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Les misérables. Tome IV: L'idylle rue Plumet et l'épopée rue Saint-Denis

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Chapitre IV
Changement de grille

Il semblait que ce jardin, créé autrefois pour cacher les mystères libertins, se fût transformé et fût devenu propre à abriter les mystères chastes. Il n'avait plus ni berceaux, ni boulingrins, ni tonnelles, ni grottes; il avait une magnifique obscurité échevelée tombant comme un voile de toutes parts. Paphos s'était refait Éden. On ne sait quoi de repentant avait assaini cette retraite. Cette bouquetière offrait maintenant ses fleurs à l'âme. Ce coquet jardin, jadis fort compromis, était rentré dans la virginité et la pudeur. Un président assisté d'un jardinier, un bonhomme qui croyait continuer Lamoignon et un autre bonhomme qui croyait continuer Le Nôtre, l'avaient contourné, taillé, chiffonné, attifé, façonné pour la galanterie; la nature l'avait ressaisi, l'avait rempli d'ombre, et l'avait arrangé pour l'amour.

Il y avait aussi dans cette solitude un cœur qui était tout prêt. L'amour n'avait qu'à se montrer; il avait là un temple composé de verdures, d'herbe, de mousse, de soupirs d'oiseaux, de molles ténèbres, de branches agitées, et une âme faite de douceur, de foi, de candeur, d'espoir, d'aspiration et d'illusion.

Cosette était sortie du couvent encore presque enfant; elle avait un peu plus de quatorze ans, et elle était «dans l'âge ingrat»; nous l'avons dit, à part les yeux, elle semblait plutôt laide que jolie; elle n'avait cependant aucun trait disgracieux, mais elle était gauche, maigre, timide et hardie à la fois, une grande petite fille enfin.

Son éducation était terminée; C'est-à-dire on lui avait appris la religion, et même, et surtout la dévotion; puis «l'histoire», c'est-à-dire la chose qu'on appelle ainsi au couvent, la géographie, la grammaire, les participes, les rois de France, un peu de musique, à faire un nez, etc., mais du reste elle ignorait tout, ce qui est un charme et un péril. L'âme d'une jeune fille ne doit pas être laissée obscure; plus tard, il s'y fait des mirages trop brusques et trop vifs comme dans une chambre noire. Elle doit être doucement et discrètement éclairée, plutôt du reflet des réalités que de leur lumière directe et dure. Demi-jour utile et gracieusement austère qui dissipe les peurs puériles et empêche les chutes. Il n'y a que l'instinct maternel, intuition admirable où entrent les souvenirs de la vierge et l'expérience de la femme, qui sache comment et de quoi doit être fait ce demi-jour. Rien ne supplée à cet instinct. Pour former l'âme d'une jeune fille, toutes les religieuses du monde ne valent pas une mère.

Cosette n'avait pas eu de mère. Elle n'avait eu que beaucoup de mères au pluriel.

Quant à Jean Valjean, il y avait bien en lui toutes les tendresses à la fois, et toutes les sollicitudes; mais ce n'était qu'un vieux homme qui ne savait rien du tout.

Or, dans cette œuvre de l'éducation, dans cette grave affaire de la préparation d'une femme à la vie, que de science il faut pour lutter contre cette grande ignorance qu'on appelle l'innocence!

Rien ne prépare une jeune fille aux passions comme le couvent. Le couvent tourne la pensée du côté de l'inconnu. Le cœur, replié sur lui-même, se creuse, ne pouvant s'épancher, et s'approfondit, ne pouvant s'épanouir. De là des visions, des suppositions, des conjectures, des romans ébauchés, des aventures souhaitées, des constructions fantastiques, des édifices tout entiers bâtis dans l'obscurité intérieure de l'esprit, sombres et secrètes demeures où les passions trouvent tout de suite à se loger dès que la grille franchie leur permet d'entrer. Le couvent est une compression qui, pour triompher du cœur humain, doit durer toute la vie.

En quittant le couvent, Cosette ne pouvait rien trouver de plus doux et de plus dangereux que la maison de la rue Plumet. C'était la continuation de la solitude avec le commencement de la liberté; un jardin fermé, mais une nature âcre, riche, voluptueuse et odorante; les mêmes songes que dans le couvent, mais de jeunes hommes entrevus; une grille, mais sur la rue.

Cependant, nous le répétons, quand elle y arriva, elle n'était encore qu'un enfant. Jean Valjean lui livra ce jardin inculte. – Fais-y tout ce que tu voudras, lui disait-il. Cela amusait Cosette; elle en remuait toutes les touffes et toutes les pierres, elle y cherchait «des bêtes»; elle y jouait, en attendant qu'elle y rêvât; elle aimait ce jardin pour les insectes qu'elle y trouvait sous ses pieds à travers l'herbe, en attendant qu'elle l'aimât pour les étoiles qu'elle y verrait dans les branches au-dessus de sa tête.

Et puis, elle aimait son père, c'est-à-dire Jean Valjean, de toute son âme, avec une naïve passion filiale qui lui faisait du bonhomme un compagnon désiré et charmant. On se souvient que M. Madeleine lisait beaucoup, Jean Valjean avait continué; il en était venu à causer bien; il avait la richesse secrète et l'éloquence d'une intelligence humble et vraie qui s'est spontanément cultivée. Il lui était resté juste assez d'âpreté pour assaisonner sa bonté; c'était un esprit rude et un cœur doux. Au Luxembourg, dans leurs tête-à-tête, il faisait de longues explications de tout, puisant dans ce qu'il avait lu, puisant aussi dans ce qu'il avait souffert. Tout en l'écoutant, les yeux de Cosette erraient vaguement.

Cet homme simple suffisait à la pensée de Cosette, de même que ce jardin sauvage à ses yeux. Quand elle avait bien poursuivi les papillons, elle arrivait près de lui essoufflée et disait: Ah! comme j'ai couru! Il la baisait au front.

Cosette adorait le bonhomme. Elle était toujours sur ses talons. Là où était Jean Valjean était le bien-être. Comme Jean Valjean n'habitait ni le pavillon, ni le jardin, elle se plaisait mieux dans l'arrière-cour pavée que dans l'enclos plein de fleurs, et dans la petite loge meublée de chaises de paille que dans le grand salon tendu de tapisseries où s'adossaient des fauteuils capitonnés. Jean Valjean lui disait quelquefois, en souriant du bonheur d'être importuné: – Mais va-t'en chez toi! Laisse-moi donc un peu seul!

Elle lui faisait de ces charmantes gronderies tendres qui ont tant de grâce remontant de la fille au père:

– Père, j'ai très froid chez vous; pourquoi ne mettez-vous pas ici un tapis et un poêle?

– Chère enfant, il y a tant de gens qui valent mieux que moi et qui n'ont même pas un toit sur leur tête.

– Alors pourquoi y a-t-il du feu chez moi et tout ce qu'il faut?

– Parce que tu es une femme et un enfant.

– Bah! les hommes doivent donc avoir froid et être mal?

– Certains hommes.

– C'est bon, je viendrai si souvent ici que vous serez bien obligé d'y faire du feu.

Elle lui disait encore:

– Père, Pourquoi mangez-vous du vilain pain comme cela?

– Parce que… ma fille.

– Eh bien, si vous en mangez, j'en mangerai.

Alors, pour que Cosette ne mangeât pas de pain noir, Jean Valjean mangeait du pain blanc.

Cosette ne se rappelait que confusément son enfance. Elle priait matin et soir pour sa mère qu'elle n'avait pas connue. Les Thénardier lui étaient restés comme deux figures hideuses à l'état de rêve. Elle se rappelait qu'elle avait été «un jour, la nuit» chercher de l'eau dans un bois. Elle croyait que c'était très loin de Paris. Il lui semblait qu'elle avait commencé à vivre dans un abîme et que c'était Jean Valjean qui l'en avait tirée. Son enfance lui faisait l'effet d'un temps où il n'y avait autour d'elle que des mille-pieds, des araignées, et des serpents. Quand elle songeait le soir avant de s'endormir, comme elle n'avait pas une idée très nette d'être la fille de Jean Valjean et qu'il fût son père, elle s'imaginait que l'âme de sa mère avait passé dans ce bonhomme et était venue demeurer auprès d'elle.

Lorsqu'il était assis, elle appuyait sa joue sur ses cheveux blancs et y laissait silencieusement tomber une larme en se disant: C'est peut-être ma mère, cet homme-là!

Cosette, quoique ceci soit étrange à énoncer, dans sa profonde ignorance de fille élevée au couvent, la maternité d'ailleurs étant absolument inintelligible à la virginité, avait fini par se figurer qu'elle avait eu aussi peu de mère que possible. Cette mère, elle ne savait pas même son nom. Toutes les fois qu'il lui arrivait de le demander à Jean Valjean, Jean Valjean se taisait. Si elle répétait sa question, il répondait par un sourire. Une fois elle insista; le sourire s'acheva par une larme.

Ce silence de Jean Valjean couvrait de nuit Fantine.

Etait-ce prudence? était-ce respect? était-ce crainte de livrer ce nom aux hasards d'une autre mémoire que la sienne?

Tant que Cosette avait été petite, Jean Valjean lui avait volontiers parlé de sa mère; quand elle fut jeune fille, cela lui fut impossible. Il lui sembla qu'il n'osait plus. Était-ce à cause de Cosette? était-ce à cause de Fantine? il éprouvait une sorte d'horreur religieuse à faire entrer cette ombre dans la pensée de Cosette, et à mettre la morte en tiers dans leur destinée. Plus cette ombre lui était sacrée, plus elle lui semblait redoutable. Il songeait à Fantine et se sentait accablé de silence. Il voyait vaguement dans les ténèbres quelque chose qui ressemblait à un doigt sur une bouche. Toute cette pudeur qui avait été dans Fantine et qui, pendant sa vie, était sortie d'elle violemment, était-elle revenue après sa mort se poser sur elle, veiller, indignée, sur la paix de cette morte, et, farouche, la garder dans sa tombe? Jean Valjean, à son insu, en subissait-il la pression? Nous qui croyons en la mort, nous ne sommes pas de ceux qui rejetteraient cette explication mystérieuse. De là l'impossibilité de prononcer, même pour Cosette, ce nom: Fantine.

Un jour Cosette lui dit:

– Père, j'ai vu cette nuit ma mère en songe. Elle avait deux grandes ailes. Ma mère dans sa vie doit avoir touché à la sainteté.

– Par le martyre, répondit Jean Valjean.

 

Du reste, Jean Valjean était heureux.

Quand Cosette sortait avec lui, elle s'appuyait sur son bras, fière, heureuse, dans la plénitude du cœur. Jean Valjean, à toutes ces marques d'une tendresse si exclusive et si satisfaite de lui seul, sentait sa pensée se fondre en délices. Le pauvre homme tressaillait inondé d'une joie angélique; il s'affirmait avec transport que cela durerait toute la vie; il se disait qu'il n'avait vraiment pas assez souffert pour mériter un si radieux bonheur, et il remerciait Dieu, dans les profondeurs de son âme, d'avoir permis qu'il fût ainsi aimé, lui misérable, par cet être innocent.

Chapitre V
La rose s'aperçoit qu'elle est une machine de guerre

Un jour Cosette se regarda par hasard dans son miroir et se dit: Tiens! Il lui semblait presque qu'elle était jolie. Ceci la jeta dans un trouble singulier. Jusqu'à ce moment elle n'avait point songé à sa figure. Elle se voyait dans son miroir, mais elle ne s'y regardait pas. Et puis, on lui avait souvent dit qu'elle était laide; Jean Valjean seul disait doucement: Mais non! mais non! Quoi qu'il en fût, Cosette s'était toujours crue laide, et avait grandi dans cette idée avec la résignation facile de l'enfance. Voici que tout d'un coup son miroir lui disait comme Jean Valjean: Mais non! Elle ne dormit pas de la nuit. – Si j'étais jolie? pensait-elle, comme cela serait drôle que je fusse jolie! – Et elle se rappelait celles de ses compagnes dont la beauté faisait effet dans le couvent, et elle se disait: Comment! je serais comme mademoiselle une telle!

Le lendemain elle se regarda, mais non par hasard, et elle douta: – Où avais-je l'esprit? dit-elle, non, je suis laide. – Elle avait tout simplement mal dormi, elle avait les yeux battus et elle était pâle. Elle ne s'était pas sentie très joyeuse la veille de croire à sa beauté, mais elle fut triste de n'y plus croire. Elle ne se regarda plus, et pendant plus de quinze jours elle tâcha de se coiffer tournant le dos au miroir.

Le soir, après le dîner, elle faisait assez habituellement de la tapisserie dans le salon, ou quelque ouvrage de couvent, et Jean Valjean lisait à côté d'elle. Une fois elle leva les yeux de son ouvrage et elle fut toute surprise de la façon inquiète dont son père la regardait.

Une autre fois, elle passait dans la rue, et il lui sembla que quelqu'un qu'elle ne vit pas disait derrière elle: Jolie femme! mais mal mise. – Bah! pensa-t-elle, ce n'est pas moi. Je suis bien mise et laide. – Elle avait alors son chapeau de peluche et sa robe de mérinos.

Un jour enfin, elle était dans le jardin, et elle entendit la pauvre vieille Toussaint qui disait: Monsieur, remarquez-vous comme mademoiselle devient jolie? Cosette n'entendit pas ce que son père répondit, les paroles de Toussaint furent pour elle une sorte de commotion. Elle s'échappa du jardin, monta à sa chambre, courut à la glace, il y avait trois mois qu'elle ne s'était regardée, et poussa un cri. Elle venait de s'éblouir elle-même.

Elle était belle et jolie; elle ne pouvait s'empêcher d'être de l'avis de Toussaint et de son miroir. Sa taille s'était faite, sa peau avait blanchi, ses cheveux s'étaient lustrés, une splendeur inconnue s'était allumée dans ses prunelles bleues. La conscience de sa beauté lui vint tout entière, en une minute, comme un grand jour qui se fait; les autres la remarquaient d'ailleurs, Toussaint le disait, c'était d'elle évidemment que le passant avait parlé, il n'y avait plus à douter; elle redescendit au jardin, se croyant reine, entendant les oiseaux chanter, c'était en hiver, voyant le ciel doré, le soleil dans les arbres, des fleurs dans les buissons, éperdue, folle, dans un ravissement inexprimable.

De son côté, Jean Valjean éprouvait un profond et indéfinissable serrement de cœur.

C'est qu'en effet, depuis quelque temps, il contemplait avec terreur cette beauté qui apparaissait chaque jour plus rayonnante sur le doux visage de Cosette. Aube riante pour tous, lugubre pour lui.

Cosette avait été belle assez longtemps avant de s'en apercevoir. Mais, du premier jour, cette lumière inattendue qui se levait lentement et enveloppait par degrés toute la personne de la jeune fille blessa la paupière sombre de Jean Valjean. Il sentit que c'était un changement dans une vie heureuse, si heureuse qu'il n'osait y remuer dans la crainte d'y déranger quelque chose. Cet homme qui avait passé par toutes les détresses, qui était encore tout saignant des meurtrissures de sa destinée, qui avait été presque méchant et qui était devenu presque saint, qui, après avoir traîné la chaîne du bagne, traînait maintenant la chaîne invisible, mais pesante, de l'infamie indéfinie, cet homme que la loi n'avait pas lâché et qui pouvait être à chaque instant ressaisi et ramené de l'obscurité de sa vertu au grand jour de l'opprobre public, cet homme acceptait tout, excusait tout, pardonnait tout, bénissait tout, voulait bien tout, et ne demandait à la providence, aux hommes, aux lois, à la société, à la nature, au monde, qu'une chose, que Cosette l'aimât!

Que Cosette continuât de l'aimer! que Dieu n'empêchât pas le cœur de cette enfant de venir à lui, et de rester à lui! Aimé de Cosette, il se trouvait guéri, reposé, apaisé, comblé, récompensé, couronné. Aimé de Cosette, il était bien! il n'en demandait pas davantage. On lui eût dit: Veux-tu être mieux? il eût répondu: Non. Dieu lui eût dit: Veux-tu le ciel? il eût répondu: J'y perdrais.

Tout ce qui pouvait effleurer cette situation, ne fût-ce qu'à la surface, le faisait frémir comme le commencement d'autre chose. Il n'avait jamais trop su ce que c'était que la beauté d'une femme; mais, par instinct, il comprenait que c'était terrible.

Cette beauté qui s'épanouissait de plus en plus triomphante et superbe à côté de lui, sous ses yeux, sur le front ingénu et redoutable de l'enfant, du fond de sa laideur, de sa vieillesse, de sa misère, de sa réprobation, de son accablement, il la regardait effaré.

Il se disait: Comme elle est belle! Qu'est-ce que je vais devenir, moi?

Là du reste était la différence entre sa tendresse et la tendresse d'une mère. Ce qu'il voyait avec angoisse, une mère l'eût vu avec joie.

Les premiers symptômes ne tardèrent pas à se manifester.

Dès le lendemain du jour où elle s'était dit: Décidément, je suis belle! Cosette fit attention à sa toilette. Elle se rappela le mot du passant: – Jolie, mais mal mise, – souffle d'oracle qui avait passé à côté d'elle et s'était évanoui après avoir déposé dans son cœur un des deux germes qui doivent plus tard emplir toute la vie de la femme, la coquetterie. L'amour est l'autre.

Avec la foi en sa beauté, toute l'âme féminine s'épanouit en elle. Elle eut horreur du mérinos et honte de la peluche. Son père ne lui avait jamais rien refusé. Elle sut tout de suite toute la science du chapeau, de la robe, du mantelet, du brodequin, de la manchette, de l'étoffe qui va, de la couleur qui sied, cette science qui fait de la femme parisienne quelque chose de si charmant, de si profond et de si dangereux. Le mot femme capiteuse a été inventé pour la Parisienne.

En moins d'un mois la petite Cosette fut dans cette thébaïde de la rue de Babylone une des femmes, non seulement les plus jolies, ce qui est quelque chose, mais «les mieux mises» de Paris, ce qui est bien davantage. Elle eût voulu rencontrer «son passant» pour voir ce qu'il dirait, et «pour lui apprendre!» Le fait est qu'elle était ravissante de tout point, et qu'elle distinguait à merveille un chapeau de Gérard d'un chapeau d'Herbaut.

Jean Valjean considérait ces ravages avec anxiété. Lui qui sentait qu'il ne pourrait jamais que ramper, marcher tout au plus, il voyait des ailes venir à Cosette.

Du reste, rien qu'à la simple inspection de la toilette de Cosette, une femme eût reconnu qu'elle n'avait pas de mère. Certaines petites bienséances, certaines conventions spéciales, n'étaient point observées par Cosette. Une mère, par exemple, lui eût dit qu'une jeune fille ne s'habille point en damas.

Le premier jour que Cosette sortit avec sa robe et son camail de damas noir et son chapeau de crêpe blanc, elle vint prendre le bras de Jean Valjean, gaie, radieuse, rose, fière, éclatante. – Père, dit-elle, comment me trouvez-vous ainsi? Jean Valjean répondit d'une voix qui ressemblait à la voix amère d'un envieux: – Charmante! – Il fut dans la promenade comme à l'ordinaire. En rentrant il demanda à Cosette:

– Est-ce que tu ne remettras plus ta robe et ton chapeau, tu sais?

Ceci se passait dans la chambre de Cosette. Cosette se tourna vers le porte-manteau de la garde-robe où sa défroque de pensionnaire était accrochée.

– Ce déguisement! dit-elle. Père, que voulez-vous que j'en fasse? Oh! par exemple, non, je ne remettrai jamais ces horreurs. Avec ce machin-là sur la tête, j'ai l'air de madame Chien-fou.

Jean Valjean soupira profondément.

À partir de ce moment, il remarqua que Cosette, qui autrefois demandait toujours à rester, disant: Père, je m'amuse mieux ici avec vous, – demandait maintenant toujours à sortir. En effet, à quoi bon avoir une jolie figure et une délicieuse toilette, si on ne les montre pas?

Il remarqua aussi que Cosette n'avait plus le même goût pour l'arrière-cour. À présent, elle se tenait plus volontiers au jardin, se promenant sans déplaisir devant la grille. Jean Valjean, farouche, ne mettait pas les pieds dans le jardin. Il restait dans son arrière-cour, comme le chien.

Cosette, à se savoir belle, perdit la grâce de l'ignorer; grâce exquise, car la beauté rehaussée de naïveté est ineffable, et rien n'est adorable comme une innocente éblouissante qui marche tenant en main, sans le savoir, la clef d'un paradis. Mais ce qu'elle perdit en grâce ingénue, elle le regagna en charme pensif et sérieux. Toute sa personne, pénétrée des joies de la jeunesse, de l'innocence et de la beauté, respirait une mélancolie splendide.

Ce fut à cette époque que Marius, après six mois écoulés, la revit au Luxembourg.

Chapitre VI
La bataille commence

Cosette était dans son ombre, comme Marius dans la sienne, toute disposée pour l'embrasement. La destinée, avec sa patience mystérieuse et fatale, approchait lentement l'un de l'autre ces deux êtres tout chargés et tout languissants des orageuses électricités de la passion, ces deux âmes qui portaient l'amour comme deux nuages portent la foudre, et qui devaient s'aborder et se mêler dans un regard comme les nuages dans un éclair.

On a tant abusé du regard dans les romans d'amour qu'on a fini par le déconsidérer. C'est à peine si l'on ose dire maintenant que deux êtres se sont aimés parce qu'ils se sont regardés. C'est pourtant comme cela qu'on s'aime et uniquement comme cela. Le reste n'est que le reste, et vient après. Rien n'est plus réel que ces grandes secousses que deux âmes se donnent en échangeant cette étincelle.

À cette certaine heure où Cosette eut sans le savoir ce regard qui troubla Marius, Marius ne se douta pas que lui aussi eut un regard qui troubla Cosette.

Il lui fit le même mal et le même bien.

Depuis longtemps déjà elle le voyait et elle l'examinait comme les filles examinent et voient, en regardant ailleurs. Marius trouvait encore Cosette laide que déjà Cosette trouvait Marius beau. Mais comme il ne prenait point garde à elle, ce jeune homme lui était bien égal.

Cependant elle ne pouvait s'empêcher de se dire qu'il avait de beaux cheveux, de beaux yeux, de belles dents, un charmant son de voix quand elle l'entendait causer avec ses camarades, qu'il marchait en se tenant mal, si l'on veut, mais avec une grâce à lui, qu'il ne paraissait pas bête du tout, que toute sa personne était noble, douce, simple et fière, et qu'enfin il avait l'air pauvre, mais qu'il avait bon air.

Le jour où leurs yeux se rencontrèrent et se dirent enfin brusquement ces premières choses obscures et ineffables que le regard balbutie, Cosette ne comprit pas d'abord. Elle rentra pensive à la maison de la rue de l'Ouest où Jean Valjean, selon son habitude, était venu passer six semaines. Le lendemain, en s'éveillant, elle songea à ce jeune homme inconnu, si longtemps indifférent et glacé, qui semblait maintenant faire attention à elle, et il ne lui sembla pas le moins du monde que cette attention lui fût agréable. Elle avait plutôt un peu de colère contre ce beau dédaigneux. Un fond de guerre remua en elle. Il lui sembla, et elle en éprouvait une joie encore tout enfantine, qu'elle allait enfin se venger.

Se sachant belle, elle sentait bien, quoique d'une façon indistincte, qu'elle avait une arme. Les femmes jouent avec leur beauté comme les enfants avec leur couteau. Elles s'y blessent.

On se rappelle les hésitations de Marius, ses palpitations, ses terreurs. Il restait sur son banc et n'approchait pas. Ce qui dépitait Cosette. Un jour elle dit à Jean Valjean: – Père, promenons-nous donc un peu de ce côté-là. – Voyant que Marius ne venait point à elle, elle alla à lui. En pareil cas, toute femme ressemble à Mahomet. Et puis, chose bizarre, le premier symptôme de l'amour vrai chez un jeune homme, c'est la timidité, chez une jeune fille, c'est la hardiesse. Ceci étonne, et rien n'est plus simple pourtant. Ce sont les deux sexes qui tendent à se rapprocher et qui prennent les qualités l'un de l'autre.

 

Ce jour-là, le regard de Cosette rendit Marius fou, le regard de Marius rendit Cosette tremblante. Marius s'en alla confiant, et Cosette inquiète. À partir de ce jour, ils s'adorèrent.

La première chose que Cosette éprouva, ce fut une tristesse confuse et profonde. Il lui sembla que, du jour au lendemain, son âme était devenue noire. Elle ne la reconnaissait plus. La blancheur de l'âme des jeunes filles, qui se compose de froideur et de gaîté, ressemble à la neige. Elle fond à l'amour qui est son soleil.

Cosette ne savait pas ce que c'était que l'amour. Elle n'avait jamais entendu prononcer ce mot dans le sens terrestre. Sur les livres de musique profane qui entraient dans le couvent, amour était remplacé par tambour ou pandour. Cela faisait des énigmes qui exerçaient l'imagination des grandes comme: Ah! que le tambour est agréable! ou: La pitié n'est pas un pandour! Mais Cosette était sortie encore trop jeune pour s'être beaucoup préoccupée du «tambour». Elle n'eût donc su quel nom donner à ce qu'elle éprouvait maintenant. Est-on moins malade pour ignorer le nom de sa maladie?

Elle aimait avec d'autant plus de passion qu'elle aimait avec ignorance. Elle ne savait pas si cela est bon ou mauvais, utile ou dangereux, nécessaire ou mortel, éternel ou passager, permis ou prohibé; elle aimait. On l'eût bien étonnée si on lui eût dit: Vous ne dormez pas? mais c'est défendu! Vous ne mangez pas? mais c'est fort mal! Vous avez des oppressions et des battements de cœur? mais cela ne se fait pas! Vous rougissez et vous pâlissez quand un certain être vêtu de noir paraît au bout d'une certaine allée verte? mais c'est abominable! Elle n'eût pas compris, et elle eût répondu: Comment peut-il y avoir de ma faute dans une chose où je ne puis rien et où je ne sais rien?

Il se trouva que l'amour qui se présenta était précisément celui qui convenait le mieux à l'état de son âme. C'était une sorte d'adoration à distance, une contemplation muette, la déification d'un inconnu. C'était l'apparition de l'adolescence à l'adolescence, le rêve des nuits devenu roman et resté rêve, le fantôme souhaité enfin réalisé et fait chair, mais n'ayant pas encore de nom, ni de tort, ni de tache, ni d'exigence, ni de défaut; en un mot, l'amant lointain et demeuré dans l'idéal, une chimère ayant une forme. Toute rencontre plus palpable et plus proche eût à cette première époque effarouché Cosette, encore à demi plongée dans la brume grossissante du cloître. Elle avait toutes les peurs des enfants et toutes les peurs des religieuses, mêlées. L'esprit du couvent, dont elle s'était pénétrée pendant cinq ans, s'évaporait encore lentement de toute sa personne et faisait tout trembler autour d'elle. Dans cette situation, ce n'était pas un amant qu'il lui fallait, ce n'était pas même un amoureux, c'était une vision. Elle se mit à adorer Marius comme quelque chose de charmant, de lumineux et d'impossible.

Comme l'extrême naïveté touche à l'extrême coquetterie, elle lui souriait, tout franchement.

Elle attendait tous les jours l'heure de la promenade avec impatience, elle y trouvait Marius, se sentait indiciblement heureuse, et croyait sincèrement exprimer toute sa pensée en disant à Jean Valjean: – Quel délicieux jardin que ce Luxembourg!

Marius et Cosette étaient dans la nuit l'un pour l'autre. Ils ne se parlaient pas, ils ne se saluaient pas, ils ne se connaissaient pas; ils se voyaient; et comme les astres dans le ciel que des millions de lieues séparent, ils vivaient de se regarder.

C'est ainsi que Cosette devenait peu à peu une femme et se développait, belle et amoureuse, avec la conscience de sa beauté et l'ignorance de son amour. Coquette par-dessus le marché, par innocence.