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Les musiciens et la musique

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Sans tenir compte des rares morceaux des Huguenots, dont le style ne se maintient pas à la hauteur des autres comme, par exemple, le solo de Marcel avec les harpes: Voyez, le ciel s'ouvre, beaucoup de gens entraînés par la force créatrice qui se manifeste si fréquemment dans cette partition, n'hésitent pas à la placer au-dessus de son aînée. Cette préférence n'enlève rien à l'admiration due à Robert le Diable; nous la croyons tout à fait méritée, et l'auteur lui-même probablement ne nous démentirait pas.

LE PROPHÈTE

I
29 avril 1849.

On voit que l'amour tient peu de place dans l'action de ce livret, mais tant d'autres passions tendres le remplacent, que l'intérêt ne languit pas un seul instant. Tout y est disposé en outre pour la plus grande gloire du compositeur, et d'habiles et saisissants contrastes y sont ménagés pour le plaisir des yeux; il réunit donc toutes les conditions voulues aujourd'hui pour un excellent poème d'opéra.

Après avoir produit à Paris deux ouvrages tels que Robert et les Huguenots, c'était une tâche immense pour M. Meyerbeer d'aborder une troisième fois la scène lyrique. Il y avait même un certain danger pour lui dans ce sujet du Prophète, tout dramatique et musical qu'il soit, à cause de certaines ressemblances qu'il présente avec celui des Huguenots.

Je veux parler de l'obligation où il mettait le compositeur de recourir encore à l'emploi fréquent d'un thème religieux (celui des anabaptistes) et du style grave, sombre même, que les caractères de ces fanatiques rendait obligatoire, comme avait déjà fait le Marcel des Huguenots. Mais le grand maître a habilement vaincu cette difficulté. Le choral latin: Ad nos venite, miseri, est bien choisi d'abord, et son caractère lugubre prend un aspect de plus en plus terrible au fur et à mesure que le fanatisme de la nouvelle secte va se propageant et grandissant.

Au lever de la toile, deux paysans dialoguent une charmante musette, pleine de fraîcheur et d'originalité.

Le chœur: La brise est muette, est doux et gracieux, on remarque dans l'orchestre des effets neufs de pizzicato unis à des traits de petite flûte. Après une jolie cavatine de Berthe, on est frappé de la couleur étrange du psaume des trois anabaptistes chanté à l'octave et à l'unisson par deux voix de basse et un ténor. La scène révolutionnaire commence: tous les murmures, les exclamations, les bruits de l'émeute sont reproduits par la musique avec un bonheur inouï, et la rumeur populaire toujours grandissante éclate enfin sur une reprise du psaume anabaptiste avec une fureur dont les émeutes réelles ne nous ont pas encore donné une idée. Cela fait frémir. On sent que le plus terrible des fanatismes, le fanatisme religieux est de la partie. Ce chœur est si extraordinaire, qu'il faut regretter de le trouver au premier acte. Ces coups de foudre rendent toujours, pendant plus ou moins de temps, l'oreille insensible aux sons qui leur succèdent, et il serait à désirer qu'ils éclatassent à la fin des actes seulement. Le récitatif suivant est d'un grand intérêt tant pour la diction vraie des paroles que pour la manière habile avec laquelle sont disposés les accompagnements. La romance à deux voix: Un jour dans les flots de la Meuse, est empreinte de la naïveté que comportait le caractère des deux paysannes Berthe et Fidès. Il est malheureux qu'à la fin, des vocalisations de cantatrices et même une vraie cadenza viennent dissiper la douce illusion qu'avait fait naître le morceau. Il n'y a plus alors de Berthe, ni de Fidès, nous entendons mademoiselle Castellan et madame Viardot qui, pour chanter en prime donne italiennes, oublient leurs personnages un instant.

Une délicieuse valse vocale et instrumentale ouvre le second acte. Dans la douce et mélancolique cavatine de Jean qui lui succède, j'ai remarqué une véritable faute que je suis bien aise de relever ici. J'aurais trop à louer, et ma prose deviendrait bientôt insupportable, si quelques grains du poivre de la critique ne venaient en relever la fadeur. M. Meyerbeer, ce grand maître des contrastes, doit mieux qu'un autre concevoir cela. Il faut que tout le monde vive.

Voici ce dont il s'agit. Les paroles sont: Le jour baisse, et ma mère sera bientôt de retour. Sans doute le jour baisse et ma mère forment une fin de vers, mais ce n'était pas une raison pour placer le repos après le mot mère. Il est évident, au contraire, qu'il faut s'arrêter après le jour baisse et dire l'autre membre de phrase sans interruption.

On remarque plusieurs effets sinistres sous le dialogue des anabaptistes et un charmant smorzando à la fin du chœur: Bonsoir, ami, bonsoir! le songe de Jean est une des grandes pages de la partition. C'est un récitatif obligé, où l'orchestre lutte d'expression avec le chant et la parole. Un thème admirable est d'abord proposé par un cornet placé sous le théâtre, un trémolo suraigu de violons accompagne la voix, puis le thème du cornet reparaît et circule dans tout l'orchestre jusqu'au mot maudit! qu'un horrible et sourd hurlement instrumental semble lancer de l'enfer. Le mot clémence, au contraire, surgit avec bonheur d'une modulation suave et inattendue. La romance: Il est un plus doux empire, est d'une mélodie fraîche dont la grâce devient plus tendre quand, vers la fin, la voix forme duo avec le cor. Roger a dit en maître toute cette scène. Le premier air de Fidès: O mon fils, soit béni! si admirablement chanté par madame Viardot, est du plus beau style; c'est vrai et touchant; les interjections des instruments à vent secondent et renforcent l'expression; les silences même de la voix et de l'orchestre y concourent, ainsi que l'heureuse entrée du mode majeur à la péroraison. Ce morceau a vivement impressionné l'auditoire.

Il y a une grande énergie dans le trio: Oui, c'est Dieu qui t'appelle et t'éclaire! Mais ce qui domine dans cette fin d'acte, c'est l'attendrissement produit par la scène où Jean, écoutant à la porte de la chambre où repose sa mère endormie, l'entend le bénir encore dans son sommeil. La voix de Fidès n'est point en réalité entendue du spectateur; l'orchestre la représente, et les fragments de l'air précédent de la vieille mère, reproduits par le cor anglais sous une harmonie de violons en sourdine, prennent un caractère aussi mystérieux que tendrement solennel. C'est délicieux. Une hardie dissonance est habilement placée sous le dernier cri de Jean: Adieu, ma mère! Un autre cri d'une étonnante et terrible vérité est celui que poussent les femmes menacées par la hache des anabaptistes après le chœur féroce: Du sang! Que Juda succombe! Il faut louer aussi beaucoup l'air de Zacharie.

Les roulades dans le style de Hændel s'accordent ici on ne peut mieux avec l'accent de triomphe de ce sombre fanatique.

Mais voici le ballet, et tout ce que la musique instrumentale a de plus charmants caprices va se faire entendre pour lui. On connaît la grâce exquise des airs de danse de Robert et des Huguenots; ceux-ci ne leur cèdent en rien. Ils commencent par un allegro et l'orchestre est accompagné par les voix, chantant:

 
Voici les laitières,
Lestes et légères.
 

J'ai remarqué là des détails ravissants que le bruit produit par la première apparition des patineurs a presque entièrement dérobés à l'attention de l'auditoire. L'allegro à six-huit, avec l'accentuation continuelle de la fin de chaque temps de la mesure, sur lequel les principaux groupes de patineurs viennent ensuite faire leurs amusantes évolutions, est d'une originalité que lui dispute seul l'air suivant, espèce de valse lente, terminée par une coda à deux temps pressés d'un effet neuf et inattendu qui a fait éclater en applaudissements toute la salle. Il y a encore une charmante redowa. Les airs de danse seuls suffiraient à faire la fortune de l'éditeur de cette immense partition. Après le ballet vient un trio pour voix d'hommes: Verse, verse, frère! original, coloré, d'un rythme franc, plein d'effets curieux d'instrumentation vocale, et dont le thème est ramené de la façon la plus heureuse pour un trait de la voix de basse. Ce trio a été couvert d'applaudissements. Une belle phrase de violoncelle annonce l'entrée de Jean, pensif et soucieux. Le chœur: Trahis! est d'un admirable emportement, et la pédale syllabique des voix du peuple, sous le solo du prophète, est une belle et dramatique combinaison.

Il faut en dire autant de ces sonneries de trompettes, qui, des divers coins de la place de Munster, se mêlent hardiment avec une apparente confusion, résultant de l'ordre le plus savant, au chant de Jean-l'Enthousiaste. Le thème du finale: Roi du ciel et des anges, a l'avantage d'être simplement rythmé et de se graver promptement dans la mémoire de l'auditeur.

Au quatrième acte, se fait remarquer d'abord le chant de l'aumône, bien humble, bien triste et merveilleusement accompagné par l'accent lugubre des clarinettes dans le chalumeau. Plus loin, au dessus des deux clarinettes soutenant l'accord dissonant de seconde, s'élève avec bonheur une charmante phrase de violon.

Les vocalisations à deux voix sur ces mots: Je t'ai perdu, me choquent, je dois l'avouer. Jamais, ce me semble, de pareils tours de gosier n'ont convenu à l'expression d'une douleur humaine et profonde comme celle de ces deux femmes, femmes du peuple d'ailleurs, simples et pauvres, dont le chant, en aucun cas, ne devrait avoir de prétention à la virtuosité.

Je passe rapidement sur le duo entre Berthe et Fidès, pour arriver à la scène du couronnement. Elle s'ouvre par un thème de marche bien nettement dessiné et élégant, que proposent d'abord les violoncelles, et que reprend avec bonheur le cornet. Puis la cérémonie commence. Ici toutes les cataractes de l'harmonie s'ouvrent. L'orchestre, le chœur, l'orgue, les fanfares de Sax; c'est un tumulte musical admirablement combiné, où se succèdent le Te Deum laudamus en faux-bourdon, un hymne d'enfants de chœur sur le thème favori déjà entendu au premier acte dans le récit du songe de Jean, les bruits triomphaux, et les malédictions de la vieille Fidès. La scène où le prophète renie sa mère est sublime d'expression harmonieuse; la question de Jean: Suis-je ton fils? se répète sur deux accords de l'effet le plus saisissant et le plus inattendu, auxquels l'association des timbres de la clarinette basse et des violons divisés en trémolo à l'aigu prête un caractère extraordinaire. La partie de chant présente là des difficultés d'intonation qu'un musicien consommé tel que Roger peut seul surmonter avec assurance. Les interjections de Fidès sont remarquables par leur accent vrai, jusqu'au moment où part en gamme une série rapide de non, non, non, non, et un arpège vocal qui ne me paraissent pas appartenir au style dramatique sérieux.

 

Les sanglots de la vieille femme amènent aussi dans cette scène une disposition de paroles entrecoupées dont l'excellente intention est évidente: L'ingrat ne-me-recon-naît-pas. Mais pourquoi ce même rythme sanglotant est-il repris par les voix des anabaptistes, qui, eux, ne sanglotent pas? Je ne sais.

La première cavatine de Fidès, au cinquième acte, est touchante, les passages de clarinette basse suivant à l'octave inférieure la partie du chant y produisent un excellent effet; il y a d'ailleurs dans l'accent général du morceau de la vérité et du naturel; à part le point d'orgue final, qui est vrai… comme un point d'orgue. Mais pour la seconde cavatine suivante: Comme un éclair, malgré le vague des paroles, rien à mon sens ne saurait y justifier l'emploi du style di bravura dans le rôle d'une vieille femme usée par l'âge et les chagrins. Je ne puis pas renier ici la religion musicale que j'ai professée toute ma vie, religion révélée par l'instinct de l'expression, et dont Gluck, Spontini, Mozart, Beethoven, Rossini (dans Guillaume Tell et le Barbier), Weber, Grétry, Méhul, et tant d'autres grands maîtres furent les apôtres. Ces aberrations de la musique théâtrale m'ont toujours paru d'abominables hérésies, et m'inspirent une horreur profonde. L'air dont il est ici question et quelques passages analogues du rôle de Fidès et de celui de Berthe m'ont causé de plus cette fois un véritable chagrin, chagrin que tous les vrais amis de la musique partagent et qu'ils ne peuvent ni ne doivent dissimuler. Ceci déclaré, j'ai encore à louer le joli trio pastoral: Loin de la ville, l'air de danse pendant le festin sardanapalesque du roi, et enfin le thème plein d'un élan désespéré:

 
Versez, que tout respire
L'ivresse et le délire!
 

qui couronne dignement cette grande composition, digne en tous points des deux chefs-d'œuvre qui l'ont précédée.

Le succès du Prophète a de prime abord été magnifique, sans pareil. La musique seule l'eût assuré. Mais toutes les richesses imaginables de décors, de costumes, de danse et de mise en scène viennent y concourir. Le ballet des patineurs est une de ces jolies choses qui assurent la vogue d'un opéra. Les décors représentant l'intérieur de l'église de Munster et celui du palais du Prophète, sont d'une incomparable beauté. L'exécution musicale ne s'est pas élevée à cette hauteur, à l'Opéra, depuis de longues années: le chœur chante et agit avec une verve admirable; des voix de ténors fraîches et vibrantes s'y font même remarquer pour la première fois. L'orchestre est au-dessus de tous éloges; la finesse de ses nuances, la perfection, la netteté de ses traits les plus compliqués, sa discrétion savante dans les accompagnements, son impétuosité, sa verve furieuse dans les moments d'action violente, la justesse de son accord et son exquise sonorité décèlent en lui l'orchestre du Conservatoire, que la lassitude et le dégoût ont trop souvent rendu méconnaissable à l'Opéra. Ranimé par son enthousiasme pour l'œuvre nouvelle, et par la direction ferme, précise, chaleureuse et toujours attentive de M. Girard, il a aisément prouvé qu'il était toujours un des premiers dont la musique européenne puisse s'enorgueillir.

Maintenant, parlons des chanteurs.

Le succès de Roger et de madame Viardot a été immense. Cette dernière, dans le rôle de Fidès, a déployé un talent dramatique dont on ne la croyait pas (en France) douée si éminemment. Toutes ses attitudes, ses gestes, sa physionomie, son costume même sont étudiés avec un art profond. Quant à la perfection de son chant, à l'extrême habileté de sa vocalisation, à son assurance musicale, ce sont des choses connues et appréciées de tout le monde, même à Paris. Madame Viardot est une des plus grandes artistes que l'on puisse citer dans l'histoire passée et contemporaine de la musique. Il suffit, pour en être convaincu, de lui entendre chanter son premier air: O mon fils, sois béni! Roger a non seulement répondu à tout ce que nous attendions de lui sur la grande scène de l'Opéra, mais même de beaucoup dépassé notre attente, à la seconde représentation surtout. Sa voix, toujours juste, vibre avec éclat dans les élans de force, et s'adoucit jusqu'au murmure dans les phrases tendres. Acteur et chanteur habile, soigneux, intelligent et passionné, il a constamment tenu son auditoire en haleine. Chacun admirait en outre la grâce et la distinction de ses gestes. Sa pantomime, dans la scène du couronnement, – quand, forcé de méconnaître sa mère, il lui fait comprendre, par l'expression seule de son visage, qu'elle doit elle-même se démentir, – est une de ces choses qu'on ne décrit point.

On palpite à le voir, à suivre l'éloquence muette de son visage et de ses yeux. Il fait admirablement le récit de son rêve au second acte; il dit ce vers du cinquième:

 
Ma mère, hélas! me maudit, me déteste!
 

d'une façon déchirante, et celui-ci surtout:

 
Et puis le sang versé nous rend impitoyable.
 

Il a trouvé là une sonorité particulière qui tient le milieu entre celle de la parole et du chant, et dont l'accent, d'une vérité parfaite, est irrésistible. Roger et madame Viardot sont chaque soir rappelés plusieurs fois avec enthousiasme.

II
27 octobre 1849.

Cette reprise du Prophète, qu'on n'avait pas entendu depuis plusieurs mois, devait être et a été, en effet, très favorable à la partition. La partie musicale du public se trouve maintenant dans les conditions voulues pour comprendre l'ensemble et apprécier la finesse des détails de l'œuvre. Un opéra de cette dimension et de ce style ne peut être bien goûté que de ceux qui l'ont assez vu ou lu pour le savoir presque par cœur; or cette représentation était, je croîs, la vingt-sixième, et pendant la clôture de l'Opéra qui l'a précédée, la publication de la partition en avait répandu à flots les mélodies, soit en les reproduisant dans leur forme originale, soit en les défigurant plus ou moins par ces opérations obligées qu'on nomme maintenant transcriptions, pour piano à quatre mains ou piano à deux mains, pour deux violons, pour un violon, pour deux flûtes, pour une flûte et même pour un flageolet!.. Quand on songe qu'il existe dans le monde des êtres à figure humaine désireux de posséder la partition du Prophète transcrite (le mot est merveilleux) pour un flageolet!!! Et dire que ce sont ces êtres-là qui indemnisent l'éditeur des pertes que lui ferait infailliblement éprouver la publication de l'œuvre intacte.

Tant il y a que, le flageolet, les flûtes, le cornet à pistons, les pianos, les bals, les concerts de salon et les pensionnats de demoiselles aidant, chacun sait maintenant que la partition du Prophète contient trente morceaux de divers et très beaux caractères, sans compter quatre airs de ballet, valse, redowa, quadrille des patineurs et galop, d'une élégance et d'un entrain irrésistibles. On chantonne, on sifflotte, on pianotte le chœur pastoral: La brise est muette, si doucement rythmé et si plein de fraîcheur; la charmante romance: Un jour, dans les flots de la Meuse; le morceau d'ensemble: Ad nos, ad salutarem undam, gros choral en style luthérien dont l'accent et la couleur sont si vrais, que toutes les fois que les trois corbeaux anabaptistes viennent le coasser, on se sent pris d'une fureur mêlée de mépris pour ces ignobles fanatiques, et qu'on cherche sous sa main quelque canon pour les mitrailler. Et la gracieuse pastorale: Pour Berthe, moi je soupire, le magnifique arioso: O mon fils! sois béni! le songe (page colossale d'orchestration, de modulation et de vérité dramatique), les couplets si vigoureusement rythmés et d'une mélodie si originale: Aussi nombreux que les étoiles, l'arrivée des patineurs, le trio: Verse, verse, si remarquable par sa sauvage gaieté, la marche du sacre, dont le second thème est si noble, le chœur d'enfants: Le voilà, le roi prophète, les couplets bachiques, l'hymne triomphal lui-même: Roi du ciel, tout y passe.

Mais comme les amateurs véritables, les forts, supposent bien que leur exécution de toutes ces admirables choses sur le flageolet, et même sur deux flageolets, si excellente qu'elle soit, laisse un peu à désirer, la plupart d'entre eux deviennent curieux de voir l'œuvre entière arrangée à grand orchestre par l'auteur; et, en dépit de la mode, ils vont à l'Opéra. Voilà pourquoi il y avait foule si compacte à la représentation dernière, et tant de visages de joueurs de flageolet.

Quelques-uns de ces dilettanti ont bien trouvé que M. Meyerbeer avait entièrement dénaturé leurs morceaux favoris en les arrangeant pour tant de voix et d'instruments; souvent même ils ont été embarrassés pour les reconnaître; mais en considération de l'originalité de la mélodie, ils ont senti qu'il ne fallait pas trop en vouloir de son harmonie et de son instrumentation à l'arrangeur, et ils lui ont généreusement pardonné tout ce luxe intempestif.

Pardon, cher et illustre maître, de plaisanter de la sorte à propos de votre œuvre immense; mais quand ma pensée se porte sur nos usages d'industrie musicale, sur les idées incroyables que se fait de notre art la grande majorité de ceux qui, dit-on, le font vivre en le payant, je me sens pris de ces rires nerveux, rires de fou, rires de désespéré, rires de damné, rires de Bertram, auxquels il faut que je cède sous peine de me livrer à des fureurs atroces et du plus mauvais goût. A ce sujet, si vous voulez être franc, vous conviendrez même, je le parie, que ces procédés de torture appliqués par l'industrie à l'art et à la poésie vous font aussi bien des fois grincer a bocca chiusa de la plupart de vos dents. Et pourtant il ne vous est pas encore arrivé, du moins je l'espère, de recevoir une insulte pareille à celle qui, entre mille autres, fut infligée en 1828 à ce pauvre grand poète Weber quand son Freyschütz eut été, sous le nom de Robin des Bois, écartelé à l'Odéon. Il y avait alors dans le quartier Latin (quartier général des joueurs de flageolet, et où l'on vous joue, par conséquent, depuis la loge jusqu'à la mansarde), il y avait, dis-je, un pauvre diable qui exerçait pour vivre une étrange industrie.

Il y a de tout dans ce Paris. Les uns trouvent leur pain au coin des bornes, la nuit, une lanterne d'une main, un crochet de l'autre; ceux-ci le cherchent en grattant le fond des ruisseaux des rues; ceux-là en déchirant le soir les affiches qu'ils revendent aux marchands de papier; de plus utiles équarrissent les vieux chevaux à Montfaucon. Celui-là équarrissait la musique des grands maîtres en général, et celle de Weber en particulier. Vous croyez peut-être deviner déjà le nom de mon homme, et je vous vois rire d'ici; eh bien! pas du tout, ce n'est pas lui; le mien se nommait Marescot, et son métier était de transcrire toute musique pour deux flûtes, pour une guitare ou pour flûte et guitare, et surtout pour deux flageolets, et de la publier. La musique de Weber ne lui appartenant pas (tout le monde sait qu'elle appartenait à l'auteur des paroles et des perfectionnements que Robin des Bois avait dû subir pour être digne d'apparaître à l'Odéon47), il n'osait la publier ni la vendre, et c'était un grand crève-cœur pour lui, car, disait-il, il avait une idée qui, appliquée à un certain morceau de cet ouvrage, devait lui rapporter gros. En ma qualité d'étudiant flûtiste et guitariste, je connaissais ce malheureux. Nos tendances musicales n'étaient pas précisément les mêmes, et je dois avouer qu'il m'est arrivé plus d'une fois de lui laisser soupçonner que je l'appréciais. Je m'oubliai même un jour jusqu'à lui dire le demi-quart de ma pensée. Ceci nous brouilla un peu, et je demeurai six mois sans mettre les pieds dans son atelier. Malgré tous les crimes et toutes les infamies dont il s'était couvert à l'égard des grands maîtres, il avait un aspect assez misérable et des vêtements passablement délabrés. Mais voilà qu'un beau jour je le rencontre marchant d'un pas leste sous les arcades de l'Odéon, en habit noir tout neuf, en bottes entières et en cravate blanche; je crois même, tant la fortune l'avait changé, qu'il avait les mains propres ce jour-là. «Ah, mon Dieu, m'écriai je, tout ébloui en l'apercevant, auriez-vous eu le malheur de perdre un oncle en Amérique, ou de devenir collaborateur de quelqu'un dans un nouvel opéra de Weber, que je vous vois si pimpant, si rutilant, si ébouriffant? – Moi! répondit-il, collaborateur? ah bien, oui; je n'ai pas besoin de collaborer; j'élabore tout seul la musique de Weber, et bien je m'en trouve. Cela vous intrigue; sachez donc que j'ai réalisé mon idée, et que je ne me trompais pas quand je vous assurais qu'elle valait gros, très gros, extraordinairement gros. C'est Schlesinger, l'éditeur de Berlin, qui possède en Allemagne la musique de Freyschütz; il a eu la bêtise de l'acheter; quel niais! Il est vrai qu'il ne l'a pas payée cher. Or, tant que Schlesinger n'avait pas publié cette musique baroque, elle ne pouvait, ici, en France, appartenir qu'à l'auteur de Robin des Bois, à cause des paroles et des perfectionnements dont il l'a ornée, et je me trouvais dans l'impossibilité d'en rien faire. Mais aussitôt après sa publication, à Berlin, elle est devenue propriété publique chez nous, aucun éditeur français n'ayant voulu, comme bien vous le pensez, payer une part de sa propriété à l'éditeur prussien pour une composition pareille. J'ai pu aussitôt me moquer des droits de l'auteur français et publier sans paroles mon morceau, d'après mon idée. Il s'agit de la prière en la bémol d'Agathe au troisième acte de Robin des Bois. Vous savez qu'elle est à trois temps, d'un mouvement endormant, et accompagnée avec des parties de cor syncopées très difficiles et bêtes comme tout. Je m'étais dit qu'en mettant le chant dans la mesure à six-huit, en indiquant le mouvement allegretto, et en l'accompagnant d'une manière intelligible, c'est-à-dire avec le rythme ordinaire dans cette mesure (une noire suivie d'une croche, le rythme des tambours dans le pas accéléré), cela ferait une jolie chose qui aurait du succès. J'ai donc écrit ainsi mon morceau pour flûte et guitare, et je l'ai publié, tout en laissant le nom de Weber. Et cela a si bien pris, que je le vends, non par centaines, mais par milliers, et chaque jour la vente en augmente. Il me rapportera à lui seul plus que l'opéra entier n'a rapporté à ce nigaud de Weber, ni même à M. de Castil-Blaze, qui pourtant est un homme bien adroit. Et voilà ce que c'est que d'avoir des idées.»

 

Que dites-vous de cela, cher maître? Je suis presque sûr que vous allez me prendre pour un historien et que vous ne croirez pas un mot de mon récit. Et tout en lui est vrai néanmoins et j'ai longtemps conservé un exemplaire de la sublime prière de Weber ainsi transfigurée par l'idée et pour la fortune de M. Marescot, éditeur de musique et professeur de flûte et de guitare, établi rue Saint-Jacques, au coin de la rue des Mathurins.

Convenez que c'est une belle chose, en fait d'art, que le suffrage du plus grand nombre!..

Pour en revenir à la reprise du Prophète, il me semble, à part le petit accident causé par la faiblesse de quelques pauvres femmes des chœurs, que vous avez dû être content de vos interprètes. Il y avait dans tous ardeur, zèle et enthousiasme. Madame Viardot a été admirable comme toujours; c'est chez elle une habitude enracinée. Roger ne fut jamais, depuis qu'il est à l'Opéra, si bien en voix, ni en verve plus heureuse. Il nageait en pleine passion et dominait toutes vos terribles rumeurs musicales des sons de sa voix stridente et hardie jusqu'à l'insolence ce jour-là. Dans la scène de l'église, dont la mise en scène et la pantomime des deux acteurs principaux sont des chefs-d'œuvre, madame Viardot et Roger ont fait frissonner toute la salle. C'était donc justice de les rappeler aussi souvent qu'on l'a fait pendant et après la représentation. Mais on a été, ce me semble, d'une parcimonie d'applaudissements choquante à l'égard de Levasseur, qui a dit avec une habileté et une justesse d'intonation bien remarquables toutes les parties de son rôle et surtout ses couplets: Aussi nombreux que les étoiles dont la mélodie roule sur deux octaves pleines de mi à mi, et qu'il n'est pas facile de chanter de cette façon. Madame Castellan était aussi en beauté de voix, elle n'a rien laissé à désirer sous le rapport de la justesse ni de la pureté des sons. Entre nous, son rôle est écrit un peu haut, et il contient des traits qu'elle est obligée d'arracher en penchant la tête de côté dans l'effort de l'action laryngienne, et en faisant une grimace trop comique pour sa jolie figure.

Là, en confidence, sont-ce vos cantatrices qui vous ont imposé toutes ces vocalises d'un si singulier effet, ou est-ce vous qui les leur avez confiées? Il y a eu, dites-vous, entre l'auteur et les virtuoses échange de procédés. Je m'en doutais. C'est bien triste. Le public n'aime pas trop cela comme musique, malgré tous ses applaudissements; ne le croyez pas, il s'étonne, il acclame quand le tour est fait, comme s'il assistait aux périlleux exercices des artistes de l'Hippodrome, voilà tout. Quant à moi, je vous avouerai que ces contorsions de gosier me font un mal épouvantable, abstraction faite même des atteintes portées à l'expression et aux convenances dramatiques. Leur bruit m'attaque douloureusement toutes les fibres nerveuses; je crois entendre passer la pointe d'un diamant sur une vitre ou déchirer du calicot. Vous savez si je vous aime et vous admire; eh bien, j'ose affirmer que dans ces moments-là, si vous étiez près de moi, si la puissante main qui a écrit tant de grandes, de magnifiques et de sublimes choses était à ma portée, je serais capable de la mordre jusqu'au sang…

47Castil-Blaze.