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Le Rhin, Tome I

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LETTRE VII
LES BORDS DE LA MEUSE. – HUY. – LIÉGE

Les beaux arbres et les beaux rochers. – Louange à Dieu, blâme à l'homme. – Sanson. – Andennes. – Le voyageur donne un sage conseil à M. le curé de Selayen. – Huy. – Coin de terre curieux où l'on récolte du vin belge fait avec du raisin. – Aspects du pays. – Tableaux flamands. – Approches de Liége. – Figure extraordinaire et effrayante que prend le paysage à la nuit tombée. – Ce que l'auteur voit eût semblé à Virgile le Tartare et à Dante l'Enfer. – Liége. – Ville qui ne ressemble à aucune autre. – Il y a des gens qui y lisent le Constitutionnel. – Les églises. – Saint-Paul. Saint-Jean. Saint-Hubert. Saint-Denis. – Le palais des princes-évêques. – Admirable cour. – Maison de justice, marché et prison. – Le bourgeois voltairien a trop d'esprit; le bourgeois utilitaire est trop bête. – Estampes en l'honneur des alliés de 1814. – Désastres de notre grammaire et massacre de notre orthographe.

Liége, 4 août.

Le chemin de Liége s'éloigne de Namur par une allée de magnifiques arbres. Les immenses feuillages font de leur mieux pour cacher au voyageur les maussades clochers de la ville, lesquels apparaissent de loin comme un gigantesque jeu de quilles diapré de quelques bilboquets. Au moment où l'on sort de l'ombre de ces beaux arbres, le vent frais de la Meuse vous arrive au visage, et la route se remet à côtoyer joyeusement la rivière. La Meuse, grossie désormais par la Sambre, a élargi sa vallée; mais la double muraille de rochers reparaît, figurant à chaque instant des forteresses de cyclopes, de grands donjons en ruines, des groupes de tours titaniques. Ces roches de la Meuse contiennent beaucoup de fer; mêlées au paysage, elles sont d'une admirable couleur; la pluie, l'air et le soleil les rouillent splendidement; mais arrachées de la terre, exploitées et taillées, elles se métamorphosent en cet odieux granit gris-bleu dont toute la Belgique est infestée. Ce qui donnait de magnifiques montagnes ne produit plus que d'affreuses maisons.

Dieu a fait le rocher, l'homme a fait le moellon.

On traverse rapidement Sanson, village au-dessus duquel achèvent de s'écrouler dans les ronces quelques tronçons d'un château fort bâti, dit-on, sous Clodion. Le rocher figure là un visage humain, barbu et sévère, que le conducteur ne manque pas de faire regarder aux voyageurs. Puis on gagne Andennes, où j'ai remarqué, rareté inappréciable pour les antiquaires, une petite église rustique du dixième siècle encore intacte. Dans un autre village, à Selayen, je crois, on lit cette inscription en grosses lettres au-dessus de la principale porte de l'église: Les chiens hors de la maison de Dieu. Si j'étais le digne curé de Selayen, je penserais qu'il est plus urgent de dire aux hommes d'entrer qu'aux chiens de sortir.

Après Andennes, les montagnes s'écartent, la vallée devient plaine, la Meuse s'en va loin de la route à travers les prairies. Le paysage est encore beau, mais on y voit apparaître un peu trop souvent la cheminée de l'usine, ce triste obélisque de notre civilisation industrielle.

Puis les collines se rapprochent, la rivière et la route se rejoignent; on aperçoit de vastes bastions accrochés comme un nid d'aigle au front d'un rocher, une belle église du quatorzième siècle accostée d'une haute tour carrée, une porte de ville flanquée d'une douve ruinée. Force charmantes maisons inventées pour la récréation des yeux par le génie si riche, si fantasque et si spirituel de la Renaissance flamande, se mirent dans la Meuse avec leurs terrasses en fleurs des deux côtés d'un vieux pont. On est à Huy.

Huy et Dinant sont les deux plus jolies villes qu'il y ait sur la Meuse. Huy est à moitié chemin entre Namur et Liége, de même que Dinant entre Namur et Givet. Huy, qui est encore une redoutable citadelle, a été autrefois une belliqueuse commune et a soutenu des siéges contre ceux de Liége, comme Dinant contre ceux de Namur, dans ce temps héroïque où les villes se déclaraient la guerre comme font aujourd'hui les royaumes et où Froissard disait:

 
La grand'ville de Bar-sur-Saigne
A fait trembler Troye en Champaigne.
 

Après Huy recommence ce ravissant contraste qui est tout le paysage de la Meuse. Rien de plus sévère que ces rochers, rien de plus riant que ces prairies. Il y a là quelques collines hérissées de ceps et d'échalas qui donnent un vin quelconque. C'est, je crois, le seul vignoble de la Belgique.

De temps en temps on rencontre tout au bord du fleuve, dans quelque ravin au-dessus duquel passe la route, une fabrique de zinc dont l'aspect délabré et les toits crevassés, d'où la fumée s'échappe de toutes les tuiles, simulent un incendie qui commence ou qui s'éteint; ou c'est une alunière avec ses vastes monceaux de terre rougeâtre; ou bien encore, derrière une houblonnière, à côté d'un champ de grosses fèves, au milieu des parfums d'un petit jardin qui regorge de fleurs et qu'entoure une haie rapiécée çà et là avec un treillis vermoulu, parmi les caquets assourdissants d'une populace de poules, d'oies et de canards, on aperçoit une maison en briques, à tourelles d'ardoises, à croisées de pierre, à vitrages maillés de plomb, grave, propre, douce, égayée d'une vigne grimpante, avec des colombes sur son toit, des cages d'oiseaux à ses fenêtres, un petit enfant et un rayon de soleil sur son seuil, et l'on rêve à Téniers et à Mieris.

Cependant le soir vient, le vent tombe, les prés, les buissons et les arbres se taisent, on n'entend plus que le bruit de l'eau. L'intérieur des maisons s'éclaire vaguement; les objets s'effacent comme dans une fumée; les voyageurs bâillent à qui mieux mieux dans la voiture en disant: «Nous serons à Liége dans une heure.» C'est dans ce moment-là que le paysage prend tout à coup un aspect extraordinaire. Là-bas, dans les futaies, au pied des collines brunes et velues de l'occident, deux rondes prunelles de feu éclatent et resplendissent comme des yeux de tigre. Ici, au bord de la route, voici un effrayant chandelier de quatre-vingts pieds de haut qui flambe dans le paysage et qui jette sur les rochers, les forêts et les ravins des réverbérations sinistres. Plus loin, à l'entrée de cette vallée enfouie dans l'ombre, il y a une gueule pleine de braise qui s'ouvre et se ferme brusquement et d'où sort par instants avec d'affreux hoquets une langue de flamme.

Ce sont des usines qui s'allument.

Quand on a passé le lieu appelé la Petite-Flemalle, la chose devient inexprimable et vraiment magnifique. Toute la vallée semble trouée de cratères en éruption. Quelques-uns dégorgent derrière les taillis des tourbillons de vapeur écarlate étoilée d'étincelles; d'autres dessinent lugubrement sur un fond rouge la noire silhouette des villages; ailleurs les flammes apparaissent à travers les crevasses d'un groupe d'édifices. On croirait qu'une armée ennemie vient de traverser le pays, et que vingt bourgs mis à sac vous offrent à la fois dans cette nuit ténébreuse tous les aspects et toutes les phases de l'incendie, ceux-là embrasés, ceux-ci fumants, les autres flamboyants.

Ce spectacle de guerre est donné par la paix; cette copie effroyable de la dévastation est faite par l'industrie. Vous avez tout simplement là sous les yeux les hauts fourneaux de M. Cockerill.

Un bruit farouche et violent sort de ce chaos de travailleurs. J'ai eu la curiosité de mettre pied à terre et de m'approcher d'un de ces antres. Là, j'ai admiré véritablement l'industrie. C'est un beau et prodigieux spectacle, qui, la nuit, semble emprunter à la tristesse solennelle de l'heure quelque chose de surnaturel. Les roues, les scies, les chaudières, les laminoirs, les cylindres, les balanciers, tous ces monstres de cuivre, de tôle et d'airain que nous nommons des machines et que la vapeur fait vivre d'une vie effrayante et terrible, mugissent, sifflent, grincent, râlent, reniflent, aboient, glapissent, déchirent le bronze, tordent le fer, mâchent le granit, et, par moments, au milieu des ouvriers noirs et enfumés qui les harcèlent, hurlent avec douleur dans l'atmosphère ardente de l'usine comme des hydres et des dragons tourmentés par des démons dans un enfer.

Liége est une de ces vieilles villes qui sont en train de devenir villes neuves, – transformation déplorable, mais fatale! – une de ces villes où partout les antiques devantures peintes et ciselées s'écaillent et tombent et laissent voir en leur lieu des façades blanches enrichies de statues de plâtre; où les bons vieux grands toits d'ardoise chargés de lucarnes, de carillons, de clochetons et de girouettes, s'effondrent tristement, regardés avec horreur par quelque bourgeois hébété qui lit le Constitutionnel sur une terrasse plate pavée en zinc; où l'octroi, temple grec orné d'un douanier, succède à la porte-donjon flanquée de tours et hérissée de pertuisanes; où le long tuyau rouge des hauts fourneaux remplace la flèche sonore des églises. Les anciennes villes jetaient du bruit, les villes modernes jettent de la fumée.

Liége n'a plus l'énorme cathédrale des princes-évêques bâtie par l'illustre évêque Notger, en l'an 1000, et démolie en 1795 par on ne sait qui; mais elle a l'usine de M. Cockerill.

Liége n'a plus son couvent de dominicains, sombre cloître d'une si haute renommée, noble édifice d'une si fière architecture; mais elle a, précisément sur le même emplacement, un théâtre embelli de colonnes à chapiteaux de fonte où l'on joue l'opéra-comique, et dont mademoiselle Mars a posé la première pierre.

Liége est encore, au dix-neuvième siècle comme au seizième, la ville des armuriers. Elle lutte avec la France pour les armes de guerre, et avec Versailles en particulier pour les armes de luxe. Mais la vieille cité de Saint-Hubert, jadis église et forteresse, commune ecclésiastique et militaire, ne prie plus et ne se bat plus; elle vend et achète. C'est aujourd'hui une grosse ruche industrielle. Liége s'est transformée en un riche centre commercial. La vallée de la Meuse lui met un bras en France et l'autre en Hollande, et, grâce à ces deux grands bras, sans cesse elle prend de l'une et reçoit de l'autre.

 

Tout s'efface dans cette ville, jusqu'à son étymologie. L'antique ruisseau Legia s'appelle maintenant le Ri-de-Coq-Fontaine.

Du reste, il faut pourtant le dire, Liége, gracieusement éparse sur la croupe verte de la montagne de Sainte-Walburge, divisée par la Meuse en haute et basse ville, coupée par treize ponts dont quelques-uns ont une figure architecturale, entourée à perte de vue d'arbres, de collines et de prairies, a encore assez de tourelles, assez de façades à pignons volutés ou taillés, assez de clochers romans, assez de portes-donjons comme celles de Saint-Martin et d'Amercœur, pour émerveiller le poëte et l'antiquaire même le plus hérissé devant les manufactures, les mécaniques et les usines.

Comme il pleuvait à verse, je n'ai pu visiter que quatre églises: – Saint-Paul, la cathédrale actuelle, noble nef du quinzième siècle, accostée d'un cloître gothique et d'un charmant portail de la Renaissance sottement badigeonnés, et surmontée d'un clocher qui a dû être fort beau, mais dont quelque inepte architecte contemporain a abâtardi tous les angles, honteuse opération que subissent en ce moment sous nos yeux les vieux toits de notre hôtel de ville de Paris. – Saint-Jean, grave façade du dixième siècle, composée d'une grosse tour carrée à flèche d'ardoise des deux côtés de laquelle se pressent deux autres bas clochers également carrés. A cette façade s'adosse insolemment le dôme ou plutôt la bosse d'une abominable église rococo dont une porte s'ouvre sur un cloître ogival défiguré, raclé, blanchi, triste et plein de hautes herbes. – Saint-Hubert, dont l'abside romane ourlée de basses galeries à plein cintre est d'un ordre magnifique. – Saint-Denis, curieuse église du dixième siècle dont la grosse tour est du neuvième. Cette tour porte à sa partie inférieure des traces évidentes de dévastation et d'incendie. Elle a été probablement brûlée lors de la grande irruption des Normands, en 882, je crois. Les architectes romans ont naïvement raccommodé et continué la tour en briques, la prenant telle que l'incendie l'avait faite et asseyant le nouveau mur sur la vieille pierre rongée, de sorte que le profil découpé de la ruine se dessine parfaitement conservé sur le clocher tel qu'il est aujourd'hui. Cette grande pièce rouge qui enveloppe le clocher, frangée par le bas comme un haillon, est d'un effet singulier.

Comme j'allais de Saint-Denis à Saint-Hubert par un labyrinthe d'anciennes rues basses et étroites, ornées çà et là de madones au-dessus desquelles s'arrondissent comme des cerceaux concentriques de grands rubans de fer-blanc chargés d'inscriptions dévotes, j'ai coudoyé tout à coup une vaste et sombre muraille de pierre percée de larges baies en anses de panier et enrichie de ce luxe de nervures qui annonce l'arrière-façade d'un palais du moyen âge. Une porte obscure s'est présentée, j'y suis entré, et, au bout de quelques pas, j'étais dans une vaste cour. Cette cour, dont personne ne parle et qui devrait être célèbre, est la cour intérieure du palais des princes ecclésiastiques de Liége. Je n'ai vu nulle part un ensemble architectural plus étrange, plus morose et plus superbe. Quatre autres façades de granit surmontées de quatre prodigieux toits d'ardoise, portées par quatre galeries basses d'arcades-ogives, qui semblent s'affaisser et s'élargir sous le poids, enferment de tous côtés le regard. Deux de ces façades parfaitement entières offrent le bel ajustement d'ogives et de cintres surbaissés qui caractérise la fin du quinzième siècle et le commencement du seizième. Les fenêtres de ce palais clérical ont des meneaux comme des fenêtres d'église. Malheureusement les deux autres façades, détruites par le grand incendie de 1734, ont été rebâties dans le chétif style de cette époque et gâtent un peu l'effet général. Cependant leur sécheresse n'a rien qui contrarie absolument l'austérité du vieux palais. L'évêque qui régnait il y a cent cinq ans se refusa sagement aux rocailles et aux chicorées, et on lui fit deux façades mornes et pauvres; car telle est la loi de cette architecture du dix-huitième siècle, il n'y a pas de milieu: des oripeaux ou de la nudité; clinquant ou misère.

La quadruple galerie qui enferme la cour est admirablement conservée. J'en ai fait le tour. Rien de plus curieux à étudier que les piliers sur lesquels s'appuient les retombées de ces larges ogives surbaissées. Ces piliers sont en granit gris comme tout le palais. – Selon qu'on examine l'une ou l'autre des quatre rangées, le fût du pilier disparaît jusqu'à la moitié de sa longueur, tantôt par le haut, tantôt par le bas, sous un renflement enrichi d'arabesques. Pour toute une rangée de piliers, la rangée occidentale, le renflement est double et le fût disparaît entièrement. Il n'y a là qu'un caprice flamand du seizième siècle. Mais ce qui rend l'archéologue perplexe, c'est que les arabesques ciselées sur ces renflements, c'est que les chapiteaux de ces piliers, naïvement et grossièrement sculptés, chargés, aux tailloirs près, de figures chimériques, de feuillages impossibles, d'animaux apocalyptiques, de dragons ailés presque égyptiens et hiéroglyphiques, semblent appartenir à l'art du onzième siècle; et pour ne pas rendre ces piliers courts, trapus et gibbeux à l'architecture byzantine, il faut se souvenir que le palais princier-épiscopal de Liége ne fut commencé qu'en 1508 par le prince Erard de la Mark, qui régna trente-deux ans.

Ce grave édifice est aujourd'hui le palais de justice. Des boutiques de libraires et de bimbelotiers se sont installées sous toutes les arcades. Un marché aux légumes se tient dans la cour. On voit les robes noires des praticiens affairés passer au milieu des grands paniers pleins de choux rouges et violets. Des groupes de marchandes flamandes réjouies et hargneuses jasent et se querellent devant chaque pilier; des plaidoiries irritées sortent de toutes les fenêtres; et dans cette sombre cour, recueillie et silencieuse autrefois comme un cloître dont elle a la forme, se croise et se mêle perpétuellement aujourd'hui la double et intarissable parole de l'avocat et de la commère, le bavardage et le babil.

Au-dessus des grands toits du palais apparaît une haute et massive tour carrée en briques. Cette tour, qui était jadis le beffroi du prince-évêque, est maintenant la prison des filles publiques; triste et froide antithèse que le bourgeois voltairien d'il y a trente ans eût faite spirituellement, que le bourgeois utilitaire et positif d'à présent fait bêtement.

En sortant du palais par la grande porte, j'en ai pu contempler la façade actuelle, œuvre glaciale et déclamatoire du désastreux architecte de 1734. On croirait voir une tragédie de Lagrange-Chancel en marbre et en pierre. Il y avait sur la place, devant cette façade, un brave homme qui voulait absolument me la faire admirer. Je lui ai tourné le dos sans pitié, quoiqu'il m'ait appris que Liége s'appelle en hollandais Luik, en allemand Lüttich et en latin Leodium.

La chambre où je logeais à Liége était ornée de rideaux de mousseline sur lesquels étaient brodés, non des bouquets, mais des melons. J'y ai admiré aussi des gravures triomphantes figurant, à l'honneur des alliés, nos désastres de 1814, et nous humiliant cruellement dans notre langue. Voici textuellement la légende imprimée au bas d'une de ces images: «BATAILLE D'ARCIS-SUR-AUBE, le 21 mars 1814. La plupart de la garnison de cette place, composée de la garde ancienne (probablement la vieille garde) fit fait prisonniers, et les alliés entrèrent vainquereuse à Paris le 2 avril.»

LETTRE VIII
LES BORDS DE LA VESDRE. – VERVIERS

Le voyageur apaise une querelle en se sacrifiant et en se satisfaisant. – Paysage de la Vesdre. – Eglogues. – Les vers d'Ovide mis en scène par le bon Dieu. – Quartiers de rochers qui pleuvent. – Ne traversez pas une idylle dans laquelle on fait un chemin de fer. – Verviers. – Les trois quartiers de Verviers. – Le marmot et la pipe. – Malheureuse ville si les cheminées y fument comme les enfants. – Limbourg. – La palais, la guérite, la frontière.

Aix-la-Chapelle, 4 août.

Hier, à neuf heures du matin, comme la diligence de Liége à Aix-la-Chapelle allait partir, un brave bourgeois wallon ameutait les passants, se refusant à monter sur l'impériale, et me rappelant par l'énergie de sa résistance ce paysan auvergnat qui avait payé pour être dans la boîte et non sur l'opéra. J'ai offert de prendre la place de ce digne voyageur, je suis monté sur l'opéra; tout s'est apaisé et la diligence est partie.

Bien m'en a pris. La route est gaie et charmante. Ce n'est plus la Meuse, mais c'est la Vesdre. La Meuse s'en va par Maëstricht et Ruremonde à Rotterdam et à la mer.

La Vesdre est une rivière-torrent qui descend de Saint-Cornelis-Munster entre Aix-la-Chapelle et Duren, à travers Verviers et Chauffontaines, jusqu'à Liége, par la plus ravissante vallée qu'il y ait au monde. Dans cette saison, par un beau jour, avec le ciel bleu, c'est quelquefois un ravin, souvent un jardin, toujours un paradis. – La route ne quitte pas un moment la rivière. Tantôt elles traversent ensemble un heureux village entassé sous les arbres avec un pont rustique devant chaque porte; tantôt, dans un pli solitaire du vallon, elles côtoient un vieux château d'échevin avec ses tours carrées, ses hauts toits pointus et sa grande façade percée de quelques rares fenêtres, fier et modeste à la fois comme il convient à un édifice qui tient le milieu entre la chaumière du paysan et le donjon du seigneur. Puis le paysage prend tout à coup une voix bruyante et joyeuse, et au tournant d'une colline l'œil entrevoit, sous une touffe de tilleuls et d'aunes qui laissent passer le soleil, cette maison basse et cette grosse roue noire inondée de pierreries qu'on appelle un moulin à eau.

Entre Chauffontaines et Verviers la vallée m'apparaissait avec une douceur virgilienne. Il faisait un temps admirable, de charmants marmots jouaient sur le seuil des jardins, le vent des trembles et des peupliers se répandait sur la route, de belles génisses, groupées par trois ou quatre, se reposaient à l'ombre gracieusement couchées dans les prés verts. Ailleurs, loin de toute maison, seule au milieu d'une grande prairie enclose de haies vives, paissait majestueusement une admirable vache digne d'être gardée par Argus. J'entendais une flûte dans la montagne.

 
Mercurius septem mulcet arundinibus.
 

De temps en temps la cheminée d'une usine ou une longue pièce de drap séchant au soleil près de la route, venait interrompre ces églogues.

Le chemin de fer qui traverse toute la Belgique d'Anvers à Liége et qui veut aller jusqu'à Verviers, va trouer ces collines et couper ces vallées.

Ce chemin, colossale entreprise, percera la montagne douze ou quinze fois. A chaque pas on rencontre des terrassements, des remblais, des ébauches de ponts et de viaducs; ou bien on voit au bas d'une immense paroi de roche vive une petite fourmilière noire occupée à creuser un petit trou. Ces fourmis font une œuvre de géants.

Par instants, dans les endroits où ces trous sont déjà larges et profonds, une haleine épaisse et un bruit rauque en sortent tout à coup. On dirait que la montagne violée crie par cette bouche ouverte. C'est la mine qui joue dans la galerie. Puis la diligence s'arrête brusquement, les ouvriers qui piochaient sur un terrassement voisin s'enfuient dans toutes les directions, un tonnerre éclate, répété par l'écho grossissant de la colline, des quartiers de roche jaillissent d'un coin du paysage et vont éclabousser la plaine de toutes parts. C'est la mine qui joue à ciel ouvert. Pendant cette station, les voyageurs se racontent qu'hier un homme a été tué et un arbre coupé en deux par un de ces blocs qui pesait vingt mille, et qu'avant-hier une femme d'ouvrier qui portait le café (non la soupe) à son mari a été foudroyée de la même façon. – Cela aussi dérange un peu l'idylle.

Verviers, ville insignifiante d'ailleurs, se divise en trois quartiers qui s'appellent la Chick-Chack, la Basse-Crotte et la Dardanelle. J'y ai remarqué un petit garçon de six ans qui fumait magistralement sa pipe, assis sur le seuil de sa maison.

En me voyant passer, ce marmot fumeur a éclaté de rire. J'en ai conclu que je lui semblais fort ridicule.

 

Après Verviers, la route côtoie encore la Vesdre jusqu'à Limbourg. Limbourg, cette ville comtale, ce pâté dont Louis XIV trouvait la croûte si dure, n'est plus aujourd'hui qu'une forteresse démantelée, pittoresque couronnement d'une colline.

Un moment après, le terrain s'aplatit, la plaine se déclare, une grande porte s'ouvre à deux battants: c'est la douane; une guérite chevronnée de noir et de blanc du haut en bas apparaît; on est chez le roi de Prusse.