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La vie de Rossini, tome II

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CHAPITRE XXX
TALENT SURANNÉ EN 1840

J'écris le présent chapitre par un sentiment de tendre pitié pour plusieurs jeunes demoiselles de douze à quinze ans que je vois avec peine chercher à atteindre le beau idéal en musique au moyen du piano. C'est en vain qu'on a conseillé à quelques-unes d'entre elles qui avaient un peu de voix, d'apprendre à chanter; elles ont repoussé cet avis. Il suit de là que dans douze ou quinze ans elles auront en musique un talent aussi suranné que le peut être aujourd'hui celui de leurs grand'mères qui, il y a vingt ans, jouaient fort proprement sur l'épinette de petits airs sautillants. Se trouvant aujourd'hui des pianistes assez distinguées, les jeunes personnes dont je parle ont sans doute de belles jouissances d'orgueil; mais rien ne diffère plus au monde du doux plaisir que la musique doit inspirer. Les jeunes personnes qui ne savent que bien jouer du piano et lire la musique aussi rapidement qu'une page de français, ne comprennent rien à toutes les nuances du chant; la partie touchante de la musique reste pour elles une terre inconnue; et, à la rapidité de la révolution qui s'opère sous nos yeux, dans quinze ans cette terre inconnue d'aujourd'hui sera la seule à la mode. On se récrie déjà sur le nombre ennuyeux des bons pianistes.

Les jeunes personnes qui savent un peu de musique comprendront facilement que les nuances en partie improvisées d'après les exigences actuelles des spectateurs74, ne peuvent exister que dans le chant, et que ce sont ces nuances qui produisent les miracles de la musique, miracles que l'on prête ensuite aux instruments dans le discours ordinaire, mais qu'ils sont incapables de faire naître. Est-ce que jamais de la vie on a fait recommencer une sonate? Les instruments ne touchent guère; ils font rarement couler des larmes; en revanche, ils produisent le froid plaisir de l'admiration pour la difficulté vaincue, et par conséquent tout le monde peut applaudir un concerto. Le cœur le plus froid, doublé de la tête la plus méthodique et d'une patience allemande, réussira cent fois mieux au piano que l'âme de Pergolèse. Je ne crains pas de le dire, on est plus musicien dans le vrai sens du mot, en chantant bien la romance de Blondel, de Richard Cœur de Lion, qu'en exécutant, à la première vue, une grande fantaisie de Hertz ou de Moschelès. Si l'on chante parfaitement cette romance, on comprendra tous les opéras de Rossini; on sera sensible aux moindres inflexions de voix de mesdames Fodor et Pasta. Par le piano, poussé à quelque degré d'habileté que l'on veuille le supposer, on sera sensible à l'orchestre de Rossini et aux concertos de violon.

CHAPITRE XXXI
ROSSINI SE RÉPÈTE-T-IL PLUS QU'UN AUTRE? DÉTAILS DE CHANT

Le système des variations, variazioni, a souvent porté Rossini à se copier soi-même; comme tous les voleurs, il espérait cacher ses larcins.

Après tout, pourquoi ne serait-il pas permis à un pauvre maestro qui doit composer un opéra en six semaines, malade ou non, bien ou mal disposé, d'user de cet expédient dans les moments où l'inspiration se tait? Mayer, par exemple, ou tout autre que je ne veux pas nommer, ne se copie pas, il est vrai, mais il nous plonge dans un sentiment d'apathie, suivi bientôt de l'oubli de tous les maux. Rossini, au contraire, ne nous donne jamais ni paix ni trêve; on peut s'impatienter à ses opéras; mais certes l'on n'y dort pas: que l'impression soit tout à fait nouvelle, ou seulement un souvenir agréable, c'est toujours du plaisir qui succède à du plaisir; jamais de vide comme dans le premier acte de la Rosa bianca, par exemple.

Tout le monde convient de la fécondité d'imagination de Rossini, et cependant quatre ou cinq journaux obscurs redisent tous les matins aux demi-savants que Rossini se répète, qu'il se copie, qu'il manque d'invention, etc., etc.; sur quoi je prends la liberté de faire les questions suivantes:

1º Combien les grands maîtres d'autrefois plaçaient-ils de morceaux capitaux dans chacun de leurs ouvrages?

2º A combien de ces morceaux le public faisait-il attention?

3º Parmi ces morceaux, combien réussissaient?

Paisiello vit peut-être applaudir quatre-vingts morceaux principaux dans ses cent cinquante opéras. Rossini en compterait facilement une centaine réellement différents dans ses trente-quatre opéras. Un sot qui voit des esclaves nègres pour la première fois, s'imagine que tous se ressemblent; les jolis airs de Rossini sont des nègres pour les sots.

Le plus grand défaut du public de Louvois, le dernier voile qui doit s'abaisser devant ses yeux pour qu'il arrive à la sûreté de goût du public de San-Carlo ou de la Scala, c'est qu'il veut tout entendre; il veut pour ainsi dire profiter de son argent, il ne veut rien perdre; il faut que tout soit de la même force; il faut qu'une tragédie soit composée en entier de mots aussi frappants que le qu'il mourût! des Horaces ou le moi! de Médée.

Cette prétention est tout simplement contre la nature du cœur humain. Aucun homme sensible aux arts ne pourrait trouver du plaisir à trois morceaux sublimes qui se suivraient immédiatement.

Il faut être juste; le grand obstacle au bon goût du public de Louvois vient:

1º De la petitesse de la salle;

2º Du trop grand degré de lumière;

3º De l'absence des loges séparées.

L'enthousiasme, dans une salle petite, conduit bientôt à un état nerveux et pénible75.

J'en suis fâché, parce que cela choque nos idées de convenances; mais l'âme humaine à besoin de quatre minutes de conversation à mi-voix pour se délasser d'un duetto sublime, et être capable de trouver du plaisir à l'air qui va suivre.

Ce n'est jamais impunément, dans les arts comme en politique, que l'on choque la nature des choses. La vanité peut faire tenir encore pendant dix ans aux usages que j'attaque, et persuader aux gens que parler à l'opéra, c'est se déclarer soi-même un amateur peu passionné. Qu'arrivera-t-il du silence scrupuleux et de l'attention continue? Que moins de gens s'amuseront à Louvois. Les spectateurs exclus par le malaise physique, seront justement ceux qui sont le plus faits pour goûter la volupté d'un beau chant et toutes les finesses de la musique. A Louvois, un opéra qui n'a que six morceaux, tous très beaux, va aux nues; si ces six morceaux sublimes sont entourés de sept ou huit morceaux inférieurs, lesquels, si les pédants n'existaient pas, nous délasseraient et augmenteraient nos plaisirs, l'opéra n'a pas de succès. Le public ne veut pas prendre sur lui de ne s'intéresser qu'à ce qui est intéressant; car alors il faudrait, à la première représentation, qu'il jugeât tout seul comme un grand garçon.

Les premières fois que l'on ouvre les partitions de Rossini, l'on dirait que les difficultés que présente l'exécution du chant condamnent ces partitions à n'avoir qu'un petit nombre d'interprètes; mais l'on aperçoit bientôt que cette musique offre la réunion de tant de moyens de plaire76 que, même exécutée avec la moitié seulement des ornements que Rossini y a placés, ou avec les mêmes fioriture arrangées d'une manière différente, elle plaît encore. Un chanteur médiocre, pourvu qu'il ait de l'agilité, pourra toujours exécuter avec succès pour Rossini, un morceau de ce maître. L'agrément séduisant de la cantilène qui n'est jamais dure ni violente par excès de force; la vivacité; le rhythme suave des accompagnements produisent par eux-mêmes un tel sentiment de plaisir, que quelques modifications que le chanteur soit obligé, par l'impuissance de sa voix, de faire subir aux agréments des chants de Rossini, sa musique, quoique ainsi mutilée, produit toujours un effet piquant et fort agréable. Il n'en allait pas ainsi autrefois du temps des Aprile et des Gabrielli77, lorsque le maestro donnait dans ses airs tout l'espace possible au chanteur, et lui fournissait à chaque instant l'occasion de faire valoir son talent. Si le chanteur était médiocre et n'avait que de l'agilité, qualité qui est loin de suffire pour atteindre à la perfection du chant, l'air et le chanteur faisaient fiasco.

 

On pourra dire: Si Rossini avait trouvé en 1814 un grand nombre de bons chanteurs, eût-il pensé à la révolution qu'il a faite, eût-il introduit le système de tout écrire?

Son amour-propre y eût peut-être songé, mais celui des chanteurs s'y fût vivement opposé; voyez de nos jours Velluti qui ne veut pas chanter sa musique.

On ira plus loin, on dira: Lequel des deux systèmes est préférable? Je réponds: L'ancien système un peu modernisé. Il ne faudrait pas, ce me semble, écrire tous les agréments, mais il faudrait restreindre la liberté du chanteur. Il n'est pas bien que Velluti chante la cavatine de l'Aureliano de manière à ce qu'elle soit à grand'peine reconnue de l'auteur lui-même; c'est alors Velluti qui est l'auteur véritable des airs qu'il chante, et il vaut mieux conserver séparés deux arts si différents.

CHAPITRE XXXII
DÉTAILS DE LA RÉVOLUTION OPÉRÉE PAR ROSSINI

Le beau chant commença en 1680 avec Pistocchi; Bernacchi, son élève, lui fit faire d'immenses progrès (1720). La perfection de cet art a été en 1778 sous Pacchiarotti. Depuis l'on n'a plus fait de soprani et il est tombé.

Millico, Aprile, Farinelli, Pacchiarotti, Ansani, Babini, Marchesi, durent leur gloire à ce système des anciens compositeurs, qui dans certaines parties de l'opéra ne leur donnaient presque qu'un canevas78; et il n'est pas un, peut-être, de ces grands chanteurs à qui ses contemporains n'aient été redevables du talent de deux ou trois cantatrices excellentes. L'histoire des Gabrielli, de De'Amicis, des Banti, des Todi, nous donne les noms des soprani célèbres qui leur montrèrent le grand art de conduire la voix.

Plusieurs des premières cantatrices de l'époque actuelle, doivent leur talent à Velluti (mademoiselle Colbrand, par exemple).

C'était surtout dans l'exécution du largo et du cantabile spianato que brillaient les talents des soprani et de leurs élèves. Nous avons un bel exemple de ce genre de chant dans la prière de Romeo. Or voilà précisément l'espèce de cantilènes que Rossini a soigneusement bannie de ses opéras, depuis son arrivée à Naples, et depuis qu'il a adopté ce qu'on appelle en Italie, sa seconde manière. Un chanteur travaillait jadis six ou huit ans pour parvenir à chanter le largo, et la patience de Bernacchi est célèbre dans l'histoire de l'art. Arrivé une fois à ce point de perfection, de pureté et de douceur de son nécessaire en 1750 pour bien chanter, il n'avait plus qu'à recueillir, sa réputation et sa fortune étaient faites. Depuis Rossini, personne ne songe à chanter bien ou mal un largo, et si l'on présentait un de ces morceaux au public, je vois d'ici certain mot relatif au diable et à son enterrement qui se trouverait sur toutes les lèvres; le public croirait mourir d'ennui: c'est tout simplement qu'on lui parle une langue étrangère qu'il croit savoir, mais que dans le fait il a besoin d'apprendre.

Le chant ancien touchait l'âme, mais quelquefois pouvait paraître languissant. Le chant de Rossini plaît à l'esprit et jamais n'ennuie. Il est cent fois moins difficile d'acquérir le talent de bien chanter un grand rondo de Rossini, celui de la Donna del Lago par exemple, que celui qu'il faut pour bien chanter un grand air de Sacchini.

Les nuances pour les tenues de voix, le chant de portamento79, l'art de modérer la voix pour la faire monter également sur toutes les notes dans le chant legato, l'art de reprendre la respiration d'une manière insensible et sans rompre le long période vocal des airs de l'ancienne école, composaient autrefois la partie la plus difficile et la plus nécessaire de l'exécution. L'agilité plus ou moins brillante de l'organe ne servait que pour les gorgheggi, c'est-à-dire, n'était employée que pour le luxe, que pour l'apparat, en un mot que pour ce qui brillait, et jamais pour ce qui faisait les délices du cœur. Il y avait à la fin de chaque air, à la cadenza, vingt mesures destinées uniquement à faire briller le gosier du chanteur, à faire des gorgheggi.

Les amis les plus sincères de Rossini reprochent avec raison, à la révolution qu'il a opérée en musique, d'avoir resserré les limites du chant, d'avoir diminué les qualités touchantes de ce bel art; d'avoir rendu inutiles aux chanteurs certains exercices, desquels dérivaient ensuite ces transports de folie et de bonheur si fréquents dans l'histoire de Pacchiarotti et de la musique ancienne, et si rares aujourd'hui. Ces miracles provenaient du pouvoir de la voix.

La révolution rossinienne a tué l'originalité des chanteurs. A quoi bon pour ceux-ci se donner des peines infinies pour parvenir à rendre sensibles au public, 1º les qualités individuelles et natives de leurs voix; 2e l'expression particulière que leur manière de sentir peut lui donner? Ils sont condamnés à ne jamais trouver dans les opéras de Rossini ou de ses imitateurs, une seule occasion de montrer au public, ces qualités dont l'acquisition leur coûtera des années entières de travaux assidus. D'ailleurs, l'habitude de trouver tout inventé, tout écrit, dans la musique qu'ils doivent chanter, leur ôte tout esprit d'invention et les rend paresseux. Les compositeurs ne leur demandent plus avec leurs partitions actuelles qu'une exécution pour ainsi dire matérielle et instrumentale. Le lasciatemi fare (je me charge de tout) de Rossini avec ses chanteurs, en est venu à ce point que ceux-ci n'ont plus même la faculté de composer le point d'orgue; presque toujours ils trouvent que Rossini l'a brodé à sa manière.

Autrefois les Babini, les Marchesi, les Pacchiarotti, inventaient les ornements compliqués, surtout ils appliquaient, suivant l'inspiration de leur talent et de leur âme, les ornements les plus simples, tels que les appoggiature, le grupetti, les mordenti, etc.; toute la parure du chant (i vezzi melodici del canto), comme disait Pacchiarotti (Padoue, 1816), appartenait de droit au chanteur. Crescentini donnait à sa voix et à ses inflexions une teinte vague et générale de contentement dans l'air: ombra adorata, aspetta; il lui semblait au moment où il chantait que tel devait être le sentiment d'un amant passionné qui va rejoindre ce qu'il aime. Velluti, qui comprend la situation d'une manière différente, y met de la mélancolie et une réflexion triste sur le sort commun des deux amants. Jamais un maestro quelque habile que vous veuillez le supposer, n'arriverait à noter exactement l'infiniment petit, qui forme la perfection du chant dans cet air de Crescentini, infiniment petit qui change d'ailleurs suivant l'état de la voix du chanteur, et le degré d'enthousiasme et d'illusion dont il est animé. Un jour, il est disposé à exécuter des ornements remplis de mollesse et de morbidezza; un autre jour, ce sont des gorgheggi pleins de force et d'énergie qui lui viennent en entrant en scène. Pour atteindre à la perfection du chant, il faut qu'il cède aux inspirations du moment. Un grand chanteur est un être essentiellement nerveux. C'est le tempérament contraire qu'il faut pour bien jouer du violon80; enfin le maestro ne doit pas écrire tous les agréments, car il faut une connaissance intime et parfaite de la voix à employer, qui ne se rencontre guère que chez l'artiste qui la possède et qui a passé vingt ans de sa vie à l'étudier et à l'assouplir81. Un agrément, je ne dirai pas mal exécuté, mais exécuté mollement, sans brio, détruit le charme en un clin d'œil. Vous étiez au ciel, vous retombez dans une loge d'opéra, et quelquefois dans une classe de chant.

CHAPITRE XXXIII
EXCUSES. – ORIGINALITÉ DES VOIX, EFFACÉE PAR ROSSINI

Rien n'étant si futile que la musique, je sens bien qu'il est fort possible que le lecteur se scandalise de me voir faire gravement un nombre infini de petites remarques, ou raconter quelques anecdotes sans chute piquante, et d'ailleurs surchargées de ces grands mots de beau idéal, de bonheur, de sublime, de sensibilité, que je prodigue trop.

Ce manque d'intérêt sérieux me plaît dans la musique; je suis las des intérêts sérieux, et je regrette le temps où les colonels faisaient de la tapisserie, et où l'on jouait au bilboquet dans les salons. J'ai vu mon siècle, il est avant tout menteur82; d'après cette idée, si j'ai eu un soin constant, c'est de ne rien exagérer par le style, et d'éviter avant tout d'obtenir quelque effet par une suite de considérations et d'images d'une chaleur un peu forcée, et qui font dire à la fin de la période: Voilà une belle page. D'abord, entré fort tard dans le champ de la littérature, le ciel m'a tout à fait refusé le talent de parer une idée et d'exagérer avec grâce; ensuite, à mes yeux, il n'y a rien de pis que l'exagération dans les intérêts tendres de la vie. On obtient un effet d'un moment qui, un quart d'heure après, crée un sentiment de répugnance; et le lendemain on ne reprend pas le livre; on se dirait presque: Je n'ai pas assez de vivacité dans le cœur aujourd'hui (high spirits) pour me plaire à être trompé avec esprit. Ce n'est pas, ce me semble, pour donner des jouissances dans les moments où l'âme est pleine de feu et de bonheur que sont faits les beaux-arts; alors on n'a que faire de leur secours, et il n'y a qu'un sot qui ouvre un livre quand il est heureux. La tâche des beaux-arts est de bien plus longue durée, et bien mieux calculée sur les chances ordinaires de la vie. Les beaux-arts sont faits pour consoler. C'est quand l'âme a des regrets, c'est durant les premières tristesses des jours d'automne de la vie, c'est quand on voit la méfiance s'élever comme un fantôme funeste derrière chaque haie de la campagne, qu'il est bon d'avoir recours à la musique.

 

Or, ce que l'on abhorre le plus dans cette situation de l'âme, c'est l'exagération. Partout où j'ai rencontré une idée susceptible de donner une période à chute brillante, j'ai diminué ce qui me semble la vérité, pour que le petit plaisir du moment ne causât pas méfiance et dégoût un quart d'heure après. Une femme d'un esprit délicat qui venait de perdre un ami intime, osait dire, avec toute la liberté du discours familier, à un ami qui lui restait: L'esprit de monsieur un tel était pour moi, lorsque j'avais du chagrin, comme ces bons sophas de velours, bien élastiques, où dans les moments de fatigue l'on a tant de plaisir à se placer bien à son aise. Voilà un peu le genre de plaisir et de consolation que j'ai trouvé dans la musique. Cet art donne des regrets tendres en procurant la vue du bonheur; et faire voir le bonheur, quoique en songe, c'est presque donner de l'espérance. J'ai vingt fois quitté les livres d'un des hommes rares que la France ait produits, je me disais: Ce n'est qu'un rhéteur. N'ayant pas la plus petite étincelle de sa rare éloquence, j'ai surtout cherché à éviter le défaut qui me rend Rousseau illisible83. Mais revenons à cet art charmant pour lequel il a écrit des pages brûlantes.

Les dilettanti passionnés, nés du temps de Rossini, et pour ainsi dire fils de la révolution qu'il a faite, me permettront de leur raconter les avantages qui dérivaient pour l'expression, c'est-à-dire, en d'autres termes, pour le plaisir du spectateur, du respect pour les droits des chanteurs dignes de ce nom.

Les voix humaines n'ont pas moins de diversités entre elles que les physionomies. Ces diversités, que nous trouvons dans les voix parlées, deviennent cent fois plus frappantes encore dans les voix qui chantent.

Le lecteur a-t-il jamais fait attention au son de voix de mademoiselle Mars? Où trouver une voix chantante qui tienne la centième partie des miracles que promet cette voix lorsqu'elle nous dit un mot tendre de Marivaux?

L'attendrissement, l'étonnement, la terreur, etc., vont produire des changements différents dans les voix de ces trois femmes avec lesquelles nous parlons musique; et l'attendrissement, par exemple, dans une de ces voix, qui en parlant n'a rien de fort remarquable, va produire une espèce de son délicieux, et qui, en un clin d'œil, par un effet électrique et nerveux disposera tout un auditoire à la mélancolie. Avec le système de Rossini, cette variété, cette nuance particulière des voix ne paraîtra jamais. Toutes les voix chantent plus ou moins bien la même musique; voilà tout: donc l'art est appauvri84.

Toutes les voix ont dans leur son naturel (dans leur metallo) une correspondance plus ou moins manifeste avec l'expression de tel ou tel sentiment. J'entends par metallo le timbre d'une voix, sa qualité native, laquelle est tout à fait indépendante du talent que le chanteur qui emploie cette voix peut avoir ou ne pas avoir.

Une voix pure ou voilée, faible ou forte, pleine ou sottile, criarde ou à sourdines85, possède en soi des éléments naturels d'expressions diverses, et par elles-mêmes plus ou moins agréables.

Pourvu qu'une voix soit juste et puisse soutenir le son d'une manière ferme, on peut avancer qu'on trouvera tôt ou tard le moyen de la rendre agréable, au moins pour quelques instants. Il suffit que le compositeur veuille bien se donner la peine de trouver une cantilène dans les intervalles expressifs de cette voix. Il faut d'abord que la situation donnée par le poëte ne soit pas contraire à la qualité native de cette voix. Est-elle douce, tendre, touchante; si la situation est impérieuse et forte comme celles du rôle de l'Elisabeth de Rossini, il est évident que la voix dont nous parlons, ne trouvera jamais l'occasion de briller et de faire plaisir. Tout le talent possible, toute la sensibilité que peut avoir un chanteur, ne font rien au metallo de sa voix. On n'arrive aux miracles dans cet art qu'autant qu'une voix assouplie par de longues études trouve une situation qui requiert précisément le metallo (la nuance d'expression native, le timbre) qu'elle possède. C'est parce que toutes ces circonstances, si difficiles à réunir qu'on ne peut en quelque sorte jamais les prévoir, se rencontraient pour son bonheur, que le public de la Scala faisait répéter cinq fois de suite le même air à Pacchiarotti86.

Une fois l'originalité des voix admise, on voit paraître pour les compositeurs le devoir de tirer parti des qualités natives de chaque voix, et par conséquent d'éviter ses inconvénients. Quel maestro serait assez peu adroit pour confier à madame Fodor un récitatif passionné, ou à madame Pasta un air surchargé de petits ornements rapides et brillants? De là vient l'usage si commun en Italie pour les chanteurs du second ordre87 de voyager avec des airs appelés di baule (de bagage, qu'on porte avec soi comme un vêtement). Quelque musique qu'un maestro compose et donne à chanter à ces artistes du second ordre, ils trouvent toujours le secret d'y placer, en tout ou en partie, leurs airs de baule, ce qui fait un sujet éternel de plaisanterie dans les théâtres d'Italie.

Toutefois, par cette pratique, ces chanteurs peu habiles atteignent le grand but de tous les arts: ils font plaisir. Voyez-vous la distance immense où nous sommes de notre orchestre de Louvois, et du système actuel de la musique dans cette salle?

Par l'effet d'un simple changement dans le mouvement, la phrase principale d'un air peut présenter un sens presque entièrement différent. Telle phrase qui peignait la fureur n'exprimera plus que le dédain, et cependant, malgré ce changement dans l'expression, la voix du pauvre chanteur, accoutumé à cette phrase, la chantera encore fort bien, et de manière à faire grand plaisir. C'est que cette phrase principale s'accorde mieux que toute autre: 1º avec les qualités natives de la voix du chanteur; 2º avec le genre de sensibilité qu'il tient de la nature; 3º enfin, avec le degré d'habileté qu'il a pu acquérir dans les Conservatoires. Par ce système, l'on n'a jamais de chant stentato (forcé); c'est le grand défaut du chant de Feydeau, qui toutefois est de quarante ans moins barbare que celui du grand Opéra.

On voit que l'on peut être chanteur du premier ordre et ne pas savoir lire la musique. Le talent de lire est un talent tout à fait différent88, et qui ne requiert que de la patience et un caractère méthodique et froid.

Un seul opéra, quelquefois un seul air, fait, en Italie, la fortune d'un chanteur médiocre; celle d'un artiste du premier ordre tenait, avant Rossini, à dix ou douze airs tout au plus. L'art du chant est si délicat, le plaisir tient à si peu de chose, qu'un chanteur n'aura jamais de succès véritable qu'autant qu'il réunira dans un air toutes les convenances que nous avons indiquées plusieurs fois. Rien n'est donc mieux calculé pour le plaisir des spectateurs que les airs di baule. On peut suivre de l'œil la vérité de ce principe jusque dans l'art théâtral; avec combien de rôles mademoiselle Mars et Talma ont-ils fait leur réputation? Le système des airs di baule est fort bien inventé, non-seulement par rapport à la médiocrité naturelle des talents dans un art si difficile, mais aussi par rapport à l'extrême médiocrité des ressources de beaucoup de petites villes d'Italie qui, malgré la pauvreté de leur budget, ne laissent pas d'avoir chaque année deux ou trois opéras très passables au moyen des airs di baule, et de la réunion de deux ou trois chanteurs médiocres qui chantent fort bien un air ou deux chacun89.

Dès que le maestro oublie d'avoir égard au metallo des voix de ses chanteurs (aux qualités natives de leurs voix), au genre de sensibilité qu'ils portent dans leurs rôles, au degré de talent qu'ils ont acquis comme chanteurs (à la bravura), il court le risque presque certain d'arriver, après tous ses efforts, à un opéra chanté correctement, mais qui ne fera de plaisir à personne.

Supposons un chanteur qui ne puisse exécuter que d'une manière forcée (stentata) les volate, les arpeggi, les salti descendants; si le compositeur n'évite pas avec le plus grand soin ces moyens de mélodie, ses chants dans l'exécution peuvent arriver à ce point de ridicule, d'exprimer tout le contraire de ce qu'il aura voulu dire. Si l'on veut me passer un peu de simplicité dans l'expression et même dans les idées, je vais expliquer fort clairement ma pensée. Pour représenter aux yeux de l'âme la chute rapide et non interrompue des eaux du ciel, ou l'ordre qu'un despote de l'Orient donne à l'un de ses esclaves de disparaître à l'instant de sa présence, le maestro aura orné sa cantilène d'une volata discendente; rien de mieux dans la partition. Arrive le grand jour de la première représentation et le chanteur malhabile, au lieu de nous présenter l'idée d'un roi tout puissant qui donne un ordre respecté, fera penser toute une salle à la fois à la colère risible d'un vieux procureur bègue, se mettant en fureur au fond de son étude. S'il ne tombe pas jusqu'à ce degré de ridicule, du moins sa volata étant mal exécutée, l'idée de rapidité ne s'offrira pas à l'auditeur, et l'ordre terrible du despote qui veut que l'on disparaisse à l'instant de sa présence, ne sera plus qu'une invitation fort modérée de quitter la cour quand cela sera commode au personnage exilé. Je prie de remarquer qu'il n'est pas un seul des ornements exécutés par la voix de Velluti, sur lequel on ne puisse établir un raisonnement analogue. A chaque instant, loin de l'Italie, je vois dire à la musique de Rossini presque le contraire de ce qu'il a voulu exprimer; c'est que sa partition a forcé le chanteur à faire tel ou tel ornement auquel souvent sa voix ne peut pas atteindre. Alors je n'entends qu'à demi ou aux trois quarts telle cantilène de Rossini que j'ai dans l'oreille. On sent que le système de la musique ancienne ne créait pas la possibilité d'un tel inconvénient. Après l'obstacle facile à éviter de quelques sons extrêmement élevés (obstacle provenant de la voix extraordinaire de l'artiste pour qui le compositeur avait écrit), les chanteurs se trouvaient tout à fait les maîtres de faire usage des seuls ornements de l'effet desquels ils étaient sûrs; et rien ne les empêchait de présenter à l'admiration du spectateur les beautés individuelles de leur voix et de leur talent.

Quelque dilettante instruit et qui se sera donné le plaisir d'étudier les voix des chanteurs qui ont paru dans les neuf opéras écrits à Naples par Rossini, m'objectera que souvent ce maître n'a pas tiré parti de tous les avantages que présentait le genre de voix particulier à chacun d'eux. Je n'ai rien à répondre, si ce n'est qu'apparemment le compositeur était amoureux de sa prima donna, et ne voulait pas qu'elle fût éclipsée.

A cette exception près, le chant de Rossini dans ses opéras de Naples est la biographie non-seulement de la voix de mademoiselle Colbrand, mais encore de celles de Nozzari, de Davide, de madame Pisaroni, etc. On voit dans ces partitions que tous les ornements que les chanteurs pouvaient autrefois appliquer ad libitum, sont devenus parties constitutives, nécessaires et indispensables des chants de Rossini: or, comment parvenir à rendre ces chants, lorsque le chanteur n'a pas dans la voix le même genre de facilité que Nozzari ou Davide?

Les opéras de la seconde manière de Rossini ne sont jamais ennuyeux comme un opéra vide de Mayer, par exemple; mais ils ne produisent l'effet enchanteur qu'ils obtinrent à Naples que quand, par hasard, ils rencontrent un chanteur qui a précisément dans la voix le même genre d'agréments et de facilité que l'artiste pour lequel le rôle a été écrit.

On voit comment tel opéra qui a eu un succès fou à Naples peut sembler fort ennuyeux à Louvois. Les deux publics ont raison; et il n'est point nécessaire d'aller chercher bien loin des causes métaphysiques pour cet effet tout simple. Le tort est tout entier aux directeurs. Quoi de plus impertinent, par exemple, que la dernière reprise, des Horaces? En Italie, on eût demandé les directeurs du théâtre, et ils auraient paru sur la scène pour être sifflés en leur nom90.

Quel que soit le système adopté par Rossini, à force de génie, d'imagination et de rapidité, il n'est jamais ennuyeux; mais figurez-vous le singulier effet de la musique de ses imitateurs lorsqu'elle vient à être jouée dans un autre théâtre que celui pour lequel ils ont travaillé. Ainsi que la musique de Rossini, elle est presque entièrement tissue avec les agréments qu'exécutent bien les chanteurs pour lesquels ils ont écrit, agréments desquels ils ont fait des motifs. Ces motifs étant mal exécutés par des chanteurs dont la voix s'y refuse, on arrive à ce degré de médiocrité intolérable dans les beaux-arts et dans la musique plus que partout ailleurs.

74Marchesi changeait chaque soir toutes les fioriture de ses rôles. (Milan, 1794.)
75Pourquoi? C'est un problème que je soumets au savant docteur Edwards.
76Calculés sur nos besoins actuels; cette musique est éminemment romantique.
77La Gabrielli ne chantait bien que lorsque son amant était dans la salle. On fait cent histoires en Italie de ses caprices incroyables. Elle était Romaine.
78Les grands chanteurs ne changeaient pas le motif des airs, ils le donnaient avec assez de simplicité, puis commençaient à broder. Ils avaient à la fin de chaque air vingt mesures pour les Gorgheggi et autres agréments légers, et enfin l'air de bravoure comme pria che spunti dans le Mariage secret. Rossini eût écrit les agréments de cet air. Il est du genre qu'on appelle à Naples aria di narrazione.
79Je trouve une difficulté presque insurmontable à parler du chant en français. Voici ce petit passage en italien; «Le ombreggiature per le messe di voce, il cantar di portamento, l'arte di fermare la voce per farla fluire eguale nel canto legato, l'arte di prender fiato in modo insensibile e senza troncare il lungo periodo vocale delle arie antiche.»
80Paganini, le premier violon d'Italie et peut-être du monde, est dans ce moment un jeune homme de trente-cinq ans, aux yeux noirs et perçants, et à la chevelure touffue. Cette âme ardente n'est pas arrivée à son talent sublime par huit ans de patience et de conservatoire, mais par une erreur de l'amour qui, dit-on, le fit jeter en prison pour de longues années. Solitaire et abandonné dans une prison qui pouvait finir par l'échafaud, il ne lui resta dans les fers que son violon. Il apprit à traduire son âme par des sons; et les longues soirées de la captivité lui donnèrent le temps d'être parfait dans ce langage. Il ne faut pas entendre Paganini lorsqu'il cherche à lutter avec des violons du Nord dans de grands concertos, mais lorsqu'il joue des caprices, une soirée qu'il est en verve. Je me hâte d'ajouter que ces caprices sont plus difficiles qu'aucun concerto.
81Velluti prépare trois espèces d'agréments pour le même passage; au moment de l'exécution, il emploie celui pour lequel il se sent de la facilité; au moyen de cette précaution, ses agréments ne sont jamais stentati (forcés).
82Je viens de rencontrer un jeune homme de vingt-deux ans, qui a fait une tragédie reçue aux Français; son grand soin, en me parlant, a été de se moquer beaucoup du système tragique dans lequel il a travaillé.
83Il me semble qu'à Genève l'on fait assez peu de cas de Rousseau; en revanche, la réputation de ce Voltaire si léger, si moqueur, si anti-religieux, si anti-Genevois, me semble croître chaque jour; c'est qu'après tout Voltaire a fini par mourir avec quatre-vingt mille livres de rente.
84Il ne s'agit pas de la voix particulière pour laquelle Rossini a noté tous les agréments. Mademoiselle Colbrand doit à Rossini une partie de sa gloire.
85On dirait en italien: Una voce pura o velata, debole o forte, piena o soltile, stridula o smorzata.
86Pacchiarotti lui-même a bien voulu me donner ces idées en me montrant son joli jardin anglais et sa tour du cardinal Bembo, près le Prato della Valle, à Padoue, 1817. Voir le Voyage intitulé Rome, Naples et Florence en 1817.
87Et bien souvent du premier; Crivelli et Velluti ne voyagent plus qu'avec l'Isolina de Morlacchi, opéra qu'ils donnent partout.
88En Italie on appelle ces chanteurs qui lisent difficilement, orecchianti; la qualité contraire est exprimée par le mot professore. On vous dira à Florence: Zuchelli è un professore; ce qui ne veut nullement dire que Zuchelli donne des leçons, mais qu'il sait fort bien la musique.
89J'ai trouvé, en octobre 1822, un opéra charmant à Varèse, ville de Lombardie aussi grande que Saint-Cloud, et dont les habitants sont remarquables par une obligeance parfaite envers les étrangers.
90Un entrepreneur n'eût jamais eu l'audace de donner les Horaces avec les voix qu'on nous a présentées. Il faut mettre Louvois en entreprise comme la Scala.