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Le Tour du Monde; Scandinavie

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L'ÉVÊCHÉ DE BERGEN

Quand on a vu le Télémark, la vallée de Gudbrandsdal, les villes commerçantes du sud, et qu'on a fait le pèlerinage moitié historique, moitié industriel de Frederikstad-Sarpborg, on peut sans regret quitter Christiania et chercher sous de plus hautes latitudes des paysages plus admirables encore: la côte ouest de Norvége, depuis Stavanger jusqu'à Throndjem, offrirait à elle seule un développement égal à celui des côtes françaises de Bayonne à Dunkerque, si la mer suivait, comme chez nous, des falaises presque rectilignes, au lieu d'enfoncer, comme elle le fait là-bas, ses mille bras dans un dédale de montagnes et de vallées, d'îles et de récifs.

Église de Bakke (voy. p. 89).—Dessin de Doré d'après M. Riant.


Quand on quitte la grande mer pour entrer dans le golfe de Hardanger, à Rövær, il faut faire près de cent cinquante kilomètres avant d'atteindre Odde ou Eidfjord, l'une des extrémités du fjord.

Si l'on ajoute au caractère tout particulier de la côte occidentale, la hauteur énorme des falaises ou des pics qui bordent ces golfes innombrables, on comprendra pourquoi, dans son orgueil national, le Norvégien met son pays bien au-dessus des sites les plus vantés de la Suisse; c'est la mer qui anime toutes ces montagnes; c'est la mer qui vient baigner le pied de tous ces glaciers; c'est la mer dont les tempêtes viennent s'engouffrer dans ces formidables gorges et ajouter à leur sublime horreur.

Bergen occupe le centre de ce réseau de fjords; bâtie à l'extrémité d'une presqu'île montagneuse, elle ne peut communiquer que par mer avec le reste du pays. Tous les efforts de l'art n'ont pu jusqu'à ce jour arriver à créer, dans le massif rocheux qui relie au continent la presqu'île de Bergen, une route carrossable. Comment suspendre un chemin au flanc de falaises de quatre mille pieds de haut? comment descendre des pentes où les plus hardis piétons ne s'aventurent qu'en tremblant?

De la nature toute particulière de ces contrées est résulté un système de voyage qui n'a pas son pareil en Europe: chaque île, chaque isthme a son tronçon de route et ses relais de poste; au bord de la mer la même station fournit, ou des chevaux, ou des bateaux, suivant qu'on arrive ou qu'on débarque; les carrioles se démontent et sont abandonnées sur ces esquifs à des tempêtes, comme ou n'en voit que dans les fjords. Quant au voyageur, on n'en parle point. Pour se promener dans l'évêché de Bergen et courir la poste d'eau (Vand-Skyds), il faut avoir la confiance la plus entière dans l'élément perfide et dans le rameur norvégien, son dominateur; de plus ces excursions sont très-longues, tant à cause des distances en elles-mêmes que des détours énormes imposés à chaque pas par l'âpreté des lieux et la naïveté des communications. Aussi est-il impossible en une saison (l'été est si court en Norvége) de parcourir depuis Stavanger jusqu'à Bergen et Namsos tous les fjords de la côte; du reste, les plus vastes et ceux dont le pittoresque est le plus voisin du sublime se touchent presque; ce sont eux qui étreignent, l'un au nord, l'autre au sud, la presqu'île de Bergen: le premier est le Sognefjord, le second le Hardangerfjord. Quiconque les a parcourus jusque dans leurs dernières profondeurs n'a point à regretter la fatigue et les privations du voyage. Si l'on voulait faire plus complètement les excursions côtières, il faudrait disposer d'un yacht de plaisance, et, partant du Lysefjord, célèbre par un phénomène de réflexion solaire, aller de golfe en golfe jusqu'aux Lofoden.

Pour le touriste qui arrive de Christiania par terre, soit qu'il ait pris la route du Hallingdal, soit qu'il ait remonté la vallée de la Bægna ou Beina et ait passé le Fille fjeld, par le col de Nystuen, il arrive inévitablement au fond du Sognefjord, le plus septentrional des deux grands fjords.

Des sommets neigeux du Fille fjeld, à deux pas de Galdhöpiggen et du Jökul, les pics les plus élevés du massif des Horunger, il descendra par une pente très-rapide dans la vallée de Lærdal, gigantesque impasse où vient se perdre le dernier flot du Sognefjord.

La presqu'île de Bergen. – Lærdal. – Le Sognefjord

.... À Tune commencent les vrais costumes du district de Lærdal: les hommes ont des culottes de peau jaune; les femmes, un corsage de gros drap bleu, plissé aux épaules, garni de velours noir au collet, et fermé par un rang de boutons d'argent; une jupe courte à carreaux et un large bonnet blanc, plissé par derrière en éventail, complètent le costume; les jeunes filles, au lieu du bonnet, portent dans leurs cheveux blonds une couronne formée d'un foulard rouge roulé: rien de gai comme cette coiffure, dont la couleur vive tranche avec l'austérité du corsage. D'ailleurs les Lærdaliennes sont en général fort jolies et portent admirablement ces habits aux formes antiques.

À Qvien commencent d'énormes travaux faits pour endiguer deux torrents impétueux, puis l'on monte pendant trois heures avant d'atteindre Nystuen, sorte d'hospice bâti de temps immémorial au milieu des neiges éternelles, pour la plus grande sûreté du voyageur qui y trouve, sinon du pain, du moins un abri chaud et des lits immenses.

Sur la route de Christiania à Throndjem, au col du Dovre, il y a aussi un de ces hospices remontant au treizième siècle; mais il est plus vaste et rappelle mieux encore, par l'empressement silencieux des hôtes, par le confort de l'intérieur, par la vénérable antiquité du mobilier, certains hospices des Alpes.

À Nystuen, une tempête, qui, depuis deux jours, grondait vers la mer, et dont nous avions à peine, de l'autre côté du Fille fjeld, ressenti le contre-coup, nous réveille dès le matin par le bruit lugubre des rafales qui envoyaient contre les vitres des torrents d'eau mêlée de neige; aussi je ne sais comment nous faisons les deux milles qui séparent Nystuen de Maristuen, placé un peu plus bas vers la mer, dans un bois de bouleaux nains.

À Maristuen, la pluie cesse pour faire place à une bourrasque qui durera toute la journée. Depuis deux ou trois relais, de petits chiens, dressés en temps de neige à aller chercher du secours aux relais, courent devant les carrioles, arrêtant les chevaux par leurs aboiements quand le vent, trop violent aux tournants, pourrait être dangereux.

Il y a vingt ans, toute cette route, depuis Nystuen jusqu'à la mer, n'était qu'un casse-cou épouvantable, fameux par de lugubres accidents. À force d'art, de patience et d'argent, le génie norvégien a réussi à rendre à peu près sûre la moitié de la descente; la route, supportée par d'immenses massifs de maçonnerie, percée à la mine à travers les roches surplombantes du précipice, est presque partout bordée de barrières en fer; par deux fois elle traverse la vallée sur des viaducs établis à grands frais, et ce n'est point sans un sentiment de légitime reconnaissance pour les officiers de l'armée norvégienne, qu'on contemple, de l'autre côté des précipices, l'étroit sentier sans garde-fous et les ponts pourris que suivait l'ancienne voie.

Rien ne saurait peindre la grandeur du paysage: à chaque instant d'énormes chutes roulant sur les flancs grisâtres du fjeld vont grossir le torrent qui écume à quinze cents pieds plus bas dans le lit qu'il s'est creusé lui-même; dans les gorges étroites le vent s'engouffre avec plus de force encore qu'à Ravnedjupet, et grossit de ses mugissements la voix tonnante des rapides. Un peu avant Hœgg, on rejoint la route qui vient d'Hallingdal; à la bifurcation, de longues files de charrettes dételées attendent, pour monter au fjeld, que l'ouragan soit passé.

Plus on descend vers la mer, plus la vallée se creuse et, comme le plateau supérieur garde le même niveau, les montagnes semblent grandir. Les deux rives se rapprochent et l'on se trouve au fond d'une sorte d'entonnoir qui semble sans issue; c'est là que, sur le vert resplendissant d'une prairie en fleurs, se détache la silhouette noire de l'église, j'allais dire de la pagode de Borgund. Je ne sais si M. Holmboe, qui a fait sur les traces du bouddhisme en Norvége une très-savante étude, a établi un rapprochement entre cette vénérable construction de bois et les temples de l'extrême Orient. Le fait est que les toits pointus, les gouttières sculptées, les ornements bizarres de Borgund-Kirke, ont une physionomie tout à fait chinoise. Plus petite que l'église d'Hitterdal, elle doit être aussi plus ancienne; tout autour règne une galerie couverte aux piliers noircis par le temps. Les portes sont couvertes de ciselures naïves, de lions et de chiens entourés d'arabesques en relief; l'église étant presque abandonnée, l'intérieur a échappé aux sottes restaurations qui déshonorent celle d'Hitterdal, et l'œil suit avec plaisir les peintures un peu effacées qui couvrent les murs et les formes bizarres des tribunes et du comble tout à jour; ça et là le chiffre de la Vierge (S. M.), enlacé comme un rébus, ressort du milieu d'arabesques rouges et bleues; de grandes lampes d'argent, dues au ciseau de quelque orfèvre hollandais, pendent du haut de la voûte; tout respire ce parfum vénérable d'un temps qui n'est plus, et dont chaque jour les traces vont disparaissant.

On dit qu'un souverain du continent a acheté une de ces rares églises de bois, et l'a transportée pièce à pièce dans un parc pour la soustraire au marteau de l'édilité locale. À voir l'abandon où est laissé Borgund, on se prend à souhaiter que la même fantaisie prenne à quelque autre royal amateur, qui la sauverait du sort d'Hitterdal.

Quand on sort de la porte sculptée qui ferme le cimetière de Borgund, on voit la route grimper perpendiculairement jusqu'au bord même de l'entonnoir montagneux qui ferme la vallée; à droite, au fond, le torrent passe dans une haute et étroite fissure et disparaît après un coude.

 

Au sommet du fjeld s'ouvre vers la mer une longue et étroite vallée. Pour y descendre, il faut regagner le lit du torrent. La route, chef-d'œuvre de hardiesse, suit, sans presque les toucher, les parois de la montagne. On dirait une vis élevée en l'air. La pente est assez douce, mais on a bientôt le vertige, après avoir décrit au grand galop des chevaux quelques tours de l'Hélice de Vindhellen.

Les Norvégiens sont fiers, et à juste titre, de ce beau travail. Un tunnel eût été plus court, peut-être moins coûteux. En tout cas, on eût perdu un paysage splendide.

Au bas de la côte, un lourd carrosse, traîné par deux des petits chevaux du pays s'arrête au relais, tant le vent est fort. Le soleil, du reste, brille de tout son éclat. Le vent soufflant avec violence sur les chutes qui tombent du plateau, les soulève à mi-chemin en gerbes étincelantes que le soleil irise en les traversant.

Après trois ou quatre heures de chemin dans la vallée, déjà plus fertile, nous arrivions à Lærdal. Lærdal n'est pas encore une ville et n'est plus un village. Si j'osais, je la comparerais à Étretat; mais ici la grandeur du site jure un peu avec la petitesse de ce qu'y a bâti l'homme. Tête de la grande route de Christiania à Bergen, Lærdal deviendra important quand on lui aura creusé un port. Pour le moment, c'est une longue rue bordée de maisons blanches, alternant avec des masures. Au bout, est la mer, large d'un kilomètre à peine. C'est ici qu'on quitte la terre ferme pour prendre, soit le steamer hebdomadaire, soit la barque de poste qui vous mène à Bergen.

Le steamer ne part que le lendemain, et la tempête interdit toute espèce d'excursion nautique. En un jour on aie temps de voir Lærdal, d'explorer les hautes montagnes qui s'y baignent dans la mer, et même d'assister à la revue que, dans une sorte de champ de Mars, voisin de la ville, passe le contingent du canton. Les hôtels sont pleins d'officiers, et les rues de soldats qui jouent, chantent et grignotent ces biscuits enfilés, aliment ordinaire des robustes charpentes du Nord.

Un bon bourgeois de la ville, quelque chose comme le maire ou le sous-préfet, avait consenti à nous donner l'hospitalité, vu l'encombrement des auberges. Le café le matin, du saumon à midi et du thé le soir, le tout sans pain: voilà le menu des repas de la famille pendant une journée entière. Il sera facile, d'après cela, de juger de la frugalité du peuple.

L'honorable fonctionnaire qui nous traitait ainsi de son mieux, moyennant une légitime rétribution, ne se doutait point que l'estomac d'un touriste a besoin d'une alimentation plus solide. Le fait est que maîtresse et servante furent grandement scandalisées de nous voir exhiber les provisions de la route tout comme dans un gaard de paysan. Durdrekke surtout se livrait aux plus judicieuses réflexions.

Après avoir laissé aux Lærdaliennes une triste idée de la voracité française, nous regagnâmes à minuit le steamer Framnæs qui venait d'arriver en rade. Le Framnæs, bateau tout frais sorti des chantiers de Liverpool, étincelant de dorures et de glaces, fait depuis l'an dernier un service régulier entre Bergen et Lærdal. De Lærdal, où il prend les touristes venus de Christiania, il s'en va faire, de golfe en golfe, le tour du Sogn entier. Au fond de chacun de ces fjords secondaires, il s'arrête quelques heures.

Le long de la route défilent devant vos yeux les paysages les plus splendides, les coins les plus sauvages et les plus retirés du Sogn. Autrefois, pour faire le chemin qu'il vous fait parcourir en deux jours, il eût fallu toute une semaine. À chaque station où il s'arrête, des familles de paysans du Sogn, dans leurs habits de fête, montent à bord; chevaux et vaches suivent sans plus d'embarras. L'étonnement de ces bonnes gens, à la vue des splendeurs du paquebot que beaucoup voient pour la première fois, est indescriptible.


Route de Stalheim.—Dessin de Doré d'après M. Riant.


Le fait est qu'un ethnographe érudit pourrait faire sur les paysans du Sogn de curieuses études. Il est impossible de ne pas être frappé de la ressemblance qui existe entre les plus beaux types anglais et normands et les types si purs du Sogn. Je dis anglais, je me trompe; je ne devrais parler que des familles anglaises où l'aristocratie a conservé la pureté de la race conquérante; plus d'une paysanne du Sogn porte la tête haute et fière comme les pairesses d'outre-Manche. Yeux d'un bleu profond, profils olympiens, tailles imposantes, rien ne manque à la ressemblance. Tous ces gens-là sont, à un degré antique, cousins10 des membres de la haute chambre.... et ils le savent. Ils parlent de leur Ganger Rolf (Rollon de Normandie) comme s'il s'agissait d'un personnage d'hier; les pirateries de ses collègues deviennent de splendides conquêtes, et tout cela est raconté dans les veillées, célébré dans les chansons comme le siège de Troie chez les Grecs. On s'explique alors la fierté de ces laboureurs, de ces pêcheurs, qui n'ont pas voulu de nobles dans leur jeune constitution, par ce qu'étant tous de la même race, ils remontaient tous aux mêmes héros, à ces contemporains d'Odin, grands guerriers, grands tueurs, peut-être grands mangeurs de chair humaine.

Les temps et les hommes se sont adoucis, mais la race sous l'administration danoise, a changé et d'allures et de but; de son glorieux passé, il ne lui reste plus que ses saga (traditions), sa fierté, qui fait du peuple norvégien la démocratie la plus aristocratique du monde, et certains goûts de vagabondage maritime qui portent les petits clippers du Sogn à caboter plutôt dans la Méditerranée ou en Amérique que dans la mer du Nord.

Le matin nous avions pénétré au fond d'Aardalsfjord: des chutes immenses, de petites cabanes perdues dans les crevasses des falaises, une mer verte comme l'émeraude, de longues vallées terminées par des pentes neigeuses, que faut-il de plus pour faire trouver le temps trop court même sur le pont d'un bateau à vapeur? À midi nous étions au pied des glaciers du Justedal, devant la coquette église de Lyster. C'est là qu'aboutit un sentier presque fameux, qui vient de Lom et de Lourdal en Gudbrandsdal; les excursions annuelles de messieurs les étudiants de l'Université de Christiania l'ont illustré; les princes de Suède même en ont fait le but de plus d'une excursion. Pour venir de Lom à pied, il faut traverser des plateaux neigeux de quarante lieues de large, sans une habitation, sans un arbre; le vent souffle, les guides perdent leur chemin et croient voir ça et là les traces des génies courroucés du fjeld; il faut aller de marais en marais; de précipices en précipices; enfin l'on arrive (car les nuits sont courtes et le flatbrod (pain plat, galette) national soutient les estomacs des jeunes Norvégiens), mais on arrive épuisé, mouillé et crotté de la tête aux pieds, comme les deux intéressantes casquettes à gland qui montent en ce moment sur le pont du Framnæs. Lyster n'est pas la seule église de ce fjord. À côté est celle d'Urnæs, qu'une savante publication allemande a jugée digne d'être comparée aux églises de Hitterdal et de Borgund; le fait est que l'intérieur de l'église d'Urnæs a encore été respecté et ne serait point sans intérêt pour l'archéologue et pour le peintre; mais l'extérieur n'a pas eu pour architecte l'homme de goût ignoré, le paysan de génie qui a dessiné les clochetons d'Hitterdal et les sculptures de Borgund.

Au retour, nous touchons de nouveau à Lærdal; nos carrioles, hissées à bord, seront confiées à l'honnêteté des passagers; une lettre envoyée d'avance à Bergen préviendra l'aubergiste de leur arrivée solitaire; nous les retrouverons dans la remise sans que rien manque à nos provisions, abandonnées à la bonne foi publique. Quel est le pays où l'on pourrait en faire autant.


Le Vöringfoss.—Dessin de Doré d'après M. Riant.


Pour nous, légers de bagage, nous laisserons le Framnæs retrouver Bergen par mer, pour nous enfoncer de nouveau dans les montagnes à la recherche des sites du Hardanger et de la cataracte du Vöring.

Le steamer, qui a intérêt à emmener avec soi tous les passagers, se garde bien de les conduire à l'entrée de la route qui mène par terre du Sogn au Hardanger; il laisse le voyageur au fond d'un fjord voisin, à Underdal, misérable hameau, où nous trouvons au bout d'une heure une barque et deux rameurs. Une famille norvégienne, qui se promène dans le Sogn, navigue de conserve dans une autre barque. La mer est devenue calme, l'eau est de ce beau vert émeraude qu'on ne trouve que dans le Nord. Le long des falaises géantes du fjord roulent des chutes sans nom qui seraient célèbres ailleurs. Tout au haut du fjeld, si haut que l'œil a peine à y arriver, apparaissent quelques sæters (chalets) suspendus à quatre mille pieds au-dessus de la mer. On dit qu'en hiver de terribles avalanches roulent le long de ces pentes abruptes pour se perdre en sifflant dans les profondeurs du fjord et que plus d'une barque a été victime de leur énorme chute.

Le Næröfjord est de tous les bras du Sogn le plus étroit et celui où les falaises atteignent le plus de hauteur. La barque légère qui file entre ces murailles de granit doit faire du haut des nuages l'effet d'une fourmi parcourant le fond d'une tranchée de drainage. Le site sauvage au milieu duquel est assise l'église de Bakke et les portes de Gudvangen, à l'extrémité même du fjord, atteignent même ce caractère de sublime que le crayon rend mieux que toutes les descriptions.

À Gudvangen même la mer n'est pas large comme la Seine. Sur un des bords sont bâties une douzaine de maisons qui forment le village; en face, le long de la montagne, se précipite la plus haute chute d'Europe, celle de Keel, qui d'un seul jet tombe du plateau supérieur (1000 mètres) sur un rocher d'où elle s'éparpille en écumant dans la mer.

Gudvangen était encombre de voyageurs. La «madame»11 qui dirigeait leur installation, ahurie par cette affluence inaccoutumée, ne savait auquel entendre; vers le soir elle finit par nous octroyer une tasse de thé, un matelas et un réduit quelconque pour retendre.

Le lendemain, deux stolekjærre (charrettes à siège) nous attendaient à la porte. Quand on n'a plus de carrioles, le maître de poste est tenu de vous fournir avec le cheval une lourde machine, composée d'une charrette à deux roues, avec un siège étroit suspendu par un ressort en bois sur le cadre même du véhicule. Le fond est destiné à vos bagages, le siège à votre propre personne qui y occupe la position du monde la plus triste et la plus resserrée. À chaque relai, on change de stolekjærre; ce n'est qu'une diversion au supplice; quelquefois une aristocratique courroie remplace le ressort de bois; on jouit alors de la dernière expression du confortable.

En sortant de Gudvangen nous roulions dans la vallée de Nærödal, arrosée par un large torrent d'un vert limpide; à l'extrémité de la vallée, qui n'a pas deux lieues de long, les falaises se rapprochent. Le torrent de Nærödal est formé par deux énormes chutes qu'on ne voit point encore, cachées qu'elles sont dans les replis symétriques de la montagne; une pente abrupte, une sorte de dos d'âne escarpé les sépare. C'est là-dessus que la route monte en lacet et de telle sorte qu'à chaque tournant on domine ou la chute de droite ou la chute de gauche, enfermées dans le puits naturel au fond duquel elles tombent d'une hauteur immense (voy. p. 88).

 
10Beaucoup de familles norvégiennes tombées en paysannerie ont encore leurs écussons et leurs généalogies intactes. Un savant professeur de Copenhague, qui possède parfaitement l'histoire de notre Normandie, fut étonné de retrouver une conformité entière d'armes entre quatre familles répondant au nom latin de Sylvius Skog en Norvége, du Bois en Normandie, Boice en Angleterre, et Boyis en Suède (branche émigrée d'Écosse au seizième siècle).
11En Norvége on décore de ce titre tout français les femmes de la classe moyenne.