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Un Cadet de Famille, v. 3/3

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CXXV

Il me serait impossible de dépeindre l'épouvantable douleur que je ressentis et que je ressens encore aujourd'hui, quoique mon cœur soit presque épuisé de souffrance. La mort de Zéla fut l'anéantissement moral et physique de tout mon être, et je pris dans mes allures, dans mes actions, dans mon air, une roideur et un stoïcisme que le Turc le plus grave, ou le plus roide des lords, m'eût certainement enviés. À en juger par ma physionomie, j'étais l'homme le plus indifférent et le plus heureux de la terre; toutes mes actions étaient réglées avec une gravité méthodique, et je n'exprimais jamais ni un regret du passé ni une plainte sur mon sort présent. Je remplissais avec soin, avec attention, les devoirs les plus ennuyeux et les plus monotones, buvant de l'opium pour dormir, travaillant du matin au soir pour ne pas penser.

Après avoir communiqué à de Ruyter les intentions que j'avais de rendre les derniers devoirs à Zéla, je transportai une bonne partie de mes hommes sur le grab, et nous nous séparâmes.

Le grab se dirigea vers le port de Saint-Louis, et moi, je me rendis à Bourbon, qui est au sud-est de l'île, et où nous avions déjà jeté l'ancre.

Il était convenu qu'après une conversation avec le gouverneur et l'envoi des dépêches, de Ruyter viendrait me joindre par terre, accompagné du rais et du docteur.

Je n'avais gardé sur le schooner que les hommes nécessaires à la manœuvre et principalement les natifs de l'Est, les restes fidèles de la tribu maintenant sans chef. Nous jetâmes l'ancre pendant la nuit dans le port de Bourbon.

Pendant le court intervalle qui sépare la mort de la décomposition, j'avais cherché par quels moyens les moins répulsifs je pouvais disposer du corps de Zéla. Le réceptacle ordinaire de la mort occupa naturellement mes premières pensées, et le berceau de fleurs que nous avions construit de nos propres mains dans l'odoriférant jardin de de Ruyter me semblait être un endroit convenable; mais je me souvins qu'en bêchant la terre, j'y avais trouvé des myriades de vers et d'insectes. Je changeai donc d'idée pour considérer le pur et blanc tombeau de la mer; le souvenir de Louis détruisit encore ce second projet.

Il m'était impossible de faire embaumer Zéla; je résolus donc de détruire le corps de cet ange par le feu, ou plutôt de ne pas le détruire, mais de le rendre à son état primitif en le mêlant aux éléments dont il est un atome.

De Ruyter trouva l'idée bonne, et Van Scolpvelt se chargea volontiers de fournir tout ce qui était nécessaire à l'exécution de ce projet, dont il connaissait parfaitement la pratique.

Je débarquai au point du jour pour choisir un endroit propice à cette triste cérémonie, et j'envoyai une partie de mon équipage arabe y dresser une tente et rassembler autour d'elle une grande quantité de bois sec. Je passai le reste de la journée en contemplation devant les restes chéris de celle qui avait été pour moi ce qu'est le soleil pour la terre.

La petite fille malaise était guérie; mais Adoa, tombée dans une insensibilité abrutissante, ne mangeait que contrainte par la force, et ne dormait plus.

De Ruyter signala son approche. J'avais revêtu Zéla d'une veste jaune ornée de rubis; sa chemise et son ample pantalon étaient en crêpe de l'Inde et brodés d'or. Les vêtements extérieurs de la jeune femme formaient un voile neigeux de fine mousseline; ses pantoufles, sa coiffure et ses cheveux étaient couverts de perles fines. Je gardai pour tout souvenir visible une longue natte de ses beaux cheveux noirs.

L'heure approchait enfin; je baisai les paupières closes de cette idolâtrée créature; j'enveloppai son frêle corps dans les plis d'un manteau arabe, et je me rendis sur le rivage.

D'un pas ferme, je marchai droit au bûcher, car je regardais sans les voir les hommes rassemblés autour de moi; les paroles qu'ils m'adressaient n'étaient qu'un son, je ne voyais ni je n'entendais rien.

Un noir fourneau de fer, à la forme allongée comme celle d'un cercueil, fut placé sur le bûcher. Je le vis, mais sans comprendre sa destination; car, pendant quelques minutes, je restai debout, tenant pressé contre mon sein le frêle fardeau dont l'abandon était pour moi une mortelle douleur. La nécessité m'imposa l'obligation de finir ce que j'avais commencé; avec des soins et la douceur d'une mère qui couche son enfant dans un berceau, j'étendis Zéla dans la sombre coquille. De Ruyter et le rais usèrent de violence pour m'entraîner loin du bûcher. Je voulus parler; mes lèvres ne produisirent aucun son; je suppliai par signes de me rendre ma liberté; de Ruyter refusa, et je restai sans force, anéanti, presque fou.

Un cri de terreur poussé par Van, qui arrachait Adoa des flammes où elle s'était jetée, attira l'attention de mes hommes, qui me relâchèrent. Je courus vers le bûcher, avec la même pensée qui avait conduit la jeune fille malaise; mais mes forces me trahirent, et je tombai sur le sable, ne brûlant que mes mains là où j'aurais voulu me consumer tout entier.

Quand je repris mes sens, j'étais couché dans un hamac à bord du schooner.

Les affaires de de Ruyter le contraignirent à rester à Port-Louis; mais il vint souvent me voir pour m'engager à le suivre à la ville. Toutes ses prières furent vaines; ma vie était dans la cabine solitaire du schooner, mes pensées sur la petite boîte qui contenait les cendres de Zéla.

CXXVI

Un mois après la mort de Zéla, de Ruyter, me trouvant plus calme, me dit qu'il avait obtenu du gouverneur de l'île la permission de porter des dépêches en Europe.

Le mot Europe me causa involontairement une sorte d'effroi; mais bientôt la réflexion me fit désirer ce voyage.

– Je voudrais, dis-je à de Ruyter, me transporter au bout du monde; je voudrais oublier le passé, car le passé me tue.

Mon chagrin ne me rendait pas égoïste, et, avant de songer à nos préparatifs de départ, je demandai à de Ruyter ce que nous devions faire d'Adoa, de la petite Malaise et des Arabes qui avaient appartenu à Zéla. Après de mûres délibérations, il fut convenu que le rais, déclaré chef de cette petite tribu, l'emmènerait dans son pays. Nous donnâmes au rais une somme considérable pour lui-même, et chaque homme reçut pour sa part assez d'argent pour n'avoir plus rien à désirer.

Je savais si bien qu'il serait inutile de raisonner avec Adoa sur la nécessité de notre séparation, que je priai de Ruyter d'employer la ruse pour éloigner cette enfant.

La partie orientale de notre équipage fut mise à terre, le grab vendu, et les Européens de son bord se transportèrent sur le schooner.

Quand Adoa eut découvert que le vaisseau portant les cendres de sa maîtresse avait quitté le port, elle s'échappa des mains du rais, mit à la mer un bateau du pays et quitta le havre avec le vent de terre. L'esprit de la pauvre fille n'était occupé que d'une seule chose, du désir de rattraper le schooner. Elle n'avait point réfléchi à la folie de son entreprise, et quant aux dangers, elle ne pouvait pas les comprendre.

Quand le rais eut appris la disparition d'Adoa, il suivit ses traces, équipa une chaloupe et fit une longue course sur la mer, en suivant notre piste. Pendant deux jours les recherches du rais furent sans résultat; enfin, il découvrit à l'extrémité de l'île de France, voguant seule au gré des flots, une petite barque du pays. C'était celle qui manquait au port. La mort d'Adoa était certaine, mais il me fut impossible d'en pénétrer le mystère.

Les désespérantes nouvelles annoncées par le rais me firent autant souffrir que si la lame d'une épée eût traversé mon cœur; je tressaillis dans tout mon être, j'eus froid, j'eus chaud, et mes mains crispées se joignirent en s'élevant peut-être vers le ciel, d'où vient toute douleur, comme aussi toute espérance.

– Pauvre petite Adoa! m'écriai-je, pauvre corps séparé de ton âme, pauvre esprit séparé de ton cœur, tu t'es jetée éperdue sur les traces éternellement effacées de celle qui est partie, tu t'es jetée à leur recherche sur l'Océan immense, sur cette plaine désormais déserte pour toi comme elle l'est pour l'amant, pour le mari, pour celui qui a aimé et qui aimera toujours Zéla. Va, pauvre oiseau, va mouiller tes ailes dans les vagues blanchissantes de la mer, va les y replier, va t'endormir dans leur draperie d'écume, va, pauvre fille, nous sommes séparés; Zéla est morte et personne ne t'aimerait plus sur la terre!

Au milieu de ma vive souffrance, je ressentis intérieurement une sorte de joie mêlée de surprise; toute la sensibilité de mon cœur n'était pas détruite, puisque j'avais encore des larmes pour la cruelle disparition de la dévouée servante de Zéla.

– Mon Dieu, me disais-je intérieurement, pourquoi de Ruyter a-t-il mis obstacle à mon désir d'emmener Adoa? pourquoi a-t-il non-seulement conseillé, mais presque exigé que j'en confiasse le soin au vieux rais; près de moi Adoa eût moins souffert, nous eussions parlé de Zéla, et les souvenirs sont les consolations de la douleur. Pour la première fois de ma vie, je regrettais d'avoir soumis ma volonté à celle de de Ruyter; pour la première fois de ma vie, je trouvais en défaut le jugement si sain et si impartial de mon brave compagnon.

En face des déplorables conséquences d'une faute si involontairement commise, je jurai de ne plus obéir qu'à la propre impulsion de mes sentiments, et ce serment, je l'ai si bien tenu, que les bonnes ou mauvaises fortunes qui ont depuis accompagné mes actions ainsi que mes entreprises n'ont eu à remercier de leur succès que moi-même, et à se plaindre de leur défaite qu'à moi-même.

Je ne puis me souvenir d'aucun événement digne d'être mentionné avant notre départ de l'île de France, ni pendant notre voyage. Nous fûmes poursuivis plus d'une fois, mais je ne connaissais pas de vaisseaux capables de lutter de vitesse avec le schooner, et les incidents de notre trajet ne m'en firent pas connaître. Dans la mer de la Manche, des croiseurs anglais nous entourèrent; mais nous eûmes l'adresse d'éviter les attaques des uns et de fuir les approches des autres.

 

Après un voyage d'une extrême rapidité, nous jetâmes l'ancre dans le port de Saint-Malo, en France, port constamment rempli, à cette époque, de bâtiments, d'armateurs et de vaisseaux de guerre.

Dès que nous fûmes en rade, de Ruyter partit pour Paris afin de délivrer ses dépêches au gouvernement, et je restai seul avec mes hommes à bord du schooner.

Nous avions en arrimage une forte cargaison de thé de première qualité, des épices, et, par un hasard dont je ne me rendis pas compte, plusieurs tonneaux de sucre blanc cristallisé. Le motif qui me fait insister sur la possession de ce dernier article est l'extrême élévation de son prix à l'époque de mon arrivée en France. Cette élévation de prix était si extraordinaire, que la vente de ces quelques tonneaux paya amplement tous les frais de notre voyage. Les divers produits des îles occidentales nous firent également réaliser d'énormes bénéfices, et je compris, en voyant scintiller dans mes mains, en échange de mes denrées, une grande quantité d'or, que le commerce, bien mieux que la guerre, est la source où le travail puise réellement les richesses. Mais cette réflexion n'excitait en moi aucune cupidité, aucun désir: sans mépriser la fortune, je ne l'enviais pas, et je ne me sentais aucune envie de travailler pour la conquérir. Depuis mon retour en Angleterre, mes idées générales ont pris sur bien des choses une autre forme, un autre aspect, mais elles n'ont point encore admis cet amour de possession, de luxe et de dépenses qui occupe, ou, pour mieux dire, qui absorbe si complétement le cœur de la plupart des hommes.

La nécessité et la possibilité de secourir les malheureux, je ne vois rien au delà.

Les occupations continuelles du bord, les privations qui accompagnent toujours un voyage fait dans un vaisseau encombré d'hommes et de marchandises, la nécessité de surveiller l'ordre intérieur et la marche du schooner, en occupant mon esprit, avaient forcé mes muscles lassés à reprendre leur vigueur première. Néanmoins j'étais toujours moralement abattu, et mon corps était si maigre, que la peau semblait prête à chaque instant à livrer passage à mes os. Ma figure hagarde et soucieuse eût révélé à l'observateur le moins perspicace combien j'avais dû souffrir. En effet, il était presque extraordinaire que la douleur eût si violemment meurtri la nature vigoureuse d'un homme à peine âgé de vingt et un ans, d'un homme qui avait à peine atteint ce nombre d'années qui le dégage de toute entrave, qui le fait libre. Libre! quelle dérision! c'est-à-dire maître d'errer comme Caïn, et de péniblement gagner, loin des siens, à la sueur de son front, quelque immonde nourriture!

CONCLUSION

Je passai à Saint-Malo, tantôt errant dans la ville, tantôt surveillant le schooner, huit longs jours d'attente. Enfin, de Ruyter arriva de Paris.

– Les heures m'ont paru des siècles, lui dis-je en essayant de sourire.

– Pauvre garçon! me répondit de Ruyter, vous êtes toujours pâle, toujours triste; je donnerais bien des choses pour vous voir gai…

– Gai! de Ruyter, m'écriai-je.

– Sinon bien portant, reprit vivement de Ruyter.

– La santé reviendra… Qu'avez-vous fait à Paris?

– J'ai eu avec l'empereur Napoléon de très-longues conférences; mais Sa Majesté me paraît si absorbée par ses projets de la conquête de l'Europe, qu'elle s'intéresse peu pour le moment à ce qui se passe dans les autres parties du monde.

« – J'aurais la possibilité, avait dit l'empereur, d'accaparer le commerce des Indes occidentales comme l'ont fait les Anglais, que je reculerais devant cet accaparement, tant je suis convaincu qu'il enrichirait de simples particuliers, en finissant tôt ou tard par ruiner la nation, et les Anglais apprécieront un jour la justesse de cette remarque, s'ils continuent à agir comme ils agissent dans ce moment.

» – Votre pensée est la mienne, sire, répondit de Ruyter; mais, comme le fondement de la puissance politique de l'Angleterre est dans son commerce, ce commerce même devient pour nous le point vulnérable de notre attaque. L'Angleterre possède l'île de France, qui a deux bons ports, celui de Saint-Louis, celui de Bourbon…

» – Comment! s'écria l'empereur, croyez-vous que la richesse et le sang de la France soient d'assez peu de valeur pour être sacrifiés au maintien des îles dans l'océan Indien; îles qui ne sont que de vaines pyramides faites pour célébrer la mémoire d'une dynastie maudite, dont le nom devrait être rayé des pages de l'histoire?

» – Mais le nom? dit de Ruyter avec l'intrépide franchise qui caractérisait l'illustre marin.

» – Le nom! interrompit vivement l'empereur: les chétifs rochers ainsi désignés sont pour moi de trop peu de valeur; que les Anglais les gardent! ils y tiennent pour la légitimité de leurs appellations. Parlez-moi maintenant de l'état actuel de l'Inde. Peut-on y faire quelque chose? Donnez-moi votre opinion sur ce grave sujet. Nous avons entendu parler de vous, de Ruyter; votre nom est un nom célèbre, grand, et qui mérite la réputation qu'on lui a faite, l'estime dont je l'honore! Je veux être votre pionnier, je veux vous donner le moyen de vous élever encore: je veux aider à l'accroissement de votre fortune de gloire, de vaillance et de grandeur. Votre pays, la Hollande, nation vraiment commerciale, peut devenir rapidement grande; mais sa splendeur ne sera jamais que passagère. Pour durer toujours, il faut qu'une nation soit bâtie sur les fondements de son propre sol. Nous n'avons nulle difficulté pour trouver des chefs à mes soldats. Regardez ces hommes, de Ruyter (et l'empereur désigna au commodore un régiment de ses gardes formé en ligne en dehors des Tuileries): il n'y a pas un homme parmi eux qui ne puisse être un général habile, et bien certainement plusieurs porteront les épaulettes d'officier. Mais si je possède de bons soldats, j'ai vainement cherché des de Witt, des de Ruyter, des Van Tromp. Si je tenais sous mes ordres de pareils hommes, j'anéantirais demain les remparts de bois qui entourent l'Angleterre, remparts vantés, qui, pareils aux murs de la Chine, ne sont formidables qu'en raison de l'impuissance des nations voisines. Les Français ont tous le tempérament bilieux: sur terre ils sont de bronze, sur l'Océan ils ont le mal de mer. J'aurais été marin si mon foie l'avait permis. Je ne suis jamais entré dans un bateau sans que son balancement naturel me rendît aussi impuissant qu'une femme. Nos amiraux sont encore moins aguerris. Je me souviens qu'étant un jour à Boulogne, deux commandants me dirent que la vue seule des vaisseaux se balançant dans le port leur donnait mal au cœur. Un Anglais restera un an sur mer, et se fatiguera d'un séjour d'une semaine sur terre. Les Anglais sont nés marins, nous sommes nés pour être soldats, pour fuir et détester l'eau.

«Maintenant dites-moi un mot sur les natifs, sur les princes de l'Inde; parlez-moi de la population, du caractère particulier de ces peuples, et surtout de leur courage et de leur habileté.»

Quand de Ruyter eut répondu aux questions de l'empereur, Napoléon resta un instant pensif, puis il ajouta:

«Il est bizarre que les Turcs et les Chinois soient les seuls peuples qui aient atteint le résultat naturel d'une conquête, c'est-à-dire une véritable augmentation de force nationale. Si l'intolérance et la bigoterie leur ont prêté de puissants secours, les Anglais auraient dû égaler en succès les Chinois et les Turcs, car ils sont encore plus intolérants et plus bigots.»

Napoléon accorda plusieurs audiences à de Ruyter, car il aimait à causer sans réserve avec cet homme au cœur fort, à l'esprit fin, au dévouement sans bornes.

– Mais, politique à part, me dit de Ruyter, il faut songer maintenant à prendre un parti. Voulez-vous agir sagement? Voulez-vous rentrer dans votre pays natal? Je crois nécessaire que vous vous informiez des changements qui ont pu survenir dans votre famille. Elle est nombreuse, elle est riche; vous y trouverez peut-être quelqu'un digne de votre affection. Vous avez tort, mon cher garçon, bien tort, croyez-moi, de vouloir rompre toute relation avec les personnes qui vous sont attachées, sinon par le cœur, du moins par les liens du sang. Votre santé demande des soins, des soins journaliers, constants et dirigés par le cœur. Cherchez une fem…

– De Ruyter!.. m'écriai-je.

– Un voyage en Amérique pendant la dure saison d'hiver serait infailliblement votre perte, répondit de Ruyter, sans relever l'interruption violente du jeune homme; essayez de passer quelques mois à Londres, cherchez des distractions. Aux premiers jours du printemps je reviendrai, et, si le cœur vous en dit, nous partirons ensemble pour l'Amérique.

J'eus beaucoup de peine à trouver raisonnables les conseils de de Ruyter, et ce ne fut qu'après une longue résistance que je parvins à les trouver justes et à me décider à les suivre.

Le moment de notre séparation était proche: le schooner était prêt à lever l'ancre, et les Américains de de Ruyter avaient grand désir de quitter les côtes de France. Le départ de mon ami était fixé pour le lendemain; quant au mien, je ne me sentais pas le courage de lui assigner une époque fixe.

Quelques heures avant le départ, un courrier de Paris vint apporter à de Ruyter une dépêche signée de l'empereur. Napoléon appelait auprès de lui le brave marin. De Ruyter partit, et revint m'annoncer deux jours après qu'une mission importante l'envoyait en Italie.

Il fut décidé que le schooner rentrerait en Amérique sous le commandement du contre-maître, auquel de Ruyter donna ses pleins pouvoirs.

Je vis partir le beau vaisseau avec un véritable serrement de cœur, et mes yeux, aveuglés par un brouillard qui ressemblait à des larmes, suivirent ses voiles ondoyantes jusque dans les brumes de l'horizon.

Au moment de me séparer de de Ruyter, de cet homme au noble cœur, au noble visage, de cet homme que j'aimais si tendrement, que j'aimais comme on aime quand les sentiments sont jeunes et forts, le peu d'énergie qui me soutenait encore m'abandonna complétement; je me sentis mourir, et mes paroles, étranglées dans ma gorge, ne montèrent à mes lèvres qu'avec un bruissement de sanglots.

De Ruyter partageait ma souffrance, car sa figure basanée devint couleur de plomb.

– Allons, du courage, mon cher Trelawnay, mon cher enfant, me dit de Ruyter en me prenant le bras avec un geste paternel; du courage et de l'espoir: dans trois mois nous nous reverrons.

Je baissai tristement la tête, j'étais anéanti par cette nouvelle douleur.

De Ruyter partit; je n'eus pas la force d'assister à ce départ. Je n'avais plus ni larmes, ni battements de cœur, ni désirs, ni espérances; j'étais un cadavre animé. La nuit qui suivit notre séparation fut pour moi une nuit affreuse. J'appelai la mort de tous mes vœux, me voyant seul, sans ami, sans amour, sans patrie, sans famille.

La première mission de l'empereur envoya donc de Ruyter en Italie; il y passa deux mois, et pendant ces deux mois nous échangeâmes des lettres remplies du désir de nous revoir, de repartir ensemble, de continuer l'un avec l'autre nos périlleux et émouvants voyages.

À son retour d'Italie, de Ruyter, qui avait à peine eu le temps de m'annoncer son arrivée en France, fut envoyé par Napoléon sur les côtes de la Barbarie. Ce voyage fut fatal à mon noble de Ruyter; les journaux m'apprirent qu'en avançant vers Tunis, la corvette commandée par de Ruyter rencontra une frégate anglaise; au moment où on signalait l'approche du vaisseau ennemi, de Ruyter s'élança sur la poupe, afin de jeter ses dépêches dans la mer: la frégate fit feu, et une volée de caronades coupa la corde du drapeau et balaya tous ceux qui se trouvaient sur le pont.

Le corps de de Ruyter fut trouvé par les vainqueurs enveloppé dans les plis du noble drapeau pour lequel il avait si longtemps et si victorieusement combattu.

Je continuerai un jour l'histoire de ma vie, dont ce livre n'est qu'une période; mais je dois dire, avant de le terminer, que je suis heureux de voir le soleil de la liberté éclairer les pâles esclaves de l'Europe. L'esprit de l'indépendance voltige comme un aigle au-dessus de la terre, et l'esprit des hommes en reflète les brillantes couleurs. Les yeux et les espérances des bons et des sages sont fixés sur la France, et chaque cœur bat et sympathise avec elle. Il me semble que ceux qui vivent maintenant ont survécu à un siècle de désespoir.

FIN