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Actes et Paroles, Volume 2: Pendant l'exil 1852-1870

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II
LES RUES ET MAISONS DU VIEUX BLOIS

A M. A. QUEYROY

Hauteville-House, 17 avril 1864.

Monsieur, je vous remercie. Vous venez de me faire revivre dans le passe. Le 17 avril 1825, il y a trente-neuf ans aujourd'hui meme (laissez-moi noter cette petite coincidence interessante pour moi), j'arrivais a Blois. C'etait le matin. Je venais de Paris. J'avais passe la nuit en malle-poste, et que faire en malle-poste? J'avais fait la ballade des Deux Archers; puis, les derniers vers acheves, comme le jour ne paraissait pas encore, tout en regardant a la lueur de la lanterne passer a chaque instant des deux cotes de la voiture des troupes de boeufs de l'Orleanais descendant vers Paris, je m'etais endormi. La voix du conducteur me reveilla. – Voila Blois! me cria-t-il. J'ouvris les yeux et je vis mille fenetres a la fois, un entassement irregulier et confus de maisons, des clochers, un chateau, et sur la colline un couronnement de grands arbres et une rangee de facades aigues a pignons de pierre au bord de l'eau, toute une vieille ville en amphitheatre, capricieusement repandue sur les saillies d'un plan incline, et, a cela pres que l'Ocean est plus large que la Loire et n'a pas de pont qui mene a l'autre rive, presque pareille a cette ville de Guernesey que j'habite aujourd'hui. Le soleil se levait sur Blois.

Un quart d'heure apres, j'etais rue du Foix, n deg. 73. Je frappais a une petite porte donnant sur un jardin; un homme qui travaillait au jardin venait m'ouvrir. C'etait mon pere.

Le soir, mon pere me mena sur le monticule qui dominait sa maison et ou est l'arbre de Gaston; je revis d'en haut la ville que le matin j'avais vue d'en bas; l'aspect, autre, etait, quoique severe, plus charmant encore. La ville, le matin, m'avait semble avoir le gracieux desordre et presque la surprise du reveil; le soir avait calme les lignes. Bien qu'il fit encore jour, le soleil venant a peine de se coucher, il y avait un commencement de melancolie; l'estompe du crepuscule emoussait les pointes des toits; de rares scintillements de chandelles remplacaient l'eblouissante diffusion de l'aurore sur les vitres; les profils des choses subissaient la transformation mysterieuse du soir; les roideurs perdaient, les courbes gagnaient; il y avait plus de coudes et moins d'angles. Je regardais avec emotion, presque attendri par cette nature. Le ciel avait un vague souffle d'ete. La ville m'apparaissait, non plus comme le matin, gaie et ravissante, pele-mele, mais harmonieuse; elle etait coupee en compartiments d'une belle masse, se faisant equilibre; les plans reculaient, les etages se superposaient avec a-propos et tranquillite. La cathedrale, l'eveche, l'eglise noire de Saint-Nicolas, le chateau, autant citadelle que palais, les ravins meles a la ville, les montees et les descentes ou les maisons tantot grimpent, tantot degringolent, le pont avec son obelisque, la belle Loire serpentante, les bandes rectilignes de peupliers, a l'extreme horizon Chambord indistinct avec sa futaie de tourelles, les forets ou s'enfonce l'antique voie dite "ponts romains" marquant l'ancien lit de la Loire, tout cet ensemble etait grand et doux. Et puis mon pere aimait cette ville.

Vous me la rendez aujourd'hui.

Grace a vous, je suis a Blois. Vos vingt eaux-fortes montrent la ville intime, non la ville des palais et des eglises, mais la ville des maisons [note: Les Rues et Maisons du vieux Blois, eaux-fortes par A. Queyroy.]. Avec vous, on est dans la rue; avec vous, on entre dans la masure; et telle de ces batisses decrepites, comme le logis en bois sculpte de la rue Saint-Lubin, comme l'hotel Denis-Dupont avec sa lanterne d'escalier a baies obliques suivant le mouvement de la vis de saint Gilles, comme la maison de la rue Haute, comme l'arcade surbaissee de la rue Pierre-de-Blois, etale toute la fantaisie gothique ou toutes les graces de la renaissance, augmentees de la poesie du delabrement. Etre une masure, cela n'empeche pas d'etre un bijou. Une vieille femme qui a du coeur et de l'esprit, rien n'est plus charmant. Beaucoup des exquises maisons dessinees par vous sont cette vieille femme-la. On fait avec bonheur leur connaissance. On les revoit avec joie, quand on est, comme moi, leur vieil ami. Que de choses elles ont a vous dire, et quel delicieux rabachage du passe! Par exemple, regardez cette fine et delicate maison de la rue des Orfevres, il semble que ce soit un tete-a-tete. On est en bonne fortune avec toute cette elegance. Vous nous faites tout reconnaitre, tant vos eaux-fortes sont des portraits. C'est la fidelite photographique, avec la liberte du grand art. Votre rue Chemonton est un chef-d'oeuvre. J'ai monte, en meme temps que ces bons paysans de Sologne peints par vous, les grands degres du chateau. La maison a statuettes de la rue Pierre-de-Blois est comparable a la precieuse maison des Musiciens de Weymouth. Je retrouve tout. Voici la tour d'Argent, voici le haut pignon sombre, coin des rues des Violettes et de Saint-Lubin, voici l'hotel de Guise, voici l'hotel de Cheverny, voici l'hotel Sardini avec ses voutes en anse de panier, voici l'hotel d'Alluye avec ses galantes arcades du temps de Charles VIII, voici les degres de Saint-Louis qui menent a la cathedrale, voici la rue du Sermon, et au fond la silhouette presque romane de Saint-Nicolas; voici la jolie tourelle a pans coupes dite Oratoire de la reine Anne. C'est derriere cette tourelle qu'etait le jardin ou Louis XII, goutteux, se promenait sur son petit mulet. Ce Louis XII a, comme Henri IV, des cotes aimables. Il fit beaucoup de sottises, mais c'etait un roi bonhomme. Il jetait au Rhone les procedures commencees contre les vaudois. Il etait digne d'avoir pour fille cette vaillante huguenote astrologue Renee de Bretagne, si intrepide devant la Saint-Barthelemy et si fiere a Montargis. Jeune, il avait passe trois ans a la tour de Bourges, et il avait tate de la cage de fer. Cela, qui eut rendu un autre mechant, le fit debonnaire. Il entra a Genes, vainqueur, avec une ruche d'abeilles doree sur sa cotte d'armes et cette devise: Non utitur aculeo. Et etant bon, il etait brave: A Aignadel, a un courtisan qui disait: Vous vous exposez, sire, il repondait: Mettez-vous derriere moi. C'est lui aussi qui disait: Bon roi, roi avare. J'aime mieux etre ridicule aux courtisans que lourd au peuple. Il disait: La plus laide bete a voir passer, c'est un procureur portant ses sacs. Il haissait les juges desireux de condamner et faisant effort pour agrandir la faute et envelopper l'accuse. Ils sont, disait-il, comme les savetiers qui allongent le cuir en tirant dessus avec leurs dents. Il mourut de trop aimer sa femme, comme plus tard Francois II, doucement tues l'un et l'autre par une Marie. Cette noce fut courte. Le 1er janvier 1515, apres quatrevingt-trois jours ou plutot quatrevingt-trois nuits de mariage, Louis XII expira, et comme c'etait le jour de l'an, il dit a sa femme: Mignonne, je vous donne ma mort pour vos etrennes. Elle accepta, de moitie avec le duc de Brandon.

L'autre fantome qui domine Blois est aussi haissable que Louis XII est sympathique. C'est ce Gaston, Bourbon coupe de Medicis, florentin du seizieme siecle, lache, perfide, spirituel, disant de l'arrestation de Longueville, de Conti et de Conde: Beau coup de filet! prendre a la fois un renard, un singe et un lion! Curieux, artiste, collectionneur, epris de medailles, de filigranes et de bonbonnieres, passant sa matinee a admirer le couvercle d'une boite en ivoire, pendant qu'on coupait la tete a quelqu'un de ses amis trahi par lui.

Toutes ces figures, et Henri III, et le duc de Guise, et d'autres, y compris ce Pierre de Blois qui a pour gloire d'avoir prononce le premier le mot transsubstantiation, je les ai revues, monsieur, dans sa confuse evocation de l'histoire, en feuilletant votre precieux recueil. Votre fontaine de Louis XII m'a arrete longtemps. Vous l'avez reproduite comme je l'ai vue, toute vieille, toute jeune, charmante. C'est une de vos meilleures planches. Je crois bien que la Rouennerie en gros, constatee par vous vis-a-vis l'hotel d'Amboise, etait deja la de mon temps. Vous avez un talent vrai et fin, le coup d'oeil qui saisit le style, la touche ferme, agile et forte, beaucoup d'esprit dans le burin et beaucoup de naivete, et ce don rare de la lumiere dans l'ombre. Ce qui me frappe et me charme dans vos eaux-fortes, c'est le grand jour, la gaite, l'aspect souriant, cette joie du commencement qui est toute la grace du matin. Des planches semblent baignees d'aurore. C'est bien la Blois, mon Blois a moi, ma ville lumineuse. Car la premiere impression de l'arrivee m'est restee. Blois est pour moi radieux. Je ne vois Blois que dans le soleil levant. Ce sont la des effets de jeunesse et de patrie.

Je me suis laisse aller a causer longuement avec vous, monsieur, parce que vous m'avez fait plaisir. Vous m'avez pris par mon faible, vous avez touche le coin sacre des souvenirs. J'ai quelquefois de la tristesse amere, vous m'avez donne de la tristesse douce. Etre doucement triste, c'est la le plaisir. Je vous en suis reconnaissant. Je suis heureux qu'elle soit si bien conservee, si peu defaite, et si pareille encore a ce que je l'ai vue il y a quarante ans, cette ville a laquelle m'attache cet invisible echeveau des fils de l'ame, impossible a rompre, ce Blois qui m'a vu adolescent, ce Blois ou les rues me connaissent, ou une maison m'a aime, et ou je viens de me promener en votre compagnie, cherchant les cheveux blancs de mon pere et trouvant les miens.

Je vous serre la main, monsieur.

VICTOR HUGO.

1865

Ce que c'est que la mort. L'enterrement d'une jeune fille. La statue de Beccaria. – Le centenaire de Dante. Fraternite des peuples.

I
EMILY DE PUTRON
CIMETIERE DES INDEPENDANTS DE GUERNESEY

19 janvier 1865.

 

En quelques semaines, nous nous sommes occupes des deux soeurs; nous avons marie l'une, et voici que nous ensevelissons l'autre. C'est la le perpetuel tremblement de la vie. Inclinons-nous, mes freres, devant la severe destinee.

Inclinons-nous avec esperance. Nos yeux sont faits pour pleurer, mais pour voir; notre coeur est fait pour souffrir, mais pour croire. La foi en une autre existence sort de la faculte d'aimer. Ne l'oublions pas, dans cette vie inquiete et rassuree par l'amour, c'est le coeur qui croit. Le fils compte retrouver son pere; la mere ne consent pas a perdre a jamais son enfant. Ce refus du neant est la grandeur de l'homme.

Le coeur ne peut errer. La chair est un songe, elle se dissipe; cet evanouissement, s'il etait la fin de l'homme, oterait a notre existence toute sanction. Nous ne nous contentons pas de cette fumee qui est la matiere; il nous faut une certitude. Quiconque aime sait et sent qu'aucun des points d'appui de l'homme n'est sur la terre; aimer, c'est vivre au dela de la vie; sans cette foi, aucun don profond du coeur ne serait possible. Aimer, qui est le but de l'homme, serait son supplice; ce paradis serait l'enfer. Non! disons-le bien haut, la creature aimante exige la creature immortelle; le coeur a besoin de l'ame.

Il y a un coeur dans ce cercueil, et ce coeur est vivant. En ce moment, il ecoute mes paroles.

Emily de Putron etait le doux orgueil d'une respectable et patriarcale famille. Ses amis et ses proches avaient pour enchantement sa grace, et pour fete son sourire. Elle etait comme une fleur de joie epanouie dans la maison. Depuis le berceau, toutes les tendresses l'environnaient; elle avait grandi heureuse, et, recevant du bonheur, elle en donnait; aimee, elle aimait. Elle vient de s'en aller!

Ou s'en est-elle allee? Dans l'ombre? Non.

C'est nous qui sommes dans l'ombre. Elle, elle est dans l'aurore.

Elle est dans le rayonnement, dans la verite, dans la realite, dans la recompense. Ces jeunes mortes qui n'ont fait aucun mal dans la vie sont les bienvenues du tombeau, et leur tete monte doucement hors de la fosse vers une mysterieuse couronne. Emily de Putron est allee chercher la-haut la serenite supreme, complement des existences innocentes. Elle s'en est allee, jeunesse, vers l'eternite; beaute, vers l'ideal; esperance, vers la certitude; amour, vers l'infini; perle, vers l'ocean; esprit, vers Dieu.

Va, ame!

Le prodige de ce grand depart celeste qu'on appelle la mort, c'est que ceux qui partent ne s'eloignent point. Ils sont dans un monde de clarte, mais ils assistent, temoins attendris, a notre monde de tenebres. Ils sont en haut et tout pres. Oh! qui que vous soyez, qui avez vu s'evanouir dans la tombe un etre cher, ne vous croyez pas quittes par lui. Il est toujours la. Il est a cote de vous plus que jamais. La beaute de la mort, c'est la presence. Presence inexprimable des ames aimees, souriant a nos yeux en larmes. L'etre pleure est disparu, non parti. Nous n'apercevons plus son doux visage; nous nous sentons sous ses ailes. Les morts sont les invisibles, mais ils ne sont pas les absents.

Rendons justice a la mort. Ne soyons point ingrats envers elle. Elle n'est pas, comme on le dit, un ecroulement et une embuche. C'est une erreur de croire qu'ici, dans cette obscurite de la fosse ouverte, tout se perd. Ici, tout se retrouve. La tombe est un lieu de restitution. Ici l'ame ressaisit l'infini; ici elle recouvre sa plenitude; ici elle rentre en possession de toute sa mysterieuse nature; elle est deliee du corps, deliee du besoin, deliee du fardeau, deliee de la fatalite. La mort est la plus grande des libertes. Elle est aussi le plus grand des progres. La mort, c'est la montee de tout ce qui a vecu au degre superieur. Ascension eblouissante et sacree. Chacun recoit son augmentation. Tout se transfigure dans la lumiere et par la lumiere. Celui qui n'a ete qu'honnete sur la terre devient beau, celui qui n'a ete que beau devient sublime, celui qui n'a ete que sublime devient bon.

Et maintenant, moi qui parle, pourquoi suis-je ici? Qu'est-ce que j'apporte a cette fosse? De quel droit viens-je adresser la parole a la mort? Qui suis-je? Rien. Je me trompe, je suis quelque chose. Je suis un proscrit. Exile de force hier, exile volontaire aujourd'hui. Un proscrit est un vaincu, un calomnie, un persecute, un blesse de la destinee, un desherite de la patrie; un proscrit est un innocent sous le poids d'une malediction. Sa benediction doit etre bonne. Je benis ce tombeau.

Je benis l'etre noble et gracieux qui est dans cette fosse. Dans le desert on rencontre des oasis, dans l'exil on rencontre des ames. Emily de Putron a ete une des charmantes ames rencontrees. Je viens lui payer la dette de l'exil console. Je la benis dans la profondeur sombre. Au nom des afflictions sur lesquelles elle a doucement rayonne, au nom des epreuves de la destinee, finies pour elle, continuees pour nous, au nom de tout ce qu'elle a espere autrefois et de tout ce qu'elle obtient aujourd'hui, au nom de tout ce qu'elle a aime, je benis cette morte; je la benis dans sa beaute, dans sa jeunesse, dans sa douceur, dans sa vie et dans sa mort; je te benis, jeune fille, dans ta blanche robe du sepulcre, dans ta maison que tu laisses desolee, dans ton cercueil que ta mere a rempli de fleurs et que Dieu va remplir d'etoiles!

II
LA STATUE DE BECCARIA

Une commission est nommee en Italie pour elever un monument a

Beccaria. Victor Hugo est invite a faire partie de cette commission.

Hauteville-House, 4 mars 1865.

J'accepte et je remercie.

Je serai fier de voir mon nom parmi les noms emiments des membres de la commission du monument a Beccaria.

Le pays ou se dressera un tel monument est heureux et beni, car, en presence de la statue de Beccaria, la peine de mort n'est plus possible.

Je felicite l'Italie.

Elever la statue de Beccaria, c'est abolir l'echafaud.

Si, une fois qu'elle sera la, l'echafaud sortait de terre, la statue y rentrerait.

VICTOR HUGO.

III
LE CENTENAIRE DE DANTE

Hauteville-House, 1er mai 1865.

Monsieur le Gonfalonier de Florence,

Votre honorable lettre me touche vivement. Vous me conviez a une noble fete. Votre comite national veut bien desirer que ma voix se fasse entendre dans cette solennite; solennite auguste entre toutes. Aujourd'hui l'Italie, a la face du monde, s'affirme deux fois, en constatant son unite et en glorifiant son poete. L'unite, c'est la vie d'un peuple; l'Italie une, c'est l'Italie. S'unifier c'est naitre. En choisissant cet anniversaire pour solenniser son unite, il semble que l'Italie veuille naitre le meme jour que Dante. Cette nation veut avoir la meme date que cet homme. Rien n'est plus beau.

L'Italie en effet s'incarne en Dante Alighieri. Comme lui, elle est vaillante, pensive, altiere, magnanime, propre au combat, propre a l'idee. Comme lui, elle amalgame, dans une synthese profonde, la poesie et la philosophie. Comme lui, elle veut la liberte. Il a, comme elle, la grandeur, qu'il met dans sa vie, et la beaute, qu'il met dans son oeuvre. L'Italie et Dante se confondent dans une sorte de penetration reciproque qui les identifie; ils rayonnent l'un dans l'autre. Elle est auguste comme il est illustre. Ils ont le meme coeur, la meme volonte, le meme destin. Elle lui ressemble par cette redoutable puissance latente que Dante et l'Italie ont eue dans le malheur. Elle est reine, il est genie. Comme lui, elle a ete proscrite; comme elle, il est couronne.

Comme lui, elle sort de l'enfer.

Gloire a cette sortie radieuse!

Helas! elle a connu les sept cercles; elle a subi et traverse le morcellement funeste, elle a ete une ombre, elle a ete un terme de geographie! Aujourd'hui elle est l'Italie. Elle est l'Italie, comme la France est la France, comme l'Angleterre est l'Angleterre; elle est ressuscitee, eblouissante et armee; elle est hors du passe obscur et tragique, elle commence son ascension vers l'avenir; et il est beau, et il est bon qu'a cette heure eclatante, en plein triomphe, en plein progres, en plein soleil de civilisation et de gloire, elle se souvienne de cette nuit sombre ou Dante a ete son flambeau.

La reconnaissance des grands peuples envers les grands hommes est de bon exemple. Non, ne laissons pas dire que les peuples sont ingrats. A un moment donne, un homme a ete la conscience d'une nation. En glorifiant cet homme, la nation atteste sa conscience. Elle prend, pour ainsi dire, a temoin son propre esprit. Italiens, aimez, conservez et respectez vos illustres et magnifiques cites, et venerez Dante. Vos cites ont ete la patrie, Dante a ete l'ame.

Six siecles sont deja le piedestal de Dante. Les siecles sont les avatars de la civilisation. A chaque siecle surgit en quelque sorte un autre genre humain, et l'on peut dire que l'immortalite d'Alighieri a ete deja six fois affirmee par six humanites nouvelles. Les humanites futures continueront cette gloire.

L'Italie a vecu en Alighieri, homme lumiere.

Une longue eclipse a pese sur l'Italie, eclipse pendant laquelle le monde a eu froid; mais l'Italie vivait. Je dis plus, meme dans cette ombre, l'Italie brillait. L'Italie a ete dans le cercueil, mais n'a pas ete morte. Elle avait comme signes de vie, les lettres, la poesie, la science, les monuments, les decouvertes, les chefs-d'oeuvre. Quel rayonnement sur l'art, de Dante a Michel-Ange! Quelle immense et double ouverture de la terre et du ciel, faite en bas par Christophe Colomb et en haut par Galilee! C'est l'Italie, cette morte, qui accomplissait ces prodiges. Ah! certes, elle vivait! Du fond de son sepulcre, elle protestait par sa clarte. L'Italie est une tombe d'ou est sortie l'aurore.

L'Italie, accablee, enchainee, sanglante, ensevelie, a fait l'education du monde. Un baillon dans la bouche, elle a trouve moyen de faire parler son ame. Elle derangeait les plis de son linceul pour rendre des services a la civilisation. Qui que nous soyons qui savons lire et ecrire, nous te venerons, mere! nous sommes romains avec Juvenal et florentins avec Dante.

L'Italie a cela d'admirable qu'elle est la terre des precurseurs. On voit partout chez elle, a toutes les epoques de son histoire, de grands commencements. Elle entreprend sans cesse la sublime ebauche du progres. Qu'elle soit benie pour cette initiative sainte! Elle est apotre et artiste. La barbarie lui repugne. C'est elle qui la premiere a fait le jour sur les exces de penalite, hors de la vie comme sur la terre. C'est elle qui, a deux reprises, a jete le cri d'alarme contre les supplices, d'abord contre Satan, puis contre Farinace. Il y a un lien profond entre la Divine Comedie denoncant le dogme, et le Traite des Delits et des Peines denoncant la loi. L'Italie hait le mal. Elle ne damne ni ne condamne. Elle a combattu le monstre sous ses deux formes, sous la forme enfer et sous la forme echafaud. Dante a fait le premier combat, Beccaria le second.

A d'autres points de vue encore, Dante est un precurseur.

Dante couvait au treizieme siecle l'idee eclose au dix-neuvieme. Il savait qu'aucune realisation ne doit manquer au droit et a la justice, il savait que la loi de croissance est divine, et il voulait l'unite de l'Italie. Son utopie est aujourd'hui un fait. Les reves des grands hommes sont les gestations de l'avenir. Les penseurs songent conformement a ce-qui doit etre.

L'unite, que Gerard Groot et Reuchlin reclamaient pour l'Allemagne et que Dante voulait pour l'Italie, n'est pas seulement la vie des nations, elle est le but de l'humanite. La ou les divisions s'effacent, le mal s'evanouit. L'esclavage va disparaitre en Amerique, pourquoi? parce que l'unite va renaitre. La guerre tend a s'eteindre en Europe, pourquoi? parce que l'unite tend a se former. Parallelisme saisissant entre la decheance des fleaux et l'avenement de l'humanite une.

Une solennite comme celle-ci est un magnifique symptome. C'est la fete de tous les hommes celebree par une nation a l'occasion d'un genie. Cette fete, l'Allemagne la celebre pour Schiller, puis l'Angleterre pour Shakespeare, puis l'Italie pour Dante. Et l'Europe est de la fete. Ceci est la communion sublime. Chaque nation donne aux autres une part de son grand homme. L'union des peuples s'ebauche par la fraternite des genies.

Le progres marchera de plus en plus dans cette voie qui est la voie de lumiere. Et c'est ainsi que nous arriverons, pas a pas, et sans secousse, a la grande realisation; c'est ainsi que, fils de la dispersion, nous entrerons dans la concorde; c'est ainsi que tous, par la seule force des choses, par la seule puissance des idees, nous aboutirons a la cordialite, a la paix, a l'harmonie. Il n'y aura plus d'etrangers. Toute la terre sera compatriote. Telle est la verite supreme; tel est l'achevement necessaire. L'unite de l'homme correspond a l'unite de Dieu.

 

Je m'associe finalement a la fete de l'Italie.

VICTOR HUGO.