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Actes et Paroles, Volume 2: Pendant l'exil 1852-1870

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IV
LE BANQUET DES ENFANTS
A L'EDITEUR CASTEL

Hauteville-House, 5 octobre 1862.

Mon cher monsieur Castel,

Le hasard a fait tomber sous vos yeux quelques especes d'essais de dessins faits par moi, a des heures de reverie presque inconsciente, avec ce qui restait d'encre dans ma plume, sur des marges ou des couvertures de manuscrits. Ces choses, vous desirez les publier; et l'excellent graveur, M. Paul Chenay, s'offre a en faire les fac-simile. Vous me demandez mon consentement. Quel que soit le beau talent de M. Paul Chenay, je crains fort que ces traits de plume quelconques, jetes plus ou moins maladroitement sur le papier par un homme qui a autre chose a faire, ne cessent d'etre des dessins du moment qu'ils auront la pretention d'en etre. Vous insistez pourtant, et je consens. Ce consentement a ce qui est peut-etre un ridicule veut etre explique. Voici donc mes raisons:

J'ai etabli depuis quelque temps dans ma maison, a Guernesey, une petite institution de fraternite pratique que je voudrais accroitre et surtout propager. Cela est si peu de chose que je puis en parler. C'est un repas hebdomadaire d'enfants indigents. Toutes les semaines, des meres pauvres me font l'honneur d'amener leurs enfants diner chez moi. J'en ai eu huit d'abord, puis quinze; j'en ai maintenant vingt-deux [note: Plus tard le nombre fut porte a quarante.]. Ces enfants dinent ensemble; ils sont tous confondus, catholiques, protestants, anglais, francais, irlandais, sans distinction de religion ni de nation. Je les invite a la joie et au rire, et je leur dis: Soyez libres. Ils ouvrent et terminent le repas par un remerciment a Dieu, simple et en dehors de toutes les formules religieuses pouvant engager leur conscience. Ma femme, ma fille, ma belle-soeur, mes fils, mes domestiques et moi, nous les servons. Ils mangent de la viande et boivent du vin, deux grandes necessites pour l'enfance. Apres quoi ils jouent et vont a l'ecole. Des pretres catholiques, des ministres protestants, meles a des libres penseurs et a des democrates proscrits, viennent quelquefois voir cette humble cene, et il ne me parait pas qu'aucun soit mecontent. J'abrege; mais il me semble que j'en ai dit assez pour faire comprendre que cette idee, l'introduction des familles pauvres dans les familles moins pauvres, introduction a niveau et de plain-pied, fecondee par des hommes meilleurs que moi, par le coeur des femmes surtout, peut n'etre pas mauvaise; je la crois pratique et propre a de bons fruits, et c'est pourquoi j'en parle, afin que ceux qui pourront et voudront l'imitent. Ceci n'est pas de l'aumone, c'est de la fraternite. Cette penetration des familles indigentes dans les notres nous profite comme a eux; elle ebauche la solidarite; elle met en action et en mouvement, et fait marcher pour ainsi dire devant nous la sainte formule democratique, Liberte, Egalite, Fraternite. C'est la communion avec nos freres moins heureux. Nous apprenons a les servir, et ils apprennent a nous aimer.

C'est en songeant a cette petite oeuvre, monsieur, que je crois pouvoir faire un sacrifice d'amour-propre et autoriser la publication souhaitee par vous. Le produit de cette publication contribuera a former la liste civile de mes petits enfants indigents. Voici l'hiver; je ne serais pas fache de donner des vetements a ceux qui sont en haillons et d'offrir des souliers a ceux qui vont pieds nus. Votre publication m'y aidera. Ceci m'absout d'y consentir. J'avoue que je n'eusse jamais imagine que mes dessins, comme vous voulez bien les appeler, pussent attirer l'attention d'un editeur connaisseur tel que vous, et d'un artiste tel que M. Paul Chenay; que votre volonte s'accomplisse; ils se tireront comme ils pourront du grand jour pour lequel ils n'etaient point faits; la critique a sur eux desormais un droit dont je tremble pour eux; je les lui abandonne; je suis sur toujours que mes chers petits pauvres les trouveront tres bons.

Publiez donc ces dessins, monsieur Castel, et recevez tous mes voeux pour votre succes.

VICTOR HUGO.

V
GENEVE ET LA PEINE DE MORT

Dans les derniers mois de 1862, la republique de Geneve revisa sa constitution. La question de la peine de mort se presenta. Un premier vote maintint l'echafaud; mais il en fallait un second. Les republicains progressistes de Geneve songerent a Victor Hugo. Un membre de l'eglise reformee, M. Bost, auteur de plusieurs ouvrages estimes, lui ecrivit une lettre dont voici les dernieres lignes:

"La constituante genevoise a vote le maintien de la peine de mort par quarante-trois voix contre cinq; mais la question doit reparaitre bientot dans un nouveau debat. Quel appui ce serait pour nous, quelle force nouvelle; si par quelques mots vous pouviez intervenir! car ce n'est pas la une question cantonale ou federale, mais bien une question sociale et humanitaire, ou toutes les interventions sont legitimes. Pour les grandes questions, il faut de grands hommes. Nos discussions auraient besoin d'etre eclairees par le genie; et ce nous serait a tous un grand secours qu'un coup de main qui nous viendrait de ce rocher vers lequel se tournent tant de regards."

Cette lettre parvint a Victor Hugo le 16 novembre. Le 17 il repondait:

Hauteville-House, 17 novembre 1862.

Monsieur,

Ce que vous faites est bon; vous avez besoin d'aide, vous vous adressez a moi, je vous remercie; vous m'appelez, j'accours. Qu'y'a-t-il? Me voila.

Geneve est a la veille d'une de ces crises normales qui, pour les nations comme pour les individus, marquent les changements d'age. Vous allez reviser votre constitution. Vous vous gouvernez vous-memes; vous etes vos propres maitres; vous etes des hommes libres; vous etes une republique. Vous allez faire une action considerable, remanier votre pacte social, examiner ou vous en etes en fait de progres et de civilisation, vous entendre de nouveau entre vous sur les questions communes; la deliberation va s'ouvrir, et, parmi ces questions, la plus grave de toutes, l'inviolabilite de la vie humaine, est a l'ordre du jour.

C'est de la peine de mort qu'il s'agit.

Helas, le sombre rocher de Sisyphe! quand donc cessera-t-il de rouler et de retomber sur la societe humaine, ce bloc de haine, de tyrannie, d'obscurite, d'ignorance et d'injustice qu'on nomme penalite? quand donc au mot peine substituera-t-on le mot enseignement? quand donc comprendra-t-on qu'un coupable est un ignorant? Talion, oeil pour oeil, dent pour dent, mal pour mal, voila a peu pres tout notre code. Quand donc la vengeance renoncera-t-elle a ce vieil effort qu'elle fait de nous donner le change en s'appelant vindicte? Croit-elle nous tromper? Pas plus que la felonie quand elle s'appelle raison d'etat. Pas plus que le fratricide quand il met des epaulettes et qu'il s'appelle la guerre. De Maistre a beau farder Dracon; la rhetorique sanglante perd sa peine, elle ne parvient pas a deguiser la difformite du fait qu'elle couvre; les sophistes sont des habilleurs inutiles; l'injuste reste injuste, l'horrible reste horrible. Il y a des mots qui sont des masques; mais a travers leurs trous on apercoit la sombre lueur du mal.

Quand donc la loi s'ajustera-t-elle au droit? quand donc la justice humaine prendra-t-elle mesure sur la justice divine? quand donc ceux qui lisent la bible comprendront-ils la vie sauve de Cain? quand donc ceux qui lisent l'evangile comprendront-ils le gibet du Christ? quand donc pretera-t-on l'oreille a la grande voix vivante qui, du fond de l'inconnu, crie a travers nos tenebres: Ne tue point! quand donc ceux qui sont en bas, juge, pretre, peuple, roi, s'apercevront-ils qu'il y a quelqu'un au-dessus d'eux? Republiques a esclaves, monarchies a soldats, societes a bourreaux; partout la force, nulle part le droit. O les tristes maitres du monde! chenilles d'infirmites, boas d'orgueil.

Une occasion se presente ou le progres peut faire un pas. Geneve va deliberer sur la peine de mort. De la votre lettre, monsieur. Vous me demandez d'intervenir, de prendre part a la discussion, de dire un mot. Je crains que vous ne vous abusiez sur l'efficacite d'une chetive parole isolee comme la mienne. Que suis-je? Que puis-je? Voila bien des annees deja, – cela date de 1828, – que je lutte avec les faibles forces d'un homme contre cette chose colossale, contradictoire et monstrueuse, la peine de mort, composee d'assez de justice pour satisfaire la foule et d'assez d'iniquite pour epouvanter le penseur. D'autres ont fait plus et mieux que moi. La peine de mort a cede un peu de terrain; voila tout. Elle s'est sentie honteuse dans Paris, en presence de toute cette lumiere. La guillotine a perdu son assurance, sans abdiquer pourtant; chassee de la Greve, elle a reparu barriere Saint-Jacques; chassee de la barriere Saint-Jacques, elle a reparu a la Roquette. Elle recule, mais elle reste.

Puisque vous reclamez mon concours, monsieur, je vous le dois. Mais ne vous faites pas illusion sur le peu de part que j'aurai au succes si vous reussissez. Depuis trente-cinq ans, je le repete, j'essaye de faire obstacle au meurtre en place publique. J'ai denonce sans relache cette voie de fait de la loi d'en bas sur la loi d'en haut. J'ai pousse a la revolte la conscience universelle; j'ai attaque cette exaction par la logique, et par la pitie, cette logique supreme; j'ai combattu, dans l'ensemble et dans le detail, la penalite demesuree et aveugle qui tue; tantot traitant la these generale, tachant d'atteindre et de blesser le fait dans son principe meme, et m'efforcant de renverser, une fois pour toutes, non un echafaud, mais l'echafaud; tantot me bornant a un cas particulier, et ayant pour but de sauver tout simplement la vie d'un homme. J'ai quelquefois reussi, plus souvent echoue. Beaucoup de nobles esprits se sont devoues a la meme tache; et, il y a dix mois a peine, la genereuse presse belge, me venant energiquement en aide lors de mon intervention pour les condamnes de Charleroi, est parvenue a sauver sept tetes sur neuf.

 

Les ecrivains du dix-huitieme siecle ont detruit la torture; les ecrivains du dix-neuvieme, je n'en doute pas, detruiront la peine de mort. Ils ont deja fait supprimer en France le poing coupe et le fer rouge; ils ont fait abroger la mort civile; et ils ont suggere l'admirable expedient provisoire des circonstances attenuantes. – "C'est a d'execrables livres comme le Dernier jour d'un Condamne, disait le depute Salverte, qu'on doit la detestable introduction des circonstances attenuantes." Les circonstances attenuantes, en effet, c'est le commencement de l'abolition. Les circonstances attenuantes dans la loi, c'est le coin dans le chene. Saisissons le marteau divin, frappons sur le coin sans relache, frappons a grands coups de verite, et nous ferons eclater le billot.

Lentement, j'en conviens. Il faudra du temps, certes. Pourtant ne nous decourageons pas. Nos efforts, meme dans le detail, ne sont pas toujours inutiles. Je viens de vous rappeler le fait de Charleroi; en voici un autre. Il y a huit ans, a Guernesey, en 1854, un homme, nomme Tapner, fut condamne au gibet; j'intervins, un recours en grace fut signe par six cents notables de l'ile, l'homme fut pendu; maintenant ecoutez: quelques-uns des journaux d'Europe qui contenaient la lettre ecrite par moi aux guernesiais pour empecher le supplice arriverent en Amerique a temps pour que cette lettre put etre reproduite utilement par les journaux americains; on allait pendre un homme a Quebec, un nomme Julien; le peuple du Canada considera avec raison comme adressee a lui-meme la lettre que j'avais ecrite au peuple de Guernesey, et, par un contre-coup providentiel, cette lettre sauva, passez-moi l'expression, non Tapner qu'elle visait, mais Julien qu'elle ne visait pas. Je cite ces faits; pourquoi? parce qu'ils prouvent la necessite de persister. Helas! le glaive persiste aussi.

Les statistiques de la guillotine et de la potence conservent leurs hideux niveaux; le chiffre du meurtre legal ne s'est amoindri dans aucun pays. Depuis une dizaine d'annees meme, le sens moral ayant baisse, le supplice a repris faveur, et il y a recrudescence. Vous petit peuple, dans votre seule ville de Geneve, vous avez vu deux guillotines dressees en dix-huit mois. En effet, ayant tue Vary, pourquoi ne pas tuer Elcy? En Espagne, il y a le garrot; en Russie, la mort par les verges. A Rome, l'eglise ayant horreur du sang, le condamne est assomme, ammazzato. L'Angleterre, ou regne une femme, vient de pendre une femme.

Cela n'empeche pas la vieille penalite de jeter les hauts cris, de protester qu'on la calomnie, et de faire l'innocente. On jase sur son compte, c'est affreux. Elle a toujours ete douce et tendre; elle fait des lois qui ont l'air severe, mais elle est incapable de les appliquer. Elle, envoyer Jean Valjean au bagne pour le vol d'un pain! Allons donc! il est bien vrai qu'en 1816 elle envoyait aux travaux forces a perpetuite les emeutiers affames du departement de la Somme; il est bien vrai qu'en 1846… – Helas! ceux qui me reprochent le bagne de Jean Valjean oublient la guillotine de Buzancais.

La faim a toujours ete vue de travers par la loi.

Je parlais tout a l'heure de la torture abolie. Eh bien! en 1849, la torture existait encore. Ou? en Chine? Non, en Suisse. Dans votre pays, monsieur. En octobre 1849, a Zug, un juge instructeur, voulant faire avouer un vol d'un fromage (vol d'un comestible. Encore la faim!) a une fille appelee Mathilde Wildemberg, lui serra les pouces dans un etau, et, au moyen d'une poulie, et d'une corde attachee a cet etau, fit hisser la miserable jusqu'au plafond. Ainsi suspendue par les pouces, un valet de bourreau la batonnait. En 1862, a Guernesey que j'habite, la peine tortionnaire du fouet est encore en vigueur. L'ete passe, on a, par arret de justice, fouette un homme de cinquante ans.

Cet homme se nommait Torode. C'etait, lui aussi, un affame, devenu voleur.

Non, ne nous lassons point. Faisons une emeute de philosophes pour l'adoucissement des codes. Diminuons la penalite, augmentons l'instruction. Par les pas deja faits, jugeons des pas a faire! Quel bienfait que les circonstances attenuantes! elles eussent empeche ce que je vais vous raconter.

A Paris, en 1818 ou 19, un jour d'ete, vers midi, je passais sur la place du Palais de justice. Il y avait la une foule autour d'un poteau. Je m'approchai. A ce poteau etait liee, carcan au cou, ecriteau sur la tete, une creature humaine, une jeune femme ou une jeune fille. Un rechaud plein de charbons ardents etait a ses pieds devant elle, un fer a manche de bois, plonge dans la braise, y rougissait, la foule semblait contente. Cette femme etait coupable de ce que la jurisprudence appelle vol domestique et la metaphore banale, danse de l'anse du panier. Tout a coup, comme midi sonnait, en arriere de la femme et sans etre vu d'elle, un homme monta sur l'echafaud; j'avais remarque que la camisole de bure de cette femme avait par derriere une fente rattachee par des cordons; l'homme denoua rapidement les cordons, ecarta la camisole, decouvrit jusqu'a la ceinture le dos de la femme, saisit le fer dans le rechaud, et l'appliqua, en appuyant profondement, sur l'epaule nue. Le fer et le poing du bourreau disparurent dans une fumee blanche. J'ai encore dans l'oreille, apres plus de quarante ans, et j'aurai toujours dans l'ame l'epouvantable cri de la suppliciee. Pour moi, c'etait une voleuse, ce fut une martyre. Je sortis de la determine – j'avais seize ans – a combattre a jamais les mauvaises actions de la loi.

De ces mauvaises actions la peine de mort est la pire. Et que n'a-t-on pas vu, meme dans notre siecle, et sans sortir des tribunaux ordinaires et des delits communs! Le 20 avril 1849, une servante, Sarah Thomas, une fille de dix-sept ans, fut executee a Bristol pour avoir, dans un moment de colere, tue d'un coup de buche sa maitresse qui la battait. La condamnee ne voulait pas mourir. Il fallut sept hommes pour la trainer au gibet. On la pendit de force. Au moment ou on lui passait le noeud coulant, le bourreau lui demanda si elle avait quelque chose a faire dire a son pere. Elle interrompit son rale pour repondre: oui, oui, dites-lui que je l'aime. Au commencement du siecle, sous George III, a Londres, trois enfants de la classe des ragged (deguenilles) furent condamnes a mort pour vol. Le plus age, le Newgate Calendar constate le fait, n'avait pas quatorze ans. Les trois enfants furent pendus.

Quelle idee les hommes se font-ils donc du meurtre? Quoi! en habit, je ne puis tuer; en robe je le puis! comme la soutane de Richelieu, la toge couvre tout! Vindicte publique? Ah! je vous en prie, ne me vengez pas! Meurtre, meurtre! vous dis-je. Hors le cas de legitime defense entendu dans son sens le plus etroit (car, une fois votre agresseur blesse par vous et tombe, vous lui devez secours), est-ce que l'homicide est jamais permis? est-ce que ce qui est interdit a l'individu est permis a la collection? Le bourreau, voila une sinistre espece d'assassin! l'assassin officiel, l'assassin patente, entretenu, rente, mande a certains jours, travaillant en public, tuant au soleil, ayant pour engins "les bois de justice", reconnu assassin de l'etat! l'assassin fonctionnaire, l'assassin qui a un logement dans la loi, l'assassin au nom de tous! Il a ma procuration et la votre, pour tuer. Il etrangle ou egorge, puis frappe sur l'epaule de la societe, et lui dit: Je travaille pour toi, paye-moi. Il est l'assassin cum privilegio legis, l'assassin dont l'assassinat est decrete par le legislateur, delibere par le jure, ordonne par le juge, consenti par le pretre, garde par le soldat, contemple par le peuple. Il est l'assassin qui a parfois pour lui l'assassine; car j'ai discute, moi qui parle, avec un condamne a mort appele Marquis, qui etait en theorie partisan de la peine de mort; de meme que, deux ans avant un proces celebre, j'ai discute avec un magistrat nomme Teste qui etait partisan des peines infamantes. Que la civilisation y songe, elle repond du bourreau. Ah! vous haissez l'assassinat jusqu'a tuer l'assassin; moi je hais le meurtre jusqu'a vous empecher de devenir meurtrier. Tous contre un, la puissance sociale condensee en guillotine, la force collective employee a une agonie, quoi de plus odieux? Un homme tue par un homme effraye la pensee, un homme tue par les hommes la consterne.

Faut-il vous le redire sans cesse? cet homme, pour se reconnaitre et s'amender, et se degager de la responsabilite accablante qui pese sur son ame, avait besoin de tout ce qui lui restait de vie. Vous lui donnez quelques minutes! de quel droit? Comment osez-vous prendre sur vous cette redoutable abreviation des phenomenes divers du repentir? Vous rendez-vous compte de cette responsabilite damnee par vous, et qui se retourne contre vous, et qui devient la votre? vous faites plus que tuer un homme, vous tuez une conscience.

De quel droit consituez-vous Dieu juge avant son heure? quelle qualite avez-vous pour le saisir? est-ce que cette justice-la est un des degres de la votre? est-ce qu'il y a plain-pied de votre barre a celle-la? De deux choses l'une: ou vous etes croyant, ou vous ne l'etes pas. Si vous etes croyant, comment osez-vous jeter une immortalite a l'eternite? Si vous ne l'etes pas, comment osez-vous jeter un etre au neant?

Il existe un criminaliste qui a fait cette distinction: – "On a tort de dire execution; on doit se borner a dire reparation. La societe ne tue pas, elle retranche." – Nous sommes des laiques, nous autres, nous ne comprenons pas ces finesses-la.

On prononce ce mot: justice. La justice! oh! cette idee entre toutes auguste et venerable, ce supreme equilibre, cette droiture rattachee aux profondeurs, ce mysterieux scrupule puise dans l'ideal, cette rectitude souveraine compliquee d'un tremblement devant l'enormite eternelle beante devant nous, cette chaste pudeur de l'impartialite inaccessible, cette ponderation ou entre l'imponderable, cette acception faite de tout, cette sublimation de la sagesse combinee avec la pitie, cet examen des actions humaines avec l'oeil divin, cette bonte severe, cette resultante lumineuse de la conscience universelle, cette abstraction de l'absolu se faisant realite terrestre, cette vision du droit, cet eclair d'eternite apparu a l'homme, la justice! cette intuition sacree du vrai qui determine, par sa seule presence, les quantites relatives du bien et du mal et qui, a l'instant ou elle illumine l'homme, le fait momentanement Dieu, cette chose finie qui a pour loi d'etre proportionnee a l'infini, cette entite celeste dont le paganisme fait une deesse et le christianisme un archange, cette figure immense qui a les pieds sur le coeur humain et les ailes dans les etoiles, cette Yungfrau des vertus humaines, cette cime de l'ame, cette vierge, o Dieu bon, Dieu eternel, est-ce qu'il est possible de se l'imaginer debout sur la guillotine? est-ce qu'on peut se l'imaginer bouclant les courroies de la bascule sur les jarrets d'un miserable? est-ce qu'on peut se l'imaginer defaisant avec ses doigts de lumiere la ficelle monstrueuse du couperet? se l'imagine-t-on sacrant et degradant a la fois ce valet terrible, l'executeur? se l'imagine-t-on etalee, depliee et collee par l'afficheur sur le poteau infame du pilori? se la represente-t-on enfermee et voyageant dans ce sac de nuit du bourreau Calcraft ou est melee a des chaussettes et a des chemises la corde avec laquelle il a pendu hier et avec laquelle il pendra demain!

Tant que la peine de mort existera, on aura froid en entrant dans une cour d'assises, et il y fera nuit.

En janvier dernier, en Belgique, a l'epoque des debats de Charleroi, – debats dans lesquels, par parenthese, il sembla resulter des revelations d'un nomme Rabet que deux guillotines des annees precedentes, Goethals et Coecke, etaient peut-etre innocents (quel peut-etre!) – au milieu de ces debats, devant tant de crimes nes des brutalites de l'ignorance, un avocat crut devoir et pouvoir demontrer la necessite de l'enseignement gratuit et obligatoire. Le procureur general l'interrompit et le railla: Avocat, dit-il, ce n'est point ici la chambre. Non, monsieur le procureur general, c'est ici la tombe.

La peine de mort a des partisans de deux sortes, ceux qui l'expliquent et ceux qui l'appliquent; en d'autres termes, ceux qui se chargent de la theorie et ceux qui se chargent de la pratique. Or la pratique et la theorie ne sont pas d'accord; elles se donnent etrangement la replique. Pour demolir la peine de mort, vous n'avez qu'a ouvrir le debat entre la theorie et la pratique. Ecoutez plutot. Ceux qui veulent le supplice, pourquoi le veulent-ils? Est-ce parce que le supplice est un exemple? Oui, dit la theorie. Non, dit la pratique. Et elle cache l'echafaud le plus qu'elle peut, elle detruit Montfaucon, elle supprime le crieur public, elle evite les jours de marche, elle batit sa mecanique a minuit, elle fait son coup de grand matin; dans de certains pays, en Amerique et en Prusse, on pend et on decapite a huis clos. Est-ce parce que la peine de mort est la justice? Oui, dit la theorie; l'homme etait coupable, il est puni. Non, dit la pratique; car l'homme est puni, c'est bien, il est mort, c'est bon; mais qu'est-ce que cette femme? c'est une veuve. Et qu'est-ce que ces enfants? ce sont des orphelins. Le mort a laisse cela derriere lui. Veuve et orphelins, c'est-a-dire punis et pourtant innocents. Ou est votre justice? Mais si la peine de mort n'est pas juste, est-ce qu'elle est utile? Oui, dit la theorie; le cadavre nous laissera tranquilles. Non, dit la pratique; car ce cadavre vous legue une famille; famille sans pere, famille sans pain; et voila la veuve qui se prostitue pour vivre, et voila les orphelins qui volent pour manger.

 

Dumolard, voleur a l'age de cinq ans, etait orphelin d'un guillotine.

J'ai ete fort insulte, il y a quelques mois, pour avoir ose dire que c'etait la une circonstance attenuante.

On le voit, la peine de mort n'est ni exemplaire, ni juste, ni utile. Qu'est-elle donc? Elle est. Sum qui sum. Elle a sa raison d'etre en elle-meme. Mais alors quoi! la guillotine pour la guillotine, l'art pour l'art!

Recapitulons.

Ainsi toutes les questions, toutes sans exception, se dressent autour de la peine de mort, la question sociale, la question morale, la question philosophique, la question religieuse. Celle-ci surtout, cette derniere, qui est l'insondable, vous en rendez-vous compte? Ah! j'y insiste, vous qui voulez la mort, avez-vous reflechi? Avez-vous medite sur cette brusque chute d'une vie humaine dans l'infini, chute inattendue des profondeurs, arrivee hors de tour, sorte de surprise redoutable faite au mystere? Vous mettez un pretre la, mais il tremble autant que le patient. Lui aussi, il ignore. Vous faites rassurer la noirceur par l'obscurite.

Vous ne vous etes donc jamais penches sur l'inconnu? Comment osez-vous precipiter la dedans quoi que ce soit? Des que, sur le pave de nos villes, un echafaud apparait, il se fait dans les tenebres autour de ce point terrible un immense fremissement qui part de votre place de Greve et ne s'arrete qu'a Dieu. Cet empietement etonne la nuit. Une execution capitale, c'est la main de la societe qui tient un homme au-dessus du gouffre, s'ouvre et le lache. L'homme tombe. Le penseur, a qui certains phenomenes de l'inconnu sont perceptibles, sent tressaillir la prodigieuse obscurite. O hommes, qu'avez-vous fait? qui donc connait les frissons de l'ombre? ou va cette ame? que savez-vous?

Il y a pres de Paris un champ hideux, Clamart. C'est le lieu des fosses maudites; c'est le rendez-vous des supplicies; pas un squelette n'est la avec sa tete. Et la societe humaine dort tranquille a cote de cela! Qu'il y ait sur la terre des cimetieres faits par Dieu, cela ne nous regarde pas, et Dieu sait pourquoi. Mais peut-on songer sans horreur a ceci, a un cimetiere fait par l'homme!

Non, ne nous lassons pas de repeter ce cri: Plus d'echafaud! mort a la mort!

C'est a un certain respect mysterieux de la vie qu'on reconnait l'homme qui pense.

Je sais bien que les philosophes sont des songe-creux. – A qui en veulent-ils? Vraiment, ils pretendent abolir la peine de mort! Ils disent que la peine de mort est un deuil pour l'humanite. Un deuil! qu'ils aillent donc un peu voir la foule rire autour de l'echafaud! qu'ils rentrent donc dans la realite! Ou ils affirment le deuil, nous constatons le rire. Ces gens-la sont dans les nuages. Ils crient a la sauvagerie et a la barbarie parce qu'on pend un homme et qu'on coupe une tete de temps en temps. Voila des reveurs! Pas de peine de mort, y pense-t-on? peut-on rien imaginer de plus extravagant? Quoi! plus d'echafaud, et en meme temps, plus de guerre! ne plus tuer personne, je vous demande un peu si cela a du bon sens! qui nous delivrera des philosophes? quand aura-t-on fini des systemes, des theories, des impossibilites et des folies? Folies au nom de quoi, je vous prie? au nom du progres? mot vide; au nom de l'ideal? mot sonore. Plus de bourreau, ou en serions-nous? Une societe n'ayant pas la mort pour code, quelle chimere! La vie, quelle utopie! Qu'est-ce que tous ces faiseurs de reformes? des poetes. Gardons-nous des poetes. Ce qu'il faut au genre humain, ce n'est pas Homere, c'est M. Fulchiron.

Il ferait beau voir une societe menee et une civilisation conduite par Eschyle, Sophocle, Isaie, Job, Pythagore, Pindare, Plaute, Lucrece, Virgile, Juvenal, Dante, Cervantes, Shakespeare, Milton, Corneille, Moliere et Voltaire. Ce serait a se tenir les cotes.

Tous les hommes serieux eclateraient de rire. Tous les gens graves hausseraient les epaules; John Bull aussi bien que Prudhomme. Et de plus ce serait le chaos; demandez a tous les parquets possibles, a celui des agents de change comme a celui des procureurs du roi.

Quoi qu'il en soit, monsieur, cette question enorme, le meurtre legal, vous allez la discuter de nouveau. Courage! Ne lachez pas prise. Que les hommes de bien s'acharnent a la reussite.

Il n'y a pas de petit peuple. Je le disais il y a peu de mois a la Belgique a propos des condamnes de Charleroi; qu'il me soit permis de le repeter a la Suisse aujourd'hui. La grandeur d'un peuple ne se mesure pas plus au nombre que la grandeur d'un homme ne se mesure a la taille. L'unique mesure, c'est la quantite d'intelligence et la quantite de vertu. Qui donne un grand exemple est grand. Les petites nations seront les grandes nations le jour ou, a cote des peuples forts en nombre et vastes en territoire qui s'obstinent dans les fanatismes et les prejuges, dans la haine, dans la guerre, dans l'esclavage et dans la mort, elles pratiqueront doucement et fierement la fraternite, abhorreront le glaive, aneantiront l'echafaud, glorifieront le progres, et souriront, sereines comme le ciel. Les mots sont vains si les idees ne sont pas dessous. Il ne suffit pas d'etre la republique, il faut encore etre la liberte; il ne suffit pas d'etre la democratie, il faut encore etre l'humanite. Un peuple doit etre un homme, et un homme doit etre une ame. Au moment ou l'Europe recule, il serait beau que Geneve avancat. Que la Suisse y songe, et votre noble petite republique en particulier, une republique placant en face des monarchies la peine de mort abolie, ce serait admirable. Ce serait grand de faire revivre sous un aspect nouveau le vieil antagonisme instructif, Geneve et Rome, et d'offrir aux regards et a la meditation du monde civilise, d'un cote Rome avec sa papaute qui condamne et damne, de l'autre Geneve avec son evangile qui pardonne.

O peuple de Geneve, votre ville est sur un lac de l'eden, vous etes dans un lieu beni; toutes les magnificences de la creation vous environnent; la contemplation habituelle du beau revele le vrai et impose des devoirs; la civilisation doit etre harmonie comme la nature; prenez conseil de toutes ces clementes merveilles, croyez-en votre ciel radieux, la bonte descend de l'azur, abolissez l'echafaud. Ne soyez pas ingrats. Qu'il ne soit pas dit qu'en remerciment et en echange, sur cet admirable coin de terre ou Dieu montre a l'homme la splendeur sacree des Alpes, l'Arve et le Rhone, le Leman bleu, le mont Blanc dans une aureole de soleil, l'homme montre a Dieu la guillotine!