Masques De Cristal

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2

Que se passerait-il quand John serait rentré à la maison? Était-il vraiment indispensable de lui avouer quelque chose dont elle ne savait même pas comment c’était arrivé? La sincérité à tout prix était-elle essentielle pour maintenir la vie en commun de la meilleure des façons possibles?

Questions qui revinrent la tourmenter alors qu’elle conduisait dans le trafic de Manhattan. Questions qui instillaient des doutes qu’elle n’avait jamais eus avant, altérant ses quelques certitudes. Elle n’avait que vingt-huit ans après tout, et trop peu d’expérience des relations de couple pour être sûre d’avoir les bonnes réponses.

Le son de son portable attira son attention. Elle appuya sur une touche sur le tableau de bord et activa le haut-parleur.

«Salut Loreley, comment tu vas?

–Davide! dit-elle d’un ton réjoui. Quel plaisir. Ça fait un moment que tu ne donnes plus de tes nouvelles.

–Oui, c’est vrai, mais tu aurais pu m’appeler aussi.

–J’ai été très occupée, tu sais. Et le mariage de Hans m’a ôté toute énergie. Et aussi l’envie de me marier, si John me le demande un jour.

Elle entendit un rire bref à l’autre bout du fil.

–Toujours cette même vieille histoire du renard qui n’arrive pas à atteindre les raisins…

–Ne te moque pas de moi! Tu as quelque chose à me raconter plutôt?

–Oui… Il y a quelque chose…

–Ne fais pas traîner en longueur!

–C’est une chose sérieuse et je préfère t’en parler en personne, si ça ne te dérange pas…

–D’accord, j'aimerais aussi qu'on passe du temps ensemble.

–Si tu es libre, on peut se voir demain après-midi, chez toi.

–On dit trois heures?

–À trois heures.»

Loreley termina la conversation en se souvenant avec nostalgie du visage délicat et souriant de Davide. Les journées passées avec lui lui manquaient, surtout à l’époque de l’université, ainsi que les beaux moments insouciants qu’il lui avait offerts.

Tout passe et comme souvent, les plus belles choses sont celles qui durent le moins.

Elle écrasa la pédale de frein et jura en serrant le volant de ses mains: la voiture devant elle avait ralenti d’un coup et elle avait évité la collision d’un cheveu.

Quelle imbécile je fais! Habituellement, elle respectait la distance de sécurité. Elle resta immobile un instant, respira profondément et repartit dès qu’elle entendit les klaxons des voitures derrière elle.

Toujours tous pressés! Elle regrettait parfois sa bien-aimée Zurich, son ordre et son calme. Si différente de la palpitante et frénétique New York.

Une légère pluie commença à tambouriner sur le pare-brise. Elle soupira: elle avait oublié de prendre son parapluie. Elle savait pourtant bien que le temps était imprévisible en octobre.

***

L’après-midi suivant, vêtue d’une simple paire de jeans et d’une chemise des mêmes tissu et couleur, Loreley sortit de la maison. Son ami Davide l’attendait devant la porte.

Dès qu’elle fut proche de lui, elle lui jeta les bras autour du cou et ne le laissa pas s’éloigner durant plusieurs secondes.

«Quel enthousiasme! s’exclama-t-il en l'enlaçant à son tour.

–On ne s’est jamais perdus de vue pendant aussi longtemps, se défendit-elle en s’écartant. Où voudrais-tu aller?

–Il fait ensoleillé aujourd’hui, on pourrait se promener un peu.

–D’accord!»

Loreley ajusta son sac à bandoulière sur son épaule et le prit par la main, mais elle s’arrêta au bout de quelques pas.

«Attention à toi si tu mets la main au portefeuille! lui dit-elle en levant l’index. Cette fois, c’est mon tour, compris?

–Quel effort pour quelqu’un comme toi!

–Qu’est-ce que tu veux insinuer? lui demanda-t-elle, les mains sur les hanches.

–Tes parents sont… Ils ne s’en sortent pas mal, disons.

–Ils sont riches, tu peux le dire. Mais ça n’a rien à voir avec moi.

–Je sais, Loreley, ne t’énerve pas. Je plaisantais.

–Laissons tomber cette conversation et allons nous détendre un peu. Quoi que tu veuilles faire, ça me convient.»

Davide ne voulut rien faire d’exceptionnel. Ils abandonnèrent la voiture et allèrent se promener au Corona Park. En cette journée d’automne, le parc était peu fréquenté et immergé dans un léger manteau de silence et de brume. Des tapis de feuilles multicolores aux pieds des arbres à moitié dénudés soulignaient l’enchantement envoûtant et nostalgique de l'automne, malgré la présence persistante de taches fleuries qui viraient du jaune intense au violet.

Ils auraient pu choisir de se balader à Central Park, plus grand et proche de chez elle, au lieu de traverser tout le borough du Queens, mais elle savait que Davide n’aimait pas les lieux trop vastes et fréquentés. À vrai dire, il n’aimait pas non plus les endroits où la richesse, et surtout ceux qui la revendiquaient, régnait, pensa-t-elle en marchant à ses côtés. Elle était sa seule amie aisée.

Quand les muscles de leurs jambes commencèrent à devenir douloureux de fatigue, ils s’assirent sur un muret près de l'Unisphere, un énorme monument en acier représentant le globe terrestre. Loreley parla du mariage de son frère et de ce qu’il s’était passé cette nuit-là, omettant le nom de l’homme avec lequel elle avait partagé le lit: elle ne se sentait pas encore prête à le révéler, même à son ami. Il sembla le comprendre, car il évita de le demander, mais une ride nouvelle était apparue sur son front.

«Je sais ce que tu es en train de penser, dit-elle en fixant ses yeux bleu azur, qui semblaient lui faire des reproches. Je me mettrais des baffes. Johnny ne mérite pas ce que je lui ai fait et je ne sais pas comment en sortir sans le blesser.

–Tu ne sais pas si tu dois lui dire ou pas, c’est ça?

–J'ai peur qu’il ne me le pardonne pas. Et je manque de courage aussi… Elle détourna un moment le regard.

–S’il te connaît comme moi je te connais, il se rendra compte que tu n’aurais jamais fini dans ce lit si tu étais sobre.

–C’est si facile!

Davide la regarda, contrarié.

–Ce n’est jamais facile. Tu crois que ça ne m’a pas coûté de t'avouer ma trahison? J’avais une peur folle de te perdre pour toujours, aussi comme amie. Mais tu as compris…

–Je me suis quand même sentie mal, même si je ne l’ai pas montré plus que ça. Je n’ai plus rien voulu savoir des garçons pendant des années: seuls les études et le patinage comptaient pour moi.

Il soupira.

–Le temps est passé, mais je vois que tu t'énerves encore quand on en parle.

Elle secoua la tête.

–Excuse-moi Davide… Elle lui caressa la joue. Je ne m’énerve pas pour le passé, mais pour le présent.

–Je viens de te dire ce que j’en pense.

–J’y réfléchirai, je te le promets» lui assura-t-elle pour clore ce sujet embarrassant.

Mieux vaut en trouver un autre.

Elle le regarda comme si elle se souvenait seulement de quelque chose d’important.

«À propos de confessions: tu ne m’as pas encore parlé des nouveautés que tu as mentionnées au téléphone. Elle s’installa dans une position plus confortable. Je suis là et je t’assure que j’écouterai chacun de tes mots.

Elle le vit se détendre et sourire.

Davide s’installa à ses côtés, laissa passer quelques secondes et annonça la bonne nouvelle.

–Après autant de temps… Et tellement de recherches, je pense que j'ai trouvé la bonne personne pour moi. On ira peut-être vivre ensemble dans quelques mois.

Elle écarquilla les yeux.

–Oh mon Dieu, si tu savais comme je suis contente! s’exclama-t-elle en battant des mains avant de l’embrasser. Son nom?

–Il s’appelle Andrea, on s’est rencontrés au cabinet: il m’a amené son chien à soigner.

–Je suis vraiment heureuse, tu sais?!

–Merci! Moi, j’ai un peu peur par contre.

–Je sais ce qu’on éprouve, surtout au début.

–C’est pour ça que je t’en parle. Je voulais savoir comment tu t’étais sentie avec John. Ce qu’on ressent.

–Et bien… Je peux te dire qu’au début, je me sentais maladroite et je ne savais pas comment me comporter. J’avais peur que tout ce que je faisais puisse le déranger. Je devais garder mon calme, être compréhensive et avoir l’esprit large pour accepter ses façons de faire et de penser. Parfois, j’avais envie de lui mettre des claques, et d’autres fois, de le prendre dans mes bras. Un jour, je remerciais le ciel de l’avoir rencontré, et le suivant je voulais ne jamais l’avoir rencontré. Tu auras souvent l’impression de ne pas y arriver et de regretter ta liberté perdue, mais je t’assure que tout se met en place ensuite. Il faut juste le vouloir vraiment.

–C’est comme ça que tu t’es sentie avec John? la coupa-t-il stupéfait.

–Je t’assure que je ne me reproche rien. Alors qu’elle répondait, elle se demanda pourquoi, si elle n’avait rien à se reprocher, elle n’arrivait pas à prendre en considération ce qu’elle venait de raconter à son ami, pour se rassurer elle-même.

–Ça me suffit. Davide rit, heureux, et lui prit les mains. Tu verras que la situation s’arrangera pour toi aussi: il faut juste le vouloir vraiment, juste?

–Tu es un sacré…

Il lui bloqua la bouche.

–Aah… Certaines choses ne se disent pas. Il lui sourit. Ce serait mieux d’aller boire quelque chose maintenant.»

Après une boisson fraîche et une visite au musée de la science et de la technologie, ils décidèrent qu’il était temps de trouver un petit endroit tranquille où dîner. Le soleil avait entretemps fait place à la lune, qui apparut bientôt comme un disque moucheté de lumière et d’ombres, occulté par moments par les nuages.

Le dîner fut léger, avec deux plats et une petite portion de cheesecake aux fruits. Par chance, la température n’avait pas suffisamment baissé pour les faire renoncer à se promener dans les rues de Manhattan, et ils ne réalisèrent qu’il était minuit passé que quand ils furent vraiment fatigués. Se sentant coupable de l’avoir fait veiller si tard, Loreley décida d’héberger son ami chez elle: profiter de sa compagnie encore un peu lui faisait plaisir.

 
***

Elle paressait au lit quand elle sentit une main sur son épaule. Elle se tourna et souleva à peine les paupières: elle s’attendait à voir le visage de Davide, mais les yeux qui l’observaient étaient trop sombres pour appartenir à son ami, qui les avait bleus.

«Johnny!» Elle se releva, s’appuyant sur ses coudes.

«Quand es-tu arrivé?

–Je t'ai envoyé un message hier soir, tu ne l’as pas lu?

–Excuse-moi, je ne m’en suis pas rendu compte.

–Trop occupée à faire autre chose? J'ai croisé Davide dans le séjour. Il partait.

–On a passé l’après-midi ensemble hier et comme il était tard, je l’ai hébergé à la maison. Elle s’assit sur le lit. Je vais le saluer.

–Laisse tomber. Il l’arrêta par les épaules. Il m’a demandé de te dire au revoir. Il était pressé.»

Elle allait protester, mais John se pencha sur elle et lui ferma la bouche d’un long baiser. Loreley lui passa alors un bras autour du cou et le lui rendit.

Quand elle le vit s’écarter pour ôter ses vêtements à la hâte, elle enleva sa courte chemise de nuit d’un seul geste, révélant ainsi son corps à la peau diaphane.

«Je voulais prendre une douche, mais maintenant» lui dit-il.

Loreley l’examina rapidement: ses cheveux étaient en désordre et les traits de son visage tirés, comme s’il tentait de reprendre le contrôle de ses sens. Ses yeux sombres semblaient l’exhorter à prendre une décision en vitesse. Elle sentit ses propres lèvres s’ouvrir en un sourire malicieux, tandis que ses bras se tendaient vers lui, l’attrapaient par le col de sa chemise déjà déboutonnée et l’attiraient à elle.

Elle sauterait probablement le petit-déjeuner ce matin, et peut-être aussi le déjeuner, mais cela n’avait aucune espèce d’importance: pour le moment, elle avait juste besoin de son homme.

Elle attendit que John s’endorme avant de se faufiler hors du lit. Elle enfila une robe de chambre en satin noir, prit son téléphone et descendit au salon. Elle s’assit sur le canapé et passa un appel.

«Eh, Loreley!

La voix de Davide était joyeuse, comme toujours.

–Excuse-moi pour ce matin…

–Ça ne fait rien. J'ai été surpris de le voir entrer dans la maison, et un peu embarrassé aussi, comme lui du reste, et j’ai préféré déguerpir de suite. Ça m’ennuie seulement de ne pas avoir pu te saluer.

–Moi aussi. Mais je ne sais pas encore quoi faire…

–On en a déjà parlé hier. Je suis sûr que tu prendras la bonne décision.

Elle ne l’était pas du tout, au contraire.

–Promets-moi que tu reviendras me voir dès que possible.

–Bien sûr. Tu peux peut-être venir aussi, ici, chez moi.

–J'y penserai, je te le jure.

–Je te prends au mot. On se voit bientôt alors.

–Bon dimanche, Davide.»

Elle n’eut pas le temps de clôturer la conversation que John apparut, vêtu d’une tenue de sport grise.

«Tu es déjà levé? Elle croyait qu’il s’était endormi. Tes parents vont bien?

–Ils se débrouillent. Maman a ses douleurs habituelles mais rien de grave.

–Et ta fille? J'imagine qu’elle a sauté de joie de te revoir.

Il acquiesça en lui souriant.

–Ça me ferait plaisir que tu m’emmènes un jour avec toi, pour me la présenter.

Le sourire disparut rapidement du visage de John.

–Je sors courir un moment, si ça ne te dérange pas.

Loreley fut déçue, mais s’efforça de ne pas le montrer.

–Non, vas-y. Tu arriveras à faire un jogging? lui demanda-t-elle étonnée d’autant d’énergie résiduelle.

Il sourit à nouveau.

–Bien sûr.

–On mangera quelque chose quand tu rentreras, et si tu ne t’écroules pas au sol en proie à une crise cardiaque, on pourra aller se promener.

–Si c’est toi qui cuisines, il est plus probable que je risque une intoxication alimentaire et on ne pourra aller nulle part.»

Elle prit un coussin sur le canapé et le lui lança.

John l’esquiva et quitta la maison en riant.

Une fois seule, Loreley alla dans la cuisine et se mit aux fourneaux, même si elle savait que le résultat ne l’enthousiasmerait pas.

Elle avait rencontré Johnny à l’époque de son stage. Il était avec Ethan, qui le lui avait présenté comme un vieil ami. Son visage séduisant, ses yeux sombres et sa façon d’être, gentil et effronté en même temps, l’avaient immédiatement touchée; mais il n’avait pas été possible de faire plus ample connaissance avant de le rencontrer de nouveau, un après-midi, dans le parking proche du cabinet d’avocats.

Elle essayait de faire démarrer sa voiture, qui ne voulait rien savoir. Après quelques tentatives inutiles, elle était sortie du véhicule dans un état de colère avancée, en jurant presque comme un homme. Elle l'avait vu à cet instant: il était appuyé contre le capot arrière de la voiture, les bras croisés, et la regardait d’un air amusé.

Sans tourner autour du pot, elle lui avait demandé s’il avait l’intention de l’aider ou de rester là à savourer le spectacle. Johnny avait tendu la main, paume vers le haut, comme pour lui demander les clés. Elle l’avait regardé droit dans les yeux et les lui avait données, avec une certaine réticence.

Quelques minutes plus tard, le moteur tournait.

«Qu’est-ce que je peux faire pour m’acquitter de ma dette? avait-elle demandé avec soulagement.

–Tu pourrais mettre ton compte en banque à mon nom, lui avait-il répondu en sortant de la voiture pour lui céder la place.

–Ou bien?

Il lui avait renvoyé le regard de celui qui sait qu’il a déjà gagné.

–Tu viens dîner avec moi, ce soir.»

Et leur histoire avait commencé à ce moment-là.

3

Ethan passa à côté d’elle en courant, comme s’il était pressé de quitter le cabinet. «Eh, Loreley!»

Occupée à feuilleter un fascicule, elle s’arrêta et le regarda par-dessus ses lunettes à la monture bleue. Il portait un trench sombre sur le bras et son incontournable chapeau à la main, signe qu’il se rendait au tribunal ou chez un client.

«Le patron te demande dans son bureau, lui dit-il d’un air compatissant.

–Il y a des problèmes en vue?

–Je ne sais pas très bien moi-même, mais il avait un sourire bizarre quand il m’a demandé de t’envoyer chez lui…

–Rien de bon pour moi alors; combien tu paries?

–Je ne joue que quand je suis sûr de gagner. Je dois filer maintenant. Bonne chance.» Sur ces mots, il lui fit un clin d’œil et quitta la pièce.

Loreley soupira. Kilmer allait lui tomber dessus sous peu, pensa-t-elle en se dirigeant vers le bureau à côté du sien.

Lorsqu’elle entra, elle le vit assis derrière son bureau, vêtu d’un costume gris foncé. Il lui fit un demi-sourire qui ressemblait plus à un rictus et lui tendit un dossier qu’elle prit sans quitter son visage des yeux.

Elle fut prise de rage en lisant les quelques notes imprimées sur les feuilles, mais elle poursuivit en essayant de rester impassible. Elle avait déjà entendu les nouvelles sur le meurtre qui avait eu lieu la veille, près de la résidence de ses parents, et elle avait été surprise et dégoûtée par sa brutalité. Elle connaissait la famille de la victime de vue, un couple d’entrepreneurs pensionnés qui n’avaient qu’une seule fille, et la seule idée de devoir défendre celui qui la leur avait arrachée suffisait à lui retourner l'estomac.

Le patron la fixait d’un air sévère, presque de défi.

«Pourquoi je dois m’en occuper moi?

–Ethan suit une autre affaire et Patrick est malade. En plus, le type qui nous a contactés pour nous confier cette mission te veut toi; ça se voit qu’il préfère les femmes. Il se laissa aller à un léger rire, mais redevint immédiatement sérieux. Je suis désolé…»

Mais non tu n’es pas désolé!

Kilmer s’appuya contre le haut dossier de son fauteuil de cuir noir, qui grinça sous son poids.

«Si tu as besoin d’aide, n’hésite pas à venir vers moi» poursuivit-il d’un ton affable, qui sonna directement faux à ses oreilles.

Il pouvait oublier! pensa Loreley. Elle referma le dossier et le tint bien serré dans ses mains.

«Passe me voir si tu finis avant la fermeture du cabinet, qu’on puisse en discuter.»

Mais pourquoi pas? Compte là-dessus! Elle ferait en sorte de différer, se dit-elle en acquiesçant.

«Dépêche-toi, ton nouveau client t'attend.»

Avec le même sourire forcé que celui qu’il lui avait réservé lorsqu’elle était entrée, Loreley quitta la pièce, les épaules droites et la démarche sûre, comme pour se maîtriser; mais elle avait une folle envie de botter son gros cul.

***

Défendre ce qu’elle considérait comme indéfendable n’avait jamais fait partie de ses plans, et n’était pas non plus un moyen de faire carrière. Par conséquent, l’affaire qui lui avait été confiée était tout bonnement indigeste. Elle aurait voulu refuser, mais elle avait déjà perdu des points en s’abstenant d’assister Leen Soraya Desmond et elle ne pouvait pas se dérober une fois encore. Kilmer serait en rage et sauterait sur le premier prétexte pour la virer du cabinet. Elle avait toujours ressenti chez lui une certaine intolérance à son égard, mais elle s’était exacerbée ces derniers temps.

Le patron exigeait d’elle un travail toujours plus important, plus que ce qu’il demandait à Ethan, et elle suspectait que c'était dû au fait qu’elle était une privilégiée de naissance, une fille qui n’avait rien dû faire d’autre que demander pour obtenir. Lui au contraire avait sué sang et eau pendant trente ans pour atteindre une certaine position et se doter d’un modeste compte en banque.

Et c’est ainsi que la veille, elle s’était vue contrainte d’accepter cette affaire ingrate, qui l’avait tenue éveillée jusque tard dans la nuit.

Quelle faille allait-elle pouvoir invoquer pour éviter à son client de finir ses jours en prison? Un homme de trente-et-un ans qui avait battu sa compagne à mort avant de la laisser agoniser sur le sol de la maison, pour s’en aller comme si de rien n’était. Combien de cas similaires devrait-elle encore voir dans les salles des tribunaux? Ce n’était pas à elle de juger, mais comment préparer une bonne défense, basée sur une confiance réciproque avec son client, si elle-même ne ressentait aucune empathie pour cet individu, aucune espèce de sympathie?

Elle se demandait parfois si elle n’avait pas commis une erreur en choisissant une carrière dans le droit pénal. Elle n’était peut-être pas faite pour cela, elle aurait dû s’occuper de droit civil; ou elle traversait juste une période de doute, de conflit avec son travail. Qui sait…

Elle se rendait compte cependant que, pour devenir une bonne avocate, elle devrait s’endurcir.

Dans la salle des interrogatoires, son client avait déclaré qu’il n’avait donné que quelques gifles à la jeune femme et qu’il ne l’avait pas tuée. Il l’avait vue se toucher les joues, en larmes, avant de sortir. Elle était en vie et en colère.

Un meurtrier qui se proclamait innocent n’était pas une nouveauté.

Le serveur posa le café qu’elle avait commandé sur la table, reportant l'attention de Loreley au point où elle était restée: l'article sur le crime était imprimé sur la page du journal. Les noms de l’accusé et de l’avocat de la défense étaient également mentionnés: le sien.

Quel sentiment pervers poussait un homme à massacrer la femme qu’il disait aimer à force de coups? Ou à prétendre la tenir liée à lui à tout prix, alors qu’elle veut juste être libre?

Elle avait entendu tellement d’histoires similaires à celle-ci, et d’autres étaient certainement encore passées sous silence, parce que les victimes subissaient souvent sans réagir: le plus généralement par peur mais dans certains cas, en raison d’une inclinaison à la soumission. Lui revint à l'esprit une amie de l'époque universitaire, qui n’avait eu la vie sauve que parce qu’elle avait dénoncé son compagnon à temps. Elle s’était ensuite adressée à un psychologue pour sortir de sa dépendance.

Jusqu’à quand une victime peut-elle être considérée comme une victime seulement et non comme une complice, étant donné qu’elle accepte la violence en silence? Par chance, les choses évoluaient, mais pas assez rapidement. Pas encore.

D’un geste frustré, elle tourna quelques pages et s’arrêta sur un entrefilet montrant la photo d’un type grand et brun qui sortait du théâtre aux côtés d’une belle femme aux cheveux roux.

Ses mains tremblèrent. Encore lui!

Depuis que cet homme avait failli mourir des mains de son ex-épouse, sa notoriété avait fait un bond en avant, le faisant connaître aussi de ceux qui ne l’avaient jamais vu.

 

Elle ne lut pas le bref article; elle referma le journal et le jeta sur la chaise vide à côté d’elle. Au diable!

Loreley ressentit un besoin pressant d’évacuer la tension et la seule chose qui arrivait à la distraire du travail était le patinage sur glace. Oui, bien sûr, pourquoi pas? Elle n’y était pas encore allée ce mois-ci.

Elle finit de boire son café, paya et appela un taxi pour courir à la maison et prendre le nécessaire. Elle demanda au taxi de l'attendre en bas et, en moins d’une heure, elle était au Chelsea Piers, sur l’Hudson River Park.

C’était à cet endroit qu’elle avait mis des patins pour la première fois. Elle se souvenait bien de ce jour-là parce qu’elle avait eu un avant-goût de ce que signifiaient chuter et devoir se relever malgré la peur.

Elle était immédiatement tombée amoureuse de ce sport et était devenue une excellente patineuse. Elle avait même gagné quelques concours locaux mais l’université l’avait obligée à espacer les entraînements et, suite à l’accident, elle avait dû en finir avec l'esprit de compétition. Recommencer à patiner n’avait pas été facile, parce que la peur de tomber durement à nouveau la bloquait et il avait fallu des mois avant qu’elle arrive à retourner sur la glace.

Mais elle avait gagné cette bataille.

Après avoir enfilé une combinaison ajustée, en tissu noir élastique et hydrofuge, Loreley commença à entrelacer et fixer les lacets de ses bottines autour des attaches. Elle n’avait pas encore terminé cette ennuyeuse mais nécessaire opération quand son téléphone professionnel sonna.

L’envie de ne pas répondre était telle que, avant de le sortir de son sac à dos, elle demeura plusieurs secondes à écouter la «Danse du sabreʺ de Khatchatourian. Elle aurait dû laisser sonner jusqu’à ce qu’il s’arrête mais la nouvelle affaire exigeait qu’elle soit joignable toute la journée.

Elle regarda l’écran: c’était un numéro inconnu.

«Salut, Loreley. Je te dérange? Tu travailles?

–Non, non… Elle tenta de comprendre à qui appartenait cette voix masculine: elle ne voulait pas risquer de passer pour une imbécile, mais elle n’arrivait à la relier à aucune de ses connaissances.

–Si tu as une petite heure de libre, je souhaiterais te parler. Ce n’était pas possible la dernière fois qu’on s’est vus.

–Je suis vraiment occupée et… Elle s’arrêta. Sonny?

Elle prononça ce nom en expirant tout l’air resté dans ses poumons.

–Excuse-moi, j’ai tenu pour acquis que tu m’avais reconnu.

–On ne s’est jamais parlés au téléphone, ta voix semble un peu différente.

Il y eut un bref silence embarrassé, puis il reprit:

–J'ai peut-être fait une erreur en t’appelant.

–Non! Mais tu m’as prise au dépourvu. Je suis à la patinoire à Chelsea Piers. Elle ne lui avait jamais donné son numéro. Non, mais il l’avait appelée sur le professionnel, que l’on pouvait trouver sur internet.

–Tu es avec quelqu’un?

–Non, seule, lui répondit-elle en s’en repentant immédiatement. Si elle voulait éviter cet homme, elle aurait dû lui dire tout autre chose.

–Je peux te rejoindre alors, si ça te va. Je ne suis pas très loin de Chelsea: je pourrais être là en vingt minutes.

Loreley fit une courte pause de réflexion. Ce serait arrivé tôt ou tard: mieux valait se débarrasser de ce poids au plus vite et en finir avec cette nuit, et elle pourrait reprendre sa vie de toujours.

–Tu devras louer des patins, parce que j'entre sur la piste.

S’il ne savait pas patiner, le voir souffrir un peu l’amuserait.

–J'avais déjà compris. J’arrive tout de suite.»

Les cheveux noués en une queue de cheval et la protection de plastique sur les lames, Loreley sortit du vestiaire et se dirigea vers la piste.

Elle sourit, satisfaite de voir qu’elle venait d’être polie, mais elle espérait qu’il y aurait moins de monde, moins d’enfants surtout, pour susciter son inquiétude. C’était justement pour éviter d’en heurter un qu’elle était tombée. Le trauma crânien et la blessure aux vertèbres cervicales consécutifs avaient diminué son sens de l’orientation et bien qu’elle fut guérie depuis longtemps, ses douleurs à la nuque se faisaient encore sentir.

Elle enleva les protège-lames et glissa légèrement sur le manteau immaculé durant quelques minutes, se laissant entraîner par la musique. Le froid qu’elle sentait sous ses pieds remontait et enveloppait son corps, mais c’était une étreinte agréable pour elle, parfois électrisante et parfois rafraîchissante.

Elle effectua quelques exercices d’échauffement et s’amusa avec des pas croisés et des figures simples. Ce ne fut que lorsqu’elle se sentit plus en confiance qu’elle s’essaya à quelques sauts: du saut droit à des piqués comme le flip et le lutz, jusqu’à tenter un double axel qu’elle ne réussit que de manière incertaine et renonça à retenter. Elle termina par quelques pirouettes debout et assises de difficulté moyenne. Elle n’alla pas plus loin pour ne pas risquer de se blesser.

Les notes de la musique se firent suaves, lentes, comme pour la cajoler. Elle prit son élan, plia le buste en avant, tendit une jambe en arrière, jusqu’à lever le pied un peu plus haut que la tête, écarta les bras à hauteur des épaules, faisant la figure de l'ange. Elle leva le visage et laissa son corps glisser le long de la piste, à la fois ferme et délicat.

L’air frais lui frôla la peau du visage, soulevant sa longue queue blonde. Elle ferma les paupières et ressentit une spirale d’émotions qui semblaient la diriger vers le vide, vers une paix infinie.

Elle prit soudain conscience des gens autour d’elle, qu’elle aurait pu heurter et ouvrit grand les yeux. Elle sentit une main effleurer la sienne, encore tendue pour fouetter l’air alentour. Elle se tourna, se redressa et posa le pied encore levé au sol.

«Oh… tu es arrivé!

–Je ne voulais pas t’interrompre, lui dit Sonny apparu à côté d’elle comme par magie. Il portait un lourd manteau, une écharpe et un chapeau de laine, et patinait en tentant de conserver la même vitesse qu’elle.

Loreley ralentit.

–Ne t’excuse pas. C’est moi qui ne devrais pas faire certaines choses sur une piste avec autant de gens. Elle allait en général patiner à des horaires auxquels elle savait qu’il y aurait peu de patineurs, mais cet après-midi-là, elle n’avait pas réussi à respecter cette précaution logique.

Un jeune garçon fila à toute vitesse à côté d’elle, presque à la toucher, et elle pivota vers Sonny qui lui posa une main sur l’épaule comme pour la protéger.

–Ne nous arrêtons pas ici ou ils vont nous renverser, lui dit-il en regardant autour de lui.

–Je préfèrerais qu’on ne s’arrête pas du tout…» En prononçant ces mots, Loreley accéléra jusqu’à laisser l'homme derrière elle et se porta vers le côté opposé de la patinoire, où les grandes baies vitrées offraient une belle vue rapprochée sur l'Hudson River et la jetée où se trouvait le centre sportif.

Sonny la regarda effectuer un slalom pour dépasser les patineurs qu’elle croisait sur son parcours. Il aurait très bien pu la rejoindre en quelques secondes mais préféra ne pas la suivre. Il était évident qu’elle cherchait à retarder le moment où ils devraient mettre les choses au clair entre eux, et il ne voulait pas lui mettre trop de pression.

Que dirait-il à Loreley? Qu’il était désolé d’avoir couché avec elle? Il n’y croyait pas lui-même. Bien qu’il ne se souvienne pas exactement de ce qu’il s’était passé, il savait qu’il ne s’abandonnerait jamais autant à ses bas instincts que cette nuit-là; peut-être parce qu’il n’était pas sobre, mais cela n’avait que peu d’importance. Ce qui le tracassait bien davantage était tout autre.

Parmi toutes les femmes présentes à la cérémonie, il avait fallu qu’il couche avec la sœur de Hans!

Il avait bu, mais pas au point de ne pas comprendre qui était la femme qu’il entraînait dans sa chambre. Pourquoi justement elle dans ce cas? Si Hans l’apprenait, il ne croirait pas à une coïncidence: non, il l’accuserait de l’avoir fait exprès.

Il haussa les épaules. On s’en fout!

Loreley était adulte. Elle était consentante, ivre mais consentante et participante aussi. Personne ne pourrait le condamner et il faisait fausse route en se créant des problèmes, d’autant plus qu’elle avait quitté la chambre d’hôtel en douce sans même attendre son réveil, sans lui dire un mot.

Il avait eu du mal à reconstituer l’évènement ce matin-là; il avait d’abord éprouvé du soulagement que la jeune femme se soit volatilisée, évitant ainsi de devoir donner et recevoir des explications, mais il s’était ensuite dit qu’il resterait toujours quelque chose en suspens, jusqu’à ce qu’ils discutent.