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Les contemplations. Autrefois, 1830-1843

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III
SATURNE

I
 
Il est des jours de brume et de lumière vague,
Où l'homme, que la vie à chaque instant confond,
Étudiant la plante, ou l'étoile, ou la vague,
S'accoude au bord croulant du problème sans fond;
 
 
Où le songeur, pareil aux antiques augures,
Cherchant Dieu, que jadis plus d'un voyant surprit,
Médite en regardant fixement les figures
Qu'on a dans l'ombre de l'esprit;
 
 
Où, comme en s'éveillant on voit, en reflets sombres.
Des spectres du dehors errer sur le plafond,
Il sonde le destin, et contemple les ombres
Que nos rêves jetés parmi les choses font!
 
 
Des heures où, pourvu qu'on ait à sa fenêtre
Une montagne, un bois, l'océan qui dit tout,
Le jour prêt à mourir ou l'aube prête à naître,
En soi-même on voit tout à coup
 
 
Sur l'amour, sur les biens qui tous nous abandonnent,
Sur l'homme, masque vide et fantôme rieur,
Éclore des clartés effrayantes qui donnent
Des éblouissements à l'oeil intérieur;
 
 
De sorte qu'une fois que ces visions glissent
Devant notre paupière en ce vallon d'exil,
Elles n'en sortent plus et pour jamais emplissent
L'arcade sombre du sourcil!
 
II
 
Donc, puisque j'ai parlé de ces heures de doute
Où l'on trouve le calme et l'autre le remords,
Je ne cacherai pas au peuple qui m'écoute
Que je songe souvent à ce que font les morts;
 
 
Et que j'en suis venu-tant la nuit étoilée
A fatigué de fois mes regards et mes voeux,
Et tant une pensée inquiète est mêlée
Aux racines de mes cheveux! -
 
 
A croire qu'à la mort, continuant sa route,
L'âme, se souvenant de son humanité,
Envolée à jamais sous la céleste voûte,
A franchir l'infini passait l'éternité!
 
 
Et que les morts voyaient l'extase et la prière,
Nos deux rayons, pour eux grandir bien plus encore,
Et qu'ils étaient pareils à la mouche ouvrière,
Au vol rayonnant, aux pieds d'or,
 
 
Qui, visitant les fleurs pleines de chastes gouttes,
Semble une âme visible en ce monde réel,
Et, leur disant tout bas quelque mystère à toutes,
Leur laisse le parfum en leur prenant le miel!
 
 
Et qu'ainsi, faits vivants par le sépulcre même,
Nous irions tous un jour, dans l'espace vermeil,
Lire l'oeuvre infinie et l'éternel poëme,
Vers à vers, soleil à soleil!
 
 
Admirer tout système en ses formes fécondes,
Toute création dans sa variété,
Et, comparant à Dieu chaque face des mondes,
Avec l'âme de tout confronter leur beauté!
 
 
Et que chacun ferait ce voyage des âmes,
Pourvu qu'il ait souffert, pourvu qu'il ait pleuré.
Tous! hormis les méchants, dont les esprits infâmes
Sont comme un livre déchiré.
 
 
Ceux-là, Saturne, un globe horrible et solitaire,
Les prendra pour le temps où Dieu voudra punir,
Châtiés à la fois par le ciel et la terre,
Par l'aspiration et par le souvenir!
 
III
 
Saturne! sphère énorme! astre aux aspects funèbres!
Bagne du ciel! prison dont le soupirail luit!
Monde en proie à la brume, aux souffles, aux ténèbres!
Enfer fait d'hiver et de nuit!
 
 
Son atmosphère flotte en zones tortueuses.
Deux anneaux flamboyants, tournant avec fureur,
Font, dans son ciel d'airain, deux arches monstrueuses
D'où tombe une éternelle et profonde terreur.
 
 
Ainsi qu'une araignée au centre de sa toile,
Il tient sept lunes d'or qu'il lie à ses essieux;
Pour lui, notre soleil, qui n'est plus qu'une étoile,
Se perd, sinistre, au fond des cieux!
 
 
Les autres univers, l'entrevoyant dans l'ombre,
Se sont épouvantés de ce globe hideux.
Tremblants, ils l'ont peuplé de chimères sans nombre,
En le voyant errer formidable autour d'eux!
 
IV
 
Oh! ce serait vraiment un mystère sublime
Que ce ciel si profond, si lumineux, si beau,
Qui flamboie à nos yeux ouvert comme un abîme,
Fût l'intérieur du tombeau!
 
 
Que tout se révélât à nos paupières closes!
Que, morts, ces grands destins nous fussent réservés!..
Qu'en est-il de ce rêve et de bien d'autres choses?
Il est certain, Seigneur, que seul vous le savez.
 
V
 
Il est certain aussi que, jadis, sur la terre,
Le patriarche, ému d'un redoutable effroi,
Et les saints qui peuplaient la Thébaïde austère
Ont fait des songes comme moi;
 
 
Que, dans sa solitude auguste, le prophète
Voyait, pour son regard plein d'étranges rayons,
Par la même fêlure aux réalités faite,
S'ouvrir le monde obscur des pâles visions;
 
 
Et qu'à l'heure où le jour devant la nuit recule,
Ces sages que jamais l'homme, hélas! ne comprit,
Mêlaient, silencieux, au morne crépuscule
Le trouble de leur sombre esprit;
 
 
Tandis que l'eau sortait des sources cristallines,
Et que les grands lions, de moments en moments,
Vaguement apparus au sommet des collines,
Poussaient dans le désert de longs rugissements!
 
Avril 1839.

IV
ÉCRIT AU BAS D'UN CRUCIFIX

 
Vous qui pleurez, venez à ce Dieu, car il pleure.
Vous qui souffrez, venez à lui, car il guérit.
Vous qui tremblez, venez à lui, car il sourit.
Vous qui passez, venez à lui, car il demeure.
 
Mars 1842.

V
QUIA PULVIS ES

 
Ceux-ci partent, ceux-là demeurent.
Sous le sombre aquilon, dont les mille voix pleurent,
Poussière et genre humain, tout s'envole à la fois.
Hélas! le même vent souffle, en l'ombre où nous sommes,
Sur toutes les têtes des hommes,
Sur toutes les feuilles des bois.
 
 
Ceux qui restent à ceux qui passent
Disent: – Infortunés! déjà vos fronts s'effacent.
Quoi! vous n'entendrez plus la parole et le bruit!
Quoi! vous ne verrez plus ni le ciel ni les arbres!
Vous allez dormir sous les marbres!
Vous allez tomber dans la nuit! -
 
 
Ceux qui passent à ceux qui restent
Disent: – Vous n'avez rien à vous! vos pleurs l'attestent!
Pour vous, gloire et bonheur sont des mots décevants,
Dieu donne aux morts les biens réels, les vrais royaumes.
Vivants! vous êtes des fantômes;
C'est nous qui sommes les vivants! -
 
Février 1843

VI
LA SOURCE

 
Un lion habitait près d'une source; un aigle
Y venait boire aussi.
Or, deux héros, un jour, deux rois-souvent Dieu règle
La destinée ainsi-
 
 
Vinrent à cette source où des palmiers attirent
Le passant hasardeux,
Et, s'étant reconnus, ces hommes se battirent
Et tombèrent tous deux.
 
 
L'aigle, comme ils mouraient, vint planer sur leurs têtes,
Et leur dit, rayonnant:
-Vous trouviez l'univers trop petit, et vous n'êtes
Qu'une ombre maintenant!
 
 
O princes! et vos os, hier pleins de jeunesse,
Ne seront plus demain
Que des cailloux mêlés, sans qu'on les reconnaisse,
Aux pierres du chemin!
 
 
Insensés! à quoi bon cette guerre âpre et rude,
Ce duel, ce talion!.. -
Je vis en paix, moi, l'aigle, en cette solitude
Avec lui, le lion.
 
 
Nous venons tous deux boire à la même fontaine,
Rois dans les mêmes lieux;
Je lui laisse le bois, la montagne et la plaine,
Et je garde les cieux.
 
Octobre 1846.

VII
LA STATUE

 
Quand l'empire romain tomba désespéré,
-Car, ô Rome, l'abîme où Carthage a sombré
Attendait que tu la suivisses! -
Quand, n'ayant rien en lui de grand qu'il n'eût brisé,
Ce monde agonisa, triste, ayant épuisé
Tous les Césars et tous les vices;
 
 
Quand il expira, vide et riche comme Tyr;
Tas d'esclaves ayant pour gloire de sentir
Le pied du maître sur leurs nuques;
Ivre de vin, de sang et d'or; continuant
Caton par Tigellin, l'astre par le néant,
Et les géants par les eunuques;
 
 
Ce fut un noir spectacle et dont on s'enfuyait.
Le pâle cénobite y songeait, inquiet,
Dans les antres visionnaires;
Et, pendant trois cents ans, dans l'ombre on entendit
Sur ce monde damné, sur ce festin maudit,
Un écroulement de tonnerres.
 
 
Et Luxure, Paresse, Envie, Orgie, Orgueil,
Avarice et Colère, au-dessus de ce deuil,
Planèrent avec des huées;
Et, comme des éclairs sous le plafond des soirs,
Les glaives monstrueux des sept archanges noirs
Flamboyèrent dans les nuées.
 
 
Juvénal, qui peignit ce gouffre universel,
Est statue aujourd'hui; la statue est de sel,
Seule sous le nocturne dôme;
Pas un arbre à ses pieds; pas d'herbe et de rameaux
Et dans son oeil sinistre on lit ces sombres mots:
Pour avoir regardé Sodôme.
 
Février 1843.

VIII

 
Je lisais. Que lisais-je? Oh! le vieux livre austère,
Le poëme éternel! – La Bible? – Non, la terre.
Platon, tous les matins, quand revit le ciel bleu,
Lisait les vers d'Homère, et moi les fleurs de Dieu.
J'épèle les buissons, les brins d'herbe, les sources;
Et je n'ai pas besoin d'emporter dans mes courses
Mon livre sous mon bras, car je l'ai sous mes pieds.
Je m'en vais devant moi dans les lieux non frayés,
Et j'étudie à fond le texte, et je me penche,
Cherchant à déchiffrer la corolle et la branche.
Donc, courbé, – c'est ainsi qu'en marchant je traduis
La lumière en idée, en syllabes les bruits, -
J'étais en train de lire un champ, page fleurie.
Je fus interrompu dans cette rêverie;
Un doux martinet noir avec un ventre blanc
Me parlait; il disait: – O pauvre homme, tremblant
Entre le doute morne et la foi qui délivre,
Je t'approuve. Il est bon de lire dans ce livre.
Lis toujours, lis sans cesse, ô penseur agité,
Et que les champs profonds t'emplissent de clarté!
Il est sain de toujours feuilleter la nature,
Car c'est la grande lettre et la grande écriture;
Car la terre, cantique où nous nous abîmons,
A pour versets les bois et pour strophes les monts!
Lis. Il n'est rien dans tout ce que peut sonder l'homme
Qui, bien questionné par l'âme, ne se nomme.
Médite. Tout est plein de jour, même la nuit;
Et tout ce qui travaille, éclaire, aime ou détruit,
A des rayons: la roue au dur moyeu, l'étoile,
La fleur, et l'araignée au centre de sa toile.
Rends-toi compte de Dieu. Comprendre, c'est aimer.
Les plaines où le ciel aide l'herbe à germer,
L'eau, les prés, sont autant de phrases où le sage
Voit serpenter des sens qu'il saisit au passage.
Marche au vrai. Le réel, c'est le juste, vois-tu;
Et voir la vérité, c'est trouver la vertu.
Bien lire l'univers, c'est bien lire la vie.
Le monde est l'oeuvre où rien ne ment et ne dévie,
Et dont les mots sacrés répandent de l'encens.
L'homme injuste est celui qui fait des contre-sens.
Oui, la création tout entière, les choses,
Les êtres, les rapports, les éléments, les causes,
Rameaux dont le ciel clair perce le réseau noir,
L'arabesque des bois sur les cuivres du soir,
La bête, le rocher, l'épi d'or, l'aile peinte,
Tout cet ensemble obscur, végétation sainte,
Compose en se croisant ce chiffre énorme: DIEU.
L'éternel est écrit dans ce qui dure peu;
Toute l'immensité, sombre, bleue, étoilée,
Traverse l'humble fleur, du penseur contemplée;
On voit les champs, mais c'est de Dieu qu'on s'éblouit.
Le lys que tu comprends en toi s'épanouit;
Les roses que tu lis s'ajoutent à ton âme.
Les fleurs chastes, d'où sort une invisible flamme,
Sont les conseils que Dieu sème sur le chemin;
C'est l'âme qui les doit cueillir, et non la main.
Ainsi tu fais; aussi l'aube est sur ton front sombre;
Aussi tu deviens bon, juste et sage; et dans l'ombre
Tu reprends la candeur sublime du berceau. -
Je répondis: – Hélas! tu te trompes, oiseau.
Ma chair, faite de cendre, à chaque instant succombe;
Mon âme ne sera blanche que dans la tombe;
Car l'homme, quoi qu'il fasse, est aveugle ou méchant.
Et je continuai la lecture du champ.
 
Juillet 1833.

IX

 
Jeune fille, la grâce emplit tes dix-sept ans.
Ton regard dit: Matin, et ton front dit: Printemps.
Il semble que ta main porte un lys invisible.
Don Juan te voit passer et murmure: «Impossible!»
Sois belle. Sois bénie, enfant, dans ta beauté.
La nature s'égaye à toute ta clarté;
Tu fais une lueur sous les arbres; la guêpe
Touche ta joue en fleur de son aile de crêpe;
La mouche à tes yeux vole ainsi qu'à des flambeaux.
Ton souffle est un encens qui monte au ciel. Lesbos
Et les marins d'Hydra, s'ils te voyaient sans voiles,
Te prendraient pour l'Aurore aux cheveux pleins d'étoiles.
Les êtres de l'azur froncent leur pur sourcil,
Quand l'homme, spectre obscur du mal et de l'exil,
Ose approcher ton âme, aux rayons fiancée.
Sois belle. Tu te sens par l'ombre caressée,
Un ange vient baiser ton pied quand il est nu,
Et c'est ce qui te fait ton sourire ingénu.
 
Février 1843.

X
AMOUR

 
Amour! «Loi,» dit Jésus. «Mystère,» dit Platon.
Sait-on quel fil nous lie au firmament? Sait-on
Ce que les mains de Dieu dans l'immensité sèment?
Est-on maître d'aimer? pourquoi deux êtres s'aiment,
Demande à l'eau qui court, demande à l'air qui fuit,
Au moucheron qui vole à la flamme la nuit,
Au rayon d'or qui veut baiser la grappe mûre!
Demande à ce qui chante, appelle, attend, murmure!
Demande aux nids profonds qu'avril met en émoi
Le coeur éperdu crie: Est-ce que je sais, moi?
Cette femme a passé: je suis fou. C'est l'histoire.
Ses cheveux étaient blonds, sa prunelle était noire;
En plein midi, joyeuse, une fleur au corset,
Illumination du jour, elle passait;
Elle allait, la charmante, et riait, la superbe;
Ses petits pieds semblaient chuchoter avec l'herbe;
Un oiseau bleu volait dans l'air, et me parla;
Et comment voulez-vous que j'échappe à cela?
Est-ce que je sais, moi? c'était au temps des roses;
Les arbres se disaient tout bas de douces choses;
Les ruisseaux l'ont voulu, les fleurs l'ont comploté.
J'aime! – O Rodin, Vouglans, Delancre! prévôté,
Bailliage, châtelet, grand'chambre, saint-office,
Demandez le secret de ce doux maléfice
Aux vents, au frais printemps chassant l'hiver hagard,
Au philtre qu'un regard boit dans l'autre regard,
Au sourire qui rêve, à la voix qui caresse,
A ce magicien, à cette charmeresse!
Demandez aux sentiers traîtres qui, dans les bois,
Vous font recommencer les mêmes pas cent fois,
A la branche de mai, cette Armide qui guette,
Et fait tourner sur nous en cercle sa baguette!
Demandez à la vie, à la nature, aux cieux,
Au vague enchantement des champs mystérieux!
Exorcisez le pré tentateur, l'antre, l'orme!
Faites, Cujas au poing, un bon procès en forme
Aux sources dont le coeur écoute les sanglots,
Au soupir éternel des forêts et des flots.
Dressez procès-verbal contre les pâquerettes
Qui laissent les bourdons froisser leurs collerettes;
Instrumentez; tonnez. Prouvez que deux amants
Livraient leur âme aux fleurs, aux bois, aux lacs dormants,
Et qu'ils ont fait un pacte avec la lune sombre,
Avec l'illusion, l'espérance aux yeux d'ombre,
Et l'extase chantant des hymnes inconnus,
Et qu'ils allaient tous deux, dès que brillait Vénus,
Sur l'herbe que la brise agite par bouffées,
Danser au bleu sabbat de ces nocturnes fées,
Éperdus, possédés d'un adorable ennui,
Elle n'étant plus elle et lui n'étant plus lui!
Quoi! nous sommes encore aux temps où la Tournelle,
Déclarant la magie impie et criminelle,
Lui dressait un bûcher par arrêt de la cour,
Et le dernier sorcier qu'on brûle, c'est l'Amour!
 
Juillet 1843.

XI

 
Une terre au flanc maigre, âpre, avare, inclément
Où les vivants pensifs travaillent tristement,
Et qui donne à regret à cette race humaine
Un peu de pain pour tant de labeur et de peine;
Des hommes durs, éclos sur ces sillons ingrats;
Des cités d'où s'en vont, en se tordant les bras,
La charité, la paix, la foi, soeurs vénérables;
L'orgueil chez les puissants et chez les misérables;
La haine au coeur de tous; la mort, spectre sans yeux,
Frappant sur les meilleurs des coups mystérieux;
Sur tous les hauts sommets des brumes répandues;
Deux vierges, la justice et la pudeur, vendues;
Toutes les passions engendrant tous les maux;
Des forêts abritant des loups sous leurs rameaux;
Là le désert torride, ici les froids polaires;
Des océans émus de subites colères,
Pleins de mâts frissonnants qui sombrent dans la nuit;
Des continents couverts de fumée et de bruit,
Où, deux torches aux mains, rugit la guerre infâme,
Où toujours quelque part fume une ville en flamme,
Où se heurtent sanglants les peuples furieux; -
Et que tout cela fasse un astre dans les cieux!
 
Octobre 1840.

XII
EXPLICATION

 
La terre est au soleil ce que l'homme est à l'ange.
L'un est fait de splendeur; l'autre est pétri de fange.
Toute étoile est soleil; tout astre est paradis.
Autour des globes purs sont les mondes maudits;
Et dans l'ombre, où l'esprit voit mieux que la lunette,
Le soleil paradis traîne l'enfer planète.
 
 
L'ange habitant de l'astre est faillible; et, séduit,
Il peut devenir l'homme habitant de la nuit.
Voilà ce que le vent m'a dit sur la montagne.
 
 
Tout globe obscur gémit; toute terre est un bagne
Où la vie en pleurant, jusqu'au jour du réveil,
Vient écrouer l'esprit qui tombe du soleil.
Plus le globe est lointain, plus le bagne est terrible.
La mort est là, vannant les âmes dans un crible,
Qui juge, et, de la vie invisible témoin,
Rapporte l'ange à l'astre ou le jette plus loin.
 
 
O globes sans rayons et presque sans aurores!
Énorme Jupiter fouetté de météores,
Mars qui semble de loin la bouche d'un volcan,
O nocturne Uranus! ô Saturne au carcan!
Châtiments inconnus! rédemptions! mystères!
Deuils! ô lunes encor plus mortes que les terres!
Ils souffrent; ils sont noirs; et qui sait ce qu'ils font?
L'ombre entend par moments leur cri rauque et profond,
Comme on entend, le soir, la plainte des cigales.
Mondes spectres, tirant des chaînes inégales,
Ils vont, blêmes, pareils au rêve qui s'enfuit.
Rougis confusément d'un reflet dans la nuit,
Implorant un messie, espérant des apôtres,
Seuls, séparés, les uns en arrière des autres,
Tristes, échevelés par des souffles hagards,
Jetant à la clarté de farouches regards,
Ceux-ci, vagues, roulant dans les profondeurs mornes,
Ceux-là, presque engloutis dans l'infini sans bornes,
Ténébreux, frissonnants, froids, glacés, pluvieux,
Autour du paradis ils tournent envieux;
Et, du soleil, parmi les brumes et les ombres,
On voit passer au loin toutes ces faces sombres.
 
Novembre 1840.

XIII
LA CHOUETTE

 
Une chouette était sur la porte clouée;
Larve de l'ombre au toit des hommes échouée.
La nature, qui mêle une âme aux rameaux verts,
Qui remplit tout, et vit, à des degrés divers,
Dans la bête sauvage et la bête de somme,
Toujours en dialogue avec l'esprit de l'homme,
Lui donne à déchiffrer les animaux, qui sont
Ses signes, alphabet formidable et profond;
Et, sombre, ayant pour mots l'oiseau, le ver, l'insecte,
Parle deux langues: l'une, admirable et correcte,
L'autre, obscur bégaîment. L'éléphant aux pieds lourds,
Le lion, ce grand front de l'antre, l'aigle, l'ours,
Le taureau, le cheval, le tigre au bond superbe,
Sont le langage altier et splendide, le verbe;
Et la chauve-souris, le crapaud, le putois,
Le crabe, le hibou, le porc, sont le patois.
Or, j'étais là, pensif, bienveillant, presque tendre,
Épelant ce squelette, et tâchant de comprendre
Ce qu'entre les trois clous où son spectre pendait,
Aux vivants, aux souffrants, au boeuf triste, au baudet,
Disait, hélas! la pauvre et sinistre chouette,
Du côté noir de l'être informe silhouette.
 
 
Elle disait:
«Sur son front sombre
Comme la brume se répand!
Il remplit tout le fond de l'ombre.
Comme sa tête morte pend!
De ses yeux coulent ses pensées.
Ses pieds troués, ses mains percées
 
 
Bleuissent à l'air glacial.
Oh! comme il saigne dans le gouffre!
Lui qui faisait le bien, il souffre
Comme moi qui faisais le mal.
 
 
«Une lumière à son front tremble.»
Et la nuit dit au vent: «Soufflons
Sur cette flamme!» et, tous ensemble,
Les ténèbres, les aquilons,
La pluie et l'horreur, froides bouches,
Soufflent, hagards, hideux, farouches,
Et dans la tempête et le bruit
La clarté reparaît grandie… -
Tu peux éteindre un incendie,
Mais pas une auréole, ô nuit!
 
 
«Cette âme arriva sur la terre,
Qu'assombrit le soir incertain;
Elle entra dans l'obscur mystère
Que l'ombre appelle son destin;
Au mensonge, aux forfaits sans nombre,
A tout l'horrible essaim de l'ombre,
Elle livrait de saints combats;
Elle volait, et ses prunelles
Semblaient deux lueurs éternelles
Qui passaient dans la nuit d'en bas.
 
 
«Elle allait parmi les ténèbres,
Poursuivant, chassant, dévorant
Les vices, ces taupes funèbres,
Le crime, ce phalène errant;
Arrachant de leurs trous la haine,
L'orgueil, la fraude qui se traîne,
L'âpre envie, aspic du chemin,
Les vers de terre et les vipères,
Que la nuit cache dans les pierres
Et le mal dans le coeur humain!
 
 
«Elle cherchait ces infidèles,
L'Achab, le Nemrod, le Mathan,
Que, dans son temple et sous ses ailes,
Réchauffe le faux dieu Satan,
Les vendeurs cachés sous les porches,
Le brûleur allumant ses torches
Au même feu que l'encensoir;
Et, quand elle l'avait trouvée,
Toute la sinistre couvée
Se hérissait sous l'autel noir.
 
 
«Elle allait, délivrant les hommes
De leurs ennemis ténébreux;
Les hommes, noirs comme nous sommes,
Prirent l'esprit luttant pour eux;
Puis ils clouèrent, les infâmes,
L'âme qui défendait leurs âmes,
L'être dont l'oeil jetait du jour;
Et leur foule, dans sa démence,
Railla cette chouette immense
De la lumière et de l'amour!
 
 
«Race qui frappes et lapides,
Je te plains! hommes, je vous plains!
Hélas! je plains vos poings stupides,
D'affreux clous et de marteaux pleins!
Vous persécutez pêle-mêle
Le mal, le bien, la griffe et l'aile,
Chasseurs sans but, bourreaux sans yeux!
Vous clouez de vos mains mal sûres
Les hiboux au seuil des masures,
Et Christ sur la porte des cieux!»
 
Mai 1843.