Face à la douleur

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« l’abîme que Dieu ne domine pas » 5. En créant l’homme libre de ses choix, le créateur limite sa toute puissance, et court le risque que celui-ci agisse mal. 6

Il est évident que beaucoup de souffrance est la conséquence directe de notre égoïsme, notre ignorance, notre convoitise et notre haine. Mais il est aussi certain que, à côté du malheur qui dérive plus ou moins directement de nos actes, il y a d’autres formes de souffrances qui ne s’expliquent pas avec tant de facilité. Notre intelligence s’acharne à expliquer tout, même l’énigme du mal. Mais nos efforts échouent. Toutes nos théories sur l’origine du mal butent contre des écueils logiques et des zones d’ombre, comme si le mal était, en ultime instance, inexplicable. Toute cette douleur injuste est un scandale, qui nous laisse perplexes, parce qu’il reste toujours une composante qui échappe à notre capacité d’analyse. Cette « dimension inexpliquée » du mal qui nous entoure constitue une énigme devant laquelle nous ne pouvons ni nous taire ni nous prononcer à la légère, parce que nous avons l’intuition qu’elle touche à un mystère qui nous dépasse.

Un univers impartial

Enfin, nos réflexions sur le mal débouchent sur le domaine du transcendant. En effet, souvent notre raisonnement nous amène à penser que, s’il existe un être suprême créateur de tout, il serait le responsable ultime de l’existence du mal. Déjà Épicure (341-270 av.

Nicolas Berdiaeff (ou Berdiaev), De l’esclavage et de la liberté de l’homme, Paris : YMCA, 1947.

Le péché survient quand les hommes violent délibérément les ordres de Dieu. Évidemment, Dieu aurait pu le prévenir en créant des êtres humains différents. Dans ce cas, nous aurions été d’obéissantes machines ou des robots, incapables d’expérimenter la bénédiction que seul peut atteindre celui qui agit en choisissant le bien. (Voir plus loin Alfred Kuen, La souffrance et le mal, pourquoi ? Saint-Légier, Suisse : Emmaüs, 2010).

J.-C.) énonçait cette grande question dans les termes du dilemme suivant : « Ou la divinité peut éviter le mal, mais ne le veut pas, et dans ce cas elle est mauvaise et perverse ; ou elle le veut mais elle ne le peut, et donc elle n’est pas omnipotente ou elle n’existe pas. » 7 Sur la base de ce raisonnement, le vieux philosophe déduit que le ciel n’a rien à voir avec ce qui se passe sur terre. Et c’est ainsi que ses héritiers spirituels continuent toujours à énoncer le problème du mal.

Influencé par la métaphysique grecque, qui définissait Dieu comme premier moteur et première cause de tout, le monde méditerranéen a hérité d’un concept fataliste du mal. S’il existe un être supérieur responsable de l’ordre de l’univers, il devrait être infiniment juste et par conséquent responsable du fait qu’il y ait une relation entre ce que nous faisons et ce qui nous arrive. Si tout ce qui arrive dans le monde dépend de la volonté divine – argumente-t-on – la souffrance doit faire partie de ce plan 8 et, par conséquent, le plus raisonnable ne serait pas de lutter contre elle, mais de supporter stoïquement, sans s’en plaindre ni se rebeller contre le destin. De cette façon, la dérangeante tension entre la bonté divine et la souffrance humaine aurait une explication, et se résoudrait à la longue dans un plan universel. Dans cette perspective, la consolation face à la douleur devrait se trouver dans notre soumission aux événements, puisque tout serait le fruit de la volonté divine. Même la souffrance des innocents… ?

Avant de nous prononcer en faveur ou contre certaines de ces thèses, nous devons convenir que le monde dans lequel nous vivons est régi par des lois naturelles, inévitables et impartiales, qui nous affectent tous. Si je tombe dans un ravin, la loi de la gravité accélère ma chute, bien que je sois un croyant irréprochable, et en dépit du fait que je sois tombé sans le vouloir. Si mon voisin s’enivre à la suite d’une dispute avec sa femme, l’alcool affectera ses capacités à réagir, et ceci malgré lui. S’il prend le volant dans cet état et qu’il perd le contrôle de son véhicule, il peut s’écraser contre un arbre ou renverser quelqu’un.

Épicure, Fragment 374.

« Nul malheur n’atteint (l’homme) que par la permission d’Allah. » (Le Coran 64 :11).

Les lois naturelles sont universelles : elles fonctionnent de la même manière pour tout le monde. Il est évident que ce qui arrive dans le monde dépend à la fois du fonctionnement normal de ces lois et de leur transgression, ainsi que du respect ou non respect des règles de vie en société et des normes morales. Que ce soit par ignorance, maladresse ou méchanceté, nous commettons tous des erreurs et nous causons des torts, volontairement, ou non. Parfois nous souffrons par nos propres erreurs, et parfois par la faute des autres. Un univers dans lequel les lois naturelles agiraient en fonction de la moralité de celui qui les défie serait-il possible ? Seraitil concevable – ou préférable – que les actes d’un agresseur contre sa victime n’aient aucune conséquence si celle-ci est innocente ?

Etant donné, selon la perspective des croyants, que la liberté humaine existe, la providence divine devrait-elle intervenir pour éviter les conséquences négatives de nos actes ? À quel niveau ? Donnons un exemple concret. Un enfant salit sa chemise pendant le déjeuner. La maman l’oblige à se changer pour aller à l’école. L’enfant sort à la hâte de la maison pour ne pas arriver en retard et court à la rencontre du bus scolaire. Le conducteur est distrait par une jeune fille qui traverse la rue en mini jupe… et renverse l’enfant. Qui est fautif ? L’enfant, qui aurait dû éviter de se salir ? La mère pour l’avoir obligé à se changer ? Le chauffeur qui a été distrait ? Ou la jeune fille pour s’être habillée de cette façon ?

À quel niveau aurions-nous voulu que Dieu intervienne pour éviter l’accident ? En aidant l’enfant à manger sans se salir ? En ôtant l’obsession de la mère pour la propreté ? En freinant le bus scolaire à la place du chauffeur ? En empêchant la jeune fille de mettre une mini jupe ? Si l’être suprême intervenait à n’importe lequel de ces niveaux, il ne respecterait pas notre liberté. 9 Et « sans liberté le monde ne serait qu’une machine ».10

Richard W. Coffen, Where is God When You Hurt ?, Hagerstown (Maryland, États-Unis), Revew and Herald, 1995, p. 3-29.

Citation attribuée à Henri Lacordaire (1802-1861), prêtre français connu par son engagement social.

Le prix de la liberté

Le film Bruce tout puissant 11 raconte comment un jeune homme, désespéré par les divers échecs de sa vie, voudrait sortir de ses ennuis en disposant des pouvoirs divins. Mais les résultats sont pires qu’avant. Bruce découvre qu’il y a des choses que Dieu lui-même ne peut faire, parce que c’est la règle du jeu dans notre univers d’être libres : on ne peut plier la volonté profonde de quiconque, ni forcer qui que ce soit à aimer. Cette parabole moderne nous aide à comprendre ce qui se passe avec le mal. La liberté exercée en marge de l’amour, c’est-à-dire en marge de la proposition divine, détruit nos relations, génère injustices, souffrances et douleurs. 12 L’explication biblique va dans ce sens. La douleur, la maladie et la mort viennent, en ultime instance, de l’exercice irresponsable de la liberté. 13 Nous sommes libres, et nos décisions injustes provoquent des conséquences douloureuses.

Avoir des enfants m’a aidé à comprendre les risques que comporte l’apprentissage de la liberté. Pour leur enseigner à rouler à vélo, par exemple, si nous voulons qu’ils apprennent à garder l’équilibre et à avancer par eux-mêmes, nous devons, à un certain moment, les lâcher. Par conséquent, nous ne pourrons pas éviter toutes les chutes. Cet apprentissage de l’indépendance peut être traumatisant, tant pour les enfants que pour les parents. Parfois j’ai dû me mordre les lèvres et contenir mes inopportunes listes de conseils pour éviter que mes enfants se trompent. J’ai appris que, en beaucoup d’occasions, je n’avais pas d’autre alternative que de souffrir et les laisser souffrir si je voulais qu’ils apprennent à voler de leurs propres ailes.

Si Dieu est père de tous, s’il veut notre bien, et s’il nous a créés libres, il est normal qu’il nous laisse agir librement, bien que cela fasse

Comédie nord-américaine (2003), dirigée par Tom Shaydac et interprétée par Jim Carey, Morgan Freemen et Jennifer Aniston. Le titre original anglais est Bruce Almighty.

Enrique Tierno Galván disait, avec raison : « Béni soit le chaos, parce qu’il est symptôme de liberté. » Mais la liberté, si essentielle, n’est pas tout.

Voir Jacques 1 :13-15.

mal, à lui comme à nous. Parce que, comme le disait Don Quichotte,

« La liberté, mon ami Sancho, est un des dons les plus précieux que les cieux donnèrent aux hommes […]. Par la liberté […] la vie peut et doit s’aventurer. » 14 Sans liberté, nous ne pouvons pas parler d’amour, puisque l’amour ne peut s’imposer. 15

Cela peut donner l’impression que « ce monde a échappé des mains » du créateur, en ce sens qu’il ne le gouverne pas pleinement. Non parce qu’il ne le peut, mais par respect pour la liberté de ses créatures. Créés à son image et dotés d’intelligence, nous sommes capables de prendre soin de ce monde et de le mener sur le bon chemin. Mais aussi de le détruire et de nous détruire. Lorsque nous agissons de façon insensée, notre liberté s’oppose à la sienne. Et face à notre liberté, Dieu semble « renoncer à sa toute puissance, » 16 en tout cas de façon temporaire. C’est-à-dire, qu’en théorie il pourrait nous épargner la souffrance que nous-mêmes générons, mais il ne le fait pas, justement par respect de nos propres décisions.

Certains se demandent pourquoi le créateur ne nous a pas placés dans un pays de Cocagne dans lequel il aurait été impossible de souffrir, et où nous n’aurions pas eu d’autre alternative que de faire la volonté divine, même contre notre gré ou sans en avoir l’envie. Nous vivrions sans responsabilités et sans souffrance. Mais nous nous demandons si cette situation serait plus désirable, étant donné qu’il s’agirait d’une existence sans liberté, et par conséquent, sans conscience et sans amour. La liberté entraîne la possibilité de prendre de mau-

 

Miguel de Cervantes, L’ ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche (1605).

“La liberté est choix […] L’homme est condamné à être libre […] Etre libre c’est pouvoir dire non. ” (Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, Paris : Gallimard, 1943). « La liberté implique responsabilité. C’est là pourquoi la plupart des hommes la redoutent. » (George Bernard Shaw,

« Maximes pour révolutionnaires », dans Bréviaire pour Révolutionnaires, Cahiers libres, 1927).

L’amour de Dieu envers ses créatures comporte à la fois le respect de leur liberté, ainsi que son désir de leur éviter le mal et ses conséquences. Or, cette toute puissance lui permet d’arriver au bien même au travers de nos maux. Comme dans une partie de jeu d’échecs entre joueurs experts, celui qui commence tient un avantage, mais dépend, en un certain sens, de son adversaire jusqu’à la fin du jeu.

vaises décisions, et donc d’agir contre notre propre bien ou celui de nos semblables, ce qui implique le risque de souffrir et de faire souffrir. Par conséquent il apparaît qu’un monde où la liberté morale est possible, et par conséquent, où il existe le risque de souffrir, est préférable à une existence sans liberté. 17 Pour Hellen Keller – sourde, muette et aveugle – « éviter à tout prix le danger n’est pas préférable à affronter le risque de souffrir. La vie est une aventure audacieuse… ou elle n’est rien. » 18

Un grand conflit cosmique

La Bible, le livre le plus influent de notre culture, situe le scandale du mal dans le cadre d’un immense conflit dirigé contre l’Être suprême par ses créatures. Cette rébellion a une lointaine origine cosmique, mais elle affecte aussi cette terre, convertie dès des temps immémoriaux en un singulier champ de bataille ; ou en un champ de blé dans lequel un ennemi 19 a semé de l’ivraie. 20

La lutte commença avec la rébellion d’un être céleste. Le créateur aurait pu le détruire sans plus attendre, mais les autres êtres intelligents de l’univers se seraient soumis à la volonté divine par peur du châtiment, et non par amour ; l’œuvre dévastatrice de l’ivraie continuera jusqu’à ce que l’univers entier prenne conscience des conséquences épouvantables du mal et reconnaisse que les propositions divines sont les meilleures. 21

Selon le récit de la Genèse, la souffrance sur cette terre apparaît comme le résultat des agissements de nos premiers ancêtres contre

Voir Lawrence W. Wilson, Why me ?, Kansas City, Beacon, 2005, p. 35.

Tiré de Hellen Adams Keller, Sourde, muette, aveugle : histoire de ma vie, Payot et Rivages (réédition 2001).

Le mot « Satan » signifie en hébreux « accusateur » ou « adversaire ». Voir Le petit Robert des Noms propres, édition revue et corrigée de 2000).

20. Voir Matthieu 13 :24-30 ; 36-43.

Voir Ellen G. White, Éducation, Dammarie-les-Lys : Éditions Vie & Santé, 1986. http://www.truthfortheendtime.com/Mp3_Books/French/Education/Education.pdf (p. 292). Cf. R. Badenas, Le conteur de paraboles, Dammarie-lès-Lys : Éditions Vie & Santé, 2009, p. 38-39.

les lois divines qui sont la clé de l’harmonie de l’univers. Quand ces lois sont enfreintes, que ce soit en luttant entre nous, ou en défiant l’ordre naturel, le désordre et la souffrance apparaissent. Et au milieu de la vie surgit la mort. Le mal est un intrus, le grand ennemi de Dieu, et non son instrument.

Le texte biblique qualifie de « chute » l’usage de la liberté pour faire le mal, et appelle « péché » l’état de l’être humain qui se sépare de Dieu. Nous pouvons lutter contre les conséquences de nos actes, mais y échapper nous est hors de portée. Pendant que le conflit dure, nous souffrons de ses dommages collatéraux. Mais un jour, il sera définitivement démontré que nos maux sont la conséquence de notre éloignement de Dieu. Quand il ne subsistera plus le moindre doute dans tout l’univers, quant au fait que Dieu nous propose ses lois par amour, et qu’il est bon de les suivre, le conflit cessera.

Cette explication du grand conflit cosmique peut être très éclairante mais n’est en aucun cas une justification de la souffrance. Il est indubitable que la douleur des innocents montre combien Dieu a raison de nous proposer ses lois de vie, et combien lamentables sont les conséquences de nos folies. Mais cela ne minimise pas la souffrance présente.

Si tel était le cas, nous serions en train d’admettre que la fin justifie les moyens. Dans ce cas, Elie Wiesel aurait raison de nous demander quelle somme de souffrance serait encore nécessaire pour prouver aux habitants de l’univers que Dieu est amour et que le mal est atroce. Combien d’enfants maltraités, combien de victimes de guerre, combien de gens morts de faim seraient encore nécessaires pour convaincre l’humanité du besoin de mettre en pratique la solidarité et la compassion ? N’y a-t-il pas suffisamment de souffrance déjà pour nous convaincre que Dieu a raison ?

On se demande, en effet, pourquoi faut-il tellement de temps pour en finir avec le mal. Mais quand nous y réfléchissons de près, nous nous rendons compte que le problème de la souffrance sur notre planète nous concerne personnellement, d’une manière plus directe qu’il ne concerne Dieu.

Combien d’années nous faut-il pour tirer les leçons de l’histoire de Caïn et Abel ? Combien de personnes faut-il voir mourir de faim pour que nous devenions solidaires avec les affamés ? Combien d’innocents doivent être encore torturés pour nous convaincre que la cruauté est une horreur ? Il est clair qu’avant d’en rejeter la responsabilité sur Dieu, nous devrions reconnaître que le problème du mal se pose surtout à notre niveau. 22

Souffrance et responsabilité

La dégradation de l’harmonie de notre environnement dénonce une mauvaise gestion de la nature, dans laquelle nous avons chacun notre part de responsabilité. Ce qui se passe sur cette terre, loin d’être le fruit de la volonté divine, est le résultat de l’accumulation de tous nos choix inadéquats. Si Jésus nous enseigne à prier dans le Notre Père :

« Que ta volonté soit faite sur la terre » 23 c’est parce qu’elle n’est pas respectée.

Par le simple fait de vivre sur la même planète, nous contribuons à l’accumulation des dégâts qui détériorent de plus en plus notre environnement. Cela signifie que chacun d’entre nous est impliqué, depuis sa naissance, dans un inévitable contexte de solidarité pour le bien et pour le mal. Bien que victimes innocentes des malheurs hérités, chacun commet à la fois injustices et erreurs, qui s’additionnent aux problèmes de notre situation actuelle.

Je reconnais que mes réponses à la question « Pourquoi le mal existe-t-il dans notre monde ? » sont insuffisantes. Je l’ai constaté souvent face à mes élèves. Mais avant d’y revenir, je voudrais rappeler que, jusqu’à maintenant, personne ne m’a demandé : « Pourquoi le

Dans la parabole de l’ivraie, le maître du champ ne permet pas à ses ouvriers d’arracher les mauvaises herbes, parce qu’il ne veut pas qu’en les arrachant on abîme le blé. Arracher l’ivraie est à la portée de son pouvoir mais contraindre qui que ce soit ne correspond pas à son caractère. (Voir Jürgen Moltmann, The Way of Jesus Christ, Minéapolis, Fortress Press, 1993, p.108-110 ; cf. Robert Badenas, « La zizanie » dans Le conteur de paraboles, Dammarie-les-Lys : Éditions Vie & Santé, 2009, p. 31-39.).

Matthieu 6 :10.

bien existe-t-il ? » Notre cri de protestation – « Pourquoi moi ? – » quand quelque chose de mal nous arrive, suggère que nous nous considérons tous, plus ou moins, comme des victimes innocentes de balles perdues. Il est significatif que la moindre malchance que nous ayons à supporter nous indigne, mais que nous tenons pour acquise toute la bonté du monde… Alors que nous produisons la plus grande partie du mal que nous voyons autour de nous, et que nous sommes tous – certains plus que d’autres – responsables de cette situation, la question pertinente n’est pas : « Pourquoi souffrons-nous injustement ? » mais : « Pourquoi sommes-nous toujours en vie ? » Si nous croyons que tout provient du hasard et du chaos, nous devrions conclure que la grande question n’est pas pourquoi le mal existe-t-il, mais pourquoi le bien existe-t-il.

Si l’occurrence du mal n’est pas comparable à celle du bien, puisqu’il ne fait pas partie de la création originelle, il apparaît en un sens évitable. Nous disons que « Dieu permet » ce qui se passe dans le sens où je permets à mon fils d’utiliser mon vélo. Permettre un plaisir au cours duquel un malheur peut arriver est une chose, causer ou désirer le malheur en est une autre. 24 Il est risqué, par conséquent, de parler des maux que Dieu « permet » et qu’en théorie il pourrait « éviter », à partir du concept abstrait de sa toute-puissance, car nous n’avons pas la pleine compréhension de la personne de Dieu, et aussi parce que nous sommes des obstacles à son action en ignorant ses préceptes. L’attribut divin de la toute-puissance deviendra tout à fait évident à la fin des temps, quand son pouvoir s’exercera pleinement enfin dans le sens de son idéal pour nous, dans des conditions de vie parfaites. 25 En attendant, nous devrions observer ce que Dieu a fait concrètement dans l’histoire, ce qu’il fait et ce qu’il promet de faire pour résoudre le problème de la souffrance. Si

Ver Elie Wiesel, The Trial of God, New York, Shocken Books, 1995.

Pour une discussion sur les grandes questions de la théodicée, voir Jürgen Moltmann, Le Dieu crucifié. La croix du Christ, fondement et critique de la théodicée chrétienne (Col. Cogitatio Fidei, n° 80), Paris : Cerf, 1974. Voir aussi, du point de vue philosophique, Eliane Amado Levy-Valensi, Les niveaux de l’être : la connaissance du mal. Paris : PUF, 1963.

Dieu continue à respecter notre liberté, nous devrions respecter aussi la sienne et lui faire confiance.

Lueurs d’espérance

Si Dieu est amour, il ne peut que désirer le meilleur pour ses créatures. 26 Nous pouvons faire confiance en sa bonté tout en combattant les maux du monde causés par notre éloignement de ses plans. Il nous est possible de nous confier en la miséricorde divine, malgré nos expériences souffrantes, parce que nous savons que le créateur aussi abhorre la douleur, 27 et qu’il a planifié sa fin définitive. 28 Sachant que le mal peut seulement être vaincu par le bien, 29 nous cherchons des solutions pour maintenant, en attendant l’accomplissement des promesses divines plus tard. Ce que nous savons et comprenons déjà de Dieu nous permet de garder foi en lui, en dépit de ce que nous ne connaissons pas et ce que nous ne comprenons pas encore. 30

Or, dans le monde complexe dans lequel nous évoluons, la souffrance peut paradoxalement nous sembler, parfois, utile. Par exemple, à cause de douleurs de l’appareil digestif, nous pouvons apprendre à mieux gérer notre santé. En supportant dans notre propre corps les conséquences de nos erreurs, l’expérience douloureuse risque finalement d’affiner notre sensibilité et de mettre en cause nos actes. Mais ni la souffrance ni le mal ne peuvent de produire par euxmêmes quelques chose de bon. Ni directement ni indirectement. Le mal n’est pas une entité en lui-même, sous aucune de ses formes. Le mal n’a pas de consistance réelle, en n’étant, au fond que « la menace

26. 1 Jean 4 :8.

Voir Romains 8 :31-39. Cf. Alfred Kuen, La souffrance, le mal, pourquoi ? Éditions Emmaüs, 2010.

Apocalypse 21 :1-4. Cf. Henri Blocher, Le mal et la croix, Méry-sur-Oise, Sator, 1990.

Romains 12 :21.

« À la fin des temps, toutes les raisons seront révélées, toute souffrance expliquée, toutes les questions éclairées. En attendant, le défi de la douleur n’est pas de trouver des réponses, mais de rencontrer la foi, d’avoir confiance en Dieu non pour ce que nous savons mais en dépit de ce que nous ne savons pas. » (Why me, op. cit., p. 54).

de l’existence ». L’apparente « utilité » du mal dans certains cas, révèle, finalement sa propre perversité, car elle cache une tentative d’usurpation de ce qui n’appartient qu’à Dieu : la production du bien. Seul Dieu est capable de faire sortir du néant de la douleur la tendresse, la bonté, la patience, le courage, etc. dont l’être humain a besoin pour lutter contre le mal, sous toutes ses formes. C’est comme si Dieu, à partir du néant de notre malheur – mais non pas grâce à lui – faisait surgir le bien dont nous avons besoin pour réussir.

 

C’est dans ce sens que les grands maîtres de la spiritualité ont vu dans la souffrance un chemin de retour vers la solidarité et vers la reconnaissance de la bonté du plan divin. L’écrivain anglais C. S. Lewis écrivait qu’« il importe peu à Dieu d’être le dernier recours de ses créatures » 31 . Beaucoup d’entre nous se sentiraient offensés dans leur dignité si les autres se tournaient vers nous uniquement par nécessité. Dieu, au contraire, comme il nous aime d’un amour absolu, nous accepte toujours.

Karl Marx accusait la religion d’être « l’opium du peuple ». Bien qu’il le disait dans un autre sens, nous pourrions affirmer que la religion peut apporter à l’homme, en effet, l’encouragement ou la stimulation dont il a souvent besoin. Car reconnaître le besoin d’aide, y compris divine, n’est pas en soi une faiblesse. Prendre conscience de nos limites est non seulement réaliste, mais également nécessaire pour vivre une vie pleine. Quelqu’un qui ne ressentirait jamais la soif en mourrait peut-être, parce que nous avons tous besoin d’eau pour vivre, et la soif est le mécanisme protecteur qui nous rappelle que boire est une nécessité. Puisque nous ne pouvons atteindre notre destin ultime sans Dieu, 32 notre soif de lui est un symptôme de santé spirituelle. Ne pas sentir cette nécessité est précisément le signe dangereux que quelque chose ne fonctionne pas, une analgésie

Clive Staples Lewis, Le problème de la souffrance, Le Mont-Pèlerin : Éditions Raphaël, 2005.

Augustin de Hipone : « Tu nous as fait pour toi et notre cœur est sans repos jusqu’à ce qu’il se repose en toi. » (Les Confessions, I.I.1.)

plus destructrice que l’analgésie physique. La découverte de notre nécessité de Dieu est le premier pas pour accepter son aide.

Par conséquent, nos efforts les plus utiles ne sont pas ceux qui tentent d’expliquer la douleur 33 mais ceux qui tentent de la combattre. Ce faisant, nous nous associons à cette lutte cosmique en faveur du bien, encouragés par la conviction de que notre souffrance est partagée d’une certaine manière par le créateur. Nous soupirons, espérant la fin de la bataille, mais sachant que la guerre a déjà été gagnée, et « que les afflictions du temps présent ne sont pas comparables à la gloire à venir. » 34 Alors que les combats persistent, avec leurs terribles dommages collatéraux, Dieu nous dit :

« Persévère. Fais-moi confiance, nous souffle Dieu. Un jour la douleur disparaîtra. J’ai prévu une autre vie pour réparer les injustices que tu as subies dans ta vie présente. En attendant, je suis avec toi. »

Pour aller plus loin dans ce thème complexe, voir Paul Ricœur, Le mal : un défi à la philosophie et à la théologie, Genève : Labor et Fides, 1986 ; et Adolphe Gesche, Dieu pour penser. T. 1, Le mal, Paris. Cerf, 1993.

34. Romains 8 :17-18.

6

Les explications traditionnelles

« Dieu se trouve dans tout, aussi dans la douleur.

Dans la douleur surtout. »

ELIE WIESEL

N

ous avons tous entendu les récits d’accidents de train ou d’avion qui parlent de voyageurs qui devaient normalement se trouver sur les lieux de la catastrophe et qui pour des rai-

sons diverses n’y étaient pas : l’un était tombé malade, un autre était arrivé en retard… etc. Certains en concluent que Dieu les a protégés. D’autres, cependant, remarquent que d’autres personnes ne devaient pas se trouver sur les lieux de la catastrophe mais qui dans cette occasion précise s’y trouvaient pour des raisons également aléatoires : l’un a dû prendre le train pour aller travailler parce que sa voiture était en panne ; une femme devait accompagner sa fille chez le médecin, etc. Pourquoi dans le même accident certains meurent, d’autres sont gravement blessés, et d’autres ne sont pas touchés ? Nous ne le savons pratiquement jamais, mais nous inventons des explications…

Notre attrait pour le magique nous conduit à refuser le hasard. On dira alors que, pour certains, ce n’était pas encore leur heure, pour d’autres que cet accident faisait partie de leur destin, cela devait leur

arriver. Beaucoup de croyants attribuent ces faits dont nous ignorons les causes à des interventions surnaturelles. « Dieu l’a voulu » signifie pour eux qu’il protège certains mais permet que d’autres souffrent, que ce soit pour expier leurs fautes ou alors en vue d’un plus grand bien.

Châtiment de Dieu ?

Je me souviens du jour où le pasteur, qui avait tenté de consoler ma mère de la mort de mon petit frère, revint à la maison peu de temps après pour lui présenter ses condoléances lors de l’enterrement de son père, mon grand-père, mort assez jeune d’une très mauvaise maladie. Alors qu’elle lui expliquait qu’entre-temps un ulcère gastrique lui avait perforé l’estomac, le bonhomme lui dit, affligé :

« Ma sœur, vous devez être une âme très spéciale. Dieu vous apprécie tellement qu’il travaille à votre sanctification. Quand il aura complété son œuvre, vous sortirez de l’épreuve comme de l’or pur : “ Dieu châtie celui qu’il aime ” 1. »

Je me souviens de la réponse de ma mère :

« Et bien, en ce moment je préfèrerais que Dieu m’aime moins. »

Lorsque nous punissons nos enfants pour leur bien, nous appliquons notre discipline avec modération. Une fracture du tibia ou du crâne ne pourra jamais être justifiée comme étant le fruit de l’amour paternel. Il y a des coups qui ne méritent pas le nom de punition, mais d’abus. Ils ne sont pas le fruit de l’amour mais de la perte de la maîtrise de soi, voir de la cruauté. Dieu est-il capable de nous faire souffrir de cette façon ? 2 Pouvons-nous dire que des situations qui, si nous les avions provoquées nous-mêmes, nous

Cf. Apocalypse 3 :19.

Voir surtout la première partie de François Varone, Ce Dieu censé aimer la souffrance, Paris : Cerf, 1985.

conduiraient à être enfermés dans un hôpital psychiatrique ou en prison 3, répondent à la volonté de Dieu ?

Dieu veut-il la souffrance ? Certains croyants semblent le comprendre ainsi et enseignent à le craindre comme un être implacable. Suite à leurs convictions, ils se méfient de leurs désirs naturels de bonheur comme s’ils étaient mauvais. La souffrance et la mort ne sont-elles pas la punition du péché humain ? Au centre du christianisme, n’y a-t-il pas précisément la figure d’un homme torturé et mort sur une croix, souffrant injustement pour l’humanité ?

Beaucoup comprennent que la souffrance comme le bonheur sont les récompenses de leur propre conduite. 4 Pour d’autres, tout arrive par la volonté divine, de façon que nous devrions accepter avec soumission ce que l’existence nous apporte, incluant les épreuves, les maladies et la mort. 5 Ces explications, qui attribuent la souffrance d’une façon ou d’une autre à la volonté divine, sont-elles théologiquement convaincantes ou moralement acceptables ?

Certains prétendent que Dieu nous envoie des malheurs pour corriger nos péchés et nous rendre meilleurs, pour nous donner des leçons, ou encore pour nous éprouver et nous purifier comme le feu raffine l’or. 6 Mais si cela était le cas, nous verrions les plus méchants souffrir, el les plus gentils bénéficier du bonheur. Ce serait un moyen

Voir Leslie D. Weatherhead, Salute to A Sufferer, Londres, Epworth Press, 1962, p. 16 ; cf. Armin Kreiner, Gott im Leid, Freiburg : Herder, 2000 ; Luis Lavelle, Le mal est la souffrance, Morin : Bouère, 2000.

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