ailleurs celle que ses torts ont offensée les a sans doute oubliés la première en présence de sa mort. Nous espérons qu'elle lui a pardonné; car nous sommes de ceux qui ne pensent pas que la haine et la vengeance aient quelque chose à graver sur la pierre d'un tombeau.

Et nous, pardonnons-lui de même ses fautes, ses erreurs, et jusqu'aux ouvrages où il a paru descendre de la double hauteur de son caractère et de son talent; pardonnons-lui, il est mort si noblement! il est si bien tombé! Il semblait là comme un belliqueux représentant de la muse moderne dans la patrie des muses antiques. Généreux auxiliaire de la gloire, de la religion et de la liberté, il avait apporté son épée et sa lyre aux descendants des premiers guerriers et des premiers poëtes; et déjà le poids de ses lauriers faisait pencher la balance en faveur des malheureux hellènes. Nous lui devons, nous particulièrement, une reconnaissance profonde. Il a prouvé à l'Europe que les poëtes de l'école nouvelle, quoiqu'ils n'adorent plus les dieux de la Grèce païenne, admirent toujours ses héros; et que, s'ils ont déserté l'Olympe, du moins ils n'ont jamais dit adieu aux Thermopyles.

La mort de Byron a été accueillie dans tout le continent par les signes d'une douleur universelle. Le canon des grecs a longtemps salué ses restes, et un deuil national a consacré la perte de cet étranger parmi les calamités publiques. Les portes orgueilleuses de Westminster se sont ouvertes comme d'elles-mêmes, afin que la tombe du poëte vînt honorer le sépulcre des rois. Le dirons-nous? Au milieu de ces glorieuses marques de l'affliction générale, nous avons cherché quel témoignage solennel d'enthousiasme Paris, cette capitale de l'Europe, rendait à l'ombre héroïque de Byron, et nous avons vu une marotte qui insultait sa lyre et des tréteaux qui outrageaient son cercueil15!

IDÉES AU HASARD

Juillet 1824.

I

Il faut bien que toutes les oreilles possibles s'habituent à l'entendre dire et redire, une révolution est faite dans les arts. Elle a commencé par la poésie, elle s'est continuée dans la musique; la voilà qui renouvelle la peinture; et avant peu elle ressuscitera infailliblement la sculpture et l'architecture, depuis longtemps mortes comme meurent toujours les arts, en pleine académie. Au reste, cette révolution n'est qu'un retour universel à la nature et à la vérité. C'est l'extirpation du faux goût qui, depuis près de trois siècles, substituant sans cesse les conventions de l'école à toutes les réalités, a vicié tant de beaux génies. La génération nouvelle a décidément jeté là le haillon classique, la guenille philosophique, l'oripeau mythologique. Elle a revêtu la robe virile, et s'est débarrassée des préjugés, tout en étudiant les traditions.

Il est risible d'entendre disserter, sur un changement invinciblement amené par le cours des événements, cette tourbe innombrable d'esprits faux, de petits docteurs, de grands pédants, de lourds railleurs, de jugeurs à verbe haut, de critiques superficiels, également propres à raisonner sur tout parce qu'ils ignorent tout au même degré; d'artistes médiocres, qui ne connaissent le talent que par l'envie dont il les tourmente et l'impuissance dont il les accable. Ces bonnes gens s'imaginent qu'à force de cris, de colère et d'anathèmes, ils parviendront à détruire ou à modifier selon leur fantaisie un ordre d'idées qui résulte nécessairement d'un ordre de choses. Ils ne comprennent pas que, de même qu'un orage change l'état de l'atmosphère, une révolution change l'état de la société. On les voit s'évertuant en efforts inutiles pour corriger la littérature et les arts nés de cette révolution. Je serais curieux de savoir comment ils s'y prendraient pour repeindre l'arc-en-ciel.

En attendant qu'ils aient résolu ce problème, l'arc-en-ciel brillera, et ce siècle sera ce qu'il est dans sa destinée d'être.

Que la nouvelle génération laisse donc des critiques accrédités ou non affirmer, avec une grotesque assurance, que l'art est chez nous en pleine décadence. Il faut se souvenir que l'académie a condamné le Cid; que MM. Morellet et Hoffman ont donné des férules à l'auteur du Génie du christianisme; que la Revue d'Édimbourg a renvoyé lord Byron à l'école; il faut laisser la médiocrité peser de toutes ses petites forces sur le talent naissant. Elle ne l'étouffera pas. Et, à tout prendre, est-ce donc un spectacle moins amusant qu'un autre, que de voir un homme de génie foudroyé par un professeur de gazette ou d'athénée? C'est l'aigle dans les serres du moineau franc.

II

L'expression de l'amour, dans les poëtes de l'école antique (à quelque nation et à quelque époque qu'ils appartiennent), manque en général de chasteté et de pudeur. Cette observation, peu importante au premier aspect, se rattache cependant aux plus hautes considérations. Si nous voulions l'examiner sérieusement, nous trouverions au fond de cette question toutes les sociétés païennes et tous les cultes idolâtriques. L'absence de chasteté dans l'amour est peut-être le signe caractéristique des civilisations et des littératures que n'a point purifiées le christianisme. Sans parler de ces poésies monstrueuses par lesquelles Anacréon, Horace, Virgile même ont immortalisé d'infâmes débauches et de honteuses habitudes, les chants amoureux des poëtes païens anciens et modernes, de Catulle, de Tibulle, de Bertin, de Bernis, de Parny, ne nous offrent rien de cette délicatesse, de cette modestie, de cette retenue sans lesquelles l'amour n'est plus qu'un instinct animal et qu'un appétit charnel. Il est vrai que l'amour chez ces poëtes est aussi raffiné qu'il est grossier. Il est difficile d'exprimer plus ingénieusement ce que sentent les brutes; et c'est sans doute pour qu'il y ait une différence entre leurs amours et ceux des animaux que ces galants diseurs font des élégies. Ils en sont même venus à convertir en science ce qu'il y a de plus naturel au monde; et l'art d'aimer a été enseigné par Ovide aux païens du siècle d'Auguste, par Gentil Bernard aux païens du siècle de Voltaire.

 

Avec quelque attention, on reconnaît qu'il existe une différence entre les premiers et les derniers artistes en amour. A une nuance près, leur vermillon est le même. Tous chantent la volupté matérielle. Mais les poëtes païens, grecs et romains, semblent le plus souvent des maîtres qui commandent à des esclaves, tandis que les poëtes païens français sont toujours des esclaves implorant leurs maîtresses. Et le secret des deux civilisations différentes est tout entier là-dedans. Les sociétés polies, mais idolâtres, de Rome et d'Athènes ignoraient la céleste dignité de la femme, révélée plus tard aux hommes par le Dieu qui voulut naître d'une fille d'Ève. Aussi l'amour, chez ces peuples, ne s'adressant qu'aux esclaves et aux courtisanes, avait-il quelque chose d'impérieux et de méprisant. Tout, dans la civilisation chrétienne, tend au contraire à l'ennoblissement du sexe faible et beau; et l'évangile paraît avoir rendu leur rang aux femmes, afin qu'elles conduisissent les hommes au plus haut degré possible de perfectionnement social. Ce sont elles qui ont créé la chevalerie; et cette institution merveilleuse, en disparaissant des monarchies modernes, y a laissé l'honneur comme une âme; l'honneur, cet instinct de nature, qui est aussi une superstition de société; cette seule puissance dont un français, supporte patiemment la tyrannie; ce sentiment mystérieux inconnu aux anciens justes, qui est tout à la fois plus et moins que la vertu. A l'heure qu'il est, remarquons bien ceci, l'honneur est ignoré des peuples à qui l'évangile n'a pas encore été révélé, ou chez lesquels l'influence morale des femmes est nulle. Dans notre civilisation, si les lois donnent la première place à l'homme, l'honneur donne le premier rang à la femme. Tout l'équilibre des sociétés chrétiennes est là.

III

Je ne sais par quelle bizarre manie on prétend aujourd'hui refuser au génie le droit d'admirer hautement le génie; on insulte à l'enthousiasme que le chant du poëte inspire à un poëte; et l'on veut que ceux qui ont du talent ne soient jugés que par ceux qui n'en ont pas. On dirait que, depuis le siècle dernier, nous ne sommes plus accoutumés qu'aux jalousies littéraires. Notre âge envieux se raille de cette fraternité poétique, si douce et si noble entre rivaux. Il a oublié l'exemple de ces antiques amitiés qui se resserraient dans la gloire; et il accueillerait d'un rire dédaigneux l'allocution touchante qu'Horace adressait au vaisseau de Virgile.

IV

La composition poétique résulte de deux phénomènes intellectuels, la méditation et l'inspiration. La méditation est une faculté; l'inspiration est un don. Tous les hommes, jusqu'à un certain degré, peuvent méditer; bien peu sont inspirés. Spiritus flat ubi vult. Dans la méditation, l'esprit agit; dans l'inspiration, il obéit; parce que la première est en l'homme, tandis que la seconde vient de plus haut. Celui qui nous donne cette force est plus fort que nous. Ces deux opérations de la pensée se lient intimement dans l'âme du poëte. Le poëte appelle l'inspiration par la méditation, comme les prophètes s'élevaient à l'extase par la prière. Pour que la muse se révèle à lui, il faut qu'il ait en quelque sorte dépouillé toute son existence matérielle dans le calme, dans le silence et dans le recueillement. Il faut qu'il se soit isolé de la vie extérieure, pour jouir avec plénitude de cette vie intérieure qui développe en lui comme un être nouveau; et ce n'est que lorsque le monde physique a tout à fait disparu de ses yeux, que le monde idéal peut lui être manifesté. Il semble que l'exaltation poétique ait quelque chose de trop sublime pour la nature commune de l'homme. L'enfantement du génie ne saurait s'accomplir, si l'âme ne s'est d'abord purifiée de toutes ces préoccupations vulgaires que l'on traîne après soi dans la vie; car la pensée ne peut prendre des ailes avant d'avoir déposé son fardeau. Voilà sans doute pourquoi l'inspiration ne vient que précédée de la méditation. Chez les juifs, ce peuple dont l'histoire est si féconde en symboles mystérieux, quand le prêtre avait édifié l'autel, il y allumait le feu terrestre, et c'est alors seulement que le rayon divin y descendait du ciel.

Si l'on s'accoutumait à considérer les compositions littéraires sous ce point de vue, la critique prendrait probablement une direction nouvelle; car il est certain que le véritable poëte, s'il est maître du choix de ses méditations, ne l'est nullement de la nature de ses inspirations. Son génie, qu'il a reçu et qu'il n'a point acquis, le domine le plus souvent; et il serait singulier et peut-être vrai de dire que l'on est parfois étranger comme homme à ce que l'on a écrit comme poëte. Cette idée paraîtra sans doute paradoxale au premier aperçu. C'est pourtant une question, de savoir jusqu'à quel point le chant appartient à la voix, et la poésie au poëte.

Heureux celui qui sent dans sa pensée cette double puissance de méditation et d'inspiration, qui est le génie! Quel que soit son siècle, quel que soit son pays, fût-il né au sein des calamités domestiques, fût-il jeté dans un temps de révolutions, ou, ce qui est plus déplorable encore, dans une époque d'indifférence, qu'il se confie à l'avenir; car si le présent appartient aux autres hommes, l'avenir est à lui. Il est du nombre de ces êtres choisis qui doivent venir à un jour marqué. Tôt ou tard ce jour arrive, et c'est alors que, nourri de pensées et abreuvé d'inspirations, il peut se montrer hardiment à la foule, en répétant le cri sublime du poëte:

Voici mon orient; peuples, levez les yeux!

V

Si jamais composition littéraire a profondément porté l'empreinte ineffaçable de la méditation et de l'inspiration, c'est le Paradis perdu. Une idée morale, qui touche à la fois aux deux natures de l'homme; une leçon terrible donnée en vers sublimes; une des plus hautes vérités de la religion et de la philosophie, développée dans une des plus belles fictions de la poésie; l'échelle entière de la création parcourue depuis le degré le plus élevé jusqu'au degré le plus bas; une action qui commence par Jésus et se termine par Satan; Ève entraînée par la curiosité, la compassion et l'imprudence, jusqu'à la perdition; la première femme en contact avec le premier démon; voilà ce que présente l'oeuvre de Milton; drame simple et immense, dont tous les ressorts sont des sentiments; tableau magique qui fait graduellement succéder à toutes les teintes de lumière toutes les nuances de ténèbres; poëme singulier, qui charme et qui effraye!

VI

Quand les défauts d'une tragédie ont cela de particulier qu'il faut, pour en être choqué, avoir lu l'histoire et connaître les règles, le grand nombre des spectateurs s'en aperçoit peu, parce qu'il ne sait que sentir. Aussi le grand nombre juge-t-il toujours bien. Et en effet, pourquoi trouver si mauvais qu'un auteur tragique viole quelquefois l'histoire? Si cette licence n'est pas poussée trop loin, que m'importe la vérité historique, pourvu que la vérité morale soit observée! Voulez-vous donc que l'on dise de l'histoire ce qu'on a dit de la Poétique d'Aristote: elle fait faire de bien mauvaises tragédies? Soyez peintre fidèle de la nature et des caractères, et non copiste servile de l'histoire. Sur la scène, j'aime mieux l'homme vrai que le fait vrai.

VII

Quand on suit attentivement et siècle par siècle, dans les fastes de la France, l'histoire des arts, si étroitement liée à l'histoire politique des peuples, on est frappé, en arrivant jusqu'à notre temps, d'un phénomène singulier. Après avoir retrouvé sur les vitraux des merveilleuses cathédrales du moyen âge comme un reflet de cette belle époque de la grande féodalité, des croisades, de la chevalerie, époque qui n'a laissé ni dans la mémoire des hommes, ni sur la face de la terre, aucun vestige qui n'ait quelque chose de monumental, on passe au règne de François 1er, si étourdiment appelé ère de la renaissance des arts. On voit distinctement le fil qui lie ce siècle ingénieux au moyen âge. Ce sont déjà, moins leur pureté et leur originalité propres, les formes grecques; mais c'est toujours l'imagination gothique. La poésie, naïve encore dans Marot, a pourtant cessé d'être populaire pour devenir mythologique. On sent qu'on vient de changer de route. Déjà les études classiques ont gâté le goût national. Sous Louis XIII, la dégénération est sensible; on subit les conséquences du mauvais système où les arts se sont engagés. On n'a plus de Jean Goujon, plus de Jean Cousin, plus de Germain Pilon; et les types vicieux, que leur génie corrigeait par tant de grâce et d'élégance, redeviennent lourds et bâtards entre les mains de leurs copistes. A cette décadence se mêle je ne sais quel faux goût florentin, naturalisé en France par les Médicis. Tout se relève sous le sceptre éclatant de Louis XIV, mais rien ne se redresse. Au contraire, le principe de l'imitation des anciens devient loi pour les arts, et les arts restent froids, parce qu'ils restent faux. Quoique imposant, il faut le dire, le génie de ce siècle illustre est incomplet. Sa richesse n'est que de la pompe, sa grandeur n'est que de la majesté.

Enfin, sous Louis XV, tous les germes ont porté leurs fruits. Les arts selon Aristote tombent de décrépitude avec la monarchie selon Richelieu. Cette noblesse factice que leur imprimait Louis XIV meurt avec lui. L'esprit philosophique achève de mûrir l'oeuvre classique; et, dans ce siècle de turpitudes, les arts ne sont qu'une turpitude de plus. Architecture, sculpture, peinture, poésie, musique, tout, à bien peu d'exceptions près, montre les mêmes difformités. Voltaire amuse une courtisane régnante des tortures d'une vierge martyre. Les vers de Dorat naissent pour les bergères de Boucher. Siècle ignoble quand il n'est pas ridicule, ridicule quand il n'est pas hideux; et qui, commençant au cabaret pour finir à la guillotine, couronnant ses fêtes par des massacres et ses danses par la carmagnole, ne mérite place qu'entre le chaos et le néant.

Le siècle de Louis XIV ressemble à une cérémonie de cour réglée par l'étiquette; le siècle de Louis XV est une orgie de taverne, où la démence s'accouple au vice. Cependant, quelque différentes qu'elles paraissent au premier abord, une cohésion intime existe entre ces deux époques. D'une solennité d'apparat ôtez l'étiquette, il vous restera une cohue; du règne de Louis XIV ôtez la dignité, vous aurez le règne de Louis XV.

Heureusement, et c'est là que nous voulions en venir, le même lien est loin d'enchaîner le dix-neuvième siècle au dix-huitième. Chose étrange! quand on compare notre époque si austère, si contemplative, et déjà si féconde en événements prodigieux, aux trois siècles qui l'ont précédée, et surtout à son devancier immédiat, on a d'abord peine à comprendre comment il se fait qu'elle vienne à leur suite; et son histoire, après la leur, a l'air d'un livre dépareillé. On serait tenté de croire que Dieu s'est trompé de siècle dans sa distribution alternative des temps. De notre siècle à l'autre, on ne peut découvrir la transition. C'est qu'en effet il n'en existe pas. Entre Frédéric et Bonaparte, Voltaire et Byron, Vanloo et Géricault, Boucher et Charlet, il y a un abîme, la révolution.

1827

FRAGMENT D'HISTOIRE

Ce ne serait pas, à notre avis, un tableau sans grandeur et sans nouveauté que celui où l'on essayerait de dérouler sous nos yeux l'histoire entière de la civilisation. On pourrait la montrer se propageant par degrés de siècle en siècle sur le globe, et envahissant tour à tour toutes les parties du monde. On la verrait poindre en Asie, dans cette Inde centrale et mystérieuse où la tradition des peuples a placé le paradis terrestre. Comme le jour, la civilisation a son aurore en orient. Peu à peu elle s'éveille et s'étend dans son vieux berceau asiatique. D'un bras, elle dépose dans un coin du monde la Chine, avec les hiéroglyphes, l'artillerie et l'imprimerie, comme une première ébauche de ses oeuvres futures, comme un immuable échantillon de ce qu'elle fera un jour. De l'autre, elle jette à l'occident ces grands empires d'Assyrie, de Perse, de Chaldée, ces villes prodigieuses, Babylone, Suse, Persépolis, métropoles de la terre, qui n'a pas même gardé leur trace. Alors, tandis que tout le reste du globe est submergé sous de profondes ténèbres, resplendit dans tout son éclat cette haute civilisation théocratique de l'orient, dont on entrevoit à peine, à travers tant de siècles, quelques rayons éblouissants, quelques gigantesques vestiges, et qui nous paraît fabuleuse, tant elle est lointaine, vague et confuse! Cependant la civilisation marche et se développe toujours. L'intérieur des terres ne lui suffit plus, elle colonise le bord des mers. Aux populations de laboureurs et de bergers succèdent des races de pêcheurs et de commerçants. De là, les phéniciens, les phrygiens, Sidon, Troie, Sarepta, et Tyr, qui bat les mers, comme dit l'Écriture, avec les ailes de mille vaisseaux. Enfin, prête à déborder l'Asie, elle fonde sur la limite de l'Afrique cette énigmatique Égypte, ce peuple de prêtres et de marchands, de laboureurs et de matelots, qui est en quelque sorte la transition de la civilisation asiatique à la civilisation africaine, des empires théocratiques aux républiques commerçantes, de Babylone à Carthage.

12Il ne faut pas perdre de vue, en lisant ceci, que par les mots littérature d'un siècle, on doit entendre non-seulement l'ensemble des ouvrages produits durant ce siècle, mais encore l'ordre général d'idées et de sentiments qui – le plus souvent à l'insu des auteurs mêmes – a présidé à leur composition.
13Ce n'est ici qu'un simple rapport qui ne saurait justifier le titre d'école satanique sous lequel un homme de talent a désigné l'école de lord Byron.
14Dans un moment où l'Europe entière rend un éclatant hommage au génie de lord Byron, avoué grand homme depuis qu'il est mort, le lecteur sera curieux de relire ici quelques phrases de l'article remarquable dont la Revue d'Édimbourg, journal accrédité, salua l'illustre poëte à son début. C'est d'ailleurs sur ce ton que certains journaux nous entretiennent chaque matin ou chaque soir des premiers talents de notre époque. «La poésie de notre jeune lord est de cette classe que ni les dieux ni les hommes ne tolèrent. Ses inspirations sont si plates qu'on pourrait les comparer à une eau stagnante. Comme pour s'excuser, le noble auteur ne cesse de rappeler qu'il est mineur… Peut-être veut-il nous dire: «Voyez comme un mineur écrit.» Mais hélas! nous nous rappelons tous la poésie de Cowley à dix ans, et celle de Pope à douze. Loin d'apprendre avec surprise que de mauvais vers ont été écrits par un écolier au sortir du collège, nous croyons la chose très commune, et, sur dix écoliers, neuf peuvent en faire autant et mieux que lord Byron. «Dans le fait, cette seule considération (celle du rang de l'auteur) nous fait donner une place à lord Byron dans notre journal, outre notre désir de lui conseiller d'abandonner la poésie pour mieux employer ses talents. «Dans cette intention, nous lui dirons que la rime et le nombre des pieds, quand ce nombre serait toujours régulier, ne constituent pas toute la poésie, nous voudrions lui persuader qu'un peu d'esprit et d'imagination sont indispensables, et que pour être lu un poëme a besoin aujourd'hui de quelque pensée ou nouvelle ou exprimée de façon à paraître telle. «Lord Byron devrait aussi prendre garde de tenter ce que de grands poëtes ont tenté avant lui; car les comparaisons ne sont nullement agréables, comme il a pu l'apprendre de son maître d'écriture. «Quant à ses imitations de la poésie ossianique, nous nous y connaissons si peu que nous risquerions de critiquer du Macpherson tout pur en voulant exprimer notre opinion sur les rapsodies de ce nouvel imitateur… Tout ce que nous pouvons dire, c'est qu'elles ressemblent à du Macpherson, et nous sommes sûr qu'elles sont tout aussi stupides et ennuyeuses que celles de notre compatriote. «Une grande partie du volume est consacrée à immortaliser les occupations de l'auteur pendant son éducation. Nous sommes fâché de donner une mauvaise idée de la psalmodie du collége par la citation de ces stances attiques: (Suit la citation)… «Mais quelque jugement qu'on puisse prononcer sur les poésies du noble mineur, il nous semble que nous devons les prendre comme nous les trouvons et nous en contenter; car ce sont les dernières que nous recevrons de lui… Qu'il réussisse ou non, il est très peu probable qu'il condescende de nouveau à devenir auteur. Prenons donc ce qui nous est offert et soyons reconnaissants. De quel droit ferions-nous les délicats, pauvres diables que nous sommes! C'est trop d'honneur pour nous de tant recevoir d'un homme du rang de ce lord. Soyons reconnaissants, nous le répétons, et ajoutons avec le bon Sancho: Que Dieu bénisse celui qui nous donne! ne regardons pas le cheval à la bouche quand il ne coûte rien.» Lord Byron daigna se venger de ce misérable fatras de lieux communs, thème perpétuel que la médiocrité envieuse reproduit sans cesse contre le génie. Les auteurs de la Revue d'Édimbourg furent contraints de reconnaître son talent sous les coups de son fouet satirique. L'exemple paraît bon à suivre, nous avouerons cependant que nous eussions mieux aimé voir lord Byron garder à leur égard le silence du mépris. Si ce n'eût été le conseil de son intérêt, c'eût été du moins celui de sa dignité.
15Quelques jours après la nouvelle de la mort de lord Byron, on représentait encore à je ne sais quel théâtre du boulevard je ne sais quelle facétie de mauvais ton et de mauvais goût, où ce noble poëte est personnellement mis en scène sous le nom ridicule de lord Trois-Étoiles.