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Un Cadet de Famille, v. 3/3

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CII

Au moment de commencer notre attaque, le son bas et sourd d'un canon retentit dans l'air et salua nos oreilles; c'était le schooner. L'effet produit par cette voix d'airain fut magique; mes hommes, tristes, désespérés, reprirent courage et jetèrent leurs casquettes en l'air en hurlant comme des bêtes fauves. Le canon nous annonçait du secours, et cette promesse nous rendit toutes nos forces. Un second coup traversa l'air, bondit vers le jungle et l'écho des collines en recueillit le son; ce bruit inattendu causa une terreur si grande dans la petite troupe des cavaliers qu'ils se dispersèrent. Je profitai de l'effroi des natifs pour nous jeter sous l'abri des palmiers; car, là, nous n'avions plus à craindre les atteintes du feu.

Malgré le mauvais succès de leur attaque, les natifs revinrent sur nous, guidés par le prince, dont le courage n'était point affaibli. Nous n'avions plus que cinq ou six cartouches, et tout notre espoir reposait sur nos baïonnettes. Ne voyant point arriver de secours, les sauvages nous jugèrent vaincus, car ils s'approchèrent tout à fait de la haie de vacoua, et à l'aide de leurs lances ils blessèrent plusieurs de mes hommes. Notre situation était en réalité plus désespérée que jamais, quoique la plupart des cavaliers fussent partis vers la mer; mais le prince ne nous quittait pas. Je commençai à croire que mes hommes avaient raison en disant que ce chef javanais était invulnérable: nos coups effleuraient son corps sans le blesser, sans lui faire perdre un seul instant sa sauvage vélocité. Tout à coup, les natifs se tournèrent vers la mer en jetant des cris d'épouvante; ces cris furent suivis d'une décharge de mousquets, et le doute inquiétant qui remplissait mon esprit fut dissipé: mon équipage venait à notre secours.

Notre première idée fut de courir à la rencontre de nos sauveurs, mais je ne voulus pas abandonner nos blessés. Bientôt le bonnet rouge des Arabes étincela sous les rayons du soleil; je déchargeai ma carabine, et j'entendis distinctement le cri de guerre de mes braves amis. Le prince se jeta au-devant de la troupe suivi de ses cavaliers; mais cette manœuvre ne m'inquiéta pas, je savais qu'un feu bien nourri pouvait facilement repousser les efforts du prince. Aussi, après une lutte acharnée des deux parts, mes gens avancèrent vers notre poste; dans mon impatience, je franchis l'enclos et j'encourageai d'une voix éclatante mon brave équipage. J'allais courir jusqu'à lui, quand je vis paraître une forme légère, bondissante; le vent faisait flotter les cheveux de cette délicieuse vision, qui, rapide comme une hirondelle, s'élança jusqu'à moi. Cette vision, cet oiseau printanier, c'était mon bonheur, ma joie, mon espérance, mon unique pensée, ma Zéla chérie; la chère adorée tomba sur mon cœur et je la pressai tendrement dans mes bras épuisés de fatigue, mais que son contact rendait fermes et vigoureux. Les hardis matelots oublièrent leur danger pour nous regarder d'un œil ému.

– Quelles nouvelles, capitaine? demandait l'un.

– Où sont nos camarades? demandait l'autre.

Et ces questions étaient suivies de menaces de mort, de cris de vengeance contre les Javanais.

En aidant nos blessés à marcher, nous regagnâmes le bord de la rivière, et, toujours en bon ordre, ma petite troupe se dirigea vers le rivage. Des bandes de natifs rôdaient autour de nous, mais elles étaient impuissantes à nous barrer le chemin. Le prince avait pris les devants dans l'intention évidente d'attaquer nos bateaux avant notre arrivée ou de s'opposer à notre embarquement. Cette double crainte nous fit hâter le pas, car je savais que le schooner était trop éloigné pour qu'il lui fût possible de protéger les bateaux.

– N'ayez aucune crainte, capitaine, me dit mon second contre-maître, j'ai ordonné aux bateaux de s'éloigner du rivage et de laisser tomber leurs grappins; de plus, la chaloupe qui nous attend a une caronade.

Nous étions épuisés de fatigue, affamés, mourants de soif; Zéla seule, en véritable enfant du désert, avait songé à apporter de l'eau, et cette eau fut un grand soulagement pour les blessés. Il était évident que les natifs ne voulaient pas permettre aux bateaux d'approcher du rivage; le schooner était visible et il levait l'ancre afin de se rapprocher de nous. En arrivant sur le bord de la mer, je réunis mes hommes, et après avoir dispersé avec une volée de mousquets la foule qui était devant nous, je réussis à faire embarquer les blessés; mais, au moment où mes hommes allaient les suivre, les Javanais renouvelèrent l'attaque: la confusion fut si grande qu'il me devint impossible de diriger sûrement nos coups de mousquet. Avec l'aide de quatre hommes sûrs, je plaçai Zéla dans la chaloupe, et quand les natifs s'y précipitèrent pour saisir le plat-bord, nous déchargeâmes la caronade, qui était bourrée de balles de plomb.

J'étais debout sur la poupe du bateau, ayant une mèche à la main; les natifs dispersés fuyaient avec épouvante le bruit du canon, et le rivage était couvert de morts et de mourants. La bataille touchait à son terme, quand l'invulnérable prince, dont la fureur n'était point diminuée, reparut à la tête d'une demi-douzaine de cavaliers; mais la vue du canon, dont la bouche était tournée vers eux, les fit reculer. Indigné du mouvement, le prince leur adressa un violent reproche, jeta un cri terrible et lança son cheval vers la poupe du bateau, en face du canon. Je soufflai la mèche et je touchai l'amorce, elle ne prit point feu. Le prince me jeta son turban à la figure et déchargea un pistolet sur moi. La secousse me fit chanceler, un éblouissement aveugla mon regard et tout disparut à mes yeux. L'intrépide Zéla prit la mèche tombée de mes mains et déchargea le canon.

Un cri perçant courut le long du rivage, et un cheval blessé plongea dans l'eau en foulant aux pieds son cavalier désarçonné.

Mais le cavalier n'était point le prince.

À quelques pas plus loin, dans des flots rougis de son sang, se trouvait une masse de restes mutilés; mais ces restes informes étaient cependant assez distincts pour qu'il fût possible de reconnaître le meilleur cheval que guerrier ait jamais monté et le plus héroïque chef qui ait conduit ses hommes au combat.

CIII

J'étais sérieusement blessé, mais je souffrais tant qu'il me fut impossible, pendant les premières minutes qui suivirent l'explosion du pistolet, de savoir quelle partie de mon corps avait été atteinte par l'arme du prince. Un mortel engourdissement affaiblit tout à coup mes membres, mes yeux se voilèrent et je tombai comme une masse inerte sur le banc des rameurs.

Le coup de canon tiré par Zéla avait si fort épouvanté les natifs, qu'ils fuyaient dans toutes les directions en jetant des cris de rage et d'effroi. Cette terreur nous permit de quitter sans combat les bords du rivage.

Lorsque je repris l'usage de mes sens, ce fut pour souffrir les tortures d'une véritable agonie, et la douce voix de ma compagne aimée ne put, tant elles étaient violentes, en adoucir l'affreuse douleur.

– Zéla, mon bon ange, dis-je à la jeune femme d'une voix entrecoupée, croyez-vous que le destin ait déjà marqué l'heure de mon trépas? Croyez-vous qu'Azraël, le démon rouge de la mort, ait mortellement frappé le cœur qui vous aime?

– Vous vivrez, mon ami, murmura la pauvre éplorée, vous vivrez parce qu'Allah, le bon esprit, a paralysé le bras du cruel guerrier. Dieu est fort, nous sommes faibles, mais il veillera sur nous; ayez confiance, ayez courage.

La balle du pistolet avait pénétré dans mon corps au-dessus de l'aine droite, et la position élevée du tireur lui avait permis de viser horizontalement. Mes douleurs augmentaient de violence, mais la blessure ne saignait pas, et je ne savais quel moyen il fallait employer pour apporter un peu de soulagement à mes souffrances. Le bon et savant docteur n'était plus là. On me hissa péniblement sur le pont du schooner, et trois matelots me descendirent dans ma cabine. Le prince avait tiré son coup si près de moi, que, selon toute probabilité, une grande partie de la poudre avait suivi la balle et brûlé les chairs, qui étaient noires et livides. Pour enlever la poudre, Zéla enduisit la blessure de jaunes d'œuf: le remède oriental fut très-efficace, et ce premier soin rempli, la chère enfant lava la plaie avec du vin chaud et la couvrit d'un cataplasme.

Je souffris horriblement pendant cinq jours, mais le dévouement de Zéla m'aida à supporter, presque avec patience, cette longue agonie. Je crois, en vérité, que la pauvre petite souffrait au moral autant que je souffrais au physique. Un ami de notre sexe est incapable de supporter les ennuis et la fatigue que donnent les soins réclamés par un malade; il partage bien un danger, sa bourse, il offre bien son assistance, ses conseils; mais il lui est moralement impossible de sympathiser avec une douleur qu'il ne ressent pas. L'être qui est bon, généreux, dévoué, c'est la femme qui aime; elle seule peut veiller attentive pendant de longues nuits, elle seule peut comprendre et supporter les caprices de l'esprit, les fantaisies absurdes que manifeste le malade. Quelque ardente et sincère que soit l'amitié d'un homme, elle ne peut égaler en force et en grandeur l'idolâtrie dévouée que consacre une femme à l'objet de ses affections vierges. L'amitié est fondée et repose sur la nécessité; il faut qu'elle soit plantée et cultivée avec soin, car elle ne s'épanouit que sur de bons terrains, tandis que l'amour, qui est indigène, fleurit partout. L'amitié est le soutien de notre existence, mais l'amour en est l'origine et la cause. Puis-je penser à mes souffrances et aux tendres soins dont Zéla les a entourées, sans faire une digression sur l'incomparable amour de la femme? S'il y avait une partie de ma vie que je voulusse arracher du sombre abîme du passé, ce serait ce mois de douleur, ce mois pendant lequel, faible, morose, ennuyé, je fus soigné par mon ange comme l'est un enfant malade par la plus tendre mère.

 

J'ai oublié de dire qu'une fois installé dans ma cabine à bord du schooner, nous ne perdîmes pas de temps pour faire hisser les bateaux et mettre à la voile. Nous dirigeâmes notre course vers le nord-est, avec le désir de rejoindre promptement le grab, pour recourir à la science du bon Van Scolpvelt. Je n'avais pas encore appris à cette époque une chose que l'expérience m'a depuis fait connaître, c'est que, sur dix blessures causées par les balles d'un fusil, il y en a neuf pour lesquelles la science d'un chirurgien est parfaitement inutile. Les tempéraments sains doivent laisser agir le merveilleux instinct de la nature, qui seule a plus de pouvoir que tous les médecins du monde. Je me souviens encore du vif plaisir que je ressentis lorsque j'eus assez de force pour manger un morceau d'agneau. Le lendemain du jour où s'était fait ce premier pas vers la santé, Zéla m'apporta un gigot; j'accueillis ce repas avec un bonheur indicible, il réalisait en partie mes rêves de la matinée; mais quand j'eus dévoré ce rôti, je m'écriai d'un ton chagrin:

– Est-ce tout, chère? Ah! combien je sens aujourd'hui la perte du pauvre munitionnaire! il ne m'aurait pas abandonné la cuisse d'un petit cabri, mais bien la mère entière, et le fils eût servi d'ornement.

Avec l'appétit revint la force, et je repris, appuyé sur deux béquilles, mes devoirs sur le pont. Un de nos blessés mourut; mais je ne crois pas que sa mort fut la suite de la blessure qui l'avait alité, ce fut la puissance narcotique de la drogue que les natifs avaient mise dans le café. Pendant quelques jours, les matelots se plaignirent du mal que leur faisait éprouver l'absorption du poison javanais. Je leur laissais accuser les natifs, et je savais fort bien que mon remède était la seule cause de leurs souffrances; pour guérir les malades, j'avais, faute de mieux, ordonné du vin.

Une brise de mer constante, une température modérée et du repos détruisirent la fièvre, et mes hommes reprirent gaieté, force et courage.

Quelques mots expliqueront à mes lecteurs comment il se fit qu'un secours si prompt et si efficace nous arriva au milieu de nos dangers à Java.

Zéla et sa plus jeune servante s'étaient embarquées dans un petit canot que, par fantaisie, ma femme appelait sa barge. Elles avaient dirigé leur frêle esquif le long du rivage, vers une petite place ombragée où, loin de tout regard, il leur était possible de se livrer à leur plaisir favori, celui de nager. J'avais si bien fait prendre l'habitude et le goût des bains à Zéla, qu'elle était presque amphibie. Pendant notre séjour à l'île de France, de Ruyter me compara à un requin, et ma belle Arabe, qui me précédait toujours dans l'eau, vêtue d'un caleçon bleu et blanc, au poisson pilote. En nageant avec sa compagne, Zéla entendit le bruit des mousquets apporté par le vent de terre sur la surface ombragée et calme de la mer. Le son était si bas, si sourd, si indistinct, que, pendant les premières minutes, la jeune femme crut qu'il était le bruit naturel à notre chasse. Cependant un indéfinissable sentiment de tristesse glissa dans l'esprit de Zéla; elle remit donc ses vêtements et voulut débarquer, mais une réflexion l'empêcha de suivre cette première idée. La décharge des fusils devint plus distincte, et la finesse exquise de l'oreille de Zéla la rendit capable de distinguer le bruit de ma carabine, qui avait le son aigre et retentissant.

Bientôt après, la jeune femme entendit, quoique faiblement, les cris des natifs, et ces cris lui parurent les clameurs de la guerre et non celles d'une joyeuse chasse. Zéla regagna donc en toute hâte le schooner et communiqua ses craintes au contre-maître. Inquiet et obéissant, le brave homme grimpa sur le mât, et de là il vit la cavalerie javanaise sortir en toute hâte du village. Fort heureusement, les bateaux étaient côte à côte du schooner, ainsi que la chaloupe; ils furent donc vivement équipés et armés.

Zéla conduisit les hommes. Son instinct merveilleux les guida si bien, qu'ils arrivèrent à temps pour m'arracher à une mort horrible. C'est donc avec justice, avec vérité, avec bonheur que j'appelle Zéla l'ange de ma destinée.

CIV

Avec les calmes et les rafales qui se suivaient les uns les autres, avec la poursuite des vaisseaux de toutes nations qui éveillaient notre convoitise, notre vie n'était point une vie de paresse, de repos et de tranquillité. Dans l'Inde, l'autorité se sert de son pouvoir uniquement en vue de son intérêt personnel, et je crois que cette conduite est généralement adoptée par tous les hommes libres. J'avais acquis des inclinations féroces et le mal que je faisais n'avait d'autre limite que l'impossible. Le golfe de Siam et les mers chinoises retentirent longtemps des ravages exercés par le schooner, et l'approche des trombes, des ouragans, qui y sont si dangereux, était moins redouté que l'approche de notre vaisseau. J'ai fidèlement raconté, dans la première partie de cette histoire, et nos exploits et notre manière de vivre; j'ajouterai donc des ailes à mon récit, afin d'éviter les petits détails qui mènent à une répétition sans fin, pour éviter la stupidité méthodique contenue dans ce livre de plomb qu'on appelle un journal de mer.

Nous touchâmes d'abord à l'île de Caramata afin d'y prendre de l'eau, car notre arrimage était si bien rempli par le butin, que nous n'avions qu'un très-petit espace pour notre eau. La plus horrible torture punissait souvent notre avarice, et cette torture, la plus grande que puisse, sans y succomber, supporter la nature humaine, est celle de la soif. Bien des fois, nous nous trouvions limités à ne boire que trois demi-quarts d'une eau sale, saumâtre et fermentée; alors le plus avare de nous eût volontiers échangé sa part de butin pour une cruche d'eau limpide. Dans les moments de privation, je ne rêvais le bonheur qu'au milieu d'un lac; une rivière me semblait trop petite pour arriver à satisfaire mon insatiable soif. Nous étions donc dans cet horrible état de souffrance lorsque nous arrivâmes à Caramata. Là, je me procurai une abondante provision d'eau, du fruit, de la volaille, et nous reprîmes notre course.

Le premier des rendez-vous assignés par de Ruyter était fixé dans le voisinage des îles Philippines. En suivant le long de la côte de Bornéo, nous abordâmes une grande jonque chinoise qui rasait les bords de deux îles en flammes. Une de ces îles était très-petite; les bords polis de son cratère volcanique étaient dorés par le feu, et du centre de ce feu s'élevait constamment une mince colonne de vapeur. Cette île était jointe à l'autre par un banc de sable qui, selon toute probabilité, avait été formé par la lave; cette dernière île était assez vaste, mais elle n'avait point de feu sur son sommet, dont la forme ressemblait à celle d'un bonnet persan; sous ce bonnet imaginaire s'ouvrait une immense bouche qui laissait échapper de temps à autre une épaisse bouffée de fumée noire.

– Capitaine, me dit le quartier-maître, regardez ce grand paresseux de Turc, j'espère qu'il a une belle place: assis dans la mer et fumant avec nonchalance cette immense pipe d'eau!

La comparaison fantastique du vieux marin n'était point inapplicable.

La jonque était remplie de Chinois qui émigraient à Bornéo pour s'y établir. J'échangeai des provisions fraîches contre quelques nids d'oiseaux, puis je laissai la cargaison vivante continuer sa route sans lui faire aucun mal.

Quelques jours après, nous eûmes le malheur de raser un banc de sable; mais, grâce à la faiblesse du vent, il nous fut facile d'éviter un naufrage.

Après avoir laissé à notre gauche l'île de Panawan, nous nous arrêtâmes dans un ancrage passable, à la hauteur du cap Bookelooyrant, et nous y attendîmes de Ruyter pendant deux jours. Ne voyant rien venir, je levai l'ancre, et nous fîmes une course vers le nord pour gagner le second rendez-vous, qui était une île appelée le Cheval Marin. Cette île n'était point habitée, et dans un certain endroit que de Ruyter m'avait soigneusement dépeint, je trouvai une lettre contenant ses instructions. Il m'ordonnait de continuer ma course dans une ligne parallèle à la latitude, jusqu'à ce que j'arrivasse en vue de la côte de la Cochinchine. Je suivis avec les caprices du temps la ligne tracée par mon ami; mais ces caprices étaient souvent contraires à mon devoir et à mes désirs. Parfois cependant l'atmosphère était splendide et les nuits si lumineuses et si fraîches que je les passais presque toutes sur le pont, causant avec Zéla ou écoutant des histoires arabes. Pendant quelques jours, nous restâmes en panne à la hauteur d'une île appelée Andradas; le temps allait changer et ne nous présageait rien de favorable à la continuation de notre course.

Un silence de mort planait dans l'air, qui était humide et chargé d'une épaisse rosée. L'île se voila bientôt, et ses contours se perdirent dans une vapeur bleuâtre. Le soleil prit des proportions immenses, mais son éblouissante clarté s'affaiblit si bien que le regard pouvait en supporter l'éclat; les étoiles étaient visibles au milieu du jour: on eût dit qu'elles allaient plonger dans la mer. Ce sinistre et mélancolique prélude était réfléchi d'une manière épouvantable par le miroir de l'eau et sur les figures attristées de mon équipage. J'eus mille peines à réveiller mes hommes de cette torpeur craintive, mille peines pour réussir à les préparer au combat que nous allions avoir à soutenir avec les vagues et les éléments en fureur.

CV

Les hommes placés en haut amenaient les légers mâts et les vergues, tandis que nous carguions les voiles et que les Arabes et les natifs étouffaient leurs craintes sous la grande voix d'un bruyant travail.

J'examinai l'horizon avec inquiétude: ses couleurs grises et sombres devenaient à chaque instant plus épaisses et plus obscures. Tout à coup une boule de feu que je pris pour une étoile volante descendit du ciel perpendiculairement sur notre vaisseau, qui était stationnaire et immobile; cette boule tomba dans la mer, tout près de notre quartier, et elle fit autant de bruit qu'un boulet de canon. À la même minute, le ciel se déchira en deux avec un craquement épouvantable, le schooner trembla comme s'il se fût heurté contre un rocher, et alors la pluie, le vent et le tonnerre éclatèrent furieusement. Par bonheur, l'orage nous emporta en avant et nous chassa avec une force violente et irrésistible devant la tempête. Après avoir supporté le premier choc, nous nous remîmes de notre terreur, et l'orage s'établit au nord-est. Nous déferlâmes les voiles d'orage, afin de mettre le vaisseau sous le vent dès que la violence de la tempête se serait épuisée. Le schooner était un incomparable navire, et quand j'eus fait mettre tout en sûreté à bord, nous le mîmes au vent et en panne avec la grande voile d'orage bien carguée. Le ciel était noir, tout à fait sans étoiles; la mer blanche d'écume.

Je descendis dans ma cabine afin de regarder sur la carte marine dans quel endroit nous nous trouvions, mais un cri général me fit rapidement monter sur le pont. Muet de terreur, je vis un grand vaisseau qui marchait tout droit sur nous. Il courait avec des mâts sans voiles; évidemment il nous avait vus, et je distinguai la figure d'un homme qui tenait une lanterne au-dessus de sa proue et qui nous demandait, à l'aide d'un porte-voix, qui nous étions. À la suite de la question, j'entendis cette menace: «Arrêtez, schooner, arrêtez, ou nous vous ferons couler à fond!»

Dans une seconde tout fut en commotion à bord de la frégate. J'avais d'un regard découvert la forme du navire; elle sortait ses canons, faisant en grande hâte des préparatifs pour s'en servir. Ma surprise m'empêchait de répondre, et ce ne fut qu'à la voix des canons et à cet ordre: «Baissez-vous!» que, reprenant mon sang-froid, je criai d'une voix de stentor:

– Haussez le gouvernail!

Nous larguâmes jusqu'à ce que nous eussions le vent à notre quartier. Plusieurs canons furent déchargés sur nous, et notre seule espérance était d'augmenter les voiles du schooner. Aussitôt qu'il sentit le canevas, il se trouva délivré de la gêne et vola comme une levrette qu'on laisse suivre sa proie. Le schooner se précipita donc follement à travers les crêtes des vagues écumantes qui sifflaient et fumaient comme de l'eau en ébullition. Sa fuite laissa derrière lui une ligne de lumière aussi brillante qu'un météore qui traverse les cieux.

Pendant que nous nous félicitions de notre succès, la vigie nous cria:

– La frégate à l'avant!

Nous avions juste le temps de hausser le gouvernail, et nous rasâmes un vaisseau. Mais une lumière suspendue à sa poupe me montra que c'était un vaisseau encore plus grand que la frégate; nous l'avions à peine dépassé que nous nous frôlions à la poupe d'un autre. J'étais égaré.

 

Le contre-maître me dit d'un air épouvanté et craintif:

– Capitaine, ce ne sont point de vrais vaisseaux, mais bien le Hollandais volant.

À cette affirmation, le vieux quartier-maître répondit d'un ton narquois:

– Que je sois damné, monsieur, si c'est le Hollandais volant! que je sois damné si, au contraire, ce n'est point une flotte chinoise!

La vérité de cette découverte me frappa l'esprit: c'était bien en effet une flotte de Canton.

Quand nous fûmes suffisamment éloignés de notre dangereuse rencontre, nous mîmes en panne pour attendre l'aurore.

Après une nuit d'inquiétude, d'embarras et de dangers, l'obscurité disparut lentement, et de sombres rayons de lumière encore chargés d'orage me permirent d'examiner le cercle étroit et bruni de l'horizon. Quel changement dans un seul jour! Le matin précédent, un bateau de papier aurait pu sûrement flotter sur l'eau, et maintenant des vaisseaux anglais d'une grandeur colossale, en comparaison desquels le schooner ressemblait à une coquille de noix, flottaient, ballottés çà et là, comme une barque abandonnée. Pareille à une montagne de glace, chaque lame menaçait de les submerger. Fouettée par le vent, la mer semblait bouillonner de fureur, et l'écume blanche formée sur la surface remplissait l'air d'un nuage neigeux. Le vieux quartier-maître, qui tenait le gouvernail, nous disait en essuyant l'écume qui volait sur lui: «La femme du vieux Neptune a besoin sans doute d'une tasse de thé ce matin; car, pour le faire, elle ordonne à l'eau de bouillir, et j'espère, capitaine, qu'elle se servira des feuilles contenues dans ces boîtes à thé. Il en faut trois. Ma femme se servait toujours de trois cuillerées pour faire sa tisane: une était pour moi, l'autre pour elle, la troisième pour la théière.»

Les trois last indiamen, qui étaient de douze à quinze cents tonneaux, semblaient avoir beaucoup souffert. Ils étaient en panne, et je crus qu'ils attendaient l'arrivée de leurs compagnons, car il était évident qu'ils formaient une partie du convoi que j'avais rencontré la nuit. Dans la crainte de voir apparaître les vaisseaux de guerre, je profitai du calme, qui arrive généralement avec l'aurore, pour mettre sous le vent. Je l'ai déjà dit, et je le répète encore, jamais un meilleur navire que le schooner n'a flotté sur les eaux. Toutes nos légères barres furent attachées sur le pont, les écoutilles et les embrasures fermées, et nous flottâmes sur les eaux avec une sorte de sécurité pendant que les lourds vaisseaux anglais, bâtis très-haut, chargés d'hommes et de choses, ne ressemblaient point à des cygnes nageant sur un lac. Quand la lueur du jour fut éclaircie, je pus, à l'aide d'un télescope, compter sept autres vaisseaux, parmi lesquels une large banderole désignait le bâtiment de guerre dirigé par le commodore. Ce dernier faisait des signaux à la frégate, et celle-ci se dirigea vers les vaisseaux pour assister, selon toute apparence, ceux qui avaient le plus souffert, car ils étaient tous rassemblés sous le vent, à l'exception d'une seule barque, dont on ne pouvait distinguer que la grande voile de perroquet. Cette barque changea la direction de sa course, non pour se mettre avec les autres, car son but semblait être d'accompagner le convoi sans en faire partie. Je regardais attentivement la coupe des voiles de ce bâtiment, la vitesse de ses manœuvres et la vélocité avec laquelle il naviguait, bien convaincu que c'était un vaisseau de guerre; et cependant il n'était pas anglais.

– Prenez le télescope, dis-je au vieux quartier-maître; je ne connais pas ce navire, ou plutôt je ne comprends pas sa conduite. Ah! il change sa course et se dirige vers nous; il faut lui montrer notre poupe. Que pensez-vous de ce bateau, mon vieil ami?

– Comment, monsieur! s'écria le marin, avez-vous jamais vu dans les Indes trois voiles d'avant et d'arrière telles que celles-ci? J'appris cette coupe en servant dans un bateau de pilote, à New-York, et c'est moi qui ai coupé ce canevas-là, aussi sûr que mon nom est Bill Thompson!

– Vraiment! m'écriai-je; serait-ce le grab?

– Sans doute, c'est le grab, capitaine, répondit Bill.