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Actes et Paroles, Volume 2: Pendant l'exil 1852-1870

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Un mois ne s'etait pas ecoule depuis la publication de ce poeme, que dix-sept traductions en avaient deja paru, dont quelques-unes en vers. Le dechainement de la presse clericale augmenta le retentissement.

Garibaldi repondit a Victor Hugo par un poeme en vers francais, noble remerciement d'une grande ame.

La publication du poeme de Victor Hugo donna lieu a un incident. En ce moment-la (novembre 1867), on jouait Hernani au Theatre-Francais, et l'on allait jouer Ruy Blas a l'Odeon. Les representations d'Hernani furent arretees, et Victor Hugo recut a Guernesey la lettre suivante:

"Le directeur du Theatre imperial de l'Odeon a l'honneur d'informer M.

Victor Hugo que la reprise de Ruy Blas est interdite.

"CHILLY."

Victor Hugo repondit:

"A M. Louis Bonaparte, aux Tuileries.

"Monsieur, je vous accuse reception de la lettre signee CHILLY.

"VICTOR HUGO."

IX
LES ENFANTS PAUVRES

Noel. Decembre 1867.

J'eprouve toujours un certain embarras a voir tant de personnes reunies autour d'une chose si simple et si petite. Moi, solitaire, une fois par an j'ouvre ma maison. Pourquoi? Pour montrer a qui veut la voir une humble fete, une heure de joie donnee, non par moi, mais par Dieu, a quarante enfants pauvres. Toute l'annee la misere, un jour la joie. Est-ce trop!

Mesdames, c'est a vous que je m'adresse, car a qui offrir la joie des enfants, si ce n'est au coeur des femmes? – Pensez toutes a vos enfants en voyant ceux-ci, et, dans la mesure de vos forces, et pour commencer des l'enfance la fraternite des hommes, faites, vous qui etes des meres heureuses et favorisees, faites que les petits riches ne soient pas envies par les petits pauvres! Semons l'amour. C'est ainsi que nous apaiserons l'avenir.

Comme je le disais l'an dernier, a pareille occasion, faire du bien a quarante enfants est un fait insignifiant; mais si ce nombre de quarante enfants pouvait, par le concours de tous les bons coeurs, s'accroitre indefiniment, alors il y aurait un exemple utile. Et c'est dans ce but de propagande que j'ai consenti a laisser se repandre un peu de publicite sur le Diner des enfants pauvres institue a Hauteville-House.

Cette petite fondation a donc deux buts principaux, un but d'hygiene et un but de propagande.

Au point de vue de l'hygiene, reussit-elle? Oui. La preuve la voici: depuis six ans que ce Diner des enfants pauvres est fonde a Hauteville-House, sur quarante enfants qui y prennent part, deux seulement sont morts. Deux en six ans! Je livre ce fait aux reflexions des hygienistes et des medecins.

Au point de vue de la propagande, reussit-elle? Oui. Des Diners hebdomadaires pour l'enfance pauvre, fondes sur le modele de celui-ci, commencent a s'etablir un peu partout; en Suisse, en Angleterre, surtout en Amerique. J'ai recu hier un journal anglais, le Leith Pilot, qui en recommande vivement l'etablissement.

L'an dernier je vous lisais une lettre, inseree dans le Times, annoncant a Londres la fondation d'un diner de 320 enfants. Aujourd'hui voici une lettre que m'ecrit lady Thompson, tresoriere d'un Diner d'enfants pauvres dans la paroisse de Marylebone, ou sont admis 6,000 enfants. De 300 a 6,000, c'est la une progression magnifique, d'une annee a l'autre. Je felicite et je remercie ma noble correspondante, lady Thompson. Grace a elle et a ses honorables amis, l'idee du solitaire a fructifie. Le petit ruisseau de Guernesey est devenu a Londres un grand fleuve.

Un dernier mot.

Tous, tant que nous sommes, nous avons ici-bas des devoirs de diverses sortes. Dieu nous impose d'abord les devoirs severes. Nous devons, dans l'interet de tous les hommes, lutter; nous devons combattre les forts et les puissants, les forts quand ils abusent de la force, les puissants quand ils emploient au mal la puissance; nous devons prendre au collet le despote, quel qu'il soit, depuis le charretier qui maltraite un cheval jusqu'au roi qui opprime un peuple. Resister et lutter, ce sont de rudes necessites. La vie serait dure si elle ne se composait que de cela.

Quelquefois, a bout de forces, on demande, en quelque sorte, grace au devoir. On se tourne vers la conscience: Que veux-tu que j'y fasse? repond la conscience; le devoir est de continuer. Pourtant on interrompt un moment la lutte, on se met a contempler les enfants, les pauvres petits, les frais visages que fait lumineux et roses l'aube auguste de la vie, on se sent emu, on passe de l'indignation a l'attendrissement, et alors on comprend la vie entiere, et l'on remercie Dieu, qui, s'il nous donne les puissants et les mechants a combattre, nous donne aussi les innocents et les faibles a soulager, et qui, a cote des devoirs severes, a place les devoirs charmants. Les derniers consolent des premiers.

1868

Manin au tombeau. – Flourens en prison. La liberte, comprimee en Crete, reparait en Espagne. Apres le devoir envers les hommes, le devoir envers les enfants.

I
MANIN

Victor Hugo, invite par les patriotes venitiens a venir assister a la ceremonie de la translation des cendres de Manin a Venise, repondit par la lettre suivante:

Hauteville-House, 16 mars 1868.

On m'ecrit de Venise, et l'on me demande si j'ai une parole a dire dans cette illustre journee du 22 mars.

Oui. Et cette parole, la voici:

Venise a ete arrachee a Manin comme Rome a Garibaldi.

Manin mort reprend possession de Venise. Garibaldi vivant rentrera a Rome.

La France n'a pas plus le droit de peser sur Rome que l'Autriche n'a eu le droit de peser sur Venise.

Meme usurpation, qui aura le meme denoument.

Ce denoument, qui accroitra l'Italie, grandira la France.

Car toutes les choses justes que fait un peuple sont des choses grandes.

La France libre tendra la main a l'Italie complete.

Et les deux nations s'aimeront. Je dis ceci avec une joie profonde, moi qui suis fils de la France et petit-fils de l'Italie.

Le triomphe de Manin aujourd'hui predit le triomphe de Garibaldi demain.

Ce jour du 22 mars est un jour precurseur.

De tels sepulcres sont pleins de promesses. Manin fut un combattant et un proscrit du droit; il a lutte pour les principes; il a tenu haut l'epee de lumiere. Il a eu, comme Garibaldi, la douceur heroique. La liberte de l'Italie, visible, quoique voilee, est debout derriere son cercueil. Elle otera son voile.

Et alors elle deviendra la paix tout en restant la liberte.

Voila ce qu'annonce Manin rentrant a Venise.

Dans un mort comme Manin il y a de l'esperance.

VICTOR HUGO.

II
GUSTAVE FLOURENS

En presence de certains faits, un cri d'indignation echappe.

M. Gustave Flourens est un jeune ecrivain de talent. Fils d'un pere devoue a la science, il est devoue au progres. Quand l'insurrection de Crete a eclate, il est alle en Crete. La nature l'avait fait penseur, la liberte l'a fait soldat. Il a epouse la cause cretoise, il a lutte pour la reunion de la Crete a la Grece; il a finalement adopte cette Candie heroique; il a saigne et souffert sur cette terre infortunee, il y a eu chaud et froid, faim et soif; il a guerroye, ce parisien, dans les monts Blancs de Sphakia, il a subi les durs etes et les rudes hivers, il a connu les sombres champs de bataille, et plus d'une fois, apres le combat, il a dormi dans la neige a cote de ceux qui dormaient dans la mort. Il a donne son sang, il a donne son argent. Detail touchant, il lui est arrive de preter trois cents francs a ce gouvernement de Crete, dedaigne, on le comprend, des gouvernements qui s'endettent de treize milliards [note: C'etait a cette epoque la dette de la France sous l'empire. Depuis, Sedan et ses suites ont accru cette dette de dix milliards. Grace a l'aventure finale de l'empire, la France doit dix milliards de plus; il est vrai qu'elle a deux provinces de moins.]. Apres des annees d'un opiniatre devouement, ce francais a ete fait cretois. L'assemblee nationale candiote s'est adjoint M. Gustave Flourens; elle l'a envoye en Grece faire acte de fraternite, et l'a charge d'introduire les deputes cretois au parlement hellenique. A Athenes, M. Gustave Flourens a voulu voir Georges de Danemark, qui est roi de Grece, a ce qu'il parait. M. Gustave Flourens a ete arrete.

Francais, il avait un droit; cretois, il avait un devoir. Devoir et droit ont ete meconnus. Le gouvernement grec et le gouvernement francais, deux complices, l'ont embarque sur un paquebot de passage, et il a ete apporte de force a Marseille. La, il etait difficile de ne pas le laisser libre; on a du le lacher. Mis en liberte, M. Gustave Flourens est immediatement reparti pour la Grece. Moins de huit jours apres avoir ete expulse d'Athenes, il y rentrait. C'etait son devoir. M. Gustave Flourens a accepte une mission sacree, il est le depute d'un peuple qui expire, il est porteur d'un cri d'agonie, il est depositaire du plus auguste des fideicommis, du droit d'une nation; ce fideicommis, il veut y faire honneur; cette mission, il veut la remplir. De la son obstination intrepide. Or, sous de certains regnes, qui fait son devoir, fait un crime. A cette heure, M. Gustave Flourens est hors la loi. Le gouvernement grec le traque, le gouvernement francais le livre, et voici ce que ce lutteur stoique m'ecrit d'Athenes, ou il est cache: Si je suis pris, je m'attends au poison dans quelque cachot.

Dans une autre lettre, qu'on nous ecrit de Grece, nous lisons: Gustave Flourens est abandonne.

Non, il n'est pas abandonne. Que les gouvernements le sachent, ceux qui se croient forts comme la Russie, et ceux qui se sentent faibles comme la Grece, ceux qui torturent la Pologne, comme ceux qui trahissent la Crete, qu'ils le sachent, et qu'ils y songent, la France est une immense force inconnue. La France n'est pas un empire, la France n'est pas une armee, la France n'est pas une circonscription geographique, la France n'est pas meme une masse de trente-huit millions d'hommes plus ou moins distraits du droit par la fatigue; la France est une ame. Ou est-elle? Partout. Peut-etre meme en ce moment est-elle plutot ailleurs qu'en France. Il arrive quelquefois a une patrie d'etre exilee. Une nation comme la France est un principe, et son vrai territoire c'est le droit. C'est la qu'elle se refugie, laissant la terre, devenue glebe, au joug, et le domaine materiel a l'oppression materielle. Non, la Crete, qu'on met hors les nations, n'est pas abandonnee. Non, son depute et son soldat, Gustave Flourens, qu'on met hors la loi, n'est pas abandonne. La verite, cette grande menace, est la, et veille. Les gouvernements dorment ou font semblant, mais il y a quelque part des yeux ouverts. Ces yeux voient et jugent. Ces yeux fixes sont redoutables. Une prunelle ou est la lumiere est une attaque continue a tout ce qui est faux, inique et nocturne. Sait-on pourquoi les cesars, les sultans, les vieux rois, les vieux codes et les vieux dogmes se sont ecroules? C'est parce qu'ils avaient sur eux cette lumiere. Sait-on pourquoi Napoleon est tombe? C'est parce que la justice, debout dans l'ombre, le regardait.

 

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 9 juillet 1868.

Trois semaines apres la publication de cette lettre, Victor Hugo recut le billet que voici:

Naples, 25 juillet 1868.

"Maitre,

"Grace a vous je suis hors de prison et de danger. Les gouvernements ont ete forces, par la conscience publique, de lacher l'homme reclame par Victor Hugo. Barbes vous a du la vie; je vous dois la liberte.

"GUSTAVE FLOURENS."

III
L'ESPAGNE

En 1868, l'homme exile fut frappe deux fois; il perdit coup sur coup sa femme et son petit-fils, le premier-ne de son fils Charles. L'enfant mourut en mars et Mme Victor Hugo en aout. Victor Hugo put garder l'enfant pres de lui; on l'enterra dans la terre d'exil; mais Mme Victor Hugo rentra en France. La mere avait exprime le voeu de dormir pres de sa fille; on l'enterra au cimetiere de Villequier. Le proscrit ne put suivre la morte. De loin, et debout sur la frontiere, il vit le cercueil disparaitre a l'horizon. L'adieu supreme fut dit en son nom sur la tombe de Villequier par une noble voix. Voici les hautes et grandes paroles que prononca Paul Meurice:

"Je voudrais seulement lui dire adieu pour nous tous.

"Vous savez bien, vous qui l'entourez, – pour la derniere fois! – ce qu'etait, ce qu'est cette ame si belle et si douce, cet adorable esprit, ce grand coeur.

"Ah! ce grand coeur surtout! Comme elle aimait aimer! comme elle aimait a etre aimee! comme elle savait souffrir avec ceux qu'elle aimait!

"Elle etait la femme de l'homme le plus grand qui soit, et, par le coeur, elle se haussait a ce genie. Elle l'egalait presque a force de le comprendre.

"Et il faut qu'elle nous quitte! il faut que nous la quittions!

"Elle a deja, elle, retrouve a aimer. Elle a retrouve ses deux enfants, ici (montrant la fosse) – et la (montrant le ciel).

"Victor Hugo m'a dit a la frontiere, hier soir: "Dites a ma fille qu'en attendant je lui envoie sa mere." C'est dit, et je crois que c'est entendu.

"Et maintenant, adieu donc! adieu pour les presents! adieu pour les absents! adieu, notre amie; adieu, notre soeur!

"Adieu, mais au revoir!

Mais le devoir ne lache pas prise. Il a d'imperieuses urgences. Mme Victor Hugo, on vient de le voir, etait morte en aout. En octobre, l'ecroulement de la royaute en Espagne redonnait la parole a Victor Hugo. Mis en demeure par de si decisifs evenements, il dut, quel que fut son deuil, rompre le silence.

A L'ESPAGNE

Un peuple a ete pendant mille ans, du sixieme au seizieme siecle, le premier peuple de l'Europe, egal a la Grece par l'epopee, a l'Italie par l'art, a la France par la philosophie; ce peuple a eu Leonidas sous le nom de Pelage, et Achille sous le nom de Cid; ce peuple a commence par Viriate et a fini par Riego; il a eu Lepante, comme les grecs ont eu Salamine; sans lui Corneille n'aurait pas cree la tragedie et Christophe Colomb n'aurait pas decouvert l'Amerique; ce peuple est le peuple indomptable du Fuero-Juzgo; presque aussi defendu que la Suisse par son relief geologique, car le Mulhacen est au mont Blanc comme 18 est a 24, il a eu son assemblee de la foret, contemporaine du forum de Rome, meeting des bois ou le peuple regnait deux fois par mois, a la nouvelle lune et a la pleine lune; il a eu les cortes a Leon soixante-dix-sept ans avant que les anglais eussent le parlement a Londres; il a eu son serment du Jeu de Paume a Medina del Campo, sous Don Sanche; des 1133, aux cortes de Borja, il a eu le tiers etat preponderant, et l'on a vu dans l'assemblee de cette nation une seule ville, comme Saragosse, envoyer quinze deputes; des 1307, sous Alphonse III, il a proclame le droit et le devoir d'insurrection; en Aragon il a institue l'homme appele Justice, superieur a l'homme appele Roi; il a dresse en face du trone le redoutable sino no; il a refuse l'impot a Charles-Quint. Naissant, ce peuple a tenu en echec Charlemagne, et, mourant, Napoleon. Ce peuple a eu des maladies et subi des vermines, mais, en somme, n'a pas ete plus deshonore par les moines que les lions par les poux. Il n'a manque a ce peuple que deux choses, savoir se passer du pape, et savoir se passer du roi. Par la navigation, par l'aventure, par l'industrie, par le commerce, par l'invention appliquee au globe, par la creation des itineraires inconnus, par l'initiative, par la colonisation universelle, il a ete une Angleterre, avec l'isolement de moins et le soleil de plus. Il a eu des capitaines, des docteurs, des poetes, des prophetes, des heros, des sages. Ce peuple a l'Alhambra, comme Athenes a le Parthenon, et a Cervantes, comme nous avons Voltaire. L'ame immense de ce peuple a jete sur la terre tant de lumiere que pour l'etouffer il a fallu Torquemada; sur ce flambeau, les papes ont pose la tiare, eteignoir enorme. Le papisme et l'absolutisme se sont ligues pour venir a bout de cette nation. Puis toute sa lumiere, ils la lui ont rendue en flamme, et l'on a vu l'Espagne liee au bucher. Ce quemadero demesure a couvert le monde, sa fumee a ete pendant trois siecles le nuage hideux de la civilisation, et, le supplice fini, le brulement acheve, on a pu dire: Cette cendre, c'est ce peuple.

Aujourd'hui, de cette cendre cette nation renait. Ce qui est faux du phenix est vrai du peuple.

Ce peuple renait. Renaitra-t-il petit? Renaitra-t-il grand? Telle est la question.

Reprendre son rang, l'Espagne le peut. Redevenir l'egale de la France et de l'Angleterre. Offre immense de la providence. L'occasion est unique. L'Espagne la laissera-t-elle echapper?

Une monarchie de plus sur le continent, a quoi bon? L'Espagne sujette d'un roi sujet des puissances, quel amoindrissement! D'ailleurs etablir a cette heure une monarchie, c'est prendre de la peine pour peu de temps. Le decor va changer.

Une republique en Espagne, ce serait le hola en Europe; et le hola dit aux rois, c'est la paix; ce serait la France et la Prusse neutralisees, la guerre entre les monarchies militaires impossible par le seul fait de la revolution presente, la museliere mise a Sadowa comme a Austerlitz, la perspective des tueries remplacee par la perspective du travail et de la fecondite, Chassepot destitue au profit de Jacquart; ce serait l'equilibre du continent brusquement fait aux depens des fictions par ce poids dans la balance, la verite; ce serait cette vieille puissance, l'Espagne, regeneree par cette jeune force, le peuple; ce serait, au point de vue de la marine et du commerce, la vie rendue a ce double littoral qui a regne sur la Mediterranee avant Venise et sur l'Ocean avant l'Angleterre; ce serait l'industrie fourmillant la ou croupit la misere; ce serait Cadix egale a Southampton, Barcelone egale a Liverpool, Madrid egale a Paris. Ce serait le Portugal, a un moment donne, faisant retour a l'Espagne, par la seule attraction de la lumiere et de la prosperite; la liberte est l'aimant des annexions. Une republique en Espagne, ce serait la constatation pure et simple de la souverainete de l'homme sur lui-meme, souverainete indiscutable, souverainete qui ne se met pas aux voix; ce serait la production sans tarif, la consommation sans douane, la circulation sans ligature, l'atelier sans proletariat, la richesse sans parasitisme, la conscience sans prejuges, la parole sans baillon, la loi sans mensonge, la force sans armee, la fraternite sans Cain; ce serait le travail pour tous, l'instruction pour tous, la justice pour tous, l'echafaud pour personne; ce serait l'ideal devenu palpable, et, de meme qu'il y a l'hirondelle-guide, il y aurait la nation-exemple. De peril point. L'Espagne citoyenne, c'est l'Espagne forte; l'Espagne democratie, c'est l'Espagne citadelle. La republique en Espagne, ce serait la probite administrant, la verite gouvernant, la liberte regnant; ce serait la souveraine realite inexpugnable; la liberte est tranquille parce qu'elle est invincible, et invincible parce qu'elle est contagieuse. Qui l'attaque la gagne. L'armee envoyee contre elle ricoche sur le despote. C'est pourquoi on la laisse en paix. La republique en Espagne, ce serait, a l'horizon, l'irradiation du vrai, promesse pour tous, menace pour le mal seulement; ce serait ce geant, le droit, debout en Europe, derriere cette barricade, les Pyrenees.

Si l'Espagne renait monarchie, elle est petite.

Si elle renait republique, elle est grande.

Qu'elle choisisse.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 22 octobre 1868.

IV
SECONDE LETTRE A L'ESPAGNE

De plusieurs points de l'Espagne, de la Corogne, par l'organe du comite democratique, d'Oviedo, de Seville, de Barcelone, de Saragosse, la ville patriote, de Cadix, la ville revolutionnaire, de Madrid, par la genereuse voix d'Emilio Castelar, un deuxieme appel m'est fait. On m'interroge. Je reponds.

De quoi s'agit-il? De l'esclavage.

L'Espagne, qui d'une seule secousse vient de rejeter tous les vieux opprobres, fanatisme, absolutisme, echafaud, droit divin, gardera-t-elle de tout ce passe ce qu'il y a de plus odieux, l'esclavage? Je dis: Non!

Abolition, et abolition immediate. Tel est le devoir.

Est-ce qu'il y a lieu d'hesiter? Est-ce que c'est possible? Quoi! ce que l'Angleterre a fait en 1838, ce que la France a fait en 1848, en 1868 l'Espagne ne le ferait pas! Quoi! etre une nation affranchie, et avoir sous ses pieds une race asservie et garrottee! Quoi! ce contresens! etre chez soi la lumiere, et hors de chez soi la nuit! etre chez soi la justice, et hors de chez soi l'iniquite! citoyen ici, negrier la! faire une revolution qui aurait un cote de gloire et un cote d'ignominie! Quoi! apres la royaute chassee, l'esclavage resterait! il y aurait pres de vous un homme qui serait a vous, un homme qui serait votre chose! vous auriez sur la tete un bonnet de liberte pour vous et a la main une chaine pour lui! Qu'est-ce que le fouet du planteur? c'est le sceptre du roi, naif et dedore. L'un brise, l'autre tombe.

Une monarchie a esclaves est logique. Une republique a esclaves est cynique. Ce qui rehausse la monarchie deshonore la republique. La republique est une virginite.

Or, des a present, et sans attendre aucun vote, vous etes republique. Pourquoi? parce que vous etes la grande Espagne. Vous etes republique; l'Europe democratique en a pris acte. O espagnols! vous ne pouvez rester fiers qu'a la condition de rester libres. Dechoir vous est impossible. Croitre est dans la nature; se rapetisser, non.

Vous resterez libres. Or la liberte est entiere. Elle a la sombre jalousie de sa grandeur et de sa purete. Aucun compromis. Aucune concession. Aucune diminution. Elle exclut en haut la royaute et en bas l'esclavage.

Avoir des esclaves, c'est meriter d'etre esclave. L'esclave au-dessous de vous justifie le tyran au-dessus de vous.

Il y a dans l'histoire de la traite une annee hideuse, 1768. Cette annee-la le maximum du crime fut atteint; l'Europe vola a l'Afrique cent quatre mille noirs, qu'elle vendit a l'Amerique. Cent quatre mille! jamais si effroyable chiffre de vente de chair humaine ne s'etait vu. Il y a de cela juste cent ans. Eh bien! celebrez ce centenaire par l'abolition de l'esclavage; qu'a une annee infame une annee auguste reponde; et montrez qu'entre l'Espagne de 1768 et l'Espagne de 1868 il y a plus qu'un siecle, il y a un abime, il y a l'infranchissable profondeur qui separe le faux du vrai, le mal du bien, l'injuste du juste, l'abjection de la gloire, la monarchie de la republique, la servitude de la liberte. Precipice toujours ouvert derriere le progres; qui recule y tombe.

 

Un peuple s'augmente de tous les hommes qu'il affranchit. Soyez la grande Espagne complete. Ce qu'il vous faut, c'est Gibraltar de plus et Cuba de moins.

Un dernier mot. Dans la profondeur du mal, despotisme et esclavage se rencontrent et produisent le meme effet. Pas d'identite plus saisissante. Le joug de l'esclavage est plus encore peut-etre sur le maitre que sur l'esclave. Lequel des deux possede l'autre? question. C'est une erreur de croire qu'on est le proprietaire de l'homme qu'on achete ou qu'on vend; on est son prisonnier. Il vous tient. Sa rudesse, sa grossierete, son ignorance, sa sauvagerie, vous devez les partager; sinon, vous vous feriez horreur a vous-meme. Ce noir, vous le croyez a vous; c'est vous qui etes a lui. Vous lui avez pris son corps, il vous prend votre intelligence et votre honneur. Il s'etablit entre vous et lui un mysterieux niveau. L'esclave vous chatie d'etre son maitre. Tristes et justes represailles, d'autant plus terribles que l'esclave, votre sombre dominateur, n'en a pas conscience. Ses vices sont vos crimes; ses malheurs deviendront vos catastrophes. Un esclave dans une maison, c'est une ame farouche qui est chez vous, et qui est en vous. Elle vous penetre et vous obscurcit, lugubre empoisonnement. Ah! l'on ne commet pas impunement ce grand crime, l'esclavage! La fraternite meconnue devient fatalite. Si vous etes un peuple eclatant et illustre, l'esclavage, accepte comme institution, vous fait abominable. La couronne au front du despote, le carcan au cou de l'esclave, c'est le meme cercle, et votre ame de peuple y est enfermee. Toutes vos splendeurs ont cette tache, le negre. L'esclave vous impose ses tenebres. Vous ne lui communiquez pas la civilisation, et il vous communique la barbarie. Par l'esclave, l'Europe s'inocule l'Afrique.

O noble peuple espagnol! c'est la, pour vous, la deuxieme liberation. Vous vous etes delivre du despote; maintenant delivrez-vous de l'esclave.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 22 novembre 1868.