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Les musiciens et la musique

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MICHEL DE GLINKA

LA VIE POUR LE CZAR RUSSLANE ET LUDMILA

16 avril 1845.

Nous sommes assez enclins en France, à Paris surtout, à baser notre conduite à l'égard des compositeurs étrangers et non encore connus sur une sorte de parti pris, dont l'expérience vient, toujours trop tard et toujours inutilement, démontrer l'injustice. On a sur eux une opinion faite d'avance, opinion favorable ou hostile, selon le milieu où l'on vit, les habitudes que l'on a, les idées que l'on a émises, et on s'y conforme tout d'abord avant de rien savoir qui puisse la justifier; quitte à en revenir ensuite s'il le faut absolument. Ainsi, qu'on parle devant l'énorme majorité des artistes parisiens d'un nouveau compositeur italien, ils penseront, s'ils ne le disent pas, que ce doit être quelque médiocre barbouilleur de cavatines, sachant à peine écrire régulièrement trois accords, copiste servile des copistes qui imitèrent les imitateurs de Rossini, ignorant de ce qui se passe dans le grand monde musical, comme de ce qu'on chante dans la pagode de Jagernat, et dont la fréquentation est à redouter pour quiconque tient à ne pas passer pour une ganache. De sorte que les plus grands maîtres italiens auraient pu encourir chez nous cette injuste flétrissure en venant y débuter ex abrupto. D'un autre côté, dans le monde élégant, dans le monde des soirées chantantes où l'on appelle concert l'exécution plus ou moins grotesque d'une demi-douzaine d'airs, de duos et de trios italiens tels quels, avec accompagnement de piano, le nouveau venu sera présumé au contraire un compositeur délicieux, à la mélodie abondante et facile, digne des encouragements et de l'appui de tout ce qui aime et honore les arts. Puis, si d'aventure il parvient à faire entendre au grand public une de ses partitions, et que l'œuvre soit reconnue plate, on vous la laisse tomber tout doucement, et l'auteur rentre dans son néant.

Un compositeur allemand trouverait dans les deux aréopages une disposition à son égard toute différente. Les artistes se montreront, sinon prévenus en sa faveur, au moins prêts à l'écouter, à l'étudier sérieusement, et les gens du monde, les dames surtout, redouteront en lui le musicien savant qui fait des quatuors, des sonates et des Lieder où il n'y a point de chant. Weber eût pu passer auprès de ceux-ci pour un froid contrepointiste, et Albrechtsberger aurait été accueilli des premiers presque avec les égards dus au génie.

S'il s'agit d'un compositeur français, il trouvera dans les salons la plus glaciale indifférence, et dans les orchestres une terrible impartialité. C'est trop juste, il ne faut pas que le proverbe ait tort: Aucun n'est prophète chez soi.

Mais nous ne nous sommes jamais avisés de songer à ce que pouvaient produire de remarquable, en fait de composition musicale, les peuples du Nord, et nous ignorons même qu'ils nous soient supérieurs dans certains points de l'exécution. Cependant je connais des œuvres danoises d'une exquise délicatesse, pleines de poésie et écrites avec une pureté et une fermeté de style vraiment rares. L'apparition des symphonies de Gade, musicien danois, que Mendelssohn fit connaître il y a deux ans à Leipsick, a fait sensation en Allemagne, et voici venir M. de Glinka, compositeur russe d'un mérite éminent par le style, par la science harmonique et surtout par la fraîcheur et la nouveauté des idées.

On sera sans doute bien aise d'avoir sur lui quelques détails.

Michel de Glinka, dont les deux morceaux que nous avons exécutés au Cirque dernièrement ont révélé pour la première fois le nom et le talent aux Parisiens, a pourtant obtenu déjà en Russie une juste célébrité. Issu d'une famille noble et plus qu'aisée, il ne se destinait point d'abord à la carrière musicale. Il fit ses études à l'Université de Saint-Pétersbourg; mais les succès qu'il y obtint dans les diverses branches de l'enseignement, dans les sciences, dans les langues anciennes et modernes, ne le détournèrent point de son étude de prédilection, celle de l'art musical. Il n'eut jamais la pensée toutefois de rendre à la musique un culte intéressé; ses goûts essentiellement dégagés de tout esprit de spéculation et de calcul, autant que sa position sociale, le lui interdisaient. Le jeune musicien se trouvait donc placé dans les conditions les plus favorables pour développer soigneusement et par tous les moyens possibles les heureuses facultés dont la nature l'avait doué. C'est au milieu de circonstances semblables que se sont élevés des maîtres tels que Meyerbeer, Mendelssohn et Onslow. Glinka, au milieu de ses travaux dans l'art d'écrire, ne négligea point la pratique des instruments et, en peu d'années, il devint d'une très grande force sur le piano, et se rendit familier le violon, grâce aux excellentes leçons de Charles Mayer et de Boehm, artistes de Saint-Pétersbourg d'un rare mérite. Bientôt obligé par les usages de Russie d'entrer dans le service administratif, il n'oublia pas un instant cependant sa véritable vocation, et, malgré sa jeunesse, son nom se popularisa rapidement par des compositions pleines de grâce et de naïve originalité. Mais, quand il voulut s'exercer dans un genre plus sérieux et plus élevé, il sentit le besoin de voyager, et, par une succession d'impressions nouvelles, de donner à son talent la force et l'ampleur qui lui manquaient encore. Il quitta le service et partit pour l'Italie avec le ténor Ivanoff, qui doit à son amitié éclairée une partie de son éducation musicale. A cette époque, tantôt habitant Milan ou les bords du lac de Côme, tantôt parcourant le reste de l'Italie, Glinka écrivait surtout pour son instrument favori, le piano, et les catalogues de Riccordi, son éditeur à Milan, sont là pour témoigner de l'activité du jeune maître russe et de la variété de ses idées. Néanmoins le but principal de son séjour au delà des monts était l'étude de la théorie du chant et des mystères de la voix humaine, étude dont il tira plus tard un bien grand parti. En 1831, je me rencontrai avec lui à Rome, et j'eus le plaisir d'entendre, à l'une des soirées de M. Vernet, notre directeur, plusieurs chants russes de sa composition, délicieusement chantés par Ivanoff, et qui me frappèrent beaucoup par un tour mélodique ravissant et tout à fait différent de ce que j'avais entendu jusqu'alors.

Après un séjour de trois ans en Italie, il vint en Allemagne. C'est principalement à Berlin, sous la direction du savant théoricien Dehn, en ce moment bibliothécaire de la section musicale de la Bibliothèque royale, qu'il approfondit l'étude de l'harmonie et du contrepoint. Les études sévères et consciencieuses faites pendant ce voyage l'ayant enfin rendu maître de toutes les ressources de son art, il revint en Russie, rempli de l'idée d'un opéra russe écrit dans le style des chants nationaux, idée qu'il nourrissait depuis longtemps. Il se mit donc à travailler avec ardeur à une partition dont le livret, composé sous son inspiration, était de nature à faire ressortir les traits caractéristiques du sentiment musical des Russes. Cette partition, dont nous avons entendu ces jours derniers encore une charmante cavatine, a pour titre: la Vie pour le Czar.

Le sujet de la pièce est tiré de l'histoire des guerres de l'Indépendance, au commencement du XVIIe siècle. Cette œuvre vraiment nationale obtint un éclatant succès; mais, indépendamment de toute partialité patriotique, son mérite est évident, et M. Mérimée eut grandement raison de dire dans une de ses lettres sur la Russie, publiées il y a un an, que le compositeur avait parfaitement saisi et rendu ce qu'il y a de poétique dans cette composition à la fois simple et pathétique. La Vie pour le Czar réussit à Moscou aussi bien qu'à Saint-Pétersbourg. Alors pour confirmer ce double succès et le sanctionner par une faveur à laquelle un musicien de l'âge de Glinka ne pouvait prétendre, l'empereur le nomma maître de chapelle des chantres de la cour.

Il faut dire que la chapelle vocale de l'empereur de Russie est quelque chose de merveilleux dont, à en croire tous les artistes italiens, allemands et français qui l'ont entendue, nous ne pouvons nous former qu'une idée très imparfaite. Déjà, l'an dernier, Adam, à son retour de Saint-Pétersbourg, publia le récit des impressions extraordinaires que ce magnifique orchestre vocal lui avait fait éprouver. D'autres artistes encore, et parfaitement en état de bien apprécier une telle institution, se sont accordés à en parler dans le même sens. Et nous ne pouvons douter aujourd'hui que si la troupe instrumentale du Conservatoire de Paris est supérieure à tous les orchestres connus, le chœur des chantres de la cour de Russie soit placé plus haut encore au-dessus de tous les chœurs existant à cette heure en aucun lieu du monde. Il se compose d'une centaine de voix d'hommes et d'enfants chantant sans accompagnement; l'Église russe, comme l'Église d'Orient en général, n'admet ni la voix de femme, ni l'orgue, ni aucun instrument. Ces chantres se recrutent principalement dans les provinces du midi de l'empire; leurs voix sont d'un timbre exquis et leur étendue, au grave surtout, presque incroyable. Ivanoff en fait partie, et je me souviens qu'il répondait modestement à Rome aux compliments qu'on lui adressait sur la beauté de sa voix, que plusieurs ténors de la chapelle impériale avaient un timbre fort supérieur au sien en étendue, en force et en pureté. Les voix graves sont divisées en basses et en contrebasses; ces dernières, descendant sans efforts et avec une plénitude de sons étonnants jusqu'au contre la bémol bas (tierce inférieure de l'ut grave du violoncelle), permettent de doubler à l'octave les notes fondamentales de l'harmonie, donnent à l'ensemble ce moelleux qu'on ne connaît pas dans nos masses vocales, et font de ce chœur une sorte d'orgue expressif humain dont la majesté et l'action sur le système nerveux des auditeurs impressionnables ne se peuvent décrire. Glinka a parcouru l'Ukraine, cherchant pour la chapelle ces voix d'enfants, ces voix de séraphins, comme il les appelle, que ces terres à demi sauvages semblent seules au monde posséder. Et, chose étrange ou du moins peu connue, ces enfants sont en même temps doués d'une organisation musicale si fine, qu'il ne pouvait parvenir à les dérouter en leur jouant sur le violon les intervalles les plus bizarres, les successions les plus insolites et les moins accessibles à la voix.

 

Au bout de trois ou quatre ans, Glinka voyant sa santé chanceler, se décida à abandonner la direction des chantres de la cour, et à quitter de nouveau la Russie. Néanmoins cette chapelle, qu'il laissa dans un admirable état de splendeur, a gagné encore dans ces derniers temps sous la savante direction de M. le général Lvoff, violoniste et compositeur d'un grand mérite, un des amateurs, on pourrait dire un des artistes les plus distingués que possède la Russie, et dont j'ai souvent entendu louer les œuvres pendant mon séjour à Berlin.

Avant son départ, M. de Glinka donna à la scène russe un second opéra (Russlane et Ludmila), dont le sujet est tiré d'un poème de Pouchkine. Cet ouvrage, d'un caractère fantastique et demi-oriental, pour ainsi dire, doublement inspiré par Hoffmann et les contes des Mille et une Nuits, est tellement différent de la Vie pour le Czar, qu'on le croirait écrit par un autre compositeur. Le talent de l'auteur y apparaît plus mûr et plus puissant. Russlane est sans contredit un pas en avant, une phase nouvelle dans le développement musical de Glinka.

Dans son premier opéra, à travers les mélodies empreintes d'un coloris national si frais et si vrai, l'influence de l'Italie se fait surtout sentir; dans le second, à l'importance du rôle que joue l'orchestre, à la beauté de la trame harmonique, à la science de l'instrumentation, on sent prédominer au contraire l'influence de l'Allemagne. Les nombreuses représentations de Russlane attestent qu'il a eu un succès réel, même après le succès tout à fait populaire de la Vie pour le Czar. Et parmi les artistes qui les premiers rendirent éclatante justice aux beautés de la nouvelle partition il faut citer Liszt et Henselt qui ont transcrit et varié quelques-uns de ses thèmes les plus saillants. Le talent de Glinka est essentiellement souple et varié; son style a le rare privilège de se transformer à la volonté du compositeur, selon les exigences et le caractère du sujet qu'il traite. Il peut être simple et naïf même, sans jamais descendre à l'emploi d'aucune tournure vulgaire. Ses mélodies ont des accents imprévus, des périodes d'une étrangeté charmante; il est grand harmoniste, et écrit les instruments avec un soin et une connaissance de leurs plus secrètes ressources qui font de son orchestre un des orchestres modernes les plus neufs et les plus vivaces qu'on puisse entendre. Le public a paru tout à fait de cet avis au concert donné jeudi dernier dans la salle Herz par M. de Glinka. Une indisposition de madame Solowiowa, cantatrice de Saint-Pétersbourg, qui a joué les rôles principaux des opéras du compositeur russe, ne nous a pas permis d'entendre les morceaux de chant annoncée par le programme; mais son scherzo en forme de valse et sa cracovienne ont été vivement applaudis du brillant auditoire; et si sa marche fantastique de Russlane a fait moins de sensation, cela tient seulement à la brusque conclusion de ce morceau, dont la coda tourne court et finit d'une façon si imprévue et si laconique, qu'il faut voir l'orchestre cesser de jouer pour croire que l'auteur en reste là. Le scherzo est entraînant, plein de coquetteries rythmiques extrêmement piquantes, vraiment neuf, et supérieurement développé. C'est surtout par l'originalité du style mélodique que brillent aussi la cracovienne et la marche. Ce mérite est bien rare, et quand le compositeur y joint celui d'une harmonie distinguée et d'une belle orchestration franche, nette et colorée, il peut à bon droit prétendre à une place parmi les compositeurs excellents de son époque. L'auteur de Russlane est dans ce cas.

FÉLICIEN DAVID

LE DESERT

15 décembre 1844.

J'écrivais un jour à Spontini: «Si la musique n'était pas abandonnée à la charité publique, on aurait quelque part en Europe un théâtre, un Panthéon lyrique, exclusivement consacré à la représentation des chefs-d'œuvre monumentaux, où ils seraient exécutés à longs intervalles, avec un soin et une pompe dignes d'eux, et écoutés aux fêtes solennelles de l'art par des auditeurs sensibles et intelligents.»

J'ajouterai aujourd'hui: Si nous étions un peuple artiste, si nous adorions le beau, si nous savions honorer l'intelligence et le génie, si ce Panthéon existait à Paris, nous l'eussions vu dimanche dernier illuminé jusqu'au faîte, car un grand compositeur venait d'apparaître, car un chef-d'œuvre venait d'être dévoilé. Le compositeur se nomme Félicien David, le chef-d'œuvre a pour titre: le Désert, ode-symphonie.

Je ne crains pas, et mes confrères ne craindront pas davantage, je l'espère, en rendant éclatante justice à l'un et à l'autre, d'appeler les choses par leur nom. Arrière toutes les tièdes réticences, toutes les réserves ingrates sous lesquelles se cache la lâche crainte de trouver des railleurs, ou celle plus misérable encore et plus mal fondée de voir les travaux futurs du nouvel artiste ne pas répondre à l'attente que son premier triomphe fait concevoir! Qu'on ne vienne pas me dire: «Mais si on l'enivre de louanges, qui le garantira des suites de l'ivresse? Qui l'empêchera de tomber bientôt à genoux devant la moindre de ses pensées? Qui vous prouve qu'il n'en résultera pas pour sa gloire un dommage réel?» Je réponds: laissons à la force et au sens droit de l'homme le soin de se garantir d'un pareil danger; nous ne sommes pas des moralistes, David n'est pas un sot. Pourquoi donc lésiner sur l'or de sa couronne et éteindre à dessein notre feu, quand l'expression sincère d'une admiration profonde peut le rendre heureux? Quel dédommagement lui donneriez-vous en échange? et en est-il pour lui? Ah! prudents aristarques, vous ne savez pas de quelle nature est l'émotion qui fait battre le cœur de l'artiste dont l'œuvre est reconnue belle! Ce n'est pas de la vanité, ce n'est pas de l'orgueil, ce n'est pas la satisfaction d'avoir vaincu une difficulté, la joie d'être sorti d'un péril, ce n'est rien de tout cela, détrompez-vous: c'est de la passion, c'est une passion partagée, c'est son enthousiasme pour son œuvre multiplié par la somme des enthousiasmes intelligents qu'elle a excités. Et la preuve en est dans l'irritation vive que lui causera le plus brillant succès, dans le mépris amer qu'il sentira pour lui-même, s'il lui arrive d'avoir produit quelque chose de médiocre, dont la médiocrité même aura charmé la foule et l'aura fait applaudir. L'amour du beau remplit seule tout entière l'âme du poète; ce qu'il désire, c'est d'avoir autour de lui, quand il chante, un chœur de voix émues pour répondre à sa voix; plus elles sont belles, savantes et nombreuses, et plus sa vie rayonne et se divinise, plus il est heureux. Qu'il entende donc les nôtres, le poète nouveau, et répondons-lui dignement: «Oui, David, ce que vous avez fait est très grand, très neuf, très noble et très beau. Nous sommes venus l'entendre avec une impartialité absolue, sans prévention, avec sang-froid, sans nous douter même de ce dont il s'agissait; et nous avons été frappés d'admiration, touchés, entraînés, écrasés. Vous avez fait naître les applaudissements, les larmes, et ce trouble des âmes dont le talent peut rider la surface, mais que le génie seul ébranle jusqu'au fond. Ceci est vrai, je le dis parce que c'est vrai seulement, et pour vous en donner la conviction parfaite.»

Je ne sais trop s'il serait convenable de dire au public tout ce que nous savons sur la vie de David. Mais au moins peut-on, sans indiscrétion, l'instruire des particularités suivantes: David a beaucoup souffert de toutes manières; il a supporté avec résignation l'obscurité même dans laquelle il a vécu jusqu'à ce jour; il embrassa avec ardeur les doctrines saint-simoniennes et suivit ses coreligionnaires et amis en Orient. De là l'attachement et l'intérêt si honorables que lui témoignent depuis longtemps des hommes tels que MM. Michel Chevalier, Barraut, Duveyrier. C'est M. Barraut qui le conduisit en Égypte, en Syrie, en Palestine, qui l'amena aux pieds des Pyramides, sur le Thabor, aux rives du Jourdain. C'est à lui qu'il doit d'avoir entendu la grande voix du désert et le splendide concert des nuits étoilées aux rives du Bosphore. C'est à l'aspect de ces solitudes immenses, des grands astres de ces cieux, des antiques forêts de ces montagnes, aux confidences du silence et de la liberté, que son esprit et son cœur se sont élargis, élevés, rafraîchis, éclairés, raffermis. C'est à l'école des privations qu'il apprit la patience; à celle de l'isolement, qu'il comprit sa force et sut armer sa volonté. Au retour il vit quel il était et quels nous étions tous. Il ne demanda rien à personne, il ne voulut ni aide ni conseils. Il avait dès longtemps appris les éléments de son art au Conservatoire, et reçu les leçons de Lesueur. Il n'avait pas de préjugés. Il reconnut que le compositeur est un homme qui compose, qu'il n'y a pas d'utilité pour l'art ni de gloire pour l'artiste à faire ce qui depuis cinquante ans, et par d'illustres maîtres, a été cent fois complètement bien fait; il pensa que si tout marche en avant, que si tout se modifie, se transforme, s'enrichit, s'accroît en puissance, l'industrie, les sciences, les langues, il était nécessairement enjoint à la musique, cet art le plus essentiellement libre de tous, et sous peine pour elle d'une léthargie semblable à la mort, de suivre l'impulsion générale. Il voulut être inventeur, il le fut.

Fallait-il attendre que David fût célèbre, ou vieux ou mort pour dire cela?..

Avant d'aborder l'étude de son ode-symphonie, j'ai à parler du scherzo et des morceaux de chant qui formaient la première partie de son concert.

Ce scherzo est écrit dans la mesure à trois temps brefs, comme ceux de Beethoven. Il est longuement et habilement développé, les idées en sont fraîches et distinguées, l'instrumentation s'y fait remarquer par sa force contenue, par un goût exquis dans le choix des timbres et par une grande habileté dans l'emploi des violons. La mélodie épisodique proposée par la clarinette a beaucoup de grâce dans sa simplicité. Il eut peut-être mieux valu ne pas la ramener trois fois en entier; quand Beethoven fait reparaître son thème épisodique une troisième fois, il le fait presque toujours pour pouvoir amener une surprise en interrompant la phrase, et en terminant brusquement au moment où l'auditoire s'apprête à dire: «C'est trop long!» Mais cet effet appartient en propre à Beethoven, et il serait imprudent à un compositeur original de le lui emprunter.

La Danse des Astres est un chœur entremêlé de vocalises, très frais et d'une jolie couleur.

Je n'ai pas un souvenir bien net de la barcarolle du Pêcheur. Je sais que c'est bien, sans pouvoir précisément dire le genre de mérite de ce petit morceau.

Le Jour des Morts, harmonie poétique de M. de Lamartine, est d'un plus haut style. Une sombre et grave tristesse y domine; le rythme en est lourd et morne. Les instruments aigus, les violons même n'y prennent presque aucune part; les voix sont accompagnées par un trio d'instruments graves, altos, violoncelles et contrebasses, dont l'intention est excellente et l'effet bien approprié au sujet.

Il y a beaucoup d'originalité dans la chanson du Chybouk.

La mélodie des Hirondelles, fort bien chantée par Hermann Léon, a été redemandée. Elle est simple, expressive, d'un tour gracieusement naïf, et la terminaison des premières strophes sur la dominante donne à leur conclusion une sorte de vague qui se dissipe seulement au dernier couplet, quand le chant vient se reposer sur la tonique.

Le Sommeil de Paris, grand morceau avec chœur, solos et orchestre, n'est inférieur ni à La Danse des Astres ni au Jour des Morts pour la manière dont les voix et les instruments sont employés, ni pour le style harmonique, dont la largeur et l'originalité, exemptes de recherche s'allient à des combinaisons rythmiques pittoresques et attachantes.

Mais ces chœurs, si riches qu'ils soient, ces chansons, ces douces mélodies, ce grand et beau scherzo, dont je reconnais la valeur, et qui ont charmé l'auditoire, ne motiveraient pourtant pas le ton que j'ai pris en commençant. C'est de l'excellente et charmante musique qui seule suffirait pour classer son auteur parmi les bons compositeurs. Toutefois d'autres en ont fait d'aussi intéressante dans le genre; cela n'introduit rien de nouveau dans l'art; tandis que personne encore, que je sache, n'a produit une ode-symphonie semblable à celle dont je vais essayer l'analyse.

 

On a voulu très longtemps et quelques personnes voudraient encore retenir la symphonie dans le cadre étroit qui lui fut tracé par Haydn. Mozart ne fit pas la moindre tentative pour en sortir. C'était toujours, pour lui comme pour Haydn, le même plan, le même ordre d'idées, la même succession d'impressions, toujours un allegro suivi d'un andante, d'un menuet et d'un finale sémillant et vif. Et dans ces quatre morceaux jamais autre chose qu'un enchaînement plus ou moins habile de jolies phrases, de petites coquetteries mélodiques, de jeux d'orchestre piquants et spirituels; ces compositions n'avaient pour but que de divertir l'oreille, et je conçois parfaitement que le prince Estherhazy se plût à les entendre pendant qu'il était à table. Jamais on n'y remarque la moindre tendance vers cet ordre d'idées qu'on appelle poétiques; les maîtres de ce temps trouvaient de l'imagination à mettre un fa à la place d'un mi, ou un mi au lieu d'un fa dans certains accords, à moduler d'une certaine façon, à placer un cor là où l'on attendait un alto, à broder agréablement un chant; la note était pour eux le but et non pas le moyen. Le sentiment de l'expression sommeillait chez eux et ne paraissait vivre que lorsqu'ils écrivaient sur des paroles. Les symphonies se succédaient et se ressemblaient toutes. De là une routine, de là des habitudes telles que non seulement la coupe, le caractère et le nombre des morceaux d'une symphonie étaient tracés d'avance, mais que les instruments même choisis pour l'exécuter ne devaient point être changés. L'orchestre de symphonie se composait invariablement des instruments à cordes, premiers et deuxièmes violons, altos, violoncelles et contrebasses (à l'exclusion de tous autres), d'une ou de deux flûtes, de deux hautbois, deux clarinettes (rarement), deux cors, deux bassons, deux trompettes (très rarement) et d'un timbalier. Jamais il ne fut venu en tête à Haydn, ni à Mozart, ni à aucun des innombrables musiciens qui, après Mozart, ont imité Haydn, d'associer d'autres instruments à ceux que je viens de nommer, ni même de remplacer ceux-ci par d'autres, ni de les combiner d'une façon nouvelle. De sorte qu'il n'y a réellement point d'exagération à dire, au sujet des quatre-vingt-dix symphonies écrites par Haydn et Mozart, que ce sont quatre-vingt-dix variations sur le même thème pour le même instrument.

Beethoven arriva, et imita dans sa première symphonie les imitations de Mozart. Parmi les incroyables sophismes qu'on vit surgir, il y a quelques années, de la polémique musicale, il faut citer celui qui faisait un mérite aux jeunes compositeurs d'imiter leurs devanciers, ne leur permettant d'innover que beaucoup plus tard et graduellement, en leur imputant à crime une première œuvre qui eût été vraiment nouvelle. De sorte que si Beethoven eût commencé par la symphonie pastorale ou par l'héroïque, ou par celle avec chœurs, son chef-d'œuvre eût été damnable, tandis que sa petite symphonie en ut majeur, imitée de Mozart, serait précisément ce qu'il pouvait faire de mieux en commençant. C'est sans doute pour cela qu'on ne la joue jamais, et que Beethoven regrettait si fort que la presse l'eût mis dans l'impossibilité de la détruire. Apparemment, pour éviter les coups de férule des magisters, au cas où un compositeur inconnu débuterait comme vient de le faire M. David, par un ouvrage inventé, il devrait alors cacher soigneusement cette partition, et, avant de la montrer au jour, la faire précéder d'un assez bon nombre d'imitations plus ou moins pâles; il pourrait ainsi se faire pardonner ensuite sa composition. Les sommeillers des grands hôtels d'Allemagne sont quelquefois des jeunes gens de bonne famille, très bien élevés, parlant plusieurs langues, lettrés même, que l'usage oblige à être domestiques pendant trois ou quatre ans, à servir à table, à cirer les bottes des voyageurs, avant de devenir eux-mêmes maîtres d'un hôtel. Il peut y avoir du bon dans cet usage. Quant à l'obligation pour les artistes d'imiter avant de créer, ceux qui prétendent la leur imposer me rappellent toujours la fable du renard à qui on a coupé la queue.

J'ai dit que Beethoven avait commencé par reproduire l'image des symphonies de Mozart; toutefois il remplaça dès l'abord le menuet par le scherzo, ce charmant badinage à trois temps brefs auquel il donna une si piquante physionomie. Dans sa seconde symphonie (en ) le style s'élargit sans que la forme change; on voit poindre déjà le style instrumental expressif, passionné, accidenté, dramatique. Viennent ensuite la symphonie héroïque, la pastorale, où l'auteur impose un sujet à son œuvre musicale, et enfin la grande symphonie avec chœurs. Ici le vieux moule tout à fait brisé laisse enfin la symphonie, fière de l'appui des voix, s'élancer librement, avide d'embrasser le temps et l'espace.

La vaste composition de Félicien David ne ressemble sous aucun rapport à la symphonie avec chœurs de Beethoven. Aux chœurs, aux morceaux d'orchestre seul, aux airs accompagnés d'instruments, l'auteur a joint des vers déclamés sur une tenue d'orchestre, mais on va voir la justification de cette tenue.

Voici le plan de son ouvrage: La première partie commence par l'Entrée au désert. Les instruments à cordes posent doucement un son soutenu qui, en se prolongeant ainsi sans fin, sans mouvement, sans harmonie, sans nuances, fait naître immédiatement dans l'esprit de l'auditeur l'image du désert. Une voix récite sur une tenue, sans bornes, comme l'horizon, ces strophes:

 
A l'aspect du Désert, l'infini se révèle,
Et l'esprit exalté devant tant de grandeur,
Comme l'aigle, fixant la lumière nouvelle,
De l'infini sonde la profondeur.
 

Ici l'orchestre exhale quelques vagues mélodies, puis retombe dans sa vague immobilité, et la voix continue:

 
Au désert, tout se tait; et pourtant, ô mystère!
Dans ce calme silencieux,
L'âme pensive et solitaire
Entend des sons mélodieux.
Ineffables accords de l'éternel silence!
Chaque grain de sable a sa voix;
Dans l'éther onduleux le concert se balance,
Je le sens, je le vois!
 

Alors le désert personnifié chante son hymne au créateur des mondes. Grand chœur intitulé: Glorification d'Allah. Les voix d'hommes y sont seul employées, ainsi que dans tout le reste de la symphonie. Ceci est grand et magnifique, les voix y sont groupées de manière à produire une forte et excellente sonorité, les harmonies en sont retentissantes et splendides; un seul rythme franc et large adopté pour les instruments comme pour les voix redouble l'énergie et la pompe des accords, et l'exclamation: Allah! jetée par les ténors produit un bel effet au-dessus du chant des basées, après les premiers développements.

Puis le Désert se tait.

Encore la sombre tenue immobile, infinie… et la voix:

 
Quel est ce point dans l'espace
Qui se montre et fuit tour à tour?
A l'horizon la caravane passe;
Serpent gigantesque, elle embrasse
Des cieux le radieux contour.
 

Le désert s'anime graduellement, un rythme de marche annonce l'arrivée de la caravane. On entend les chants des chameliers; la troupe des marchands et des voyageurs se joint à eux: cris de joie, marche cadencée; ils approchent, ils touchent bientôt au terme de leur laborieux voyage, les voici. Mais le désert n'a plus sa complète immobilité, la tenue change, un mouvement menaçant s'opère sur la vaste plaine: