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Actes et Paroles, Volume 2: Pendant l'exil 1852-1870

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II
POUR CUBA

En meme temps, les chefs de l'ile belligerante demandaient a Victor Hugo de proclamer leur droit. Il le fit.

Ceux qu'on appelle les insurges de Cuba me demandent une declaration, la voici:

Dans ce conflit entre l'Espagne et Cuba, l'insurgee c'est l'Espagne.

De meme que dans la lutte de decembre 1851, l'insurge c'etait Bonaparte.

Je ne regarde pas ou est la force, je regarde ou est la justice.

Mais, dit-on, la mere patrie! est-ce que la mere patrie n'a pas un droit?

Entendons-nous.

Elle a le droit d'etre mere, elle n'a pas le droit d'etre bourreau.

Mais, en civilisation, est-ce qu'il n'y a pas les peuples aines et les peuples puines? Est-ce que les majeurs n'ont pas la tutelle des mineurs?

Entendons-nous encore.

En civilisation, l'ainesse n'est pas un droit, c'est un devoir. Ce devoir, a la verite, donne des droits; entre autres le droit a la colonisation. Les nations sauvages ont droit a la civilisation, comme les enfants ont droit a l'education, et les nations civilisees la leur doivent. Payer sa dette est un devoir; c'est aussi un droit. De la, dans les temps antiques, le droit de l'Inde sur l'Egypte, de l'Egypte sur la Grece, de la Grece sur l'Italie, de l'Italie sur la Gaule. De la, a l'epoque actuelle, le droit de l'Angleterre sur l'Asie, et de la France sur l'Afrique; a la condition pourtant de ne pas faire civiliser les loups par les tigres; a la condition que l'Angleterre n'ait pas Clyde et que la France n'ait pas Pelissier.

Decouvrir une ile ne donne pas le droit de la martyriser; c'est l'histoire de Cuba; il ne faut pas partir de Christophe Colomb pour aboutir a Chacon.

Que la civilisation implique la colonisation, que la colonisation implique la tutelle, soit; mais la colonisation n'est pas l'exploitation; mais la tutelle n'est pas l'esclavage.

La tutelle cesse de plein droit a la majorite du mineur, que le mineur soit un enfant ou qu'il soit un peuple. Toute tutelle prolongee au dela de la minorite est une usurpation; l'usurpation qui se fait accepter par habitude ou tolerance est un abus; l'usurpation qui s'impose par la force est un crime.

Ce crime, partout ou je le vois, je le denonce.

Cuba est majeure.

Cuba n'appartient qu'a Cuba.

Cuba, a cette heure, subit un affreux et inexprimable supplice. Elle est traquee et battue dans ses forets, dans ses vallees, dans ses montagnes. Elle a toutes les angoisses de l'esclave evade.

Cuba lutte, effaree, superbe et sanglante, contre toutes les ferocites de l'oppression. Vaincra-t-elle? oui. En attendant, elle saigne et souffre. Et, comme si l'ironie devait toujours etre melee aux tortures, il semble qu'on entrevoit on ne sait quelle raillerie dans ce sort feroce qui, dans la serie de ses gouverneurs differents, lui donne toujours le meme bourreau, sans presque prendre la peine de changer le nom, et qui, apres Chacon, lui envoie Concha, comme un saltimbanque qui retourne son habit.

Le sang coule de Porto-Principe a Santiago; le sang coule aux montagnes de Cuivre, aux monts Carcacunas, aux monts Guajavos; le sang rougit tous les fleuves, et Canto, et Ay la Chica; Cuba appelle au secours.

Ce supplice de Cuba, c'est a l'Espagne que je le denonce, car l'Espagne est genereuse. Ce n'est pas le peuple espagnol qui est coupable, c'est le gouvernement. Le peuple d'Espagne est magnanime et bon. Otez de son histoire le pretre et le roi, le peuple d'Espagne n'a fait que du bien. Il a colonise, mais comme le Nil deborde, en fecondant.

Le jour ou il sera le maitre, il reprendra Gibraltar et rendra Cuba.

Quand il s'agit d'esclaves, on s'augmente de ce qu'on perd. Cuba affranchie accroit l'Espagne, car croitre en gloire c'est croitre. Le peuple espagnol aura cette ambition d'etre libre chez lui et grand hors de chez lui.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House.

III
LUCRECE BORGIA
GEORGE SAND A VICTOR HUGO

Mon grand ami, je sors de la representation de Lucrece Borgia, le coeur tout rempli d'emotion et de joie. J'ai encore dans la pensee toutes ces scenes poignantes, tous ces mots charmants ou terribles, le sourire amer d'Alfonse d'Este, l'arret effrayant de Gennaro, le cri maternel de Lucrece; j'ai dans les oreilles les acclamations de cette foule qui criait: "Vive Victor Hugo!" et qui vous appelait, helas! comme si vous alliez venir, comme si vous pouviez l'entendre.

On ne peut pas dire, quand on parle d'une oeuvre consacree telle que Lucrece Borgia: le drame a eu un immense succes; mais je dirai: vous avez eu un magnifique triomphe. Vos amis du Rappel, qui sont mes amis, me demandent si je veux etre la premiere a vous donner la nouvelle de ce triomphe. Je le crois bien que je le veux! Que cette lettre vous porte donc, cher absent, l'echo de cette belle soiree.

Cette soiree m'en a rappele une autre, non moins belle. Vous ne savez pas que j'assistais a la premiere representation de Lucrece Borgia, – il y a aujourd'hui, me dit-on, trente-sept ans, jour pour jour.

Je me souviens que j'etais au balcon, et le hasard m'avait placee a cote de Bocage que je voyais ce jour-la pour la premiere fois. Nous etions, lui et moi, des etrangers l'un pour l'autre; l'enthousiasme commun nous fit amis. Nous applaudissions ensemble; nous disions ensemble: Est-ce beau! Dans les entr'actes, nous ne pouvions nous empecher de nous parler, de nous extasier, de nous rappeler reciproquement tel passage ou telle scene.

Il y avait alors dans les esprits une conviction et une passion litteraires qui tout de suite vous donnaient la meme ame et creaient comme une fraternite de l'art. A la fin du drame, quand le rideau se baissa sur le cri tragique: "Je suis ta mere!" nos mains furent vite l'une dans l'autre. Elles y sont restees jusqu'a la mort de ce grand artiste, de ce cher ami.

J'ai revu aujourd'hui Lucrece Borgia telle que je l'ai vue alors.

Le drame n'a pas vieilli d'un jour; il n'a pas un pli, pas une ride.

Cette belle forme, aussi nette et aussi ferme que du marbre de Paros, est restee absolument intacte et pure.

Et puis, vous avez touche la, vous avez exprime la avec votre incomparable magie le sentiment qui nous prend le plus aux entrailles; vous avez incarne et realise "la mere". C'est eternel comme le coeur.

Lucrece Borgia est peut-etre, dans tout votre theatre, l'oeuvre la plus puissante et la plus haute. Si Ruy Blas est par excellence le drame heureux et brillant, l'idee de Lucrece Borgia est plus pathetique, plus saisissante et plus profondement humaine.

Ce que j'admire surtout, c'est la simplicite hardie qui sur les robustes assises de trois situations capitales a bati ce grand drame. Le theatre antique procedait avec cette largeur calme et forte.

Trois actes, trois scenes, suffisent a poser, a nouer et a denouer cette etonnante action:

La mere insultee en presence du fils;

Le fils empoisonne par la mere;

La mere punie et tuee par le fils.

La superbe trilogie a du etre coulee d'un seul jet, comme un groupe de bronze. Elle l'a ete, n'est-ce pas? Je crois meme me rappeler comment elle l'a ete.

Je me rappelle dans quelles conditions et dans quelles circonstances Lucrece Borgia fut en quelque sorte improvisee, au commencement de 1833.

Le Theatre-Francais avait donne, a la fin de 1832, la premiere et unique representation du Roi s'amuse. Cette representation avait ete une rude bataille et s'etait continuee et achevee entre une tempete de sifflets et une tempete de bravos. Aux representations suivantes, qu'est-ce qui allait l'emporter, des bravos ou des sifflets? Grande question, importante epreuve pour l'auteur…

Il n'y eut pas de representations suivantes.

Le lendemain de la premiere representation, le Roi s'amuse etait interdit "par ordre", et attend encore, je crois, sa seconde representation. Il est vrai qu'on joue tous les jours Rigoletto.

Cette confiscation brutale portait au poete un prejudice immense. Il dut y avoir la pour vous, mon ami, un cruel moment de douleur et de colere.

Mais, dans ce meme temps, Harel, le directeur de la Porte-Saint-Martin, vient vous demander un drame pour son theatre et pour Mlle Georges. Seulement, ce drame, il le lui faut tout de suite, et Lucrece Borgia n'est construite que dans votre cerveau, l'execution n'en est pas meme commencee.

N'importe! vous aussi, vous voulez tout de suite votre revanche. Vous vous dites a vous-meme ce que vous avez dit depuis au public dans la preface meme de Lucrece Borgia:

"Mettre au jour un nouveau drame, six semaines apres le drame proscrit, ce sera encore une maniere de dire son fait au gouvernement. Ce sera lui montrer qu'il perd sa peine. Ce sera lui prouver que l'art et la liberte peuvent repousser en une nuit sous le pied maladroit qui les ecrase."

Vous vous mettez aussitot a l'oeuvre. En six semaines, votre nouveau drame est ecrit, appris, repete, loue. Et le 2 fevrier 1833, deux mois apres la bataille du Roi s'amuse, la premiere representation de Lucrece Borgia est la plus eclatante victoire de votre carriere dramatique.

Il est tout simple que cette oeuvre d'une seule venue soit solide, indestructible et a jamais durable, et qu'on l'ait applaudie hier comme on l'a applaudie il y a quarante ans, comme on l'applaudira dans quarante ans encore, comme on l'applaudira toujours.

L'effet, tres grand des le premier acte, a grandi de scene en scene, et a eu au dernier acte toute son explosion.

Chose etrange! ce dernier acte, on le connait, on le sait par coeur, on attend l'entree des moines, on attend l'apparition de Lucrece Borgia, on attend le coup de couteau de Gennaro.

 

Eh bien! on est pourtant saisi, terrifie, haletant, comme si on ignorait tout ce qui va se passer; la premiere note du De Profundis coupant la chanson a boire vous fait passer un frisson dans les veines, on espere que Lucrece Borgia sera reconnue et pardonnee par son fils, on espere que Gennaro ne tuera pas sa mere. Mais non, vous ne le voudrez pas, maitre inflexible; il faut que le crime soit expie, il faut que le parricide aveugle chatie et venge tous ces forfaits, aveugles aussi peut-etre.

Le drame a ete admirablement monte et joue sur ce theatre ou il se retrouvait chez lui.

Mme Laurent a ete vraiment superbe dans Lucrece. Je ne meconnais pas les grandes qualites de beaute, de force et de race que possedait Mlle Georges; mais j'avouerai que son talent ne m'emouvait que quand j'etais emue par la situation meme. Il me semble que Marie Laurent me ferait pleurer a elle seule. Elle a eu comme Mlle Georges, au premier acte, son cri terrible de lionne blessee: "Assez! assez!" Mais au dernier acte, quand elle se traine aux pieds de Gennaro, elle est si humble, si tendre, si suppliante, elle a si peur, non d'etre tuee, mais d'etre tuee par son fils, que tous les coeurs se fondent comme le sien et avec le sien. On n'osait pas applaudir, on n'osait pas bouger, on retenait son souffle. Et puis toute la salle s'est levee pour la rappeler et pour l'acclamer en meme temps que vous.

Vous n'avez eu jamais un Alfonse d'Este aussi vrai et aussi beau que Melingue. C'est un Bonington, ou, mieux, c'est un Titien vivant. On n'est pas plus prince, et prince italien, prince du seizieme siecle. Il est feroce et il est raffine. Il prepare, il compose et il savoure sa vengeance en artiste, avec autant d'elegance que de cruaute. On l'admire avec epouvante faisant griffe de velours comme un beau tigre royal.

Taillade a bien la figure tragique et fatale de Gennaro. Il a trouve de beaux accents d'aprete hautaine et farouche, dans la scene ou Gennaro est executeur et juge.

Bresil, admirablement costume en faux hidalgo, a une grande allure dans le personnage mephistophelique de Gubetta.

Les cinq jeunes seigneurs, – que des artistes de reelle valeur, Charles Lemaitre en tete, ont tenu a honneur de jouer, – avaient l'air d'etre descendus de quelque toile de Giorgione ou de Bonifazio.

La mise en scene est d'une exactitude, c'est-a-dire d'une richesse qui fait revivre a souhait pour le plaisir des yeux toute cette splendide Italie de la Renaissance. M. Raphael Felix vous a traite – bien plus que royalement – artistement.

Mais – il ne m'en voudra pas de vous le dire – il y a quelqu'un qui vous a fete encore mieux que lui, c'est le public, ou plutot le peuple.

Quelle ovation a votre nom et a votre oeuvre!

J'etais toute heureuse et fiere pour vous de cette juste et legitime ovation. Vous la meritez cent fois, cher grand ami. Je n'entends pas louer ici votre puissance et votre genie, mais on peut vous remercier d'etre le bon ouvrier et l'infatigable travailleur que vous etes.

Quand on pense a ce que vous aviez fait deja en 1833! Vous aviez renouvele l'ode; vous aviez, dans la preface de Cromwell, donne le mot d'ordre a la revolution dramatique; vous aviez le premier revele l'Orient dans les Orientales, le moyen age dans Notre-Dame de Paris.

Et, depuis, que d'oeuvres et que de chefs-d'oeuvre! que d'idees remuees, que de formes inventees! que de tentatives, d'audaces et de decouvertes!

Et vous ne vous reposez pas! Vous saviez hier la-bas a Guernesey qu'on reprenait Lucrece Borgia a Paris, vous avez cause doucement et paisiblement des chances de cette representation, puis a dix heures, au moment ou toute la salle rappelait Melingue et Mme Laurent apres le troisieme acte, vous vous endormiez afin de pouvoir vous lever selon votre habitude a la premiere heure, et on me dit que dans le meme instant ou j'acheve cette lettre, vous allumez votre lampe, et vous vous remettez tranquille a votre oeuvre commencee.

GEORGE SAND.

VICTOR HUGO A GEORGE SAND

Hauteville-House, 8 fevrier 1870.

Grace a vous, j'ai assiste a cette representation. A travers votre admirable style, j'ai tout vu: ce theatre, ce drame, l'eblouissement du spectacle, cette salle eclatante, ces puissants et pathetiques acteurs soulevant les fremissements de la foule, toutes ces tetes attentives, ce peuple emu, et vous, la gloire, applaudissant.

Depuis vingt ans je suis en quarantaine. Les sauveurs de la propriete ont confisque ma propriete. Le coup d'etat a sequestre mon repertoire. Mes drames pestiferes sont au lazaret; le drapeau noir est sur moi. Il y a trois ans, on a laisse sortir du bagne Hernani; mais on l'y a fait rentrer le plus vite qu'on a pu, le public n'ayant pas montre assez de haine pour ce brigand. Aujourd'hui c'est le tour de Lucrece Borgia. La voila liberee. Mais elle est bien denoncee; elle est bien suspecte de contagion. La laissera-t-on longtemps dehors?

Vous venez de lui donner, vous, un laisser-passer inviolable. Vous etes la grande femme de ce siecle, une ame noble entre toutes, une sorte de posterite vivante, et vous avez le droit de parler haut. Je vous remercie.

Votre lettre magnifique a ete la bienvenue. Ma solitude est souvent fort insultee; on dit de moi tout ce qu'on veut; je suis un homme qui garde le silence. Se laisser calomnier est une force. J'ai cette force. D'ailleurs il est tout simple que l'empire se defende par tous les moyens. Il est ma cible, et je suis la sienne. De la, beaucoup de projectiles contre moi, qui, vu la mer a traverser, ont, il est vrai, la chance de tomber dans l'eau. Quels qu'ils soient, ils ne servent qu'a constater mon insensibilite, l'outrage m'endurcit dans ma certitude et dans ma volonte, je souris a l'injure; mais, devant la sympathie, devant l'adhesion, devant l'amitie, devant la cordialite male et tendre du peuple, devant l'applaudissement d'une ville comme Paris, devant l'applaudissement d'une femme comme George Sand, moi vieux bonhomme pensif, je sens mon coeur se fondre. C'est donc vrai que je suis un peu aime!

En meme temps que Lucrece Borgia sort de prison, mon fils Charles va y rentrer. Telle est la vie. Acceptons-la.

Vous, de votre vie, eprouvee aussi par bien des douleurs, vous aurez fait une lumiere. Vous aurez dans l'avenir l'aureole auguste de la femme qui a protege la Femme. Votre admirable oeuvre tout entiere est un combat; et ce qui est combat dans le present est victoire dans l'avenir. Qui est avec le progres est avec la certitude. Ce qui attendrit lorsqu'on vous lit, c'est la sublimite de votre coeur. Vous le depensez tout entier en pensee, en philosophie, en sagesse, en raison, en enthousiasme. Aussi quel puissant ecrivain vous etes! Je vais bientot avoir une joie, car vous allez avoir un succes. Je sais qu'on repete une piece de vous.

Je suis heureux toutes les fois que j'echange une parole avec vous; ma reverie a besoin de ces eclats de lumiere que vous m'envoyez, et je vous rends grace de vous tourner de temps en temps vers moi du haut de cette cime ou vous etes, grand esprit.

Mon illustre amie, je suis a vos pieds.

VICTOR HUGO.

V
WASHINGTON

On lit dans le Courrier de l'Europe du 12 mars 1870:

"Des citoyens des Etats-Unis se sont reunis au Langham Hotel pour la commemoration du jour de naissance de Washington. Parmi les toasts nombreux qui ont ete portes, se trouvait le suivant:

"A Victor Hugo, l'ami de l'Amerique et le regenerateur predestine du vieux monde!"

"Les citoyens chargerent le colonel Berton, president du banquet, de transmettre a l'exile de Guernesey le toast des citoyens d'Amerique."

Victor Hugo s'est empresse de repondre:

Hauteville-House, 27 fevrier 1870.

Monsieur,

Je suis profondement touche du noble toast que vous m'avez transmis. Je vous remercie, vous et vos honorables amis. Oui! a cote des Etats-Unis d'Amerique, nous devons avoir les Etats-Unis d'Europe; les deux mondes devraient faire une seule Republique. Ce jour viendra, et alors la paix des peuples sera fondee sur cette base, la seule fondation solide, la liberte des hommes.

Je suis un homme qui veut le droit. Rien de plus. Votre confiance m'honore et me touche; je serre vos mains cordiales.

VICTOR HUGO.

V
HENNETT DE KESLER

L'annee 1870 s'ouvrit pour Victor Hugo par la mort d'un ami. Il avait recueilli chez lui, depuis plusieurs annees, un vaillant vaincu de decembre, Hennett de Kesler. Kesler et Victor Hugo avaient echange leur premier serrement de main le 3 decembre au matin, rue Sainte-Marguerite, a quelques pas de la barricade Baudin, qui venait d'etre enlevee au moment meme ou Victor Hugo y arrivait. Cette fraternite commencee dans les barricades s'etait continuee dans l'exil.

Kesler, devore par la nostalgie, mais inebranlable, mourut le 6 avril 1870. Sa tombe est au cimetiere du Foulon, pres de la ville de Saint-Pierre. C'est une pierre avec cette inscription

A KESLER.

et au bas on peut lire:

Son compagnon d'exil,

Victor Hugo.

Le 7 avril, Victor Hugo prononca sur la fosse de Kesler les paroles que voici:

Le lendemain du guet-apens de 1851, le 3 decembre, au point du jour, une barricade se dressa dans le faubourg Saint-Antoine, barricade memorable ou tomba un representant du peuple. Cette barricade, les soldats crurent la renverser, le coup d'etat crut la detruire; le coup d'etat et ses soldats se trompaient. Demolie a Paris, elle fut refaite par l'exil.

La barricade Baudin reparut immediatement, non plus en France, mais hors de France; elle reparut, batie, non plus avec des paves, mais avec des principes; de materielle qu'elle etait, elle devint ideale, c'est-a-dire terrible; les proscrits la construisirent, cette barricade altiere, avec les debris de la justice et de la liberte. Toute la ruine du droit y fut employee, ce qui la fit superbe et auguste. Depuis, elle est la, en face de l'empire; elle lui barre l'avenir, elle lui supprime l'horizon. Elle est haute comme la verite, solide comme l'honneur, mitraillee comme la raison; et l'on continue d'y mourir. Apres Baudin, – car, oui, c'est la meme barricade! – Pauline Roland y est morte, Ribeyrolles y est mort, Charras y est mort, Xavier Durieu y est mort, Kesler vient d'y mourir.

Si l'on veut distinguer entre les deux barricades, celle du faubourg Saint-Antoine et celle de l'exil, Kesler en etait le trait d'union, car, ainsi que plusieurs autres proscrits, il etait des deux.

Laissez-moi glorifier cet ecrivain de talent et ce vaillant homme. Il avait toutes les formes du courage, depuis le vif courage du combat jusqu'au lent courage de l'epreuve, depuis la bravoure qui affronte la mitraille jusqu'a l'heroisme qui accepte la nostalgie. C'etait un combattant et un patient.

Comme beaucoup d'hommes de ce siecle, comme moi qui parle en ce moment, il avait ete royaliste et catholique. Nul n'est responsable de son commencement. L'erreur du commencement rend plus meritoire la verite de la fin.

Kesler avait ete victime, lui aussi, de cet abominable enseignement qui est une sorte de piege tendu a l'enfance, qui cache l'histoire aux jeunes intelligences, qui falsifie les faits et fausse les esprits. Resultat: les generations aveuglees. Vienne un despote, il pourra tout escamoter aux nations ignorantes, tout jusqu'a leur consentement; il pourra leur frelater meme le suffrage universel. Et alors on voit ce phenomene, un peuple gouverne par extorsion de signature. Cela s'appelle un plebiscite.

Kesler avait, comme plusieurs de nous, refait son education; il avait rejete les prejuges suces avec le lait; il avait depouille, non le vieil homme, mais le vieil enfant; pas a pas, il etait sorti des idees fausses et entre dans les idees vraies; et muri, grandi, averti par la realite, rectifie par la logique, de royaliste il etait devenu republicain. Une fois qu'il eut vu la verite, il s'y devoua. Pas de devouement plus profond et plus tenace que le sien. Quoique atteint du mal du pays, il a refuse l'amnistie. Il a affirme sa foi par sa mort.

Il a voulu protester jusqu'au bout. Il est reste exile par adoration pour la patrie. L'amoindrissement de la France lui serrait le coeur. Il avait l'oeil fixe sur ce mensonge qui est l'empire; il s'indignait, il fremissait de honte, il souffrait. Son exil et sa colere ont dure dix-neuf ans. Le voila enfin endormi.

Endormi. Non. Je retire ce mot. La mort ne dort pas. La mort vit. La mort est une realisation splendide. La mort touche a l'homme de deux facons. Elle le glace, puis elle le ressuscite. Son souffle eteint, oui, mais il rallume. Nous voyons les yeux qu'elle ferme, nous ne voyons pas ceux qu'elle ouvre.

 

Adieu, mon vieux compagnon. – Tu vas donc vivre de la vraie vie! Tu vas aller trouver la justice, la verite, la fraternite, l'harmonie et l'amour dans la serenite immense. Te voila envole dans la clarte. Tu vas connaitre le mystere profond de ces fleurs, de ces herbes que le vent courbe, de ces vagues qu'on entend la-bas, de cette grande nature qui accepte la tombe dans sa nuit et l'ame dans sa lumiere. Tu vas vivre de la vie sacree et inextinguible des etoiles. Tu vas aller ou sont les esprits lumineux qui ont eclaire et qui ont vecu, ou sont les penseurs, les martyrs, les apotres, les prophetes, les precurseurs, les liberateurs. Tu vas voir tous ces grands coeurs flamboyants dans la forme radieuse que leur a donnee la mort. Ecoute, tu diras a Jean-Jacques que la raison humaine est battue de verges; tu diras a Beccaria que la loi en est venue a ce degre de honte qu'elle se cache pour tuer; tu diras a Mirabeau que Quatrevingt-neuf est lie au pilori; tu diras a Danton que le territoire est envahi par une horde pire que l'etranger; tu diras a Saint-Just que le peuple n'a pas le droit de parler; tu diras a Marceau que l'armee n'a pas le droit de penser; tu diras a Robespierre que la Republique est poignardee; tu diras a Camille Desmoulins que la justice est morte; et tu leur diras a tous que tout est bien, et qu'en France une intrepide legion combat plus ardemment que jamais, et que, hors de France, nous, les sacrifies volontaires, nous, la poignee des proscrits survivants, nous tenons toujours, et que nous sommes la, resolus a ne jamais nous rendre, debout sur cette grande breche qu'on appelle l'exil, avec nos convictions et avec leurs fantomes!