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Actes et Paroles, Volume 2: Pendant l'exil 1852-1870

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1855

Ce que pourrait etre l'Europe. Ce qu'elle est. Suite des complaisances de l'Angleterre pour l'empire. L'empereur recu a Londres. Les proscrits chasses de Jersey.

I
SIXIEME ANNIVERSAIRE DU 24 FEVRIER 1848

24 fevrier 1855.

Proscrits,

Si la revolution, inauguree il y a sept ans a pareil jour a l'Hotel de Ville de Paris, avait suivi son cours naturel, et n'avait pas ete, pour ainsi dire, des le lendemain meme de son avenement, detournee de son but; si la reaction d'abord, Louis Bonaparte ensuite, n'avaient pas detruit la republique, la reaction par ruse et lent empoisonnement, Louis Bonaparte par escalade nocturne, effraction, guet-apens et meurtre; si, des les jours eclatants de Fevrier, la republique avait montre son drapeau sur les Alpes et sur le Rhin et jete au nom de la France a l'Europe ce cri: Liberte! qui eut suffi a cette epoque, vous vous en souvenez tous, pour consommer sur le vieux continent le soulevement de tous les peuples et achever l'ecroulement de tous les trones; si la France, appuyee sur la grande epee de 92, eut donne aide, comme elle le devait, a l'Italie, a la Hongrie, a la Pologne, a la Prusse, a l'Allemagne; si, en un mot, l'Europe des peuples eut succede en 1848 a l'Europe des rois, voici quelle serait aujourd'hui, apres sept annees de liberte et de lumiere, la situation du continent.

On verrait ceci:

Le continent serait un seul peuple; les nationalites vivraient de leur vie propre dans la vie commune; l'Italie appartiendrait a l'Italie, la Pologne appartiendrait a la Pologne, la Hongrie appartiendrait a la Hongrie, la France appartiendrait a l'Europe, l'Europe appartiendrait a l'Humanite.

Plus de Rhin, fleuve allemand; plus de Baltique et de mer Noire, lacs russes; plus de Mediterranee, lac francais; plus d'Atlantique, mer anglaise; plus de canons au Sund et a Gibraltar; plus de kammerlicks aux Dardanelles. Les fleuves libres, les detroits libres, les oceans libres.

Le groupe europeen n'etant plus qu'une nation, l'Allemagne serait a la France, la France serait a l'Italie ce qu'est aujourd'hui la Normandie a la Picardie et la Picardie a la Lorraine. Plus de guerre; par consequent plus d'armee. Au seul point de vue financier, benefice net par an pour l'Europe, quatre milliards. [Note: Pour la France, plus de liste civile, plus de clerge paye, plus de magistrature inamovible, plus d'administration centralisee, plus d'armee permanente; benefice net par an: 800 millions. 2 millions par jour.].

Plus de frontieres, plus de douanes, plus d'octrois; le libre echange; flux et reflux gigantesque de numeraire et de denrees, industrie et commerce vingtuples; bonification annuelle pour la richesse du continent, au moins dix milliards. Ajoutez les quatre milliards de la suppression des armees, plus deux milliards au moins gagnes par l'abolition des fonctions parasites sur tout le continent, y compris la fonction de roi, cela fait tous les ans un levier de seize milliards pour soulever les questions economiques. Une liste civile du travail, une caisse d'amortissement de la misere epuisant les bas-fonds du chomage et du salariat avec une puissance de seize milliards par an. Calculez cette enorme production de bien-etre. Je ne developpe pas.

Une monnaie continentale, a double base metallique et fiduciaire, ayant pour point d'appui le capital Europe tout entier et pour moteur l'activite libre de deux cents millions d'hommes, cette monnaie, une, remplacerait et resorberait toutes les absurdes varietes monetaires d'aujourd'hui, effigies de princes, figures des miseres, varietes qui sont autant de causes d'appauvrissement; car, dans le va-et-vient monetaire, multiplier la variete, c'est multiplier le frottement; multiplier le frottement, c'est diminuer la circulation. En monnaie, comme en toute chose, circulation, c'est unite.

La fraternite engendrerait la solidarite; le credit de tous serait la propriete de chacun, le travail de chacun, la garantie de tous.

Liberte d'aller et venir, liberte de s'associer, liberte de posseder, liberte d'enseigner, liberte de parler, liberte d'ecrire, liberte de penser, liberte d'aimer, liberte de croire, toutes les libertes feraient faisceau autour du citoyen garde par elles et devenu inviolable.

Aucune voie de fait, contre qui que ce soit; meme pour amener le bien. Car a quoi bon? Par la seule force des choses, par la simple augmentation de la lumiere, par le seul fait du plein jour succedant a la penombre monarchique et sacerdotale, l'air serait devenu irrespirable a l'homme de force, a l'homme de fraude, a l'homme de mensonge, a l'homme de proie, a l'exploitant, au parasite, au sabreur, a l'usurier, a l'ignorantin, a tout ce qui vole dans les crepuscules avec l'aile de la chauve-souris.

La vieille penalite se serait dissoute comme le reste. La guerre etant morte, l'echafaud, qui a la meme racine, aurait seche et disparu de lui-meme. Toutes les formes du glaive se seraient evanouies. On en serait a douter que la creature humaine ait jamais pu, ait jamais ose mettre a mort la creature humaine, meme dans le passe. Il y aurait, dans la galerie ethnographique du Louvre, un mortier-Paixhans sous verre, un canon-Lancastre sous verre, une guillotine sous verre, une potence sous verre, et l'on irait par curiosite voir au museum ces betes feroces de l'homme comme on va voir a la menagerie les betes feroces de Dieu.

On dirait: c'est donc cela, un gibet! comme on dit: c'est donc cela, un tigre!

On verrait partout le cerveau qui pense, le bras qui agit; la matiere, qui obeit; la machine servant l'homme; les experimentations sociales sur une vaste echelle; toutes les fecondations merveilleuses du progres par le progres; la science aux prises avec la creation; des ateliers toujours ouverts dont la misere n'aurait qu'a pousser la porte pour devenir le travail; des ecoles toujours ouvertes dont l'ignorance n'aurait qu'a pousser la porte pour devenir la lumiere; des gymnases gratuits et obligatoires ou les aptitudes seules marqueraient les limites de l'enseignement, ou l'enfant pauvre recevrait la meme culture que l'enfant riche; des scrutins ou la femme voterait comme l'homme. Car le vieux monde du passe trouve la femme bonne pour les responsabilites civiles, commerciales, penales, il trouve la femme bonne pour la prison, pour Clichy, pour le bagne, pour le cachot, pour l'echafaud; nous, nous trouvons la femme bonne pour la dignite et pour la liberte; il trouve la femme bonne pour l'esclavage et pour la mort, nous la trouvons bonne pour la vie; il admet la femme comme personne publique pour la souffrance et pour la peine, nous l'admettons comme personne publique pour le droit. Nous ne disons pas: ame de premiere qualite, l'homme; ame de deuxieme qualite, la femme. Nous proclamons la femme notre egale, avec le respect de plus. O femme, mere, compagne, soeur, eternelle mineure, eternelle esclave, eternelle sacrifiee, eternelle martyre, nous vous releverons! De tout ceci le vieux monde nous raille, je le sais. Le droit de la femme, proclame par nous, est le sujet principal de sa gaite. Un jour, a l'assemblee, un interrupteur me cria: – C'est surtout avec ca, les femmes, que vous nous faites rire. – Et vous, lui repondis-je, c'est surtout avec ca, les femmes, que vous nous faites pleurer.

Je reprends, et j'acheve cette esquisse.

Au faite de cette splendeur universelle, l'Angleterre et la France rayonneraient; car elles sont les ainees de la civilisation actuelle; elles sont au dix-neuvieme siecle les deux nations meres; elles eclairent au genre humain en marche les deux routes du reel et du possible; elles portent les deux flambeaux, l'une le fait, l'autre l'idee. Elles rivaliseraient sans se nuire ni s'entraver. Au fond, et a voir les choses de la hauteur philosophique, – permettez-moi cette parenthese – il n'y a jamais eu entre elles d'autre antipathie que ce desir d'aller au dela, cette impatience de pousser plus loin, cette logique de marcheur en avant, cette soi de l'horizon, cette ambition de progres indefini qui est toute la France et qui a quelquefois importune l'Angleterre sa voisine, volontiers satisfaite des resultats obtenus et epouse tranquille du fait accompli. La France est l'adversaire de l'Angleterre comme le mieux est l'ennemi du bien.

Je continue.

Dans la vieille cite du dix aout et du vingt-deux septembre, declaree desormais la Ville d'Europe, Urbs, une colossale assemblee, l'assemblee des Etats-Unis d'Europe, arbitre de la civilisation, sortie du suffrage universel de tous les peuples du continent, traiterait et reglerait, en presence de ce majestueux mandant, juge definitif, et avec l'aide de la presse universelle libre, toutes les questions de l'humanite, et ferait de Paris au centre du monde un volcan de lumiere.

Citoyens, je le dis en passant, je ne crois pas a l'eternite de ce qu'on appelle aujourd'hui les parlements; mais les parlements, generateurs de liberte et d'unite tout ensemble, sont necessaires jusqu'au jour, jour lointain, encore et voisin de l'ideal, ou, les complications politiques s'etant dissoutes dans la simplification du travail universel, la formule: LE MOINS DE GOUVERNEMENT POSSIBLE recevant une application de plus en plus complete, les lois factices ayant toutes disparu et les lois naturelles demeurant seules, il n'y aura plus d'autre assemblee que l'assemblee des createurs et des inventeurs, decouvrant et promulguant la loi et ne la faisant pas, l'assemblee de l'intelligence, de l'art et de la science, l'Institut. L'Institut transfigure et rayonnant, produit d'un tout autre mode de nomination, deliberant publiquement. Sans nul doute, l'Institut, dans la perspective des temps, est l'unique assemblee future. Chose frappante et que j'ajoute encore en passant, c'est la Convention qui a cree l'Institut. Avant d'expirer, ce sombre aigle des revolutions a depose sur le genereux sol de France l'oeuf mysterieux qui contient les ailes de l'avenir.

 

Ainsi, pour resumer en peu de mots les quelques lineaments que je viens d'indiquer, et beaucoup de details m'echappent, je jette ces idees au hasard et rapidement et je ne trace qu'un a peu pres, si la revolution de 1848 avait vecu et porte ses fruits, si la republique fut restee debout, si, de republique francaise, elle fut devenue, comme la logique l'exige, republique europeenne, fait qui se serait accompli alors, certes, en moins d'une annee, et presque sans secousse ni dechirement, sous le souffle du grand vent de Fevrier, citoyens, si les choses s'etaient passees de la sorte, que serait aujourd'hui l'Europe? une famille. Les nations soeurs. L'homme frere de l'homme. On ne serait plus ni francais, ni prussien, ni espagnol; on serait europeen. Partout la serenite, l'activite, le bien-etre, la vie. Pas d'autre lutte, d'un bout a l'autre du continent, que la lutte du bien, du beau, du grand, du juste, du vrai et de l'utile domptant l'obstacle et cherchant l'ideal. Partout cette immense victoire qu'on appelle le travail dans cette immense clarte qu'on appelle la paix.

Voila, citoyens, si la revolution eut triomphe, voila, en raccourci et en abrege, le spectacle que nous donnerait a cette heure l'Europe des peuples.

Mais ces choses ne se sont point realisees. Heureusement on a retabli l'ordre. Et, au lieu de cela, que voyons-nous?

Ce qui est debout en ce moment, ce n'est pas l'Europe des peuples; c'est l'Europe des rois.

Et que fait-elle, l'Europe des rois?

Elle a la force; elle peut ce qu'elle veut; les rois sont libres puisqu'ils ont etouffe la liberte; l'Europe des rois est riche; elle a des millions, elle a des milliards; elle n'a qu'a ouvrir la veine des peuples pour en faire jaillir du sang et de l'or. Que fait-elle? Deblaie-t-elle les embouchures des fleuves? abrege-t-elle la route de l'Inde? relie-t-elle le Pacifique a l'Atlantique? perce-t-elle l'isthme de Suez? coupe-t-elle l'isthme de Panama? jette-t-elle dans les profondeurs de l'ocean le prodigieux fil electrique qui rattachera les continents aux continents par l'idee devenue eclair, et qui, fibre colossale de la vie universelle, fera du globe un coeur enorme ayant pour battement la pensee de l'homme? A quoi s'occupe l'Europe des rois? accomplit-elle, maitresse du monde, quelque grand et saint travail de progres, de civilisation et d'humanite? a quoi depense-t-elle les forces gigantesques du continent dont elle dispose? que fait-elle?

Citoyens, elle fait une guerre.

Une guerre pour qui?

Pour vous, peuples?

Non, pour eux, rois.

Quelle guerre?

Une guerre miserable par l'origine: une clef; epouvantable par le debut: Balaklava; formidable par la fin: l'abime.

Une guerre qui part du risible pour aboutir a l'horrible.

Proscrits, nous avons deja plus d'une fois parle de cette guerre, et nous sommes condamnes a en parler longtemps encore. Helas! je n'y songe, quant a moi, que le coeur serre.

O francais qui m'entourez, la France avait une armee, une armee la premiere du monde, une armee admirable, incomparable, formee aux grandes guerres par vingt ans d'Afrique, une armee tete de colonne du genre humain, espece de Marseillaise vivante, aux strophes herissees de bayonnettes, qui, melee au souffle de la Revolution, n'eut eu qu'a faire chanter ses clairons pour faire a l'instant meme tomber en poussiere sur le continent tous les vieux sceptres et toutes les vieilles chaines; cette armee, ou est-elle? qu'est-elle devenue? Citoyens, M. Bonaparte l'a prise. Qu'en a-t-il fait? d'abord il l'a enveloppee dans le linceul de son crime; ensuite il lui a cherche une tombe. Il a trouve la Crimee.

Car cet homme est pousse et aveugle par ce qu'il a en lui de fatal et par cet instinct de la destruction du vieux monde qui est son ame a son insu.

Proscrits, detournez un moment vos yeux de Cayenne ou il y a aussi un sepulcre, et regardez la-bas a l'orient. Vous y avez des freres.

L'armee francaise et l'armee anglaise sont la.

Qu'est-ce que c'est que cette tranchee qu'on ouvre devant cette ville tartare? cette tranchee a deux pas de laquelle coule le ruisseau de sang d'Inkermann, cette tranchee ou il y a des hommes qui passent la nuit debout et qui ne peuvent se coucher parce qu'ils sont dans l'eau jusqu'aux genoux; d'autres qui sont couches, mais dans un demi-metre de boue qui les recouvre entierement et ou ils mettent une pierre pour que leur tete en sorte; d'autres qui sont couches, mais dans la neige, sous la neige, et qui se reveilleront demain les pieds geles; d'autres qui sont couches, mais sur la glace et qui ne se reveilleront pas; d'autres qui marchent pieds nus par un froid de dix degres parce qu'ayant ote leurs souliers, ils n'ont plus la force de les remettre; d'autres couverts de plaies qu'on ne panse pas; tous sans abri, sans feu, presque sans aliments, faute de moyens de transport, ayant pour vetement des haillons mouilles devenus glacons, ronges de dyssenterie et de typhus, tues par le lit ou ils dorment, empoisonnes par l'eau qu'ils boivent [note: Voir aux Notes.], harceles de sorties, cribles de bombes, reveilles de l'agonie par la mitraille, et ne cessant d'etre des combattants que pour redevenir des mourants; cette tranchee ou l'Angleterre, a l'heure qu'il est, a entasse trente mille soldats, ou la France, le 17 decembre, – j'ignore le chiffre ulterieur, – avait couche quarante-six mille sept cents hommes; cette tranchee ou, en moins de trois mois, quatrevingt mille hommes ont disparu; cette tranchee de Sebastopol, c'est la fosse des deux armees. Le creusement de cette fosse, qui n'est pas finie, a deja coute trois milliards.

La guerre est un fossoyeur en grand qui se fait payer cher.

Oui, pour creuser la fosse des deux armees d'Angleterre et de France, la France et l'Angleterre, en comptant tout, y compris le capital des flottes englouties, y compris la depression de l'industrie, du commerce et du credit, ont deja depense trois milliards. Trois milliards! avec ces trois milliards on eut complete le reseau des chemins de fer anglais et francais, on eut construit le tunnel tubulaire de la Manche, meilleur trait d'union des deux peuples que la poignee de main de lord Palmerston et de M. Bonaparte qu'on nous montre au-dessus de nos tetes avec cette legende: A LA BONNE FOI; avec ces trois milliards, on eut draine toutes les bruyeres de France et d'Angleterre, donne de l'eau salubre a toutes les villes, a tous les villages et a tous les champs, assaini la terre et l'homme, reboise dans les deux pays toutes les pentes, prevenu par consequent les inondations et les debordements, empoissonne tous les fleuves de facon a donner au pauvre le saumon a un sou la livre, multiplie les ateliers et les ecoles, explore et exploite partout les gisements houillers et mineraux, dote toutes les communes de pioches a vapeur, ensemence les millions d'hectares en friche, transforme les egouts en puits d'engrais, rendu les disettes impossibles, mis le pain dans toutes les bouches, decuple la production, decuple la consommation, decuple la circulation, centuple la richesse! – Il vaut mieux prendre – je me trompe – ne pas prendre Sebastopol!

Il vaut mieux employer ses milliards a faire perir ses armees! il vaut mieux se ruiner a se suicider!

Donc, devant le continent qui frissonne, les deux armees agonisent. Et, pendant ce temps-la, que fait "l'empereur Napoleon III"? J'ouvre un journal de l'empire (l'orateur deploie un journal) et j'y lis: "Le carnaval poursuit ses joies. Ce ne sont que fetes et bals. Le deuil que la cour a pris a l'occasion des morts des reines de Sardaigne sera suspendu vingt-quatre heures pour ne pas empecher le bal qui va avoir lieu aux Tuileries."

Oui, c'est le bruit d'un orchestre que nous entendons dans le pavillon de l'Horloge; oui, le Moniteur enregistre et detaille le quadrille ou ont "figure leurs majestes"; oui, l'empereur danse, oui, ce Napoleon danse, pendant que, les prunelles fixees sur les tenebres, nous regardons, et que le monde civilise, fremissant, regarde avec nous Sebastopol, ce puits de l'abime, ce tonneau sombre ou viennent l'une apres l'autre, pales, echevelees, versant dans le gouffre leurs tresors et leurs enfants, et recommencant toujours, la France et l'Angleterre, ces deux Danaides aux yeux sanglants!

Pourtant on annonce que "l'empereur" va partir. Pour la Crimee! est-ce possible? Voici que la pudeur lui viendrait et qu'il aurait conscience de la rougeur publique? On nous le montre brandissant vers Sebastopol le sabre de Lodi, chaussant les bottes de sept lieues de Wagram, avec Troplong et Baroche eplores pendus aux deux basques de sa redingote grise. Que veut dire ce va-t-en guerre? – Citoyens, un souvenir. Le matin du coup d'etat, apprenant que la lutte commencait, M. Bonaparte s'ecria: Je veux aller partager les dangers de mes braves soldats! Il y eut probablement la quelque Baroche ou quelque Troplong qui s'eplora. Rien ne put le retenir. Il partit. Il traversa les Champs-Elysees et les Tuileries entre deux triples haies de bayonnettes. En debouchant des Tuileries, il entra rue de l'Echelle. Rue de l'Echelle, cela signifie rue du Pilori; il y avait la autrefois en effet une echelle ou pilori. Dans cette rue il apercut de la foule, il vit le geste menacant du peuple; un ouvrier lui cria: a bas le traitre! Il palit, tourna bride, et rentra a l'Elysee. Ne nous donnons donc pas les emotions du depart. S'il part, la porte des Tuileries, comme celle de l'Elysee, reste entre-baillee derriere lui; s'il part, ce n'est pas pour la tranchee ou l'on agonise, ni pour la breche ou l'on meurt. Le premier coup de canon qui lui criera: a bas le traitre! lui fera rebrousser chemin. Soyons tranquilles. Jamais, ni dans Paris, ni en Crimee, ni dans l'histoire, Louis Bonaparte ne depassera la rue de l'Echelle.

Du reste, s'il part, l'oeil de l'histoire sera fixe sur Paris.

Attendons.

Citoyens, je viens d'exposer devant vous, et je circonsris la peinture, le tableau que presente l'Europe aujourd'hui.

Ce que serait l'Europe republicaine, je vous l'ai dit; ce qu'est l'Europe imperiale; vous le voyez.

Dans cette situation generale, la situation speciale de la France, la voici:

Les finances gaspillees, l'avenir greve d'emprunts, lettres de change signees DEUX-DECEMBRE et LOUIS BONAPARTE et par consequent sujettes a protet, l'Autriche et la Prusse ennemies avec des masques d'alliees, la coalition des rois latente mais visible, les reves de demembrement revenus, un million d'hommes preta s'ebranler vers le Rhin au premier signe du czar, l'armee d'Afrique aneantie. Et pour point d'appui, quoi? l'Angleterre; un naufrage.

Tel est cet effrayant horizon aux deux extremites duquel se dressent deux spectres, le spectre de l'armee en Crimee, le spectre de la republique en exil.

Helas! l'un de ces deux spectres a au flanc le coup de poignard de l'autre, et le lui pardonne.

Oui, j'y insiste, la situation est si lugubre que le parlement epouvante ordonne une enquete, et qu'il semble a ceux qui n'ont pas foi en l'avenir des peuples providentiels que la France va perir et que l'Angleterre va sombrer.

Resumons.

La nuit partout. Plus de tribune en France, plus de presse, plus de parole. La Russie sur la Pologne, l'Autriche sur la Hongrie, l'Autriche sur Milan, l'Autriche sur Venise, Ferdinand sur Naples, le pape sur Rome, Bonaparte sur Paris. Dans ce huis clos de l'obscurite, toutes sortes d'actes de tenebres; exactions, spoliations, brigandages, transportations, fusillades, gibets; en Crimee, une guerre affreuse; des cadavres d'armees sur des cadavres de nations; l'Europe cave d'egorgement. Je ne sais quel tragique flamboiement sur l'avenir. Blocus, villes incendiees, bombardements, famines, pestes, banqueroutes. Pour les interets et les egoismes le commencement d'un sauve-qui-peut. Revoltes obscures des soldats en attendant le reveil des citoyens. Etat de choses terrible, vous dis-je, et cherchez-en l'issue. Prendre Sebastopol, c'est la guerre sans fin; ne pas prendre Sebastopol, c'est l'humiliation sans remede. Jusqu'a present on s'etait ruine pour la gloire, maintenant ou se ruine pour l'opprobre. Et que deviendront, sous ce trepignement de cesars furieux, ceux des peuples qui survivent? Ils pleureront jusqu'a leur derniere larme, ils paieront jusqu'a leur dernier sou, ils saigneront jusqu'a leur dernier enfant. Nous sommes en Angleterre, que voyons-nous autour de nous? Partout des femmes en noir. Des meres, des soeurs, des orphelines, des veuves. Rendez-leur donc ce qu'elles pleurent, a ces femmes! Toute l'Angleterre est sous un crepe. En France il y a ces deux immenses deuils, l'un qui est la mort, l'autre, pire, qui est l'ignominie; l'hecatombe de Balaklava et le bal des Tuileries.

 

Proscrits, cette situation a un nom. Elle s'appelle "la societe sauvee".

Ne l'oublions pas, ce nom nous le dit, reportons toujours tout a l'origine. Oui, cette situation, toute cette situation sort du "grand acte" de decembre. Elle est le produit du parjure du 2 et de la boucherie du 4. On ne peut pas dire d'elle du moins qu'elle est batarde. Elle a une mere, la trahison, et un pere, le massacre. Voyez ces deux choses qui aujourd'hui se touchent comme les deux doigts de la main de justice divine, le guet-apens de 1851 et la calamite de 1855, la catastrophe de Paris et la catastrophe de l'Europe. M. Bonaparte est parti de ceci pour arriver a cela.

Je sais bien qu'on me dit, je sais bien que M. Bonaparte me dit et me fait dire par ses journaux: – Vous n'avez a la bouche que le Deux-Decembre! Vous repetez toujours ces choses-la! – A quoi je reponds: – Vous etes toujours la!

Je suis votre ombre.

Est-ce ma faute a moi si l'ombre du crime est un spectre?

Non! non! non! non! ne nous taisons pas, ne nous lassons pas, ne nous arretons pas. Soyons toujours la, nous aussi, nous qui sommes le droit, la justice et la realite. Il y a maintenant au-dessus de la tete de Bonaparte deux linceuls, le linceul du peuple et le linceul de l'armee, agitons-les sans relache. Qu'on entende sans cesse, qu'on entende a travers tout, nos voix au fond de l'horizon! ayons la monotonie redoutable de l'ocean, de l'ouragan, de l'hiver, de la tempete, de toutes les grandes protestations de la nature.

Ainsi, citoyens, une bataille a outrance, une fuite sans fond de toutes les forces vives, un ecroulement sans limites, voila ou en est cette malheureuse societe du passe qui s'etait crue sauvee en effet parce qu'un beau matin elle avait vu un aventurier, son conquerant, confier l'ordre au sergent de ville et l'abrutissement au jesuite!

Cela est en bonnes mains, avait-elle dit.

Qu'en pense-t-elle maintenant?

O peuples, il y a des hommes de malediction. Quand ils promettent la paix, ils tiennent la guerre; quand ils promettent le salut, ils tiennent le desastre; quand ils promettent la prosperite, ils tiennent la ruine; quand ils promettent la gloire, ils tiennent la honte; quand ils prennent la couronne de Charlemagne, ils mettent dessous le crane d'Ezzelin; quand ils refont la medaille de Cesar, c'est avec le profil de Mandrin; quand ils recommencent l'empire, c'est par 1812; quand ils arborent un aigle, c'est une orfraie; quand ils apportent a un peuple un nom, c'est un faux nom; quand ils lui font un serment, c'est un faux serment; quand ils lui annoncent un Austerlitz, c'est un faux Austerlitz; quand ils lui donnent un baiser, c'est le baiser de Judas; quand ils lui offrent un pont pour passer d'une rive a l'autre, c'est le pont de la Beresina.

Ah! il n'est, pas un de nous, proscrits, qui ne soit navre, car la desolation est partout, car l'abjection est partout, car l'abomination est partout; car l'accroissement du czar, c'est la diminution dela lumiere; car, moi qui vous parle, l'abaissement de cette grande, fiere, genereuse et libre Angleterre m'humilie comme homme; car, supreme douleur, nous entendons en ce moment la France qui tombe avec le bruit que ferait la chute d'un cercueil!

Vous etes navres, mais vous avez courage et foi. Vous faites bien, amis. Courage, plus que jamais! Je vous l'ai dit deja, et cela devient plus evident de jour en jour, a cette heure la France et l'Angleterre n'ont plus qu'une voie de salut, l'affranchissement des peuples, la levee en masse des nationalites, la revolution. Extremite sublime. Il est beau que le salut soit en meme temps la justice. C'est la que la providence eclate. Oui, courage plus que jamais! Dans le peril Danton criait: de l'audace! de l'audace! et encore de l'audace! – Dans l'adversite il faut crier: de l'espoir! de l'espoir! et encore de l'espoir! – Amis, la grande republique, la republique democratique, sociale et libre rayonnera avant peu; car c'est la fonction de l'empire de la faire renaitre, comme c'est la fonction de la nuit de ramener le jour. Les hommes de tyrannie et de malheur disparaitront. Leur temps se compte maintenant par minutes. Ils sont adosses au gouffre; et deja, nous qui sommes dans l'abime, nous pouvons voir leur talon qui depasse le rebord du precipice. O proscrits! j'en atteste les cigues que les Socrates ont bues, les Golgotha ou sont montes les Jesus-Christs, les Jericho que les Josues ont fait crouler; j'en atteste les bains de sang qu'ont pris les Thraseas, les braises ardentes qu'ont machees les Porcias, epouses des Brutus, les buchers d'ou les Jean Huss ont crie: le cygne naitra! j'en atteste ces mers qui nous entourent et que les Christophe-Colombs ont franchies, j'en atteste ces etoiles qui sont au-dessus de nos tetes et que les Galilees ont interrogees, proscrits, la liberte est immortelle! proscrits, la verite est eternelle!

Le progres, c'est le pas meme de Dieu.

Donc, que ceux qui pleurent se consolent, et que ceux qui tremblent – il n'y en a pas parmi nous – se rassurent. L'humanite ne connait pas le suicide et Dieu ne connait pas l'abdication. Non, les peuples ne resteront pas indefiniment dans les tenebres, ignorant l'heure qu'il est dans la science, l'heure qu'il est dans la philosophie, l'heure qu'il est dans l'art, l'heure qu'il est dans l'esprit humain, l'oeil stupidement fixe sur le despotisme, ce sinistre cadran d'ombre ou la double aiguille sceptre et glaive, a jamais immobile, marque eternellement minuit!