Un lieu ensorcelé

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CHAPITRE QUATRE

Lex s’aspergea le visage d’eau, observant son reflet dans le miroir. Elle y voyait le même visage qu’elle avait toujours eu : des lèvres pulpeuses qu’elle avait héritées de sa mère, des yeux marron foncé surmontés par ses sourcils parfaitement dessinés et son nez retroussé. Tout cela encadré par ses cheveux : une frange coupée juste au-dessus des sourcils, le reste tombant jusqu’aux épaules.

– Alexis Blair, dit-elle en se regardant droit dans les yeux. Tu peux le faire. Tu vas réaliser ton rêve.

Elle se fixa quelques minutes de plus, jusqu’à ce qu’elle soit sûre d’être convaincue puis elle se détourna et s’essuya les mains. Sa vie semblait mal engagée : elle était au chômage, célibataire et devait compter sur sa mère pour payer son loyer.

Ça ne voulait pas dire que son rêve était sans espoir.

– Toucher le fond, se dit-elle à voix haute pour mieux se réconforter, signifie que tu peux repartir de zéro. Tu n’as plus rien à perdre. C’est ton moment.

Elle s’assit en face de son ordinateur, sentant son sang crépiter d’excitation et d’anticipation. Elle pouvait le faire, elle y arriverait.

Lex y avait bien réfléchi depuis l’appel de sa mère quelques heures auparavant, et elle n’avait pas beaucoup d’options devant elle. Elle ne pouvait pas ouvrir une librairie sans capital et elle n’en avait pas assez pour demander un prêt à la banque. De plus, il lui faudrait du temps pour faire ses recherches : trouver un emplacement, des fournisseurs, calculer les coûts et monter un business plan. Et du temps, elle n’en avait pas.

Elle savait qu’une librairie d’occasion était un projet viable. Par exemple, la librairie The Strand à New York avait tellement de succès qu’elle était célèbre dans le monde entier ! Lex n’avait même pas besoin d’être célèbre. Elle devait juste gagner assez d’argent pour en vivre. Ce n’était pas invraisemblable.

Pour se lancer, elle avait d’abord besoin d’un travail. Pour autant, ça ne voulait pas dire que ce travail devait être une perte de temps : un autre détour dans la quête de son rêve. Il pourrait même l’aider à l’atteindre. Elle avait commencé comme éditrice pour apprendre à connaître le marché et elle avait réussi. Maintenant elle voulait du concret, de l’expérience.

Et si elle voulait ouvrir une librairie d’occasion dans une petite ville, alors la meilleure préparation ne serait-elle pas de travailler dans une librairie d’occasion dans une petite ville ?

Lex fit craquer ses doigts, fixant la page ouverte du moteur de recherche devant elle. Elle devait trouver l’endroit idéal : un magasin qui vendait des livres d’occasion et surtout qui cherchait à embaucher. Elle n’était pas difficile, elle préfèrerait une position de manager qui payait mieux pour l’aider à économiser, mais peu importe. Elle pouvait se serrer la ceinture, déménager dans un plus petit espace quand sa mère arrêterait de couvrir son loyer, manger des nouilles trois fois par jour, tout ce qu’il faudrait pour mettre de l’argent de côté.

Elle ferait en sorte que ça fonctionne.

Lex tapa quelques mots-clés et commença à parcourir les sites de recrutement pour voir ce qu’elle pourrait trouver à Boston. Les grosses chaînes de magasins embauchaient, mais ça ne collerait pas. Elle avait besoin d’un magasin indépendant qui ne profitait pas des avantages d’un gros budget marketing et de vente en gros pour s’en sortir. De plus elle cherchait des livres d’occasion, pas du neuf. La vente d’occasion n’avait rien à voir avec la vente de nouveautés. C’était sans doute ce qui avait fait échouer son père. Se lancer dans un secteur de l’industrie du livre qu’il ne connaissait pas aussi bien qu’il le pensait.

Il y avait quelques librairies d’occasions que Lex connaissait déjà dans le coin, du moins assez proche pour qu’elle puisse s’y rendre en voiture, mais aucune n’avait de poste à pourvoir. Elle aurait souhaité rester en ville pour garder son appartement, mais plus elle cherchait, moins elle y croyait. Lex se mordit la lèvre et changea les paramètres de recherche pour regarder plus loin, espérant ne pas chercher une opportunité qui n’existait pas.

Après avoir écarté quelques offres qui ne correspondaient pas à ses critères, il ne lui en resta plus qu’une. Dans les quatre-vingts kilomètres autour de Boston, il n’y avait qu’une librairie d’occasion qui embauchait et ce n’était qu’un poste d’assistant commercial. C’était assez loin, elle ne pourrait donc pas garder son appartement. Non pas que ce soit une mauvaise chose. Au moins elle n’aurait plus à compter sur l’aide de sa mère, ce qui aurait été mauvais pour son égo.

Lex vérifia le salaire et faillit recracher son café. Il était élevé, le triple des autres offres qu’elle avait consultées. Même plus élevé que le salaire qu’elle touchait chez Enlivrez-vous.

Il devait y avoir erreur. Pourquoi une assistante commerciale gagnerait autant dans une librairie d’occasion ?

Lex ouvrit un nouvel onglet et tapa le nom du magasin, La Curieuse Librairie. Il n’y avait qu’un résultat, une image tirée de Street View montrant un petit magasin pittoresque situé dans un ancien bâtiment charmant. La façade était composée de boiseries et de briques apparentes. Il y avait un énorme « 36  » en cuivre au-dessus de la porte et Lex réalisa avec stupeur que la librairie de son père avait possédé le même numéro.

La coïncidence était étrange. Même si ça ne voulait rien dire, évidemment. Mais voir ces chiffres faillit lui tirer une larme. C’était peut-être le signe qu’elle devait se lancer.

Vérifiant de nouveau l’adresse pour être sûre de ne pas se tromper, Lex vit que le magasin se trouvait à Incanton. C’est une petite ville, près de la mer, à l’opposé de la tristement célèbre Salem sur la baie du Massachusetts, mais beaucoup plus bas sur la côte. Cliquant sur les images, Lex vit que la ville était aussi pittoresque que le magasin en lui-même, remplie de vieux bâtiments et d’étroites et tortueuses rues pavées, entourées d’arbres bien feuillus.

Étrangement, le cadre lui semblait familier. S’y était-elle déjà rendue ? Peut-être l’avait-elle vu dans un film. Elle avait un étrange sentiment de déjà-vu dont elle n’arrivait pas à se débarrasser. Elle était certaine de n’y être jamais allée, pour autant qu’elle s’en souvienne.

Rien dans ses recherches ne lui apprit pourquoi le magasin offrait un tel salaire. Après beaucoup d’investigations et de mauvais résultats, Lex trouva le site de La Curieuse Librairie, mais il n’y avait qu’une page d’accueil avec un numéro de téléphone et une ligne donnant l’information suivante : «  Uniquement sur rendez-vous  ». On aurait dit que le site avait été créé une dizaine d’années auparavant et qu’il n’avait jamais été mis à jour.

Aucun avis, aucun réseau social, aucune autre photo… Lex commençait à se dire que le magasin n’existait peut-être même pas. L’offre d’emploi était-elle réelle, ou était-ce une sorte d’arnaque ?

Elle n’avait pas vraiment d’autres pistes, elle pouvait au moins se renseigner. Lex nota le numéro et le composa.

– Bonjour, vous êtes bien chez La Curieuse Librairie, répondit une voix. Ici Montgomery David. Cherchez-vous un livre en particulier ?

Lex ne s’attendait à ce qu’on lui réponde si rapidement, elle dut se racler la gorge avant de parler.

– Oui, euh… Je vous appelle concernant l’offre d’emploi, dit-elle. Vous cherchez toujours quelqu’un ?

Montgomery, qui était sans doute le propriétaire, grogna.

– Peut-être. Vous avez de la chance. J’étais sur le point de prendre une décision. Pouvez-vous venir pour quinze heures ?

Lex cligna des yeux.

– Vous ne voulez pas d’abord connaître mes qualifications ?

Montgomery resta silencieux si longtemps qu’elle ne savait pas s’il l’avait entendu.

– Quelle est votre date de naissance ?

Lex hésita, pas certaine de savoir comment répondre. Voulait-il savoir si elle était trop jeune pour le poste ? Ou juste son anniversaire ?

– Le vingt-sept novembre, dit Lex.

Un autre long silence.

– Ah… une sagittaire. Eh bien… c’est le bon moment pour recruter.

Il ne dit rien pendant un long moment.

Lex était perplexe. De quoi parlait-il ? Était-ce une vraie offre ? Tout cela lui paraissait bien étrange. Elle allait raccrocher, lorsqu’il prit de nouveau la parole.

– D’accord, dit-il. Soyez là pour quinze heures.

Lex vérifia sa montre. Elle devrait se dépêcher de partir si elle voulait être à l’heure. Maintenant c’était elle qui hésitait. Était-ce réel ? De toute façon elle avait besoin de ce travail et ce n’était pas comme si son agenda était chargé. Et puis, son cœur s’emballa en pensant au salaire. C’était une sacrée somme.

– J’y serai.

– Très bien. À tout à l’heure. Oh, et n’allez pas vous promener dans les rayons et lire des livres avant que je ne vous trouve.

Elle était perplexe.

– Quoi ? Pourquoi ? demanda-t-elle, mais il avait déjà raccroché.

Le mystérieux Montgomery, peu importe qui il était, semblait très, très étrange. Que signifiait cet avertissement sur les livres ?

Mais que pouvait-elle faire d’autre ? Rester assise ici à attendre que ses indemnités soient épuisées pendant qu’elle cherchait désespérément une autre librairie d’occasion qui voudrait d’elle ? Non, c’était une opportunité, et Lex allait la saisir.

Elle se leva de sa chaise et attrapa quelques vêtements qu’elle enfonça dans un sac au cas où elle en aurait besoin. Puis elle sortit en trombe sans prendre le temps de faire une pause, prenant juste une veste avant de claquer la porte derrière elle.

Le magasin était assez loin et elle avait déjà l’impression d’être en retard.

CHAPITRE CINQ

Lex ralentit alors que sa voiture dépassait un panneau de bois peint en blanc sur lequel était calligraphiée l’entrée d’Incanton. Alors que le bruit du moteur faiblissait, elle entendit les cloches de l’église sonner à proximité, lui indiquant qu’il était quatorze heures trente. Se précipiter ici dans la panique semblait avoir bien fonctionné. Elle avait facilement devancé l’heure d’arrivée estimée par le GPS et elle avait même du temps libre pour se calmer et faire un tour en ville.

 

Il y avait un parking près du rivage et elle conduisit dans cette direction en suivant les panneaux qui n’indiquaient que « CENTRE-VILLE » et « ROUTE CÔTIÈRE » comme possibles destinations. Les routes devinrent plus étroites tandis qu’elle s’approchait du parking. Elle remarqua des petites rues pavées et des bâtiments qui devaient être là depuis le débarquement des premiers colons.

Le parking, qui appartenait apparemment à la ville et qui desservait quelques magasins dans le centre, était à moitié vide. Lex se gara facilement, choisissant une place en plein centre, car elle en avait la possibilité. Elle sortit de sa voiture et observa les alentours, notant l’odeur de sel dans la brise. La mer était assez proche pour qu’elle l’aperçoive. Au bout de la rue, au-delà du parking, un éclat bleu sur l’horizon se fondait dans le ciel clair de la journée.

Elle sourit en regardant partout, se servant de sa main comme visière face au soleil de ce début d’été pour s’imprégner du paysage. Incanton était aussi petite et idyllique qu’elle l’avait vue en ligne. Plusieurs personnes s’affairaient dans les rues, entrant et sortant des magasins, ramenant chez eux des sacs remplis de leurs emplettes. C’était plus calme ici, et elle pouvait entendre le bruit des mouettes qui survolaient l’eau.

C’était peut-être simplement l’attrait de la nouveauté, mais tout avait l’air plus intéressant ici, même les gens. Elle les étudia tout en récupérant son sac sur le siège passager et ferma sa voiture. Elle jeta un œil par-dessus son épaule vers les gens qui flânaient. Deux femmes âgées parlaient avec animation, la tête haute malgré leurs coiffures volumineuses. Une mère poussait doucement un landau violet, sans doute vintage, qui avait été retapissé à en juger par le style. Elle agitait un hochet au-dessus du bébé avec un sourire d’adoration.

Lex observa un homme d’âge moyen qui portait un pull marinière en tricot flashy. Il émergeait d’un magasin qui portait l’enseigne : Antiquités Miss Teak. Il se situait juste à côté du barbier : Clash of Barbe. Chaque magasin ici était original et adorable, le parfait exemple d’un village américain typique. Comme si elle était arrivée sur le tournage d’une série télé et non dans la réalité. Elle s’attendait à moitié à voir Lorelai Gilmore apparaître au coin de la rue ou à se retrouver nez à nez avec un groupe de colons vêtus de leurs grands chapeaux et de leurs culottes.

Elle dépassa le parking pour se rendre sur la berge. Il y avait des bâtiments de couleurs le long de l’eau, les planches s’étaient un peu décolorées avec le soleil, mais ils gardaient leurs teintes joyeuses. Elle observa un vendeur de glaces et fut frappée par la même impression de déjà-vu qu’elle avait ressenti plus tôt.

Que se passait-il avec cet endroit ? Les mouettes tournant et criant au-dessus d’elle, le soleil, les glaces, les planches peintes. De quoi n’arrivait-elle pas à se souvenir… ?

Une vision de son père frappa Lex en plein cœur. Il portait un baggy et se penchait vers elle pour lui offrir la glace qu’il venait d’acheter. Elle se souvint d’elle-même, petite fille joyeuse, ressentant la froideur de la glace dans sa gorge, et protégeant son goûter de ses minuscules mains lorsque son père lui avait dit pour plaisanter que les mouettes arrivaient pour le lui voler.

Lex balaya la rue du regard dans son intégralité pour s’en imprégner. Oui, elle était déjà venue. Une fois, très longtemps auparavant, quand son père était encore là. Avant que ça ne tourne mal. Elle était tellement jeune qu’elle ne s’en était pas souvenue jusqu’à maintenant. Le souvenir était flou et quand elle essaya de forcer sa mémoire, il disparut tout simplement. Mais il était présent.

– Papa, soupira Lex, les larmes lui montant aux yeux sans avertissement.

Ça faisait du bien de repenser à lui, même si le souvenir était doux amer. Elle pensait à lui tous les jours. Alors découvrir un nouveau souvenir oublié était un moment spécial. Lex fit un pas en avant, se disant qu’elle pourrait acheter une glace en l’honneur du bon vieux temps…

– Ah… Oh… Pardon… Vous allez bien ?

Lex se redressa et secoua la tête. Au moment exact où elle avait avancé, une autre personne était apparue sur son chemin et ils étaient entrés en collision. Elle avait le souffle un peu coupé, mais heureusement elle n’était pas tombée. Le costume ajusté marron qu’elle avait choisi pour l'entretien n’aurait pas eu l’air aussi chic s’il était recouvert des saletés du trottoir.

– Je vais bien, dit-elle essoufflée. Pardon, c’était sûrement ma faute. Je ne regardais pas où j’allais.

– Moi non plus, répondit l’homme en souriant et en se palpant rapidement. Pas de dégât. Encore désolé. Vous êtes sûre que ça va ? Vous avez l’air étourdie.

Lex sourit rapidement essayant de corriger cette impression.

– Vraiment, ce n’est rien. J’étais juste perdue dans mes pensées.

Il devait avoir à peu près son âge, même si le sac à dos sur ses épaules le rajeunissait. Il plissa les yeux derrière ses lunettes à monture dorée, puis son sourire illumina tout son visage.

– Heureux de l’entendre, dit-il se détournant pour continuer sa route. Encore désolé !

Lex se surprit à rougir, embarrassée. Elle était tellement absorbée par ses pensées qu’elle était rentrée dans quelqu’un. Au moins, elle avait réussi à ne pas devenir écarlate avant qu’il ne soit parti. Elle vérifia sa montre et vit qu’il n’était que quatorze heures quarante, trop tôt pour se rendre chez La Curieuse Librairie puisque ce n’était qu’à quelques rues. Elle décida d’explorer encore un peu le bord de mer en regardant tous les magasins et ce qu’ils vendaient.

Elle aimait bien cet endroit, se dit-elle en pénétrant dans la première boutique qui était remplie de vêtements d’occasions de toutes les époques. Elle prit quelques instants pour parcourir les portants, touchant une robe en perles et en sequins par ci, un manteau de velours par là. Cette odeur de renfermé qui semblait toujours flotter autour des objets de seconde main emplissait l’air, la faisant sourire. Elle était excitée à l’idée de travailler de nouveau dans une librairie d’occasion. Même si elle essayait de se souvenir qu’il ne s’agissait que d’un entretien, elle ne pouvait s’empêcher de se réjouir. Les souvenirs de son enfance remontaient à la surface.

Lex quitta la friperie et fit quelques pas le long du trottoir, admirant le dessin d’une sirène peinte sur les planches décolorées par la météo du magasin suivant. Un coup d’œil par la fenêtre lui permit d’apercevoir un étalage d’appâts de pêche sophistiqués, ainsi que de grands filets et quelques cannes. Une femme qui avançait sur le trottoir dans sa direction lui fit un sourire en la dépassant et Lex lui sourit en retour. Le rythme était plus calme ici, pas aussi agité. Les gens ne se bousculaient pas sans respect et chaque entreprise avait l’air d’être indépendante. Lex ne put s’empêcher de comparer cet endroit à celui où elle vivait et travaillait, à la façon dont personne ne semblait avoir le temps de s’accorder un regard.

Le magasin suivant s’appelait Objets Trouvés près de la Mer. Regardant par la fenêtre, Lex ne put résister à l’envie d’y faire une petite visite.

Les présentoirs et étagères étaient remplis de toutes sortes de curiosités ; du bois flotté sculpté dans d’étranges formes puis creusé pour servir de pots à crayons, de porte-manteaux ou de presse-papiers. Il y avait des cailloux polis par la houle et sertis de décorations et d’inscriptions, des bocaux remplis de sable coloré réparti artistiquement en différentes couches.

Lex vit une assiette en verre avec un paysage créé à l’aide de sable blanc et noir, à côté se trouvait un message parfaitement calligraphié qui disait « retournez-moi ». Intriguée, elle la souleva et la reposa dans l’autre sens. Elle observa émerveillée le sable retombé à travers un liquide pour créer un nouveau paysage.

– On dirait de la magie, n'est-ce pas ?

Lex se retourna et vit qu’un homme la regardait avec une expression amusée. Il était plus petit et plus vieux qu’elle avec une épaisse chevelure et barbe d’une teinte rousse qui tendait maintenant vers le gris. D’épaisses lunettes étaient posées sur le bout de son nez et on pouvait apercevoir une légère bedaine sous le gilet vert qu’il portait.

– C’est très spécial, acquiesça-t-elle, reportant son attention sur les derniers grains qui retombaient. Je suppose que la viscosité du liquide permet au sable de bouger plus lentement pour créer ces couches.

Le vendeur rit doucement.

– Ah… un esprit logique, dit-il. On ne vous la fait pas à vous ?

Lex sourit.

– J’aime savoir comment les choses fonctionnent, dit-elle.

Elle fut frappée par le fait que l’homme était amical, calme et accueillant. Il n’essayait pas de lui vendre quelque chose à tout prix. C’était rafraîchissant. En ville, les chaînes de magasins ne pensaient qu’aux ventes.

– Eh bien, vous seriez peut-être curieuse de voir nos ateliers, dit-il. Ses yeux étaient grands ouverts derrière ses verres. Il lui indiqua une affiche collée sur la fenêtre. Ils se tiennent le dernier vendredi de chaque mois. Ils sont gratuits et vous pourrez me voir transformer certains trésors de la mer pour qu’ils deviennent les objets que vous voyez ici.

– Ça a l’air super, dit Lex. Je passerai peut-être si je suis dans le coin.

– Vous venez voir un ami ? demanda le vendeur.

Il retourna à son comptoir, derrière une vieille caisse enregistreuse. Le magasin était assez petit pour que Lex puisse continuer de converser avec lui.

– En fait je suis ici pour un entretien d’embauche, dit-elle en regardant sa montre. Oh non… je… je dois y être dans quelques minutes. Je ferai mieux de me dépêcher !

– Bonne chance mademoiselle ! lui cria le vendeur alors qu’elle courait vers la porte. Elle lui lança un sourire de remerciement par-dessus son épaule tandis que la cloche située au-dessus de la porte d’entrée annonçait son départ.

CHAPITRE SIX

Lex se dépêcha de descendre la rue jusqu’aux quais puis de tourner pour rejoindre le parking. Elle retrouva rapidement ses marques, vérifia la carte sur son téléphone puis se dirigea dans un dédale de rues pavées, toutes plus étroites les unes que les autres. Elle essayait de trouver le bon équilibre entre être à l’heure et ne pas arriver complètement en sueur.

Elle s’arrêta, observant les alentours, confuse et vérifia sa carte qui indiquait que le magasin se trouvait exactement devant elle. Où était-il ? Elle ne voyait pas la façade qu’elle avait repérée sur Internet et la plupart des bâtiments avaient l’air plus résidentiels que commerciaux.

– Vous êtes perdue, mademoiselle ? déclara une voix cassée derrière elle.

Lex se retourna, paniquée puis baissa les yeux. Une petite dame d’un certain âge se tenait là et l’observait la tête en l’air.

– Euh… Je pense que oui, répondit Lex. Je cherche La Curieuse Librairie.

– Vous êtes sûre ? demanda la femme avec méfiance. Vous n’avez pas l’air de l’une de leurs clientes. Vous avez le bon magasin ?

Lex cligna des yeux.

– Ou… oui, j’en suis sûre.

À quoi était censé ressembler un client de La Curieuse Librairie ? Était-ce une bonne ou une mauvaise chose qu’elle n’en ait pas « l’air » ?

– Passez par là, dit la femme en levant le bras pour lui indiquer la rue suivante. Vous êtes presque arrivée.

– Merci ! lança Lex par-dessus son épaule.

Tout en se dépêchant, elle se fit la réflexion qu’elle aimait de plus en plus les gens d’ici.

Le magasin apparut devant elle dès qu’elle tourna. Une copie conforme aux photographies trouvées sur le net. Ses briques contrastaient avec les boiseries des encadrements de fenêtres et l’immense porte en bois. Le nom de l’enseigne écrit en lettres de cuivre avaient verdi avec les années.

Lex inspira profondément pour calmer ses nerfs. Elle espérait ne pas être en sueur ou débraillée après sa course folle à travers les rues. Elle commença à examiner son reflet dans l’une des fenêtres avant de se rendre compte qu’elle pouvait être vue par les personnes qui étaient à l’intérieur. Elle préféra s’approcher de la porte.

L’encadrement était abimé et écaillé, encore un signe de l’histoire et de la personnalité du bâtiment. Ces marques étaient anciennes et les mains qui les avaient créées n’étaient sûrement plus de ce monde. Lex tendit la main vers la poignée et en profita pour regarder sa montre. Elle vit avec horreur qu’elle avait déjà quelques minutes de retard et ouvrit la porte en grand pour entrer.

 

Au-dessus de sa tête, un doux tintement retentit pour annoncer son entrée, plus discret que celui de la boutique Objets Trouvés près de la Mer. Il y avait un paillasson défraîchi au sol et elle s’essuya instinctivement les pieds, ne voulant pas laisser entrer de saletés. Son cœur battait la chamade, tandis qu’elle cherchait des yeux l’homme qui était censé la recevoir.

Elle s’attendait à entrer dans une librairie, mais ce qu’elle vit la surprit : un long couloir s’étendait devant elle vers le fond du bâtiment. Le parquet était ancien et déformé, il n’était pas recouvert de moquettes ou de tapis, ce qui donnait l’impression que la surface se gonflait et roulait comme la mer.

L’étroit couloir était décoré de chaque côté par des cadres et entre eux se trouvaient des encadrements de porte, immenses et ouverts, sans rien à l’intérieur. De quel côté devait-elle se diriger ? Il n’y avait aucun panneau, aucune indication de l’endroit où pouvait se trouver le propriétaire. Avançant doucement, Lex jeta un œil à travers la première ouverture pour voir des étagères superposées, remplies aléatoirement de vieux livres, certains tellement anciens que leurs tranches s’effritaient. Le plafond était bas et semblait s’enfoncer au milieu de la pièce, comme s’il supportait trop de poids. Un tapis à motif rouge était étendu sur le sol, il montrait des traces d’usures le long des plaintes.

Au moins, il y avait des livres, ce qui signifiait qu’elle était bien au bon endroit. Mais il n’y avait pas de comptoir, personne en vue et Lex n’avait aucune idée du type de livres qu’elle voyait. La plupart d’entre eux n’avaient carrément plus de titre et les autres n’étaient presque plus lisibles. Elle s’approcha et en toucha délicatement un, se demanda quel genre de texte renfermait la couverture.

Quelque chose s’empara de son cœur, une sorte d’aura. La façon dont les livres étaient posés sur les étagères était à la fois familier et réconfortant. Lex fut presque embarrassée de sentir des larmes perler au coin de ses yeux. C’était comme si son père se trouvait juste derrière elle, et qu’il regardait par-dessus son épaule. Ce bois… n’était-ce pas le même genre d’étagère qu’il utilisait dans son magasin ?

Lex s’arracha aux livres étrangement nus et regarda par l’ouverture de l’autre côté de la pièce. Elle commençait à croire que ce bâtiment était autrefois une maison, les pièces étant séparées selon l’usage. Peut-être un petit salon et ici, dans la pièce suivante un espace ouvert, plus grand. Pour diner ou recevoir des visiteurs. Mais plus important, c’était dans cette pièce que se trouvait le comptoir, et Lex s’en approcha, soulagée.

Il n’y avait personne derrière. Elle observa ce nouvel espace. La lumière affluait par les fenêtres qui lui avaient paru sombres et minuscules de l’extérieur, diffusant les rayons du soleil qui s’accrochaient à la poussière flottant dans l’air. Lex dut reprendre son souffle lorsqu’elle vit la caisse enregistreuse. Elle n’en était pas certaine, mais de derrière, ne ressemblait-elle pas exactement à celle que son père avait utilisée toutes ces années auparavant ?

Elle s’imagina devant celle-ci, parlant joyeusement avec un client qui cherchait des recommandations et qui ressortirait sans nul doute avec son nouveau roman favori. Oui, elle pouvait s’y voir. Elle voulait ce travail. Elle le voulait beaucoup plus que retourner dans son ridicule bureau de Boston. Ce serait tellement mieux.

Le sol n’était pas droit, trop vieux, le parquet tordu recouvert d’un autre tapis dans ce grand espace. Ce tapis était plus complexe, rempli d’images de renards chassant des lapins, de cavaliers chassant des renards. On pouvait également observer d’autres créatures, comme des licornes, des ours, des loups, tous se faufilaient dans un enchevêtrement de troncs d’arbres. Le motif formait des lignes droites le long des bords du tapis. Au centre des lignes abstraites tourbillonnaient et semblaient représenter les épines d’un buisson. L’ensemble était fascinant, comme s’il avait été récupéré chez son arrière-grand-mère avant sa mort et posé là pour accueillir les clients. Lex ne pouvait s’empêcher de le fixer, envoutée par le motif, ses yeux suivant toutes les arabesques et les épines.

Il y avait une vieille sonnette sur le comptoir. Lex la frappa après un moment d’hésitation. Elle fit un tintement plaisant mais son volume la fit légèrement grimacer. Cette pièce était mieux organisée. Les livres sur les étagères étaient en meilleur état et deux tables en travers de l’espace central étaient classées par genre. L’une d’elles avait une pancarte annonçant « Exposition d’auteurs locaux » tandis que l’autre présentait « Les livres sur le Massachusetts ». Lex pencha la tête pour déchiffrer quelques titres sur les étagères : Les Haies de Grande-Bretagne : Conte de Vagabond, Les histoires des Dix-sept Nouvelles Colonies, Six herbes aromatiques essentielles et leurs utilisations.

De quel type de magasin s’agissait-il exactement ? Quelle était sa spécialité ? Était-ce des faits ou des fictions, de l’histoire ou des guides ? Lex se retourna et observa l’étagère sur l’autre mur : Se battre avec des Idiots, 100 Raisons d’adopter un chat, Les Rituels et Pratiques du Moyen-Orient. Y avait-il une quelconque organisation ? Si c’était le cas, elle ne la voyait pas.

– Ah !

Un homme émergea derrière le comptoir, tête baissée. Il devait sortir de l’escalier qui se trouvait derrière lui et il la regarda en souriant.

– Vous devez être…

– Alexis Blair, termina Lex.

– Mon entretien, acquiesça-t-il.

Lex essayait de deviner son âge, sans doute plus vieux que ne l’aurait été son père. Ses cheveux parfaitement plaqués étaient gris et il était rasé de près.

– Bien, bien, j’étais à l’étage et je ne vous ai pas entendu entrer.

– Je me suis un peu égarée en chemin, dit Lex se fustigeant immédiatement.

Pourquoi s’excusait-elle de son retard alors qu’il ne l’avait pas remarqué ?

– Quelqu’un a été assez gentil de m’indiquer le chemin. Vous devez être Montgomery ?

– C’est bien ça, exactement. Vous avez visité un peu ? demanda-t-il.

Il avait l’air content qu’elle ait reçu de l’aide ou peut-être qu’elle ait deviné son identité. Lex n’était pas sûre.

C’était un personnage étrange. Tout comme le propriétaire d’Objets Trouvés près de la Mer, Montgomery portait un gilet cintré, d’une teinte de marron assez semblable à celle du costume de Lex, parfaitement assorti à un nœud papillon de la même matière. On pouvait aussi apercevoir sous son gilet une chemise blanche recouverte de petits canards, que Lex pouvait clairement discerner maintenant qu’il s’était approché.

– Pas encore, admit-elle. J’ai jeté un œil dans la pièce de l’autre côté du hall.

Ce qu’elle avait vu lui avait suffi, cet endroit était merveilleux. Si elle travaillait ici, elle obtiendrait toute l’expérience dont elle avait besoin. De plus, cela remplirait un manque qu’elle n’avait jusque-là pas remarqué. Le besoin d’être connecté avec son père qui semblait se dégager de tous les recoins de ce bâtiment.

– Suivez-moi, allez, suivez-moi, dit Montgomery lui faisant signe de le rejoindre derrière le comptoir. Nous devons commencer.

Au dos de son gilet se trouvait une étiquette parfaitement placée indiquant $3.99. Lex supposa qu’elle s’était décollée de l’un des livres et accrochée à ses vêtements. Elle résista à l’envie de l’attraper pour la décoller de peur qu’il ne la surprenne.

Lex sentit son pouls s’accélérer à ses mots, alors qu’elle passait derrière le comptoir. C’était la partie de l’entretien qu’elle redoutait. Non pas qu’elle ne sache pas s’exprimer, ou qu’elle ne pense pas être assez qualifiée pour ce travail. C’était juste qu’elle n’arrivait pas à se faire apprécier des gens facilement, du moins pas lors d’une brève conversation.

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