Face à la douleur

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La réalité est ainsi faite, et il n’y a pas de sens à envisager un droit à la non souffrance. Ce qui devrait avoir du sens serait de nous donner le devoir ne nous abstenir de faire du tort délibérément, à nousmêmes comme aux autres. Pour cela il faudrait assumer que nous n’avons pas le droit d’infliger de la douleur à notre prochain, sous aucune forme que ce soit, si ce n’est pour lui éviter un plus grand mal, nous inspirant de l’éthique de la médecine, qui exige de combattre la douleur par tous les moyens, 3 sachant que parfois il est nécessaire de faire un peu mal pour que survienne un grand bien.

Pouvons-nous invoquer le droit à être libérés de toute douleur ? Une réponse affirmative devrait s’appuyer sur le fait que, si cela est possible, il serait cruel de ne pas essayer. Dans une situation idéale, tous les êtres humains devraient pouvoir accéder, par exemple, aux services de la médecine palliative, et pouvoir compter sur des moyens analgésiques appropriés aux besoins de chacun. Mais tel n’est pas le cas. La répartition des ressources reste très inégale et injuste. Et nous continuons à regretter qu’une grande partie de la douleur humaine reste, en dernière instance, évitable, mais inaccessible pour la plupart de la population mondiale.

Ce principe fondamental d’éthique naturelle est à la base des Dix Commandements, de la Déclaration des Droits de l’Homme, de l’assistance sanitaire assurée par les constitutions modernes, ou de la Déclaration de Kyoto. Ainsi, il est contraire aux préceptes bioéthiques, par exemple, de refuser des analgésiques de peur que le patient en devienne dépendant, et il incombe au personnel soignant de préparer la médication adéquate pour qu’il souffre le moins possible. (Cf. Soins palliatifs en équipe : le rôle infirmier. Institut UPSA de la Douleur, édition 2006).

Souffrance destructrice

Cependant, toutes les peines ne sont pas évitables ou comparables entre elles. La faim ressentie par la personne qui sait qu’elle va manger sous peu n’est pas comparable à la faim qui tenaille celle qui ne pourra pas se rassasier, faute d’avoir accès à la nourriture. Dans le cas de la souffrance provoquée par une faim qui ne peut être assouvie, la douleur augmente avec le sentiment de vulnérabilité et d’impuissance.

Ainsi donc, une bonne partie de la souffrance, loin d’être naturelle ou « nécessaire », est terriblement injuste. Notre amie Sara faisait très attention à sa santé, néanmoins, elle a développé un cancer. L’enfant de nos charmants voisins, un jeune policier très prudent, est décédé dans un accident de la route. Parmi mes collègues de travail, des parents dévoués ont donné la meilleure éducation à leurs enfants, mais n’ont pas pu éviter que ceux-ci tombent dans les griffes de la drogue. Et nous pourrions multiplier ces exemples.

C’est pourquoi il faut conclure que dans certains cas nous survivons grâce à la fonction protectrice de la douleur, mais dans d’autres nous succombons à cause de ses conséquences destructrices. 4 Arrivés à certaines limites, et confrontés à des situations sans remède, nous devons abandonner la thèse de la souffrance positive. La douleur s’avère être trop souvent, un supplément indésirable et sinistre qui nous détruit. Car, si d’un côté il existe une souffrance protectrice, qui nous avise d’un danger, d’un autre côté nous sommes confrontés à des tourments destructeurs en face desquels la logique s’effrite. Ce sont ceux dont nous souffrons sans aucun bénéfice en contrepartie et qui nous mènent à une vie insupportable ou à la mort.

Cf. Chauchard, La douleur (col. Que sais-je ?), Paris : PUF, p. 252.

Le hasard et la tragédie

Dans nos sociétés démocratiques, nous sommes habitués à définir des responsabilités pour tout. Nous avons tendance à penser – sans fondement – que tout malheur doit avoir un responsable. Mais cela ne reflète pas toujours la réalité. Il est certain que si nous étions capables de mobiliser tous les moyens à notre disposition, nous éviterions beaucoup de malheurs. Mais certainement pas tous. A côté des injustices et inégalités économiques ou sociales qui entraînent tant de problèmes, la convergence d’événements non maîtrisés, le hasard et les catastrophes – naturelles ou provoquées – continueront d’exister. Un tsunami provoque des milliers de morts, sans que nous ne puissions l’éviter. Toutefois, les parents culpabilisent d’avoir laissé leurs enfants aller à la plage ce jour-là, les familles et amis des victimes accusent les services météorologiques de n’avoir pas prévenu à temps, et les survivants culpabilisent d’être en vie.

Cette culpabilité n’est pas justifiée. Il y a des évènements pour lesquels personne n’est directement responsable. Pourtant ce sentiment de culpabilité est une des constantes les plus persistantes de l’humanité, car elle se sait malgré tout responsable de la majorité de ses maux. Ce sentiment de culpabilité est à la fois l’éclair de lucidité et la lie amère de la conscience humaine. 5

Approches traditionnelles

Il est évident que les explications “naturelles” de la souffrance satisfont jusqu’à un certain point seulement. Depuis la nuit des temps, l’homme essaie de comprendre le mystère de la douleur, recourant à des explications qui dépassent la sphère de son expérience. Toutes les religions offrent des réponses métaphysiques au problème du mal. Ainsi, les unes l’expliquent comme la conséquence d’une transgression de l’ordre naturel (voir la notion de tabou dans les so-

« C’est qu’une idée est profondément inscrite dans le cœur de tous les hommes, et cette idée c’est que tout se paie. » Dr. Paul Tournier, Vraie et fausse culpabilité, Neuchâtel – Paris : Delachaux & Niestlé, 1958, p. 187.

ciétés animistes) ; d’autres, comme le châtiment divin pour les péchés de l’humanité (religions théistes) ; et d’autres même comme un moyen privilégié pour progresser, se purifier ou expier ses fautes (traditions orientales).

Tout effort pour donner une explication à la douleur reste marqué par des idéologies philosophiques ou religieuses. La compréhension que l’on a de l’existence, influence obligatoirement l’explication que l’on tente de donner au problème de la souffrance.

Fatalisme

Déjà les textes homériques, comme beaucoup d’autres écrits des cultures païennes, posent la question du sens de la souffrance, mais en réalité n’y répondent pas. Les héros de l’Iliade et l’Odyssée sont nourris de pessimisme fatal, enveloppés d’un sentiment permanent de tristesse. Ils savent qu’ils passeront sur cette terre un bref espace de temps, et craignent d’aboutir dans l’Hadès, où les attend un destin incertain et lugubre. Leur vie n’a pas de sens. Contre la fatalité du malheur ou du hasard, même les dieux ne peuvent rien. Pour les Grecs anciens, le destin est une force supérieure à celle même des dieux. Son pouvoir est particulièrement craint, parce qu’on suppose qu’il affecte la condition humaine de façon inexorable. Tant la mythologie grecque que la littérature latine enseignent l’inutilité de tout effort pour changer le cours des choses, puisque le destin est préétabli avant même la naissance de chacun, de façon à être prédit par les oracles et les augures. Cette conviction imprègne à tel point leur mentalité que la tragédie classique consiste à décrire comment celui qui ose défier son destin ou l’ordre social est puni par la folie ou la mort.

Négation de la douleur

Partant de l’idée qu’il est inutile de lutter contre le destin, certains philosophes tentent de combattre la douleur, développant une doctrine focalisée sur l’attitude du souffrant. Leur grande question est : Que pouvons-nous faire pour que ce qui se passe nous fasse moins

mal ? La fameuse réponse stoïcienne dit : “Si j’accepte volontairement mon destin (que je ne puis changer) il ne peut rien m’arriver d’adverse. C’est-à-dire, je suis libre, parce que j’ai accepté le principe d’assumer tout ce qui m’arrive.” Le stoïcien cherche l’issue au problème de la souffrance par le chemin de la négation, la répression ou la non expression de la douleur. Ainsi, Epictète enseignait à ses disciples à combattre la douleur en se répétant la phrase suivante : “Douleur n’est rien de plus qu’un mot.” 6 Mais ses propres disciples découvrirent vite que la théorie de l’apathie (l’impassibilité) proposée par le maître du stoïcisme ne fonctionnait pas en pratique. La réalité crue s’impose sous les belles thèses et parfois la douleur est si violente que même les plus stoïques n’en peuvent plus. Il leur reste donc comme seul recours le suicide, dernier acte d’affirmation de liberté et de suppression de la douleur.

Une réponse similaire est donnée dans certaines traditions orientales, comme les pratiques qui tendent à combattre la souffrance au moyen de l’annulation des désirs. Bouddha disait : “Ceci est, mes frères, la vérité sur la souffrance : La naissance est douleur, l’amour est douleur, la séparation est douleur, ne pas réaliser les désirs est douleur, s’accrocher à la vie est douleur. Ceci est l’origine de la souffrance : le désir d’être heureux, le désir d’exister.” 7 Partant de la prémisse que la souffrance vient de la frustration, la solution proposée est la renonciation à la volonté personnelle, l’annulation du moi, et la lutte pour l’abandon de tout désir.

Les techniques de maîtrise de soi orientales ont des points positifs. Cependant, si la pratique de la sérénité peut atténuer certains types de souffrances, surtout physiques, mais ne s’applique pas toujours à la douleur morale, surtout quand nous souffrons par compassion avec d’autres. Nier l’existence de la souffrance ne l’élimine pas. Cer-

La devise d’Épictète était : « Supporte et abstiens-toi » (apéchou kai épéchou). (Aulu-Gelle, Nuits attiques, XVII, 19).

Peter Harvey, Le bouddhisme : Enseignements, histoire, pratiques, éditions Points, Paris, 2006, p. 198.

 

taines pratiques de “déviation de l’attention” rappellent le cas d’un fumeur dont me parla un ami médecin : il était si effrayé de ce qu’il avait lu dans un article sur les conséquences désastreuses du tabac, qu’à partir de ce jour il cessa de lire la presse… ! Et on se demande si, à la longue, il est bénéfique pour l’être humain de devenir insensible, en particulier face à la souffrance des autres.

Résignation face au destin

Diverses traditions enseignent de ne pas se rebeller contre le malheur, car – selon leurs convictions – il résulte toujours de nos propres fautes ou de la volonté divine. Souvent, elles citent pour exemple les personnes affectées par les maladies transmises par des relations sexuelles et qui mettent en cause leur style de vie. La souffrance est alors le résultat direct de transgressions concrètes, même si la victime de son propre comportement n’en est pas consciente. C’est d’une certaine façon l’idée fataliste de diverses cultures qui s’enracinent dans une éducation religieuse culpabilisante. À un enfant qui tombe en essayant d’atteindre le pot de confiture de l’armoire de la cuisine, certains parents disent : “Châtiment de Dieu. Tu as désobéi à ta mère et c’est ta punition. Tu l’as mérité.” Et ainsi, l’enfant finit par croire que toute forme de souffrance vient comme une sanction directe – divine – de ses fautes.

Rébellion

Mais l’idée selon laquelle la souffrance humaine est due à un châtiment divin nous révolte. Comme le disait une de mes voisines : “On dit que Dieu fait souffrir ceux qu’il aime le plus, mais moi je préfère qu’il me laisse tranquille. Qu’est-ce que j’ai bien pu lui faire pour qu’il me donne une fille aussi bête ?”

Dans mon ministère pastoral, face à des situations douloureuses, j’ai entendu beaucoup de réactions comme celles-ci :

“Comment Dieu peut-il permettre la souffrance de mon bébé ?”

“Quel mal ai-je fait, moi, pour avoir un cancer ? J’ai toujours été fidèle à mon Église… Je ne pense pas être pire que mes amis, et pourtant eux vont bien.”

“Pourquoi Dieu permet-il que des enfants meurent pendant les guerres ?”

“Comment vais-je me faire opérer de cette tumeur si Dieu luimême me l’a envoyée ?”

Dans les sociétés sécularisées, suite à la perte de la foi, à la confiance dans la médecine comme solution pour tout, et leurrés par le rêve utopique d’un monde dans lequel la science éliminera un jour la douleur, beaucoup ont cessé de chercher des réponses au problème de la souffrance dans la philosophie et la religion. Ils ont fini par se désintéresser de la dimension énigmatique de la douleur et de regarder de l’autre côté. Mais le problème de la souffrance morale continue à nous interpeller.

Souffrance morale

Du point de vue bioéthique, on distingue souvent – avec raison – la douleur physique de la souffrance morale. Si l’on peut combattre la douleur à tout prix, la souffrance, en revanche, n’offre pas les mêmes possibilités de traitement thérapeutique, puisque les circonstances qui la produisent ne peuvent être modifiées par des solutions concrètes. Le médecin court le risque d’ignorer la souffrance morale qu’implique une situation déterminée pour un patient particulier et se limiter à des traitements symptomatiques insuffisants. Et les patients à leur tour risquent aussi de prendre de mauvaises décisions personnelles qui vont contrecarrer les effets qu’aurait une bonne thérapie.

Face à la complexité de la tâche, la médecine cherche sans cesse de nouveaux moyens pour combattre ou pallier les différentes formes de douleur. Entre autres choses, elle a découvert qu’un nombre incroyable de douleurs physiques viennent, au moins en partie, de mauvaises attitudes face à la vie et, en particulier, de problèmes psy-

chologiques non résolus. Contrairement à la souffrance physique, la souffrance morale ne provient ni d’accidents, ni d’états pathologiques. Elle survient, la plupart du temps, du conflit entre nos désirs et la réalité. Le décès d’un être cher, la perte d’un emploi, la diminution des facultés par la maladie, un accident, ou la vieillesse, la colère d’origine affective provoquée par un divorce ou une rupture, etc. Cette forme de souffrance arrive à cause de nos limites biologiques (nous nous trouvons difformes, diminués ou vieux), nos désavantages sociaux (nous nous sentons exclus par notre condition de femme, de noir, d’étranger, de célibataire), nos difficultés économiques (dettes ou pauvreté), nos problèmes affectifs (nous avons été trompés ou rejetés), etc.

Ces inquiétudes grandissent face aux barrières, chaque fois plus infranchissables, que la réalité oppose à nos rêves, illusions ou espoirs. Comme le disait John Lenon, “la vie réelle est ce qu’il nous arrive en marge de nos projets”. Ainsi, la souffrance morale provient de situations pénibles pour lesquelles nous ne trouvons pas de remède : se savoir coupable d’erreurs irréparables ; ne pas être aimé par la personne aimée ; se sentir désespéré parce qu’il est déjà trop tard pour réparer une erreur, se trouver impuissant face à la mort d’un être cher, ou désemparé face à l’approche de la nôtre, etc.

La souffrance morale est inévitable dans un monde injuste, mais elle fait profondément partie de notre humanité. Nous pourrions presque dire qu’il est sain et positif de la sentir, parce qu’elle surgit de nos meilleures facultés, de notre sensibilité et de notre capacité à éprouver de la compassion. L’inhumain serait que nous restions insensibles face à l’injustice ou au malheur, tant pour nous que pour les autres.

Angoisse, stress, dépression

Un exemple classique de la difficulté à séparer la douleur de la souffrance est explicite en cas d’angoisse, de stress et de dépression. Selon les estimations techniques, en 2000, cent millions de personnes souffraient de dépression dans le monde, deux fois plus qu’en 1950, la majorité en Occident. En 2009, entre 7% et 10% de la

population mondiale subissait une des formes de dépression, essentiellement dans les pays au style de vie occidental 8. Les causes de ce mal croissant sont très complexes, puisque les composantes physiologiques sont difficilement séparables des facteurs psychologiques, des prédispositions génétiques, du style de vie, de l’influence de l’entourage, des tensions familiales et des problèmes personnels.

Selon les spécialistes, le stress et la solitude sont deux des principaux agents dépressifs. Le stress procède de la peur, du surmenage, de la surcharge émotionnelle dans le travail, de la préoccupation causés par les problèmes personnels, de la tension de vouloir en faire plus, sans fixer de limite. Les personnes qui souffrent de solitude sont blessées par le manque de vis-à-vis pour communiquer, partager leurs émotions, pour combler une carence affective ou recevoir une aide ponctuelle. Mais certaines peuvent souffrir sans être réellement seules. Le sentiment de solitude n’est jamais comblé lorsqu’il est provoqué par le manque d’estime de soi, de reconnaissance et d’appréciation par leurs proches. Ce n’est pas qu’elles aient besoin de célébrité, de fortune ou de médailles pour être heureuses. Elles ont simplement besoin que quelqu’un les reconnaisse, fête leurs réussites, leur facilite l’acceptation de leur réalité, apaise leurs inquiétudes, reconnaisse leurs fardeaux et les aide à trouver la paix intérieure. Le stress et la solitude troublent la personnalité, perturbent la perception de soi et bouleversent la sérénité face à la réalité, générant de l’anxiété et des angoisses pénalisantes. 9

La complexité de cette douleur est décrite par ses victimes en termes angoissants : « Moi, je ne peux oublier l’horreur de la dépression, la douleur intolérable, la solitude, l’isolement, le désespoir qui exclut tout espoir […]. Le néant comme unique échappatoire à la douleur. » 10 De ce fait, leur traitement requiert l’assistance

Voir www.depressionhelpspot.com/depression_statistics.html. Cf. Charles Cungi et Ivan Druon Note, Faire face à la dépression, Éditions Retz, 2007.

Françoise Dolto, Solitude, Paris: Gallimard, 2001; cf. Cathérine Audibert, L’incapacité d’être seul : essai sur l’amour, la solitude et des addictions, Paris : Payot, 2008.

Ronald Dunn, Quand le ciel est silencieux, Marne-la-Vallée : Farel, 2003, p. 144-145.

médicale professionnelle. Quand on aborde la dépression en termes uniquement psychologiques ou spirituels, on met le malade en demeure de réagir par la foi ou des motivations positives alors qu’il est dans l’incapacité de les concevoir. Traiter les symptômes sans se préoccuper des causes de la douleur ne sert pas à grand-chose. Vouloir imposer des louanges à un cœur qui saigne est cruel. 11

Les multiples causes de la douleur

Arrivés à ce point de notre réflexion, nous nous rendons compte qu’à la question “Pourquoi souffrons-nous ?”, notre réponse n’est nullement facile, parce que nous souffrons, en réalité, pour de multiples et différentes causes. Nous pourrions les résumer de la façon suivante :

Nous souffrons, premièrement et de toute évidence, parce que nous sommes humains. Notre réalité physique est sensible, vulnérable et mortelle. Nous nous blessons, tombons malades, vieillissons. En ce sens, notre souffrance est “naturelle”, au moins dans notre état actuel.

Nous souffrons aussi parce que nous sommes libres, capables de faire des choix douloureux et d’assumer des risques susceptibles de causer de la douleur.

Nous souffrons également, en grande partie, parce que nous sommes intelligents, et, de ce fait, conscients de notre réalité souffrante, et capables d’utiliser notre intelligence pour faire souffrir.

Il n’y a pas de doute, par conséquent, que nous souffrons encore et très souvent parce que notre propre méchanceté est capable de faire beaucoup de mal, individuellement et collectivement.

Paradoxalement, nous souffrons aussi parce que nous n’agissons pas toujours avec l’intelligence dont nous devrions faire preuve.

John White, The Masksof Melancholy, Westmont (Illinois, États-Unis), Intervarsity Press, p. 77.

Une grande partie de nos problèmes viennent d’erreurs insensées que nous commettons envers nous-mêmes et envers les autres.

Nous souffrons encore, logiquement, parce que nous vivons en société, et sommes souvent victimes des décisions des autres. Un fumeur passif peut souffrir de graves dommages par l’attitude irresponsable des fumeurs.

Finalement, nous souffrons aussi par solidarité ou compassion face à la douleur des autres. C’est-à-dire qu’une grande partie de notre souffrance n’est pas tant physique que morale.

Mais nous n’arrivons pas à nous contenter de réponses logiques, comme celles-ci, ni même techniques ou scientifiques, à la question de la souffrance. Nous avons besoin aussi de réponses existentielles et métaphysiques. En plus de nous demander de quelle façon diminuer la douleur ou l’éliminer, nous aimerions aussi savoir si la douleur a un sens quand tous nos efforts pour la diminuer ou l’éviter atteignent leurs limites. Nous expérimentons tous une fois la nécessité, face à notre propre de douleur ou celle de nos êtres chers, de savoir que faire ou dire quand nos efforts s’écrasent contre notre impuissance et qu’il nous arrive l’inévitable.

Par conséquent, le besoin de chercher, au-delà de notre propre souffrance, des réponses sur ses causes ultimes, subsiste. En attendant, nous pouvons réfléchir sur la maxime des chiffonniers d’Emmaüs qui consiste à “lutter contre la souffrance et éliminer ses causes.” 12 Et nous pouvons ajouter : avoir la lucidité et le courage nécessaires pour combattre la douleur ou pour l’assumer, selon les cas, tout en sachant qu’elle sera toujours inévitable, souvent difficile à supporter, et que, parfois, elle l’emportera sur la vie.

12. Devise de la Communauté Ouvrière d’Emmaüs : « Devant toute humaine souffrance, selon que tu le peux emploie-toi non seulement à la soulager sans retard, mais encore à détruire ses causes. » (www.emmaus.fr). « Agir pour que chaque homme, chaque société, chaque nation puisse vivre, s’affirmer et s’accomplir dans l’échange et le partage, ainsi que dans une égale dignité » (Extrait du Manifeste universel). « Servir avant soi qui souffre plus que soi » (mot d’ordre de l’Association Emmaüs).

PARTIE II

Réflexion

« Pour comprendre la douleur, il n’y a rien de tel que d’avoir souffert. »

JACINTO BENAVENTE

5

L’énigme de la souffrance

« La douleur est pour l’humanité un tyran plus terrible que la mort elle-même. »

 

ALBERT SCHWEITZER

J’

avais un peu moins de 4 ans. Pourtant, marqué au fer rouge dans ma mémoire, je conserverai toujours le souvenir du jour où mon frère, de deux ans à peine, tomba dans une

bassine d’eau bouillante. Ma grand-mère avait pour habitude d’y mettre à tremper des vêtements pleins de graisse, que mes oncles rapportaient au retour de l’usine. J’aimerais poursuivre mon récit en disant que, après les soins prodigués par les médecins et les ferventes prières de ma famille, mon petit frère survécut à cet accident… Mais il n’en fut pas ainsi. Mon frère mourut au bout d’une semaine d’atroces souffrances. Ma mère ne se remit jamais de cette perte. Je me souviens l’avoir entendu répéter des nuits entières :

« Pourquoi, Seigneur ? Pourquoi ? »

Je me souviens aussi du pasteur bien intentionné, qui tentait de la consoler avec des phrases qui resteront à jamais gravées dans ma mémoire :

« Dieu l’a voulu ainsi. Il sait mieux que nous ce qui nous convient. Nous devons garder confiance en lui. Sa volonté s’est accomplie. »

Si je comprenais bien le pasteur, Dieu voulait que mon petit frère de deux ans meure, ou pire encore, qu’il meure tourmenté par des brûlures au troisième degré écorchant la quasi totalité de son corps… L’idée que Dieu avait un lien quelconque avec la mort de Gérard me poursuivit tout au long de mon enfance.

Comme ma pauvre mère, face à des malheurs insupportables, nous nous demandons tous pourquoi. Confrontés à un accident, une attaque terroriste, un tremblement de terre ou une maladie grave, nous réagissons immédiatement par cette question : « Pourquoi cela arrive-t-il ? » « A qui la faute ? » Certaines questions obtiennent des réponses. D’autres non. L’athée s’en remet souvent au hasard : « Le mal existe parce que la vie est ainsi faite. Tout provient du chaos. » Ou bien : « La souffrance existe, donc Dieu n’existe pas. Il ne faut pas chercher plus loin. Rien n’a de sens. » Beaucoup de croyants disent : « Dieu l’a voulu. »

Les grandes théories

Face au problème du mal, tout au long de l’histoire, les être humains ont tenté d’élaborer diverses explications. En voici les plus caractéristiques :

Le mal n’existe pas

Pour certains, par exemple le philosophe Spinoza, et pour beaucoup de courants de la spiritualité orientale, surtout hindoue et bouddhiste, le mal, bien qu’il paraisse omniprésent, en réalité n’existe pas. Il est illusoire. Partant de cette vision optimiste de la vie, nous déduisons que le mal est présent parce que nous ne parvenons pas à comprendre l’univers dans sa totalité. Le sage va au-delà de la réalité immédiate, et comprend que ce que nous appelons « le mal » fait partie de l’ordre du monde. Pour lui le mal est simplement une erreur de perspective qui provient de notre finitude et

de notre vision limitée des choses. 1 « Tout ce qui existe est bon » 2 dira le poète anglais Alexandre Pope (1688-1744). Seule l’erreur humaine nous fait voir le mal, affirmait Leibnitz.

Comme il est évident que nous ignorons beaucoup de choses, en suivant la logique de cette réflexion, nous nous demandons si le froid existe. Bien sûr, nous avons tous senti le froid. Et pourtant, selon les lois de la physique, le froid n’existe pas réellement. Ce que nous appelons froid n’est rien de plus qu’un état produit par l’absence de chaleur sur un objet ou en un lieu déterminé. La chaleur, elle existe, c’est une réalité mesurable, qui résulte de la transmission de l’énergie. Nous avons inventé le mot « froid » pour exprimer les différents degrés du manque de cette énergie. Nous pouvons en dire tout autant de l’obscurité, qui elle non plus n’existe pas réellement. Nous appelons « obscurité » l’absence de lumière. Pour cette raison, nous pouvons étudier la lumière, nous pouvons la mesurer et la décomposer en couleurs, mais nous ne pouvons pas analyser l’obscurité. Elle est définie par un terme réservé à la description de ce qui se passe lorsque la lumière manque. De la même façon, nous disons que le mal existe parce que nous voyons autour de nous les innombrables formes d’injustice, de violence et de douleurs. Mais en réalité, à l’instar du froid et de l’obscurité, le mal n’a pas non plus d’existence objective. Le « mal » est le mot que nous avons inventé pour décrire l’absence de bien.

Le mal est positif

D’autres penseurs, au travers d’une perspective dialectique parallèle, argumentent que le mal existe, mais qu’il constitue une réalité négative seulement en apparence, puisqu’il est au service du bien. Ce qui à un moment donné nous paraît mal est souvent, en temps voulu, utile et nécessaire, bien que nous ne le comprenions

Baruch Spinoza, « Lettre 58, à Schuller », dans Œuvres de Spinoza, Paris : Gallimard (collection

« La Pléiade »), 1954, p. 1251.

Voir Gottfried Wilhelm Leibnitz, Essais de Théodicée (écrit en 1710, publié en 1747).

pas. Le thomisme explique l’utilité du mal dans un projet divin global, dans lequel même le péché est en fin de compte une felix culpa, parce qu’il a permis le plan du salut et rendu nécessaire un Rédempteur. Dieu utilise le mal au nom d’un bien meilleur. 3 En interprétant la réalité à travers une perspective hégélienne, évolutionniste ou marxiste, beaucoup défendent que le mal n’est qu’un sous-produit inévitable de la lutte pour la vie – de la loi de la jungle à la lutte des classes – avec le triomphe des plus forts et des plus habiles sur les autres. Malgré les problèmes collatéraux que ce

« mal » entraîne, il est en fin de comptes une réalité positive qui permet à l’humanité d’avancer vers des stades de développement supérieurs et plus justes. C’est pourquoi, disent-ils, le bien et le mal sont des concepts relatifs et ambigus. Ce qui nous paraît mal peut être un pas de plus vers un mieux. Le mal est nécessaire au progrès de l’histoire. Ainsi l’exige, sans appel possible, le jeu des grands nombres au sein d’un Tout en voie d’organisation. « S’il y a du mal dans la nature, c’est que l’arrangement coûte : la douleur est le prix de l’être. » 4 Il est inévitable que certains bénéficient d’une situation dont certains souffrent, de façon que ce qui est mal pour la gazelle – se faire dévorer – est bon pour le lion – qui la dévore.

Le mal est inévitable

Pour d’autres, enfin, le mal est une conséquence de la liberté. D’une perspective simplement humaine, si nous analysons les causes directes de nos malheurs, nous nous rendrons compte que la plupart viennent de la violation des lois naturelles ou de nos agressions flagrantes. En agissant librement, nous pouvons tous nous faire du mal

Tomas D’Aquin, Summa Theologica, question 48.

Cité par G. Magloire, Pierre Theilhard tel que je l’ai connu, Synthèse, 1957, p. 50. « Nos […] maux sont le prix et la condition même d’un achèvement universel. En attendant qu’elles s’évaporent dans une plus haute atmosphère, les sombres nuées qui nous entourent peuvent être transfigurées… En dépit de tant d’apparences contraires, le Monde, s’il comprenait le Mystère de la Personnalité qui se développe en lui, pourrait d’ores et déjà, comme la théorie de l’union l’annonçait, monter dans la joie. » Theilhard de Chardin, Le Milieu Divin, dans Cl. Cuénot, Pierre Teilhard de Chardin, Paris : Plon, 1958, T. IV, p. 84.

ou faire du mal aux autres. Le manque de respect des autres, sous forme de mille et une injustices, entraîne la misère, l’inégalité économique, l’oppression sociale et politique… Pour le croyant, si Dieu respecte la liberté de ses créatures, il est inévitable que celles-ci puissent agir à l’encontre de leur bien. Notre libre arbitre est

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