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Les musiciens et la musique

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On est surpris au premier abord des louanges accordées par Berlioz aux œuvres d'Halévy, d'Auber et d'Adam. On est un peu scandalisé de trouver sous sa plume cette appréciation du Shérif d'Halévy: «Jamais M. Halévy ne s'est montré si abondant, si riche et si original. Cette œuvre a une physionomie tout à fait à part. Elle m'a fait éprouver, presque d'un bout à l'autre, ce plaisir rare que donnent aux musiciens les compositions hardies, nouvelles et savamment ordonnées23.» Et Halévy n'était pas le seul à bénéficier de cette belle indulgence. Attendez pourtant! Voici ce qu'il écrit, une autre fois, du même Halévy, à propos du Val d'Andorre: «Le succès du Val d'Andorre, à l'Opéra-Comique, est un des plus généraux, des plus spontanés et des plus éclatants dont j'aie été témoin. Les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des auditeurs applaudissaient, approuvaient, étaient émus. Une fraction cependant, une fraction imperceptible, mais qui contient encore des esprits d'élite, ne partageait qu'avec des restrictions l'opinion dominante sur la haute valeur de l'ouvrage; d'autres, dès la fin du second acte, se montraient déjà fatigués d'entendre dire: «Que c'est charmant!» O Athéniens, vous avez pourtant bien peu d'Aristides! Pour moi, j'ai franchement approuvé et admiré; j'ai été impressionné vivement sans songer en écoutant les clameurs enthousiastes de la salle, à appliquer à M. Halévy ce mot antique: «Le peuple applaudit: aurait-il dit quelque sottise?..» Mot plus spirituel que profond, car le peuple applaudit même les belles choses quand elles sont à sa portée et qu'elles ne dérangent pas brusquement le cours de ses habitudes et de ses idées24.» Un long «éreintement», comme nous disons aujourd'hui, eût-il valu ces lignes délicieuses et perfides?

La mansuétude qu'il témoignait à Auber était assez intermittente: «Il y a un nombre prodigieux de motifs de contredanse dans cette partition (Les Diamants de la couronne). La première reprise est ainsi toute faite, il ne s'agira plus que d'en ajouter une seconde et les quadrilles surgiront par douzaines. Évidemment, c'est le but que s'est proposé M. Auber; il a cru plaire davantage par là au public spécial de l'Opéra-Comique, et lui plaire d'autant plus que ces thèmes courants seraient moins originaux. La durée du succès peut seule démontrer si ce but a été atteint25.» Encore cette fine et charmante ironie: «M. Auber a écrit sur ce livret (L'Enfant prodigue) une riche partition, brillante, animée, vive, joyeuse, souvent touchante et complètement privée de ces beautés terribles qu'accompagne l'ennui26.» De tels traits sembleraient maintenant inoffensifs. En ce temps-là, on savait encore goûter les sous-entendus, comprendre les allusions.

Berlioz fut donc moins féroce qu'on ne l'a dit; mais il fut moins indulgent qu'il ne l'a lui-même prétendu.

* * *

Il a sincèrement aimé les œuvres de quelques-uns de ses contemporains. Prenons ici – cette réserve est indispensable – le mot de sincèrement dans le sens atténué qu'il faut toujours lui attribuer s'il s'agit d'un artiste jugeant les productions de ses rivaux ou de ses disciples heureux. Un musicien dénué de toute jalousie, étranger à toute malice, joyeux de succès qui ne sont pas les siens, ce prodige s'est une fois rencontré: César Franck fut un saint. Berlioz n'en était pas un: il aima qui l'aimait et célébra volontiers les œuvres dont la réussite lui semblait un gage de sa propre revanche. Cependant l'accent de certains feuilletons trahissait une chaleur de sentiment à laquelle ne pouvaient pas se tromper les compositeurs gratifiés la veille de louanges banales: ces jours-là, le critique était heureux que la reconnaissance, l'intérêt et la prudence lui permissent d'admirer librement ce qu'au fond du cœur il jugeait admirable.

Il a pieusement glorifié la musique de son maître Jean-François Lesueur27. Son grand dégoût de l'italianisme ne l'empêcha pas de répéter vingt fois que le Barbier était un chef-d'œuvre et de reconnaître «la sensibilité profonde» de Bellini, «son expression si souvent juste et vraie… sa simplicité naïve28». Pour l'amour de la symphonie, il combla de louanges les pauvres symphonistes de cette époque: Heller, Reber, Litolff.

De tous les musiciens de son temps, celui qu'il loua avec le plus d'ardeur, ce fut Meyerbeer. Ce goût déconcertant gêne quelques-uns de ses fervents: ils voudraient mettre au compte des complaisances nécessaires les éloges décernés par le musicien des Troyens au compositeur du Pardon de Ploërmel: simple gratitude de Berlioz, disent-ils, pour un maître illustre, auditeur assidu et bienveillant de toutes ses symphonies et de tous ses opéras. A leur avis, si l'on veut savoir sa véritable opinion, il faut s'en tenir à cette boutade rapportée par M. Adolphe Jullien29: «Meyerbeer n'a pas seulement le bonheur d'avoir du talent, il a surtout le talent d'avoir du bonheur.»

Berlioz a pu lâcher cette méchanceté dans un instant d'humeur. Ce n'était point son opinion intime. Tels passages de ses œuvres (ce ne sont pas les meilleurs), notamment le finale de la Réconciliation, théâtral épilogue de la belle symphonie de Roméo et Juliette, prouveraient que l'admiration de Berlioz pour Meyerbeer ne fut que trop réelle… Mais, rien qu'à lire ses feuilletons, nous en sommes déjà convaincus. Qu'il s'agisse de l'auteur des Huguenots ou de celui de la Juive, l'éloge sonne d'une manière différente.

En 1836, Berlioz avait publié une analyse de la partition des Huguenots, très longue et très chaleureuse30. On a lu plus haut un fragment d'un de ses articles sur le Prophète. A la suite de la représentation de l'Étoile du Nord, il disait: «C'est merveilleux de vérité, d'élégance, de fraîcheur d'idées, d'originalité, d'audace et de bonheur. A côté des plus jolies, des plus coquettes chatteries musicales, on y trouve des combinaisons effrayantes de complexité, des traits d'expression passionnée d'une vérité saisissante31.» – Pour le Pardon de Ploërmel, mêmes louanges32. Et si l'on conserve un doute, malgré tous ces témoignages publics, il faut ouvrir les Lettres intimes à Humbert Ferrand: on y lit ceci (28 avril 1859): «Que la musique d'Herculanum est d'une faiblesse et d'un incoloris (pardon du néologisme) désespérants! Que celle du Pardon de Ploërmel est écrite, au contraire, d'une façon magistrale, ingénieuse, fine, piquante et souvent poétique! Il y a un abîme entre Meyerbeer et ces jeune gens. On voit qu'il n'est pas Parisien. On voit le contraire pour David et Gounod.»

 

Berlioz traite ici avec un peu d'amertume ces deux jeunes gens. Il avait pourtant salué leurs débuts avec une évidente sympathie. Pour Félicien David, sympathie est trop peu dire. L'article sur la première audition du Désert ressemble à un sacre, à une apothéose: un grand compositeur vient d'apparaître; un chef d'œuvre vient d'être dévoilé. «Arrière toutes les tièdes réticences, toutes les réserves ingrates sous lesquelles se cache la lâche crainte de trouver des railleurs, ou celle plus misérable encore et plus mal fondée de voir les travaux futurs du nouvel artiste ne pas répondre à l'attente que son premier triomphe fait concevoir!.. Ah! prudents aristarques, vous ne savez pas de quelle nature est l'émotion qui fait battre le cœur de l'artiste dont l'œuvre est reconnue belle! Ce n'est pas de la vanité, ce n'est pas de l'orgueil, ce n'est pas la satisfaction d'avoir vaincu une difficulté, la joie d'être sorti d'un péril, ce n'est rien de tout cela, détrompez-vous, c'est de la passion, c'est une passion partagée, c'est l'enthousiasme pour son œuvre multiplié par la somme des enthousiasmes intelligents qu'elle a excités… L'amour du beau remplit seul tout entière l'âme du poète; ce qu'il désire, c'est d'avoir, autour de lui, quand il chante, un chœur de voix émues pour répondre à sa voix: plus elles sont belles, savantes et nombreuses et plus sa vie rayonne et se divinise, plus il est heureux33…» Pauvre Berlioz! Il livrait le secret de ses plus cruelles rancœurs, lorsqu'il peignait avec tant de feu les joies du poète applaudi; de toute son âme il aspirait à l'ivresse du triomphe, au délire qui «divinise» la vie; mais un destin avare lui marchandait cette félicité: ce fut son désespoir. Pauvre David! la gloire lui avait souri trop tôt. Ces «aristarques prudents» dont les scrupules et les réserves indignaient son panégyriste, n'étaient peut-être pas si mal avisés. Il justifia leur prudence, et Berlioz lui-même écrivit sur Herculanum un article d'une sévérité mitigée où le dépit d'avoir été mauvais prophète se mêlait à la crainte que tout le monde n'eût pas perdu le souvenir des solennels enthousiasmes de naguère.

Quant à Gounod, le feuilleton de Berlioz sur Sapho contient de sévères admonestations mais aussi de grands éloges. Il mérite d'être relu. C'est un de ceux où Berlioz a exprimé sa pensée, toute sa pensée, avec le plus de franchise et de liberté. Après avoir vanté le poème d'Émile Augier comme un «magnifique texte pour la musique», il ajoute que Gounod l'a très bien traité dans certaines parties. Mais d'autres passages de l'œuvre l'ont révolté: «Je trouve cela, dit-il, hideux, insupportable, horrible.» Et s'adressant au musicien: «Non, mon cher Gounod, l'expression fidèle des sentiments et des passions n'est pas exclusive de la forme musicale… Avant tout il faut qu'un musicien fasse de la musique. Et ces interjections continuelles de l'orchestre et des voix dans les scènes dont je parle, ces cris de femmes sur des notes aiguës, arrivant au cœur comme des coups de couteau, ce désordre pénible, ce hachis de modulations et d'accords, ne sont ni du chant, ni du récitatif, ni de l'harmonie rythmée, ni de l'instrumentation, ni de l'expression. Il arrive dans certains cas au compositeur d'être obligé par son sujet à des espèces de préludes dans lesquels se montrent à demi les idées qu'il se propose de développer immédiatement après; mais il faut qu'enfin il les développe, ces idées, il faut que l'espoir de voir le morceau de musique commencer et finir ne soit pas continuellement déçu34…» Après cette vive mercuriale, il met en lumière toutes les beautés de la partition, surtout la dernière scène, dont il dira quelques mois plus tard, en rendant compte d'une reprise de Sapho:

«L'art est si complet qu'il disparaît. On ne songe plus qu'à la sublimité de l'expression générale sans tenir compte des moyens employés par l'auteur. C'est beau!.. mais très beau, miraculeusement beau35

J'ai déjà cité les vivants dialogues par lesquels débute le feuilleton sur Faust. Quand, dans le même article, Berlioz prend ensuite la parole pour son compte, il s'efforce d'être équitable; mais le cœur n'y est pas. Comment ne serait-il pas blessé des inventions saugrenues des librettistes? comment, surtout, pourrait-il écarter de sa pensée le triste destin de sa Damnation? A son avis la partition de Gounod a «de fort belles parties et de fort médiocres36». Il loue de son mieux les premières. Quant aux secondes, il use d'ingénieuses prétentions: «Je ne puis me rappeler la forme ni l'accent du petit morceau chanté par Siébel cueillant des fleurs dans le jardin de Marguerite.» Quatre heures de musique l'ont tellement fatigué qu'il a gardé seulement un «souvenir confus» du trio final37.

Avant que Berlioz renonçât à la critique musicale, deux jeunes compositeurs français dont les noms furent depuis glorieux. Georges Bizet et Ernest Reyer, avaient fait représenter à Paris leurs premiers ouvrages. Berlioz leur rendit justice.

Ce fut l'auteur de la Statue qui occupa dans les Débats la place abandonnée par l'auteur des Troyens. Il continua la glorieuse tradition de son maître. A son tour, pendant plus de trente années, il prodigua dans d'innombrables articles les fantaisies, les malices, les ironies de son esprit alerte et mordant, les boutades de son humeur indépendante, et les jugements de son goût libre, sûr et délicat.

* * *

La suite des feuilletons de Berlioz forme donc une histoire complète de la musique à Paris de 1835 à 1863. On n'y relève qu'une grave omission: Berlioz n'a point prononcé le nom de César Franck. Mais il faut observer que la seule œuvre de Franck exécutée pendant ce laps de temps fut Ruth et Booz et qu'alors (4 janvier 1846), Berlioz voyageait en Autriche. Ce fut Delécluze qui rendit compte de ce concert dans les Débats38; il loua le nouvel oratorio et fit écho à l'enthousiasme du public, car la première œuvre de César Franck remporta un éclatant succès.

Je n'ai rien dit de l'attitude de Berlioz à l'égard de Wagner. On a si souvent conté la querelle du musicien français et du musicien allemand39! Autrefois beaucoup de personnes s'imaginaient, sur la foi de Scudo, que Berlioz et Wagner étaient «de la même famille… deux frères ennemis… deux enfants terribles de la vieillesse de Beethoven»; et, comme cette opinion était acceptée non seulement par les détracteurs mais aussi par certains admirateurs de Berlioz et de Wagner, une telle dispute de famille étonnait les uns et attristait les autres. Aujourd'hui que les grandes haines sont éteintes et que les grands engouements sont calmés, aujourd'hui que l'on ne goûte plus en applaudissant, soit Wagner, soit Berlioz, la joie de passer pour révolutionnaire, on comprend mieux que Berlioz ne pouvait pas aimer Wagner, sans désavouer une partie de son œuvre, sans blasphémer ses dieux.

Il rédigea une solennelle profession de foi, un véritable credo et jeta l'anathème à la «musique de l'avenir». Plus tard, des griefs personnels se mêlèrent à ses répugnances artistiques; sa colère s'exaspéra quand il vit l'Opéra recevoir Tannhäuser, tandis que le sort des Troyens demeurait incertain. Le lendemain de la première représentation, il allait, dans ses lettres, jusqu'à féliciter les Parisiens de leurs rires et de leurs sifflets; il trouvait bon que la foule, sur l'escalier de l'Opéra, eût traité tout haut Wagner «de gredin, d'insolent, d'idiot»; il ne pouvait réprimer ce cri pitoyable: «Je suis cruellement vengé40». Cependant tout n'était pas rancune assouvie et jalousie satisfaite dans le plaisir que lui procurait la chute du Tannhäuser. Il faut se reporter à l'article que, dix années auparavant, il avait consacré à la Sapho de Gounod, pour saisir les causes lointaines et profondes de son hostilité contre la musique de Wagner.

* * *

«Esthétique! maugréait Berlioz, je voudrais bien voir fusiller le cuistre qui a inventé ce mot là.» – Le vocable est disgracieux, disons-le avec Berlioz. Mais celui-ci avait des raisons particulières de haïr l'esthétique. Sa devise était celle du romantisme: Désordre et Génie. On ne discipline pas le Désordre; on ne définit pas le Génie.

Après avoir parcouru livres et feuilletons de Berlioz, nous gardons le souvenir d'un chaos d'invectives et de dithyrambes, d'un étrange pêle-mêle de folie et de bon sens, d'amour et de haine, d'emphase et d'esprit, mais où rien ne ressemble à un système. Il est sans doute puéril de réclamer d'un artiste créateur un ensemble de règles et de préceptes: ces législations sont jeux de pédants. Mais, sachant les objets de ses préférences et de ses aversions, nous pouvons, en général, restituer sa poétique, c'est-à-dire déterminer avec plus de précision et de sûreté les caractères de son génie: un artiste qui se mêle de critique confesse au public ses propres ambitions.

Nous connaissons bien la doctrine morale de Berlioz, son «éthique» professionnelle: elle est très belle et très claire: le musicien doit se garder de toute trivialité, mépriser le vulgaire, le médiocre, le «parisien», se moquer de la fortune, respecter les maîtres et ne rien céder de son idéal.

Mais quel fut l'idéal de Berlioz? quelle son esthétique?

On découvre sans peine dans les livres de Wagner la genèse des idées qui devaient aboutir à la fondation de Bayreuth, les influences sous lesquelles s'est élaborée, achevée la conception du drame lyrique. Quelques phrases éparses en des lettres familières suffisent à dévoiler la pensée intime de Mozart sur la musique et l'opéra. Avec Berlioz, nous sommes en pleines ténèbres. Il a entassé des milliers de pages de critique; on possède les lettres qu'il adressait à ses amis; lui-même n'a jamais été avare de confidences sur ses œuvres et sa vie; cependant il nous est impossible de nous orienter au milieu de la diversité de ses théories et de ses tendances.

 

Wagner a entrevu la cause de ces décevantes inconséquences: «Du fond de notre Allemagne, dit-il, l'esprit de Beethoven a soufflé sur lui, et certainement il fut des heures où Berlioz désirait être un Allemand; c'est en de telles heures que son génie le poussait à écrire à l'imitation du grand maître, à exprimer cela même qu'il sentait exprimé dans ses œuvres. Mais dès qu'il saisissait la plume, le bouillonnement naturel de son sang de Français reprenait le dessus, le bouillonnement de ce sang qui frémissait dans les veines d'Auber, lorsqu'il écrivit le volcanique dernier acte de sa Muette… Heureux Auber, qui ne connaissait pas les symphonies de Beethoven! Berlioz lui, les connaissait; bien plus, il les comprenait, elles l'avaient transporté, elles avaient enivré son âme… et néanmoins c'est par là qu'il lui fut rappelé qu'un sang français coulait dans ses veines. C'est alors qu'il se reconnut incapable de faire un Beethoven, c'est alors aussi qu'il se sentit incapable d'écrire comme un Auber41

La remarque de Wagner est pénétrante, mais elle ne touche qu'à l'écriture musicale; elle n'éclaire pas encore tous les aspects du génie de Berlioz. Il faut pousser plus loin si l'on veut deviner quel combat terrible tourmenta cette âme divisée contre elle-même.

«J'ai mis au pillage Virgile et Shakespeare…», écrit Berlioz au sujet des Troyens. Virgile et Shakespeare! Voilà en deux mots l'origine des incertitudes, des contradictions, des incohérences parmi lesquelles se débattait son imagination inquiète et douloureuse. Pas un seul jour il ne se douta qu'il adorait deux divinités ennemies et que servir l'une, c'était renier l'autre. Il ne s'en douta pas; mais les divinités se vengèrent.

Il était classique d'intelligence, classique d'éducation, classique jusqu'aux moelles.

Le premier poète qu'il a lu, senti, aimé, c'est Virgile42. Enfant, l'agonie de Didon l'a fait pleurer et frissonner. Plus tard, Gluck excite les premiers transports du musicien et lui dicte sa vocation, Gluck qui, même en évoquant les héros d'Euripide ou du Tasse, reste par-dessus tout virgilien, c'est-à-dire profondément classique au sens français çais du mot, Gluck si voisin de l'art de nos tragiques par sa robuste sobriété, sa science de la passion, sa pompeuse élégance, Gluck qui, dans ses chefs-d'œuvre, a continué, sans le surpasser, Rameau, «le plus français des Français de France43». Mais, pour son malheur, le temps de ses premières œuvres et de ses premières amours est celui où la bourrasque romantique se déchaîne sur la France. Tout dans les promesses de l'école nouvelle séduit sa nature brûlante: les règles brisées, les conventions abolies, la passion glorifiée, la révélation d'une beauté inconnue. Il devient donc romantique; mais sa sensibilité est seule atteinte; son goût demeure classique.

Quand Berlioz part pour Rome, le poison est déjà dans ses veines: c'est Byron qu'il lit au Colisée, ce sont des chœurs de Weber qu'il chante avec des peintres allemands en revenant, le soir, de ses promenades à travers la campagne romaine. Égaré par les prestiges romantiques, il n'est plus capable d'écouter la leçon des ruines et du ciel. Mais ni les fées, ni les sorcières, ni Satan, ni les dieux du Nord ne peuvent fermer son oreille à la voix de Virgile, qui lui parle sans relâche sur la terre du Latium. Des vers de l'Énéide se réveillent à tout propos dans son esprit; et, près de Subiaco, s'accompagnant de sa guitare, il chante, dans la solitude, la mort du jeune Pallas et le désespoir du bon Évandre. Ces souvenirs, rien ne les effacera jamais; ils se mêleront à toutes les joies, à toutes les souffrances, à toutes les admirations de Berlioz. Ce sera le convoi de Pallas qu'il croira voir passer, quand il entendra la marche funèbre de la Symphonie héroïque. Tous ses écrits sont parsemés de citations de Virgile; ses feuilletons les plus moroses en sont émaillés. Il est torturé, tenaillé, à la pensée de débrouiller un scénario de Scribe: un vers des Églogues traverse sa mémoire, et le voilà qui sourit sur le chevalet. Le poète latin a inspiré son premier essai: la Mort d'Orphée, et sa dernière œuvre: les Troyens.

Berlioz a aimé aussi, hélas! formidablement aimé ce fétiche barbare que les artistes d'alors nommaient Shakespeare, ayant appris, par les traductions de Letourneur, que le poète anglais, détesté de Voltaire, ignorait la règle des trois unités, peuplait la scène de fantômes et introduisait le calembour dans la tragédie. Le shakespearianisme des romantiques français est une des mystifications les plus plaisantes de l'histoire littéraire. Berlioz, lui-même, nous a fait là-dessus des aveux bons à retenir. Il venait d'assister avec une émotion poignante à la représentation de Roméo et Juliette donnée à Paris par la troupe anglaise dont Henriette Smithson faisait partie; «Il faut ajouter, dit-il en rappelant cette heure de sa vie, que je ne savais pas alors un seul mot d'anglais, que je n'entrevoyais Shakespeare qu'à travers les brouillards de la traduction de Letourneur et que je n'apercevais point en conséquence la trame poétique qui enveloppe comme d'un réseau d'or ces merveilleuses créations. J'ai le malheur qu'il en soit à peu près de même aujourd'hui. Il est bien plus difficile à un Français de sonder les profondeurs du style de Shakespeare qu'à un Anglais de sentir les finesses et l'originalité de celui de La Fontaine et de Molière. Nos deux poètes sont de riches continents. Shakespeare est un monde.» Avec les autres romantiques, il adora donc ce poète inconnu. Shakespearien devint pour lui comme pour eux le mot qui excuse toutes les folies. Shakespeariens, les effets «foudroyants» pour lesquels il décuple les sonorités de l'orchestre; shakespearienne, l'obsession du colossal, du titanique; shakespearien, le mélange du trivial et du sublime dans la symphonie; shakespearien surtout, ce mépris des conventions qui tiennent à l'essence même de l'art, l'imprudente ambition d'amalgamer des sons, des couleurs et de la littérature.

Dans ses premières œuvres, la passion romantique domina presque souverainement; mais elle ne put en bannir la finesse, l'élégance et la tendresse virgiliennes. La «scène aux champs» de la Symphonie fantastique, le début de la Damnation de Faust, d'autres fragments encore attestaient la persistance du goût classique. Puis, un jour, par cette sorte de régression qui, vers le milieu de la vie, ramène les hommes à leur véritable nature, aux instincts qu'ils ont hérités de leur race et de leur famille, Berlioz se détourna du romantisme. Alors il composa l'Enfance du Christ, Béatrice et Bénédict, les Troyens: à son insu, il rentrait dans sa voie. Quand il fit exécuter l'Enfance du Christ, quelques personnes soutinrent qu'il avait modifié son style et sa manière. Il haussa les épaules: «J'aurais écrit, dit-il, l'Enfance du Christ de la même façon, il y a vingt ans.» C'était vrai: il eût pu l'écrire; mais il avait écrit la Symphonie fantastique! Nul artiste ne fut aussi inconscient des mouvements de son génie. Jamais il ne s'aperçut qu'en lui même son goût et sa sensibilité se livraient bataille. Il souffrit tragiquement de ce conflit, mais ignora la cause de son mal.

Combien de poètes et d'artistes romantiques subirent le même tourment pour avoir, dans un moment de bravade, refusé d'entendre le cri de leur propre nature! Combien ont pu répéter le cantique de Racine:

 
Hélas! en guerre avec moi-même
Où pourrai-je trouver la paix?
 

La paix, c'est-à-dire l'heureux accord de toutes les facultés d'une âme humaine, sous la loi de la tradition.

ANDRÉ HALLAYS
23Journal des Débats, 5 septembre 1839.
24Journal des Débats, 14 novembre 1848.
25Ibid. 12 mars 1841.
26Journal des Débats, 9 décembre 1850.
27Journal des Débats, 21 novembre 1835 et 15 octobre 1837.
28Ibid. 16 juillet 1836.
29Hector Berlioz, sa Vie et son Œuvre, p. 291.
30Journal des Débats, 10 novembre et 10 décembre 1836.
31Journal des Débats, 21 février 1854.
32Ibid. 10 avril 1859.
33Journal des Débats, 15 décembre 1844.
34Journal des Débats, 22 avril 1851.
35Journal des Débats, 7 janvier 1852.
36Lettre à Humbert Ferrand, 28 avril 1859.
37Journal des Débats, 26 mars 1859.
38Journal des Débats, 20 janvier 1846.
39L'article de Berlioz se trouve dans A travers Chants. La réponse de Wagner, publiée dans les Débats, a été reproduite par M. Georges Servières dans son livre: Wagner jugé en France.
40Correspondance, pp. 225 à 280, passim.
41Cette étude sur Berlioz a été écrite par Wagner en 1841. Elle a été traduite par M. Camille Benoît dans Musiciens, Poètes et Philosophes.
42«J'ai passé ma vie avec ce peuple de demi-dieux; je me figure qu'ils m'ont connu, tant je les connais. Et cela me rappelle une impression de mon enfance qui prouve à quel point ces beaux êtres antiques m'ont tout d'abord fasciné. A l'époque où, par suite de mes études classiques, j'expliquais, sous la direction de mon père, le douzième livre de l'Énéide, ma tête s'enflamma tout à fait pour les personnages de ce chef-d'œuvre: Lavinie, Turnus, Énée Mezence, Lausus, Pallas, Evaudre, Amata, Latinus, Camille, etc., etc.; j'en devins somnambule, et, pour emprunter un vers à Victor Hugo: Je marchais tout vivant dans mon rêve étoilé. Un dimanche, on me mena aux vêpres: le chant monotone et triste du psaume: «In exitu Israël» produisit en moi l'effet magnétique qu'il produit encore aujourd'hui et me plongea dans les plus belles rêveries rétrospectives. Je retrouvais mes héros virgiliens, j'entendais le bruit de leurs armes, je voyais courir la belle amazone Camille, j'admirais la pudique rougeur de Lavinie éplorée, et ce pauvre Turnus, et son père Daunus, et sa sœur Juturne; j'entendais retentir les grands palais de Laurente… et un chagrin incommensurable s'empara de moi, je sortis de l'église tout en larmes…» – (Lettre d'Hector Berlioz à la princesse Caroline Sayn, – Wittgenstein, 20 juin 1859).
43Le mot est de J. – J. Weiss.