Face à la douleur

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Dans mon adolescence, je me souviens d’avoir visité un jeune tuberculeux en phase terminale. Ce garçon admirable, que tous dans le village considéraient comme un saint, était convaincu qu’il avait la mission de souffrir. « Il n’y a pas dans ce monde un privilège plus grand que de souffrir pour Jésus. » disait-il. Récitant un passage de l’Évangile, il répétait : « Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge de sa croix, et qu’il me suive. » 2 Et il ajoutait ; « Cette maladie c’est ma croix. ». Peu après, la mort le libéra de son terrible fardeau.

Beaucoup de personnes admirables souffrent à cause de leur foi, par fidélité à leur conscience ou pour défendre les causes justes. 3 Mais il s’agit de souffrances dues à l’intolérance de leurs opposants, et non parce que Dieu le veut ainsi. Le dépassement de la souffrance, quand elle arrive alors qu’on essaie de faire du bien aux autres, comme la souffrance d’une équipe de secours ou d’une mère qui s’occupe des ses enfants malades, suscite notre respect. Mais quand Jésus dit : « Heureux serez-vous, lorsqu’on vous outragera, qu’on vous persécutera et qu’on dira faussement de vous toute sorte de mal à cause de moi » 4, la bénédiction ne vient pas de l’insulte, de la persécution ou de l’outrage, mais de la fidélité à sa conscience, injustement agressée.

Les héros et les martyrs des causes justes ne sont pas admirables parce qu’ils souffrent, ou parce qu’ils ont perdu la vie. En réalité, eux ne voulaient ni souffrir, ni mourir. Ils souffrent pour défendre une cause digne, à case de la cruauté de leurs persécuteurs. Leur souffrance est involontaire. Par conséquent, déduire qu’une souffrance peut être

Matthieu 16 :24.

Matthieu 1 :29.

Matthieu 5 :11 ; cf. 20 :22 ; 2 Corinthiens 12 :10.

« louable » est très aventureux. La souffrance en soi est toujours un mal, bien que l’expérience qui la produit puisse se vivre en certains cas comme un privilège ou comme une bénédiction. 5

Parfois, les croyants eux-mêmes n’ont pas les idées très claires sur ce point. Anselme de Canterbury, par exemple, expliquait la souffrance supportée par Jésus sur la croix comme un sacrifice exigé par la justice divine. Selon sa compréhension de la théologie, le Fils payait au Père l’infinie offense commise contre Dieu par l’humanité pécheresse. La réalité de la souffrance de Jésus, qui, par fidélité à sa mission et par solidarité avec les hommes, vécut jusqu’à la mort son chemin de cohérence, est éclipsée dans l’explication d’Anselme de Canterbury par l’idée du sacrifice d’un innocent exigé par le ToutPuissant. 6 Les conséquences dévastatrices de cette manière de comprendre le rôle du « bouc émissaire », appliqué brutalement à la mort de Jésus, ont déformé pour beaucoup l’image de Dieu, le présentant comme un être cruel et exigeant que seul le sang satisfait. La doctrine selon laquelle la souffrance innocente est l’unique façon d’apaiser la colère divine a laissé de terribles séquelles. L’athéisme de l’Occident lui doit beaucoup. L’inconscient collectif a été profondément marqué par la fausse idée du « châtiment divin » 7.

Explications insuffisantes

La notion d’un Dieu vengeur a marqué si fortement le christianisme médiéval qu’elle a contribué au triomphe de la Réforme, en

En ce sens on comprend des déclarations comme : « Que nul de vous, en effet, ne souffre comme meurtrier, comme voleur, ou malfaiteur, ou comme s’ingérant dans les affaires d’autrui. Mais si quelqu’un souffre comme chrétien, qu’il n’en ait point honte, et que plutôt il glorifie Dieu à cause de ce nom. » (1 Pierre 4 :15-16). Ou que « de tous les dons que le Ciel peut concéder aux hommes, la communion avec les Christ dans ses souffrances est le devoir le plus grave et le plus grand honneur. » (Ellen G. White, Rayons de santé, p. 353).

Cette croyance a donné lieu à diverses théologies de la substitution ou de l’expiation. Voir Maurice Bellet, Le Dieu pervers, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p. 16-17. Pour une théologie biblique sur le sujet, voyez Georges Steveny, L’Énigme de la souffrance, Dammarie-les-Lys : Éditions Vie & Santé, 1996.

Sur ce sujet délicat, voyez François Varone, Ce Dieux censé aimer la souffrance, Paris : Cerf, 1988.

tant que réaction vigoureuse à l’idée d’un salut par les œuvres, obtenu en partie par des souffrances méritoires. Les réformateurs ont alors compris qu’il fallait affirmer que, selon la Bible, la douleur en soi n’a aucune valeur rédemptrice. Souffrir pour souffrir ne capitalise aucun mérite. Abandonnés à notre propre condition, nous sommes désespérément perdus et notre salut dépend exclusivement de la grâce divine. Notre impuissance à agir en faveur de notre rédemption inclut aussi l’inutilité de notre propre souffrance.

Si nous analysons les arguments avancés par ceux qui expliquent la souffrance humaine par l’intervention divine, nous constatons qu’ils sont difficilement convaincants : châtiment purificateur, souffrance expiatoire, dénonciation du mal face à l’univers… Tous présentent des points valables, mais il leur manque quelque chose. Poussées à l’extrême, certaines tentatives à défendre Dieu peuvent devenir des arguments diaboliques. En empathie avec ceux qui souffrent, nous devons réexaminer soigneusement chacune de ces théories à la lumière de la révélation. La souffrance est tout aussi inexplicable que l’origine du mal. Comment Lucifer est-il devenu Satan ? Comment nos premiers ancêtres perdirent-ils leur innocence ? Nous ne le savons pas vraiment. Le mal n’a pas de sens. C’est une énigme que la Bible qualifie de « mystère de l’iniquité » (2 Thessaloniciens 2 :7). Prétendre l’expliquer serait prétendre le justifier.

Le mal est scandaleux et absurde. Il est scandaleux et absurde qu’un homme batte sa femme jusqu’à ce qu’elle sombre dans le coma ; qu’un père tourmente son bébé de quelques mois ou qu’il viole ses propres enfants. Le cancer, le sida, la torture, le terrorisme et la guerre sont absurdes et scandaleux. Si nous voulons être sincères avec nous-mêmes et avec ceux qui souffrent, nous devons admettre que même nos meilleures explications manquent de persuasion. Concernant le pourquoi du mal il y a beaucoup de choses que nous ne savons pas.

Les plus grands maîtres de la spiritualité reconnaissent leur ignorance face à un deus absconditus, un Dieu qui se cache. Un être qui pourrait être perçu à la fois comme « absent » et « présent ». Absence qui s’in-

terprète comme non intervention, et présence qui ne s’impose pas, mais se propose seulement. 8 Dans cette vie, beaucoup de choses n’ont pas d’explications claires ou nous les ignorons. Par conséquent : « Dans le doute, mieux vaut se taire… Il est préférable de continuer sans réponse que d’accepter n’importe quelle explication. » 9

Dieu souffre-t-il aussi ?

Selon les réflexions d’Aristote, la divinité devait être « impassible », c’est-à-dire, incapable de souffrir. Le « dieu premier moteur » de la philosophie grecque est physiquement inébranlable, psychiquement insensible et éthiquement irresponsable. 10 La liberté souveraine de la divinité – selon la métaphysique classique – implique sa totale indifférence (ataraxia) face à tout ce qui peut arriver aux être humains. L’idéal stoïcien consistait à imiter l’imperturbabilité divine (homo apatheticus), endurant sans plainte la douleur et la mort. Beaucoup de théologiens chrétiens, influencés par la pensée philosophique grecque, ne voient pas un aspect très central de la révélation biblique. En effet, celle-ci ne décrit pas Dieu comme un être impassible, mais comme un être de compassion, 11 c’est-à-dire, qui souffre avec nous (le verbe latin com-patior signifie « souffrir avec »). Mais sa souffrance ne jaillit pas, comme la nôtre, d’une imperfection ou d’une insuffisance de son être, mais de la liberté et de la plénitude de son amour. 12 Les prophètes développent une véritable théologie de la « souffrance » divine (et de l’attitude de Dieu face à la souffrance humaine), qui va à l’encontre de

« La foi est dialogue. Mais la voix de Dieu est quasi imperceptible : elle exerce une pression infiniment délicate, jamais irrésistible. » (Paul Evdokimov, Les âges de la vie spirituelle, Desclée de Brouwer, 1973, p. 44.) « Dans la concentration, dans le recueillement et le silence, quand l’homme sait se taire et écouter, là se situe la véritable prière. Là l’homme peut être mystérieusement visité. » (Ibid., p. 19.)

Arthur J. Bachrach, Psychological Research: An Introduction, New York, McGraw-Hill College, 1981 (4e ed.), p. 17.

Jürgen Moltmann décrit l’attitude des dieux grecs comme apatheia, qui « en sens physique signifie immutabilité, dans le sens psychique insensibilité, et dans le sens éthique, liberté. » (Le Dieu crucifié, p. 310.)

Voir Osée 11 :8 ; Hébreux 4 :15.

Dieu nous aime « d’un amour éternel ». (Ésaïe 54 :8).

l’idée d’une divinité insensible. 13 Goethe écrivait que « si j’étais Dieu, la souffrance de ce monde me briserait le cœur. » 14 Et ceci est précisément ce qui se passe. Selon Paul, rien ne peut nous séparer de l’amour de Dieu 15 si sensible, qu’il partage la douleur de ses créatures, en souffrant avec nous et par notre faute. Sa douleur est la conséquence du respect de notre liberté et de son amour envers nous, blessé par le mal qui menace de nous détruire. Un Dieu que la souffrance humaine laisserait indifférent serait un monstre.

La Bible, bien qu’elle ne donne pas beaucoup d’explications sur le silence divin face à la douleur humaine, présente une réaction pragmatique à la souffrance, confirmant que Dieu est toujours solidaire de notre douleur. Son silence, ou son absence apparente, est le témoignage extrême de son respect, qui laisse à l’homme l’exercice total de sa liberté et de sa responsabilité. 16 Ainsi, pour comprendre Dieu, faut-il d’abord apprendre à écouter son silence. 17 Ses modes d’action échappent à notre compréhension. Son apparent silence face à nos prières peut être dû à son impartialité. 18 Le nom de Yahvé, par lequel les prophètes le désignent, ne le décrit pas comme principe souverain, mais comme présence active : « “Je suis celui qui est” signifie aussi “Je suis là, où que tu sois… Je suis réellement là” », 19 c’est-à-dire, “Je suis celui qui

 

« Cependant, ce sont nos souffrances qu’il a portées, c’est de nos douleurs qu’il s’est chargé. » (Ésaïe 53 :4).

Cité dans Jon-Tal Murphree, A Loving God and A Suffering World, Downers Grove (Illinois, États-Unis), InterVarsity Press, 1981, p. 85.

Voir Romains 8 :39. John Boawker, professeur de Théologie à l’Université de Cambrige, déclare que « l’idée selon laquelle aucune souffrance ne peut séparer le chrétien du Christ (parce que ses propres souffrances ne l’ont pas séparé de Dieu) est une idée extrêmement importante dans le Nouveau Testament ». (Problems of Suffering in Religions of The World, Cambridge, Cambridge University Press, 1970, p. 73, 74.)

Dietrich Bonhoeffer, Le prix de la grâce. Vivre en disciple, Genève : Labor et Fides, 2009. Cf. Cathérine Chalier, Traité des larmes : fragilité de Dieu, fragilité de l’âme, Paris : Albin Michel, 2003. 17.« Dieu répond par le silence, mais pour celui qui sait écouter, ce silence parle de son amour. La folie divine, dont parle saint Paul, est cet incompréhensible respect de Dieu face à la liberté

humaine. » (Dietrich Bonhoeffer, Journal, 20.6.1939, p. 43.)

« Quand vient l’épreuve, comme elle viendra indubitablement, ne vous angoissez pas et ne vous lamentez pas. Le silence dans l’âme rend plus claire la voix de Dieu. » (Ellen G. White, Our Father Cares (devotional), 1991, p. 182.

Exode 3 :14. Cf. Brevard S. Childs, The Book of Exodus. A Critical, Theological Commentary, Philadelphie, Westminster, 1974, p. 69.

est là, à tes côtés. » Dans nos souffrances, nous pouvons expérimenter sa présence, et surmonter ainsi le sentiment d’abandon.

La force persuasive de l’action de Jésus est, précisément, dans sa valeur de présence symbolique. Quand il guérit un malade ou le ramène à la vie, il donne des exemples concrets de l’opposition divine à toute forme de mal. Limitée par son humanité, son activité de guérison parmi ses contemporains consiste à soulager certains pour donner de l’espoir à tous. Ses actes montrent en qui ils sont appelés à croire. Ses miracles sont des signes du règne de Dieu, qui s’est rapproché de nous en lui, mais qui ne s’est pas encore imposé. Ses promesses sont l’anticipation de sa victoire. Seulement ce que Dieu a voulu peut subsister. En conséquence la douleur va vers sa disparition totale et définitive, alors que toute la création sera libérée du mal. La réponse au problème de la douleur ici, dans notre monde, se trouve dans la promesse du triomphe définitif du bien dans le monde à venir, dans le rétablissement des conditions de vie optimales que nous avons perdues, dans le retour du tov meod (Genèse 1 :31 ; cf. Apocalypse 21 :1-5) c’est-à-dire, dans le règne de la plénitude du bien, du beau, de l’équilibre et de l’harmonie.

Dieu souffre dans sa propre chair

Pour le chrétien, la vie, la mort et la résurrection de Jésus témoignent que, dans la lutte contre la douleur, Dieu sera le vainqueur. Sur la croix, la toute-puissance divine cède la place à sa solidarité avec les hommes. Son pouvoir et sa justice se nuancent à la lumière de son amour libre et sans limite 20 qui, précisément parce qu’il est entier et inconditionnel, est tout puissant, et par conséquent capable de vaincre aussi le mal. Si d’une part Dieu souffre avec nous à cause de nos faiblesses, d’autre part il ne cesse de nous encourager à les surmonter. La croix n’est pas le résultat d’une exigence divine de sacrifice, mais la conséquence de l’amour de Quelqu’un qui aime tant ses créatures qu’Il se donne pour elles.

Voir 1 Corinthiens 13 :8 ; Romains 8 :35.

Les premiers écrits chrétiens résonnent de la stupéfaction des disciples face à un Dieu qui souffre en la personne de son Fils, incarné dans l’humanité jusqu’à ses ultimes conséquences, c’est-à-dire jusqu’à la mort. 21 Cependant, Jésus ne vint pas dans notre monde dans le but de souffrir, mais de sauver, bien qu’il savait que cela lui coûterait la vie. Celui qui apprit « à obéir à travers la souffrance » 22 , supporta sa douleur et l’exprima avec une dignité émouvante : sur Jérusalem, 23 face à la tombe de Lazare, 24 et durant sa torture 25. Dès le début de son chemin de croix, il pria Dieu d’éloigner de lui la coupe 26 de la souffrance, et au sommet de son agonie s’exclama, comme tant d’êtres humains, à bout de forces : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » 27 Son rejet viscéral de la douleur affleure au moment où il l’assume avec le plus grand héroïsme.

Nietzche comprit très bien que le message central du christianisme consiste en ce que le caractère de Dieu se révèle plus dans sa grâce que dans son pouvoir, c’est-à-dire dans sa compassion pour le faible. Malgré la thèse de la supériorité de la force, avancée par le philosophe, la croix révèle la supériorité de l’amour face à la volonté de pouvoir. Cependant, si le créateur accepte de s’incarner jusqu’à devenir un « serviteur souffrant » cela ne signifie pas qu’il se résigne à la douleur du monde. Cela signifie, au contraire, qu’il s’identifie à

Voir Philippiens 2 :8. Les prophètes d’Israël annoncent déjà la mission du Messie dans ces termes : « Cependant, ce sont nos souffrances qu’il a portées, c’est de nos douleurs qu’il s’est chargé. » « …porter de bonnes nouvelles aux malheureux ; il m’a envoyé pour guérir ceux qui ont le cœur brisé, pour proclamer aux captifs la liberté, et aux prisonniers la délivrance […] Pour consoler tous les affligés […] Pour leur donner un diadème au lieu de la cendre, une huile de joie au lieu du deuil, un vêtement de louange au lieu d’un esprit abattu. » (Ésaïe 53 :4 ; 61 :1-3). »

Hébreux 5 :8.

23. Voir Luc 19 :41-42.

24. Jean 11 :35.

25. Jean 18 :23.

26. Matthieu 26 :38-39 ; Marc 14 :32-36 ; Luc 22 :41-42.

Mathieu 27 :46. Bien que Jésus souffrît en tant qu’être humain l’abandon de se sentir seul, son cri sur la croix pourrait être aussi compris comme un geste révélateur, comme celui d’un rabbi qui commence une phrase de la Bible connue des disciples pour que ceux-ci la finissent. De cette façon, Jésus serait en train de pousser les spectateurs de sa mort à se souvenir du Psaume 22, qui se réfère aux souffrances du Messie. (Voir Joachim Jeremias, Théologie du Nouveau Testament, Vol 1. Paris : Cerf, 1973, p. 223.)

ceux qui souffrent et s’en rend solidaire. Même si nous ne percevons pas sa présence et si nous nous sentons abandonnés, Dieu est là partageant notre douleur.

Évidemment, le fait que Dieu lui-même souffre avec Jésus ne résout pas encore le problème de notre douleur. Pour le chrétien, la croix n’est pas une explication ; elle est une source de sens, ce qui n’est pas la même chose. La vieillesse, la maladie ou l’adversité sont toujours des maux, mais des maux qui, au lieu de nous éloigner de Dieu, nous attirent à lui. La torture de la croix est une réalité monstrueuse, mais elle est aussi un signe de l’amour d’un Dieu qui l’a endurée pour nous offrir la victoire finale sur le mal.

Si la douleur nous donne le sentiment d’être abandonnés, la terrible expérience de la croix nous rappelle que Dieu lui-même souffrit avec son Fils. Et bien que celui-ci se sentît seul, il ne fut jamais réellement abandonné par son Père. Jésus cloué sur la croix ne considère pas la douleur comme une épreuve envoyée par Dieu. Au contraire, il sait très bien que sa souffrance est causée par des hommes. Son cri sur la croix 28 ne signifie pas « Pourquoi tu m’infliges cela ? » mais

« Pourquoi ils me traitent de la sorte ? » Pour cela, la mort de Jésus ne révèle son plein sens qu’à la lumière de sa résurrection. Sans cette manifestation décisive de la victoire divine sur le mal, la croix ne serait qu’un symbole d’échec. Mais Dieu a accepté de souffrir avec nous jusqu’à la mort, pour nous garantir son triomphe sur elle. Sa douleur ne nous parle pas d’impuissance, mais de la force de son amour, engagé à nous libérer du mal définitivement. 29

Plaintes à Dieu

Elie Wiesel raconte, dans un de ses livres relatant les évènements qu’il a vécus à Auschwitz 30, qu’un jour deux hommes et un enfant juifs fu-

Voir à nouveau Mathieu 27 :46.

Voir Romains 5 :8. « Dieu ne conduit jamais ses enfants d’une autre façon que celle qu’eux choisiraient s’ils pouvaient voir la fin dès le début, et discerner la gloire de l’intention qu’ils sont en train d’accomplir comme ses collaborateurs. » (Ellen G. White, Jésus-Christ, p. 221).

Elie Wiesel, La nuit, Paris : Les éditions de Minuit, 2007, pp. 122-125.

rent pendus en présence de tous les prisonniers. Les hommes moururent tout de suite, mais les tourments de l’enfant, qui pesait très peu, durèrent longtemps. « Quelqu’un cria alors derrière moi : Où est Dieu

? Je me tus. Au bout d’une demi-heure, il cria à nouveau : Où est Dieu

? Où est-il ? Et une voix à l’intérieur de moi répondit : Où est Dieu ? Il est là, pendu à la potence. »

Face à la souffrance injuste, beaucoup des personnes qui souffrent – même les meilleures – se dirigent spontanément vers Dieu sous forme de plaintes. « Où était Dieu hier, quand on a tué mon fils ? », clamait aussi un père désespéré après un attentat terroriste. Le croyant est tenté de répondre : « Hier, pendant qu’on tuait ton fils, Dieu se trouvait au même endroit qu’il y a deux mille ans quand on tuait le sien. »

Mais beaucoup de ces plaintes, comme celles qui se répètent dans le livre des Psaumes, ne sont pas les lamentations stériles de désespérés. Elles sont les clameurs de croyants cramponnés aux promesses du triomphe du bien sur le mal. Une plainte face à quelqu’un n’est pas un monologue mais un dialogue. La plainte suppose une confrontation de laquelle on attend une réponse. La plainte part moins d’un sentiment d’abandon que d’un espoir d’intervention. En interpellant Dieu, la personne qui souffre se tourne vers le seul espoir qui lui reste : l’intervention de Dieu.

Se plaindre à Dieu c’est déjà lui demander de l’aide, c’est chercher un contact avec lui. Job se plaint à Dieu parce qu’il est convaincu que son Rédempteur est toujours vivant, 31 que l’ultime réalité n’est pas la douleur, mais une nouvelle vie au-delà de la mort. Comme l’écrit Martin Buber, la plainte à Dieu, la protestation de l’homme qui implore son intervention, peut être déjà un acte de foi, 32 et aussi une magnifique prière. Notre « Pourquoi ? » face à Dieu est un cri de révolte face à l’injustice, 33 pressentant qu’il peut nous aider. Quelqu’un a écrit que

« même dans son plus grand abandon, l’homme est encore embrassé par l’amour de Dieu. » Bien que nous nous sentions dans les ténèbres,

Voir Job 19 :25.

Voir Psaume 77 :9.

G. Tom Milazzo, The Protest and the Silence, Fortress, 1992. p. 43 ; Cf. Warren W. Wiersbe,

Why Us ?, Old Tappan (New Jersey, États-Unis), Fleming H. Revell Company, 1984, p. 46.

notre certitude de la volonté salvatrice divine nous donne des forces pour continuer à chercher la lumière.

Face à quelqu’un qui souffre, il est parfois mieux de laisser de côté les mots, parce dans l’impuissance, ne sachant que dire, nous pouvons être inadéquats. Généralement, parler à Dieu s’avère souvent plus efficace que de parler de Dieu. Montrer que l’on est avec celui qui souffre et qu’on partage sa douleur souvent peut suffire. Il est plus urgent d’aider à trouver la paix que de tenter d’insuffler la foi. C’est pourquoi, au lieu de demander que Dieu allège nos fardeaux, il est plus réaliste de lui demander qu’il nous donne des forces pour les porter. Non qu’il nous évite l’orage, mais qu’il nous aide à le surmonter. Comme Jésus vint en aide à ses disciples au milieu de l’orage sur le lac, 34 Dieu nous accompagne dans nos bourrasques et nous insuffle courage, nous rappelant sa promesse selon laquelle un jour les tempêtes disparaîtront.

Par conséquent, quand nous prions pour les autres, au lieu de dicter à Dieu la façon dont il doit intervenir, il serait plus logique de lui demander de soutenir la personne qui souffre en lui donnant des forces pour supporter l’épreuve, en lui insufflant la sécurité de son appui, et en nous inspirant nous aussi dans notre propre intervention.

 

Je pense que le plus grand miracle n’est pas que certains malades soient libérés de leurs maux grâce à leurs prières, mais que ceux qui n’en sont pas libérés atteignent malgré tout la sérénité et la paix. Si Dieu ne veut pas la souffrance, mais n’intervient pas comme je le désire, il doit y avoir une raison. Une raison qui donne du sens. Et ce sens pressenti peut suffire à consoler ou rassurer, dans l’espoir que Dieu résoudra définitivement cette situation douloureuse, comme il l’a promis, ici et maintenant ou dans l’au-delà.

Dieu a rompu son silence

D’une perspective chrétienne, nous comprenons que le silence divin face à la souffrance humaine qui nous apparaît si terrible, n’a pas été un silence absolu dans l’histoire. Dieu s’est fait entendre.

34. Voir Mathieu 14 :22-33 ; Jean 6 :15-21.

En s’incarnant, il a expérimenté la douleur humaine dans sa propre chair, et il l’a partagée jusqu’à l’extrême, jusqu’à la mort. 35 Sa compassion pour ceux qui souffrent s’est manifestée de façon concrète dans le ministère de Jésus qui, face à la douleur humaine, ne stigmatise ni n’explique. 36 Il accompagne simplement, encourage, soutient et guérit. Il peut nous aider à porter notre souffrance parce qu’il l’a portée le premier, 37 et parce qu’il nous a promis de nous en libérer définitivement un jour : « […] après que vous aurez souffert un peu de temps, (Dieu) vous perfectionnera lui-même, vous affermira, vous fortifiera, vous rendra inébranlables. » 38 Entre temps il dit : « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous donnerai du repos. » 39

Dans son engagement en faveur du bien, le croyant porte parfois une charge supplémentaire de souffrance. Jésus appelle « heureux » ceux qui pleurent, qui ont faim et soif de justice ou souffrent de persécutions injustes. 40 Parce qu’il est préférable d’être du côté de ceux qui souffrent que du côté de ceux qui font souffrir.

La douleur injuste est temporaire. Elle est condamnée à disparaître. Après la nuit de la douleur et du silence de la mort, vient le lendemain de la résurrection, quand nos maux prennent fin pour toujours. 41 Parce que pour en finir avec la douleur, il faut changer aussi notre situation actuelle. L’immortalité, avec notre nature souffrante, serait infernale.

En attendant, plus que de résignation, nous avons besoin de patience, sachant que la libération est déjà en marche. La foi ne nous donne par le pouvoir de changer les choses pour qu’elles soient comme nous le désirons, mais le courage de les affronter comme elles

35. Voir Romains 8 :32. 36. Cf. Jean 3 :16-17.

37. Hébreux 4 :15 ; 7 :25.

1 Pierre 5 :10.

Mathieu 11 :28 ; cf. Ésaïe 53 :4.

Voir Matthieu 5 :2-11.

Voir Apocalypse 21 :1-2.

sont, en attendant le jour où elles seront enfin comme Dieu le veut. Avec lui « tout est possible ». 42

La souffrance solidaire

Les théologiens appellent souffrance rédemptrice celle de Jésus, et aussi celle vécue par ceux qui assument volontairement des situations sources de souffrance dans le but de faire du bien aux autres. Mais nous trouvons que cette expression est risquée, parce que l’élément rédempteur n’est pas la souffrance, mais l’amour et la compassion capables d’aller jusqu’à l’héroïsme pour aider l’autre. La souffrance détruit, dégrade et abat. La douleur ne peut être cause de rédemption pour personne, celle-ci est plutôt conséquence de l’acte salvateur. 43

Pour comprendre ce que la souffrance solidaire signifie, imaginons la vie dans un bateau où, en raison de l’infiltration d’un élément perturbateur, les membres de l’équipage s’affrontent d’une manière agressive. Pour chacun d’entre eux les mauvais sont les autres ; tout irait bien si les autres se comportaient d’une autre façon. Ils s’attaquent entre eux, mettant en danger leur survie, et l’intégrité du bateau lui-même. Supposons maintenant que, pour les sauver, le patron du bateau leur envoie son fils, un membre sain, c’est-à-dire non infecté par cette situation aliénante, pour réparer l’avarie. Comme il ne partage l’agressivité de personne, il devient la cible de leur haine, non parce qu’il est méchant, mais précisément parce qu’il ne l’est pas. Sa souffrance injuste est un reproche pour tous : elle fait réfléchir les uns, mais irrite les autres, au point qu’un jour ses compagnons les plus exaltés le tuent. Cependant, sa mort provoque une réaction : certains des membres de l’équipage réalisent qu’un innocent a souffert par leur faute, en tentant de leur faire du bien. Ils prennent conscience de l’injustice de leurs actes, parce que quelqu’un qui ne méritait pas de souffrir est mort pour eux, par leur faute. Et cet acte héroïque

Matthieu 19 :26.

Georges Steveny, à la suite de Wilfred Monod (Le problème du bien : essai de théodicée et journal d’un pasteur, F. Alcan, 1934), résume la souffrance de Jésus-Christ dans les termes suivants : il a souffert d’une souffrance inévitable, utile, nécessaire, victorieuse et mystérieuse. (L’énigme de la souffrance, Dammarie-les-Lys : Dammarie-les-Lys : Éditions Vie & Santé, 1996, p. 97-104).

transforme leur attitude. Maintenant, certains se repentent de leurs erreurs. Leur remords les pousse à changer d’attitude, et à se comporter de manière solidaire avec les autres. 44

Tout en sachant que la révélation divine qualifie le sacrifice du Christ de mystère, 45 la souffrance solidaire du Christ peut être comprise un peu dans ce sens. Quand nous disons que Jésus a souffert pour nous, c’est qu’il l’a fait par notre faute et à notre avantage. Sa vie entière culminant dans la torture de la croix est rédemptrice, parce qu’il l’offre pour nous sortir de cet état de douleur. Son apparent échec est l’échec temporaire du règne de Dieu (ou du bien) sur la terre. Jésus voulait nous racheter de notre condition déchue et nous montrer le chemin du bonheur définitif. Mais paradoxalement, la majorité de ses auditeurs ne l’entend pas ainsi. Sa souffrance fut rédemptrice parce qu’elle eut lieu en notre faveur. Encore aujourd’- hui son action salvifique continue à transformer la vie des croyants. Sa mort sur la croix a déclenché une mystérieuse relation entre lui et le destin de l’humanité coupable. Sa grâce parvient finalement à toucher nos consciences, provoquant chez certains le désir de le suivre et de se laisser guider par lui sur le chemin du salut.

Que fait Dieu de plus ?

La question Pourquoi Dieu ne fait-il rien pour nous éviter la douleur ? est, donc, profondément injuste parce que Dieu agit constamment contre la souffrance. En réalité, toute guérison nous la lui devons, au travers des processus que nous appelons « guérison naturelle ». Nous avons été créés de telle façon que nos tissus se régénèrent à partir de processus inscrits dans nos gênes. 46 Ces processus sont prévus pour que chaque maladie

« La souffrance est un drame. Le nôtre, bien sûr, mais aussi celui de Dieu, parce qu’il est quand même notre Père, venu jusqu’à nous dans la souffrance du Christ, pour nous adresser un pathétique appel à lui faire confiance. » (Id., p. 124).

Voir 1 Timothée 3 :16

En partant du principe que le processus de régénération de nos tissus fait partie de la structure de notre organisme, nous pouvons dire que toute guérison est d’origine divine. « L’unique différence entre une guérison miraculeuse instantanée et une guérison “naturelle” est le temps investi dans le processus. (Paul Heubach, The Problem of Human Suffering, Hagerstown, Maryland, États-Unis, Review and Herald, 1963, p. 42.)

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