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Histoire littéraire d'Italie (3

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Quand Boccace entreprit d'écrire ses Nouvelles pour plaire à la princesse Marie, et par ses ordres 88, il recueillit toutes les traditions, il puisa dans toutes les sources. Il n'était pas en Italie le premier conteur en prose; mais il s'empara de ce genre dont il n'existait que de faibles essais, et il le perfectionna. On connaît le recueil de Cent Nouvelles anciennes, Cento Novelle antiche 89, ou le Novellino, l'un des livres où les amateurs de la langue aiment à étudier ses tours originaux et primitifs. Ce ne sont que des historiettes contées sans art et souvent sans élégance. Il y en a qui semblent être du temps de Boccace, d'autres même postérieures à lui; mais il y en a aussi que l'on voit, à l'antiquité du style, à la naïveté encore moins ornée du récit, et à quelques autres marques sensibles, avoir dû être écrites ou à la fin du treizième siècle ou au commencement du quatorzième. Boccace ne dédaigna point d'y puiser quelques sujets 90; il en tira de l'histoire étrangère et nationale, de quelques traductions d'auteurs orientaux et de ces récits populaires qui, n'ayant point encore été écrits, laissent au talent et au génie du conteur plus de liberté. La vie que menaient alors les moines fournissait des anecdotes du genre le plus libre, et elles étaient apparemment du goût particulier de Fiammetta; sans cela il n'aurait pas donné à ces contes orduriers tant de place dans son ouvrage; et il est à remarquer que pas une des cent Novelle antiche n'a, ni dans le sujet, ni dans l'expression, rien de licencieux. Il connaissait aussi des recueils de nos Fabliaux; et il peut en emprunter le fonds de quelques Nouvelles. L'invention des faits n'est donc pas ce qui l'a immortalisé 91: les Italiens tiennent si peu à lui attribuer ce mérite, qu'un de leurs savants les plus zélés pour la gloire littéraire de sa patrie et pour celle de Boccace; Manni, a laborieusement et scrupuleusement recherché toutes les sources où il avait puisé, et surtout les faits, soit anecdotiques, soit historiques qu'il a embellis en les racontant 92. C'est ce talent de tout embellir, de tout raconter avec une grâce et une éloquence inimitables, qui a fait sa gloire; et cette gloire, qu'il ne dut qu'à son génie, rien ne peut la lui ôter.

Après avoir reconnu dans ses récits les faits et les contes anciens qui lui en avaient fourni le sujet, on a prétendu lever aussi le voile dont on a cru qu'il avait couvert les personnages. Il leur a donné des noms de fantaisie: on en a voulu percer le mystère comme de ceux de son roman d'Admète 93. On a voulu savoir au juste ce que c'était que madame Élise, madame Pampinée et madame Philomène; mais cette seconde recherche nous intéresserait aussi peu que la première. On peut seulement conjecturer, sans beaucoup d'efforts, que Boccace s'est désigné lui-même sous le nom d'un des trois jeunes gens; peu importe que ce soit sous celui de Pamphile, de Philostrate ou de Dionée. Si l'on veut cependant pousser jusqu'au bout la conjecture, on peut se déterminer en faveur du dernier de ces trois noms. Celui de Fiammette reparaît encore ici parmi ceux des sept jeunes femmes. Dionée et Fiammette, sont amants; et, à la fin de la septième Journée, il est dit que Fiammette et Dionée chantent long-temps ensemble les aventures d'Arcite et de Palémon. Or ces aventures sont le sujet de la Théséide, poëme que Boccace avait fait autrefois pour Fiammette elle-même; la conclusion est évidente, et il y a de la modération à ne donner que comme conjecture l'opinion que Dionée et Boccace ne font qu'un.

Il n'est pas aussi vrai qu'on le croit communément, que le Décaméron fût un ouvrage de sa première jeunesse. Il y parle de la peste de 1348, et de cette partie de plaisirs née d'une cause si triste, comme de choses déjà passées depuis quelque temps. Quoiqu'il écrivît sans doute avec facilité ces Nouvelles, il n'y put employer moins de deux ou trois années; il avait donc près de quarante ans quand il eût achevé tout l'ouvrage 94. On s'en aperçoit à la maturité du style et à cet art de mettre en jeu les caractères, qui suppose des observations qu'on ne fait pas, et une connaissance du monde qu'on n'a pas encore dans l'extrême jeunesse. Ce n'est donc pas son âge qui peut excuser la liberté souvent licencieuse de ses peintures; mais ce sont les ordres d'une princesse qui avait encore tout pouvoir sur lui; et ces ordres mêmes, ainsi que la faiblesse qu'il eut d'y obéir, ont pour excuse les mœurs de leur temps. La dépravation en était augmentée par ce fléau même qui, d'après les idées communes, devait être un remède violent, fait pour remettre tout dans l'ordre en ce monde, et ne laisser dans les esprits que l'image terrible et l'effrayante pensée de l'autre. C'est ce que Boccace fait sentir dans l'éloquente description qui commence son ouvrage. C'est un des plus beaux morceaux de la littérature italienne; et comme, malgré le mérite et la perfection exquise d'une grande partie des Nouvelles que contient le Décaméron, il en est peu dont on puisse parler avec quelque détail, je m'arrêterai à considérer cette peinture, quelque triste qu'en soit le sujet, de même qu'on admire les tableaux d'un grand peintre, malgré ce qu'ont de pénible et quelquefois même de hideux, les objets qui y sont représentés.

Le plus redoutable des fléaux qui affligent cette malheureuse terre,

La peste, puisqu'il faut l'appeler par son nom,

a paru de tout temps, à de grands écrivains, un sujet où ils pouvaient développer tout leur talent et toute la force de leur style. Hippocrate, dans son Traité des Épidémies, n'eut garde d'en oublier une si terrible; la description qu'il en fait au troisième livre entrait nécessairement dans son plan. Une description encore plus détaillée de la peste d'Athènes n'était pas aussi indispensable dans l'histoire, où il suffisait peut-être d'en retracer les principaux effets; mais Thucydide était un grand peintre; il ne voulut pas laisser échapper un sujet si digne d'un pinceau ferme et vigoureux; et il en fit un des plus beaux ornements de son histoire 95. Chez les Romains, Lucrèce, dans le sixième livre de son poëme, après avoir traité des météores, des tremblements de terre, des volcans, et d'autres phénomènes funestes à l'espèce humaine, venant à parler des maladies, ne se borne pas à décrire la peste en général, mais il s'attache particulièrement à celle d'Athènes; il imite, ou même il traduit de Thucydide sa description presque toute entière. Virgile, dans la peste des animaux qui termine le troisième livre des Géorgiques, emprunta, comme il le faisait souvent, quelques traits de Lucrèce: Ovide, au septième livre des Métamorphoses, décrivant le même fléau parmi les animaux et parmi les hommes, suivit souvent les traces de Lucrèce et de Virgile: Boccace qui, dans ses études de la langue grecque, avait pu rencontrer Thucydide, connaissait sans doute aussi Lucrèce, et dans sa description de la peste, plusieurs endroits paraissent imités de l'un ou de l'autre 96; mais il eut sous les yeux un modèle plus frappant et plus terrible: il eut la peste elle-même; et lorsqu'il voulut la peindre, il n'eut besoin que de son génie pour trouver les couleurs du tableau.

 

Celui de Thucydide est peint d'une grande manière. L'historien décrit les symptômes du mal plus soigneusement qu'Hippocrate lui-même: ils sont vrais, circonstanciés, effrayants; mais, c'est la peinture qu'il fait de ses effets moraux, ce sont surtout les traits suivants que nous devons observer: on en verra bientôt la raison. «L'affluence des gens de la campagne, qui venaient se réfugier dans la ville, aggrava les maux des Athéniens et les leurs mêmes; il n'y avait pas de maisons pour eux; ils vivaient pressés dans des huttes étouffées pendant les plus grandes chaleurs; ils périssaient confusément; et les mourants étaient entassés sur les morts. Des malheureux dévorés de soif, se roulaient dans les rues, et venaient expirer près des fontaines. Les lieux sacrés où l'on avait dressé des tentes, étaient comblés de corps que la mort y avait frappés.

«Bientôt personne ne sachant plus que devenir, on perdit tout respect pour les choses divines et humaines; toutes les cérémonies des funérailles furent violées. Chacun ensevelit ses morts comme il put. Pressés par la rareté des choses nécessaires, les uns se hâtaient de les poser et de les brûler sur un bûcher qui ne leur appartenait pas, prévenant ceux qui l'avaient dressé: d'autres, au moment où on brûlait un mort, jetaient sur lui le corps qu'ils apportaient eux-mêmes, et se retiraient aussitôt. La peste introduisit bien d'autres désordres. En voyant chaque jour de promptes révolutions dans les fortunes, des riches frappés de mort, des pauvres succédant à leurs biens, on osa s'abandonner ouvertement à des plaisirs dont auparavant on se serait caché. On cherchait des jouissances promptes, et l'on ne s'occupa plus que de voluptés, quand on crut ne posséder que pour un jour et ses biens et sa vie. Personne ne daigna plus se donner la moindre peine pour des choses honnêtes, dans l'incertitude où l'on était de finir ce qu'on aurait commencé. Le plaisir, et tous les moyens de se le procurer, voilà ce qui devint utile et beau. On n'était plus retenu ni par la crainte des dieux, ni par les lois humaines: il semblait égal de révérer ou de négliger les dieux quand on voyait périr indifféremment tout le monde.»

Le philosophe se montre ici dans l'exposition des suites morales d'un mal physique. Lucrèce était aussi un philosophe; mais il parle en poëte, et c'est surtout des objets sensibles qu'il lui faut pour les peindre. Aussi ne laisse-t-il passer aucun des effets physiques décrits par Thucydide sans l'exprimer en beaux vers. Il y ajoute même quelquefois; mais il ne touche des effets moraux que ce qui pouvait être rendu en images, tel que cette violation des funérailles, et ces bûchers envahis par des cadavres auxquels ils n'étaient pas destinés. C'est même par les rixes qu'occasionent ces violences qu'il termine sa description, son sixième livre et son poëme.

Boccace décrit la peste de Florence en philosophe, en historien et en poëte. Il l'a fait venir d'Orient, non parce que Thucydide en a fait venir celle d'Athènes, mais parce que celle de Florence en vint aussi. Dans la description des symptômes, il s'accorde quelquefois avec l'auteur grec, et quelquefois il s'en écarte, selon que la vérité l'exige. Il s'étend beaucoup plus que lui sur la plupart des circonstances; sur la communication contagieuse du mal entre les hommes, et des hommes aux animaux; sur les terreurs qui en étaient la suite, le soin que chacun prenait de fuir le mal et l'abandon où restaient les malades. Mais il s'attache surtout à peindre les suites de la contagion, et son influence sur le régime de vie et sur les mœurs.

«Les uns croyant que la tempérance et la modération en toutes choses étaient le meilleur préservatif, se retiraient, vivaient à part, se renfermaient en petit nombre dans des maisons où il n'y avait aucun malade, n'y vivaient que de mets choisis et de vins exquis dont ils buvaient modérément; fuyaient toute sorte d'excès, ne parlaient point et ne permettaient à personne de venir leur parler de mort ni de maladie, enfin passaient leurs jours à entendre de la musique, ou à goûter tous les autres plaisirs tranquilles qu'ils pouvaient se procurer. D'autres, au contraire, tenaient pour certain que le meilleur remède d'un si grand mal était de boire beaucoup, de jouir de toutes manières, de chanter et de s'amuser sans cesse, de satisfaire, autant qu'on le pouvait, toutes ses fantaisies, et quoi qu'il pût arriver, de rire et de se moquer de tout. Ils vivaient conformément à ce système; passaient les jours et les nuits à aller d'une taverne à l'autre, et à boire sans fin et sans mesure. Ils en faisaient autant, et plus volontiers encore, dans les maisons de leur connaissance, dès qu'ils y savaient quelque chose qui fût à leur convenance, ou pût leur faire plaisir; ce qui leur était d'autant plus facile, que chacun, comme s'il ne devait plus vivre, abandonnait le soin de ce qui lui appartenait, et le soin de lui-même. La plupart des maisons étaient devenues communes; l'étranger y entrait et usait de tout comme le maître. Ils n'étaient attentifs à éviter que les malades.

«Dans l'excès de l'affliction et de misère où la ville fut réduite, la vénérable autorité des lois divines et humaines, était tombée, et comme dissoute; leurs ministres et leurs exécuteurs étaient tous, comme les autres hommes, ou morts, ou malades, ou restés tellement seuls qu'ils ne pouvaient remplir aucune fonction; de sorte que chacun pouvait se permettre tout ce dont il lui prenait envie. Quelques uns, ennemis de tous ces excès, ne changeaient rien à leur train de vie. On les voyait seulement porter à la main, l'un des fleurs, l'autre des herbes odorantes, d'autres différentes sortes de parfums, et les respirer souvent, comme le meilleur moyen de fortifier les organes et de repousser la contagion; car l'air entier paraissait infecté par la puanteur des cadavres, des malades et des remèdes. Quelques autres étaient d'une opinion plus cruelle, mais peut-être aussi plus sûre: ils disaient que rien n'est aussi bon contre la peste que de la fuir. Frappés de cette idée, beaucoup d'hommes et de femmes, ne s'occupant plus de rien que d'eux-mêmes, abandonnèrent leur ville natale, leurs propres maisons, leurs biens, leurs parents, leurs affaires, et se retirèrent à la campagne. Plusieurs échappaient en effet au mal, mais plusieurs aussi en étaient frappés; l'exemple qu'ils avaient donné quand ils étaient en santé n'était que trop suivi, et ceux qui se portaient bien encore les abandonnaient à leur tour 97.

«Cet abandon était général. Les citoyens s'entr'évitaient: presque aucun voisin ne prenait soin de l'autre; les parents cessaient de se voir, ou ne se voyaient que rarement et de loin: la terreur alla même au point qu'un frère ou une sœur abandonnait son frère, l'oncle son neveu, la femme son mari, et, ce qui est plus fort encore et presque impossible à croire, les pères et les mères craignaient de visiter et de soigner leurs enfants, comme s'ils leur fussent devenus étrangers. Les malades, dont la multitude était presque innombrable, ne recevaient donc de secours que de la tendresse d'un petit nombre d'amis, ou de l'avarice des domestiques qui ne les servaient que dans l'espoir d'un gros salaire: encore étaient-ils rares, presque tous gens bornés, peu au fait d'un pareil service, seulement bons pour donner aux malades ce qu'ils demandaient, ou pour observer l'instant de leur mort, et qui souvent en servant ainsi se perdaient, eux et le gain qu'ils avaient fait. De cette désertion des voisins, des parents, des amis et de la rareté des domestiques, vint un usage presque inouï jusqu'alors; aucune femme, quelque jolie, ou même quelque belle et de quelque naissance qu'elle fût, ne fît difficulté, lorsqu'elle était malade, d'avoir à son service un homme, ou jeune ou vieux, de se découvrir sans honte devant lui, comme elle l'eût fait devant une femme, dès que sa maladie l'exigeait. Il en résulta que celles qui guérirent, eurent dans la suite moins d'honnêteté peut-être, ou certainement moins de pudeur. De cette cause et de plusieurs autres naquirent parmi ceux qui survécurent des habitudes toutes contraires aux anciennes mœurs des Florentins.»

Ici, comme l'auteur grec, mais avec les différences apportées par les temps, les pays, les religions et les rites, Boccace décrit fort au long les changements occasionnés par la peste dans la célébration des funérailles. «On ne mourait plus entouré de femmes, de parentes et de voisines qui venaient pleurer autour du lit; les voisins, les proches, la foule des citoyens, et selon la qualité du mort, le clergé ne l'attendaient plus au sortir de sa maison; des hommes de son état ne le portaient plus sur leurs épaules, avec des chants funèbres, et précédés de cierges funéraires, jusqu'à l'église qu'il avait désignée lui-même. Plusieurs sortaient de la vie sans témoins; et ce n'était qu'à un très-petit nombre qu'étaient accordés les gémissements et les larmes de leurs proches et de leurs amis. À la place de ces signes de douleur, on entendait le plus souvent des éclats de rire, des plaisanteries et des bons mots, usage que les femmes, dépouillant la pitié naturelle à leur sexe, et le croyant plus sain pour elles, avaient trop facilement appris. Il était rare que les corps fussent accompagnés à l'église de plus de dix ou douze voisins. Ce n'était point eux, mais des enterreurs à gages qui venaient enlever la bière, et la portaient à grands pas à l'église la plus voisine, précédés de cinq ou six prêtres qui, sans se fatiguer par de trop longues prières, la faisaient jeter au plus vite dans la première fosse vacante. Le sort du petit peuple, et même de la classe moyenne, était encore plus misérable. On trouvait le matin leurs corps aux portes des maisons où ils avaient expiré pendant la nuit. On les entassait deux ou trois dans une seule bière; il arriva même plus d'une fois que le même cercueil emporta la femme et le mari, le père et le fils, les deux ou même les trois frères. Très-souvent lorsque deux prêtres allaient avec la croix chercher un mort, ils rencontraient trois ou quatre bières, dont les porteurs se mettaient à la suite des premiers, et au lieu d'un seul corps qu'ils croyaient enterrer, ils en avaient six, huit, et quelquefois davantage. Ni luminaire, ni larmes, ni cortége ne les accompagnaient, et les choses en vinrent au point qu'on ne tenait pas plus de compte d'un homme mort qu'on en tient aujourd'hui du plus vil bétail.

 

«La condition des campagnes environnantes n'était pas meilleure que celle de la ville. Dans les fermes, dans les chaumières, dans les chemins, au milieu des champs, le jour, la nuit, les pauvres et malheureux cultivateurs, sans secours du médecin, sans l'aide d'aucun domestique, périssaient avec leur famille. Bientôt leurs mœurs se relâchèrent comme celles des citadins. Leurs propriétés, leurs affaires ne les intéressèrent plus. Tous regardant chaque jour, comme celui de leur mort, ne songeaient ni à faire travailler, ni à travailler eux-mêmes, ni à retirer le fruit de leurs travaux passés, mais s'efforçaient de consommer ce qu'ils avaient devant eux, par tous les moyens qu'ils pouvaient imaginer. Les bestiaux, les troupeaux, les animaux de basse-cour, les chiens mêmes, ces fidèles compagnons de l'homme, erraient dans la campagne, dans les terres labourées, à travers les moissons, sans guides et sans maîtres. Enfin, pour en revenir à la ville, la violence du mal y fut telle, que, dans le cours de quatre ou cinq mois, plus de cent mille créatures humaines y périrent, nombre, ajoute l'auteur, auquel on n'aurait pas cru, avant cette maladie terrible, que dut s'élever celui de ses habitants.

«Ô combien, s'écrie-t-il, en terminant ce triste tableau, combien de grands palais, de belles maisons, de nobles demeures, auparavant remplies de familles nombreuses, restèrent vides de maîtres et de serviteurs! Ô combien de races illustres, combien d'opulents héritages, combien d'amples richesses demeurèrent sans successeurs! Combien d'hommes de mérite, de belles femmes, de jeunes gens aimables, que Galien, Hippocrate, ou Esculape lui-même auraient jugé dans l'état de santé la plus parfaite, dînèrent le matin avec leurs parents, leurs compagnons, leurs amis, et soupèrent le lendemain au soir dans l'autre monde avec leurs ancêtres!» Cette dernière phrase se ressent du commerce que l'auteur entretenait avec les anciens: elle est empreinte de leurs opinions sur l'autre monde, et tout-à-fait étrangère aux opinions modernes; mais dans la description qu'elle termine et que j'ai infiniment réduite pour n'en prendre que les traits les plus frappants, quoiqu'il y en ait quelques-uns que l'on peut prendre pour des imitations, on voit que le tout ensemble est conçu et dessiné d'après nature. Tel était donc le relâchement des mœurs, occasioné par la peste même, lorsque Boccace écrivit son Décaméron; et cette cause de désordres est d'autant plus remarquable, qu'abstraction faite des temps et des croyances religieuses, elle fut la même à Athènes et à Florence, et qu'elle est également développée dans Thucydide et dans Boccace.

L'auteur florentin écrivait sous les yeux de la génération même qui avait vu cet affreux spectacle, et qui était, pour ainsi dire, un débris de cette grande ruine. Nous ne pouvons apprécier aujourd'hui que le talent du peintre; mais, ce qui frappa le plus alors, fut la ressemblance et la fidélité du tableau. Les couleurs en étaient bien sombres, et paraîtraient au premier coup-d'œil assez mal assorties avec les peintures gaies dont on croit communément que la collection entière est remplie; mais, en passant condamnation sur la gaîté trop libre d'un grand nombre de ces peintures, on ne doit pas oublier qu'elles ne sont pas, à beaucoup près, toutes de ce genre, et qu'il y en a d'intéressantes, de tristes, de tragiques même, et de purement comiques, encore plus que de licentieuses. Boccace répandit cette variété dans son ouvrage, comme le plus sûr moyen d'intéresser et de plaire; et ce qui est admirable, c'est que, dans tous ces genres si divers, il raconte toujours avec la même facilité, la même vérité, la même élégance, la même fidélité à prêter aux personnages les discours qui leur conviennent, à représenter au naturel leurs actions, leurs gestes, à faire de chaque Nouvelle un petit drame qui a son exposition, son nœud, son dénouement, dont le dialogue est aussi parfait que la conduite, et dans lequel chacun des acteurs garde jusqu'à la fin sa physionomie et son caractère.

Les prêtres fourbes et libertins, comme ils l'étaient alors; les moines livrés au luxe, à la gourmandise et à la débauche; les maris dupes et crédules, les femmes coquettes et rusées, les jeunes gens ne songeant qu'au plaisir, les vieillards et les vieilles qu'à l'argent; des seigneurs oppresseurs et cruels, des chevaliers francs et courtois, des dames, les unes galantes et faibles, les autres nobles et fières, souvent victimes de leur faiblesse, et tyrannisées par des maris jaloux; des corsaires, des malandrins, des ermites, des faiseurs de faux miracles et de tours de gibecière, des gens enfin de toute condition, de tout pays, de tout âge, tous avec leurs passions, leurs habitudes, leur langage: voilà ce qui remplit ce cadre immense, et ce que les hommes du goût le plus sévère ne se lassent point d'admirer.

Aussi notre grand Molière, qui prenait partout et à toutes mains des matériaux qu'il se rendait propres par l'art de les employer et par son génie, Molière, qui emprunta de Boccace le sujet entier de deux de ses petites pièces, l'École des Maris, et Georges Dandin, qui est encore une école des maris, faisait-il du Décaméron un cas particulier. Ce n'était pas seulement dans Plaute, dans Térence et dans quelques comiques italiens et espagnols, qu'il puisait pour augmenter nos richesses, et qu'il étudiait les secrets de l'art du dialogue, et même les secrets plus profonds des caractères, c'était aussi dans Rabelais et surtout dans Boccace.

Le Bembo a dit de Boccace avec beaucoup de raison: «C'est un grand maître dans l'art de fuir la satiété. Ayant à faire cent prologues pour ses cent Nouvelles, il les varia si bien, qu'on a un plaisir infini à les entendre. Ayant à finir et à reprendre tant de fois la conversation entre dix personnes, ce n'était pas non plus peu de chose que d'éviter l'ennui 98.» On voit en effet qu'il a pris le plus grand soin d'échapper à ce danger de son sujet. Les réflexions morales ou galantes qui précèdent chaque Nouvelle, les descriptions du matin qui commencent chaque Journée, les jolies ballades qui les terminent toutes, et dont peut-être on ne fait point assez de cas, les tableaux variés de passe-temps qui sont cependant à peu près toujours les mêmes, enfin de charmantes descriptions de lieux champêtres, tracées avec une élégance et une perfection de style que rien ne peut égaler, tels sont les moyens qu'il a employés pour donner sans cesse à l'esprit des jouissances nouvelles. Ces peintures locales que je compte parmi ses moyens de variété, ont pour les Florentins une autre sorte de mérite. Ils y reconnaissent, ainsi que dans l'Admète et dans le Ninfale Fiesolano du même auteur, les agréables environs de Florence. On a fait des recherches sérieuses, et qui n'ont pas été inutiles, pour fixer les lieux qu'il a décrits. Il paraît certain que, possédant une petite propriété près de Majano et de Fiesole, il se plut à peindre les paysages gracieux dont elle était environnée, et que l'on y reconnaît encore aux plans qu'il en a tracés 99.

Un autre mérite répandu dans tout l'ouvrage principalement apprécié par les Florentins, mais que sentent aussi tous les Italiens instruits, et qui n'échappe pas même aux étrangers studieux de cette belle langue, c'est celui du style. Je n'ignore pas les défauts que des Italiens modernes y ont trouvés. Pendant assez long-temps la prose de Boccace a passé de mode comme la poésie du Dante. Il en est arrivé de l'un comme de l'autre: la langue s'est affaiblie, corrompue et dénaturée. C'est du moins ce qu'assurent des écrivains qui paraîtraient vouloir appliquer au même mal le même remède, c'est-à-dire, ramener à étudier Boccace comme on est revenu à étudier le Dante. L'auteur de la dernière Vie de Boccace, M. Baldelli, qui écrit avec autant de goût qu'il met de soin et d'exactitude dans ses recherches, après avoir dit que Boccace avait donné les plus beaux modèles de l'éloquence italienne dans tous les genres, laisse assez entendre que c'est à ces grands modèles qu'il serait temps de revenir. «Aussi flexible qu'industrieux, dit-il 100, Boccace emploie toujours, ou le mot propre le plus convenable, ou les plus heureuses métaphores. Délicat et soigné dans les choses communes, il sait revêtir avec pompe les objets qui ont de l'excellence et de la grandeur, d'une éloquence magnifique, qui coule toujours harmonieusement, sans enflure, sans embarras, sans effort, sans expressions dures ou bizarres; toute brillante, au contraire, des mots les plus élégants et les plus purs, et tirant du son qui résulte de l'art de les placer, sa limpidité, sa clarté, sa douceur. Il y répand une certaine fleur de plaisanterie, un atticisme naturel et inimitable… il y met enfin un art admirable, et il emploie cet art même à le cacher.»

«Avec Boccace, ajoute-t-il plus loin 101, naquit et s'accrut l'éloquence italienne; elle parut s'ensevelir avec lui. Elle ne commença à se relever un peu qu'un siècle après. Alors la vénération que l'on avait toujours eue pour Boccace parvint au plus haut degré. Tous les auteurs florentins étudièrent le Décaméron comme le seul modèle à imiter dans la prose. De l'étude approfondie de ce livre naquirent, et les Prose 102 du Bembo, et l'Ercolano de Varchi, et les Annotations des Académiciens, et les Avertissements de Léonard Salviati, premiers Traités philosophiques où l'on apprit à écrire la langue vulgaire avec la correction, l'exactitude et les ornements qui lui conviennent. C'est de là que les grammairiens les plus renommés tirèrent leurs règles, et que l'Académie de la Crusca, si célèbre jusqu'à nos jours, prit en grande partie des exemples pour la composition de son Vocabulaire. Un grand nombre d'imprimeurs distingués et de savants littérateurs se sont occupés d'en donner les éditions les plus magnifiques et les plus correctes; tous ont reconnu avec respect son autorité dans le langage: aucun d'eux n'osa jamais l'attaquer. Il était réservé à notre siècle de le mettre pour ainsi dire en oubli, d'exercer contre lui une critique licencieuse, d'appeler enflure l'abondance et fluidité de son style, et recherche maniérée sa contexture ingénieuse et le doux arrangement des mots… La mode vint de se passionner pour une langue étrangère qui, quoique pauvre, a de la grâce et de la clarté 103, et qui a produit, il est vrai, de très-grands écrivains. Des enfants dénaturés, oubliant les pères de l'éloquence italienne qui, certes, ne sont pas inférieurs à ces écrivains étrangers, y ont cherché des façons de parler, des tours et des phrases qui, transportés dans la prose vulgaire, l'ont avilie, souillée et monstrueusement altérée… Cette altération de la langue et du goût est parvenue à un tel point, que ce n'est plus dans les colléges, dans les académies, dans les cours qu'il faut aller apprendre à parler purement l'italien, mais sur les heureuses collines de l'état de Florence, où de simples villageois, qui ne sont ni gâtés par un commerce étranger, ni corrompus par l'instruction moderne, conservent précieusement et sans mélange ce riche patrimoine qu'ils ont reçu de leurs aïeux, etc.» Il nous conviendrait mal, même lorsque nous sommes incidemment mis en cause, de prendre parti dans ces questions de philologie nationale; et nous devons nous borner à la connaissance des faits: mais c'en est un, à ce qu'il me paraît, bien intéressant dans cette affaire que l'opinion aussi déclarée d'un si bon juge. Revenons aux imitateurs de Boccace.

Bien d'autres que Molière ont puisé dans cette source féconde. Lafontaine et d'autres conteurs après lui n'y ont pris que des sujets d'un seul genre, et en cela d'abord ils ont marqué une prédilection dont une morale austère est en droit de les blâmer: mais, de plus, ils se sont privés du plus grand charme de l'ouvrage de Boccace, je veux dire de cette riche et inépuisable variété. On voit, et l'on ne peut leur en savoir gré, que c'est par choix qu'ils ont tiré du Décaméron tout ce qui pouvait irriter les sens, exciter les passions, enflammer les imaginations et les corrompre; tandis que Boccace au contraire semble n'avoir traité ces mêmes sujets que parce qu'ils entraient dans la composition générale du grand tableau qu'il voulait tracer, et ne leur a donné en quelque sorte d'autre place dans son ouvrage que celle qu'ils tenaient dans les mœurs.

Chez les Anglais, il y a eu aussi des imitateurs. Dryden est le plus remarquable par le genre de ses imitations; ce n'est pas sur des sujets gais et libres qu'elles portent; son génie grave lui dictait un autre choix. Sigismond et Guiscard est un des plus beaux morceaux de ce versificateur, si l'on n'ose pas dire de ce grand poëte; et c'est de Boccace qu'il l'a tiré. Tancrède, prince de Salerne, qui tue Guiscard, amant de sa fille Ghismonde, ou Sigismonde, et qui envoie son cœur dans un vase à cette amante infortunée; Ghismonde qui verse et boit dans ce vase un poison qu'elle tient préparé, et qui meurt aux yeux de son père, barbare une seule fois dans sa vie, et trop tard pénétré de repentir, forment un sujet terrible, traité par Boccace avec une énergique simplicité 104, et que Dryden a revêtu de toutes les couleurs de la poésie, sans en altérer le caractère primitif, l'intérêt, ni la terreur. Ce sujet qui offre, dans la catastrophe, des rapports avec l'histoire du Troubadour Cabestaing 105 et le roman du sire de Coucy, avait quelque chose de national, non pour Boccace, qui était Florentin, mais pour la princesse napolitaine qu'il ne songeait qu'à amuser ou à intéresser en écrivant ses Nouvelles. Cette aventure tragique arrivée dans la famille de Tancrède, l'un des derniers princes de la dynastie normande, était en quelque sorte une des traditions du pays. La Nouvelle que Boccace en sut tirer fit une sensation prodigieuse en Italie. Le célèbre Léonard d'Arezzo la traduisit en prose latine 106; Michel Accolti, son compatriote, en fit le sujet d'un capitolo ou chapitre en terza rima 107; le savant Beroalde la mit, au seizième siècle, en vers élégiaques latins 108; enfin, elle a reçu en Angleterre les honneurs d'une imitation poétique. Qu'il me soit permis de m'arrêter un instant, non sur cette imitation, mais sur quelques détails où Dryden a cru devoir entrer dans sa préface, et sur quelques autres emprunts qu'il a faits à Boccace sans le savoir; ces courtes observations pourront intéresser ceux qui cultivent à la fois la littérature italienne et la littérature anglaise.

88C'était ainsi qu'il avait écrit le Filocopo et la Théséide. Quant au Décaméron, la preuve des ordres qu'il avait reçus, est dans une lettre citée par M. Baldelli. Boccace l'écrivit dans sa vieillesse, à son ami Mainardo de' Cavalcanti, maréchal du royaume de Naples. Mainardo avait épousé une très-jeune femme, à qui il avait promis, ainsi qu'aux dames de sa maison, de leur faire lire le Décaméron de Boccace. Il fit part de cette promesse à son ami: «Gardez-vous-en bien, lui répond Boccace; vous savez combien il s'y trouve de choses peu décentes et contraires à l'honnêteté… Si vos dames y arrêtaient leur esprit, ce serait votre faute et non la leur. Gardez-vous-en, je vous le répète, je vous le conseille, et je vous en prie… Si ce n'est par respect pour leur honneur, que ce soit par égard pour le mien… Elles me prendraient, en lisant mes Nouvelles, pour un vil entremetteur, un vieillard incestueux, un homme impur, etc… Il n'y a, dans tous ces endroits, personne qui se lève, et qui dise pour m'excuser: Il a écrit en jeune homme, et forcé par des ordres qui avaient toute autorité sur lui.» (Vita del Boccaccio, p. 161 et 162.)
89Libro di Novelle e di bel parlar gentile, etc., imprimé en 1525, et réimprimé en 1572. J'en ai parlé dans les notes ajoutées à la fin du tom. II, p. 574.
90Dans la première Journée, la Nouvelle III est tirée de la LXXIIe. du Novellino; la IXe., de la même Journée, l'est de la XIIIe., etc.
91Le Grand d'Aussy a pourtant dit, dans son écrit sur les Troubadours: «Quoiqu'il passe, non-seulement pour l'inventeur de ces Contes, mais encore pour le premier qui a renouvelé dans l'Occident, ce genre agréable.» Mais il s'est trompé en cela, comme en beaucoup d'autres choses.
92Voyez ci-dessus, p. 63.
93Istoria del Decameron di Giovanni Boccaccio, etc. Firenze, 1742, in-4.
94En effet, nous avons vu dans sa Vie, qu'il le publia en 1352 ou 1353.
95Liv. II.
96J'ai vu avec plaisir que M. Baldelli est de cet avis; il lui paraît hors de doute que Boccace avait lu la description de Thucydide, ou qu'il tira de Lucrèce, des détails que celui-ci avait copiés du premier. Vita del Boccaccio, p. 75, note 1.
97La plupart de ces traits sont aussi dans la description de Thucydide.
98Prose, l. II, Florence, 1549, in-4., p. 89.
99On reconnaît dans le premier endroit où s'arrêta la troupe joyeuse, un lieu nommé Poggio Gherardi; dans le magnifique palais qu'elle choisit ensuite pour échapper aux importuns, la belle Villa Palmieri (Prologue de la IIIe. Journée); et dans cette Vallée des Dames (delle Donne), où Élisa conduit ses compagnes, pour prendre les plaisirs du bain pendant la plus grande ardeur du jour (Journ. VI, Nouv. X), une vallée ronde et étroite au-dessous de Fiésole, traversée par une petite rivière qui descend des hauteurs voisines, et qui semble s'y reposer. (M. Baldelli, Illustrazione III, à la fin de la Vie de Boccace, p. 285.)
100Pag. 80.
101Pag. 90.
102On sait que les écrits du Bembo, sur la langue, n'ont point d'autre titre que Prose.
103On voit bien, sans que je le dise, quelle langue cet auteur, zélé pour la gloire de la sienne, désigne ainsi; et, tout zélé que je suis aussi pour la gloire de la mienne, je lui prouve, en le citant sans le combattre, que je ne suis pas disposé à lui en vouloir.
104Journ. IV, Nouv. I.
105Boccace a aussi traité cet affreux sujet, même Journée, Nouvelle IX. Il s'y est tenu attaché à la tradition provençale, telle qu'elle se trouvait dans les vieux manuscrits provençaux, et telle que Manni l'a imprimée, Istor. del Decamer., p. 308; mais il y a bien plus d'intérêt, de passion et d'éloquence dans la Nouvelle de Tancrède.
106Manni, ub. supr., p. 247.
107Ibid., p. 257.
108Manni, ub. supr., p. 264.